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19/05/2010

Gaston Berger : philosophe et homme d’action

par Geneviève de Pesloüan

Etude d’auteur in Livres & Lectures n° 153 – mars 1961



Le 13 novembre 1960, Gaston Berger a trouvé la mort dans un accident de voiture sur l’autoroute du Sud, à quelque 20 kilomètres de Paris. Aussitôt, l’Institut de France, le ministère de l’Education nationale, l’Unesco, l’Encyclopédie française, l’Institut international de philosophie, une dizaine de sociétés savantes en France et à l’étranger, prenaient le deuil. Qui était donc Gaston Berger, dont la disparition frappait tant d’amis, de collaborateurs, de disciples ?

Un self-made man
Gaston Berger était, dans la meilleure acception du mot, un self-made man. Il était entré tardivement dans l’université. Né le 1er octobre 1896 à Saint-Louis du Sénégal, il avait dû interrompre ses études secondaires pour raisons familiales. Il les reprit plus tard avec courage ; il les termina brillamment, alors qu’il avait déjà acquis une situation. Industriel de profession, il ne prit un poste universitaire à la Faculté des Lettres d’Aix-Marseille qu’en 1941, après avoir soutenu deux thèses de doctorat, l’une sur la connaissance, l’autre sur la phénoménologie de Husserl. Mais par goût, par vocation, G. Berger cultivait la philosophie depuis 1922. Licencié ès lettres, diplômé d’études supérieures, il songea en 1925 à préparer le concours d’agrégation, puis en 1935 à entreprendre des études de médecine. Sa tâche professionnelle ajourna la réalisation de ces projets. Cependant, son amour des idées, sa ferveur pour l’enseignement, étaient tels qu’il s’est plu pendant des années à donner des cours de philosophie dans des institutions libres.

En 1925, il fonda la Société d’études philosophiques dont le siège resta longtemps à son domicile marseillais et dont l’organe d’expression était la revue Etudes philosophiques, qui depuis a pris un bel essor. En 1938, il organisa le premier congrès des Sociétés de philosophie de langue française.

De 1941 à 1944, G. Berger prit une part active à la Résistance. A la Libération, il fut nommé directeur régional des services d’information de la Région du Sud-Est. A cette époque il trouvait le moyen d’assurer une triple besogne : son enseignement de Faculté, qui était très apprécié, la marche de son usine, la direction de la Radiodiffusion et de la presse régionales. Un tel effort supposait une puissance de travail exceptionnelle. Les plus étonnant est que G. Berger y apportait, avec un soin méthodique, cette aisance, cette égalité d’humeur, cette efficacité souriante, qui suscitent tous les dévouements.

En 1948, il fut Visiting Professor à l’Université de Buffalo, aux Etats-Unis. De 1949 à 1952, il devint secrétaire général de la Commission franco-américaine d’échanges universitaires. En 1952, il rêva un instant d’entrer au Collège de France et d’employer tout son temps à des recherches intellectuelles. Il se retrouva la même année directeur général adjoint de l’Enseignement supérieur. L’année suivante il était nommé directeur général. Il le resta jusqu’en octobre 1960 : il se démit volontairement de sa charge pour retrouver des possibilités de travail personnel. Une chaire de prospective avait été créée pour lui à la section des sciences sociales de l’Ecole pratique des Hautes Etudes.

Ses hautes fonctions au Ministère de la rue de Grenelle, sa réputation, sa courtoisie, son dévouement, lui avaient valu de nombreuses distinctions. Membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, il était président de la Société française de philosophie, du Centre universitaire international, du Centre international de prospective, directeur de la Revue de l’enseignement supérieur, des Etudes philosophiques, de plusieurs collections. Commandeur de la Légion d’honneur, il était docteur honoris causa de plusieurs universités étrangères. De 1957 à 1960, il avait présidé l’Institut international de philosophie, où son prestige, son don des langues et son don des contacts ont laissé le plus durable souvenir.

Le philosophe
Sa carrière d’administrateur a sans doute ralenti sa production philosophique. Elle ne l’a pas tarie. Outre ses thèses, il a publié un Traité pratique d’analyse du caractère (où se reconnaît l’influence de son maître René Le Senne), un Questionnaire caractérologique (d’utilisation commode pour tous les éducateurs), un petit livre sur Caractère et personnalité, une soixantaine d’articles, de communications, de notices. A la veille de sa mort, il travaillait à deux ouvrages qu’il avait depuis longtemps sur le chantier : une Phénoménologie du temps, une Psychologie des peintres. En outre, il préparait le lancement d’une Encyclopédie mondiale, qui aurait eu des éditions dans les différentes langues de culture.

Cette diversité de tâches, de talents, donne une idée de l’extraordinaire personnalité de G. Berger. Mais seuls ceux qui l’ont connu peuvent dire à quel point cette personnalité était attachante. Je voudrais rappeler brièvement certaines de ses idées et décrire son style particulier, sa manière.

Philosophe, G. Berger s’est attaché à méditer un seul mystère : celui de la clarté. Si l’angoisse des profonds est parfois supérieure, disait-il, à la trahison des clairs, la joie la plus pure est de comprendre et la question qui mérite le plus de fixer l’attention est : « Qu’est-ce que comprendre ? » Aussi bien s’est-il efforcé de fonder une nouvelle discipline philosophique, la théorétique, science de la compréhension, science des démarches du connaître. Il avait deux maîtres pour cela : un maître allemand, Edmund Husserl, qui fut surtout un logicien de la perception ; un maître français, Descartes, qu’il cite abondamment et pour qui il éprouvait une véritable ferveur. S’il pense souvent comme Husserl, il s’exprime à la manière cartésienne. Il n’accueille que des idées claires et distinctes. Et il a la chance, ou le mérite, de les traduire dans des formules simples, parfois chaleureuses, toujours nettes. Constamment, il donne une leçon de précision, d’ordre, d’élégance, qui font de lui un maître à écrire autant qu’un maître à penser.

Sa recherche philosophique est restée centrée sur les grandes réalités de la conscience. Ses thèmes préférés sont la valeur de la connaissance, la présence de l’être, l’appel de l’art et de la poésie, la situation du moi, l’engagement, le dialogue, l’amour, le temps, le courage. Mais la phénoménologie ne l’a pas détourné de la métaphysique. Il et demeuré fidèle à la mémoire de Maurice Blondel, dont il fut l’un des familiers, ainsi qu’à l’enseignement de Jacques Paliard, dont il fut l’élève et l’ami. Ses convictions spiritualistes, son goût pour les études mystiques où il retrouvait une clarté supérieure, car à ses yeux le mysticisme n’était pas une expérience sans structure, sa fidélité au théisme chrétien où il voyait une exigence permanente de conversion, il les doit sans conteste à ce qu’il appelait l’Ecole d’Aix.

Praticien et théoricien
Comme caractérologue, G. Berger a été tour à tour praticien et théoricien. Il a participé à la création d’un Institut de biométrie humaine et d’orientation professionnelle à Marseille, où il forma des équipes de chercheurs. En même temps, il prolongeait les études de Le Senne sur la caractérologie d’Heymans. A la classification de celui-ci, il a ajouté des « Facteurs complémentaires de caractère » dont il a vérifié l’intérêt à l’aide de la description monographique et de la méthode statistique. Egalement, il a souligné, parmi les éléments psychologiques de la personnalité, l’importance des facteurs sociaux qui nous constituent un « personnage ». Et il a étudié comment ces déterminismes psychologiques, sociaux, encadrent notre liberté, composent avec elle, lui servent de soutien, d’aliment, ou lui font obstacle. Sa préoccupation constante, même en caractérologie, fut toujours de rechercher à quelles conditions un homme peut atteindre à l’ « épanouissement des valeurs ». Chez lui, le moraliste n’est jamais loin du psychologue. Une théorie des vertus accompagne une théorie des fonctions.

Comme « prospecteur », comme fondateur du mouvement « Prospective », G. Berger a conçu une discipline inédite, qui complète la théorétique. Celle-ci était la science du comprendre. La prospective est une systématique de la prévision, non du projet à court ou à moyen terme, mais du projet à long terme. Elle est science du comprendre en avant, du comprendre l’avenir, afin de contribuer à le faire. Pour réaliser cet idéal, des philosophes, des médecins, des industriels, des sociologues, des diplomates, des juristes, des financiers, des physiciens, des mathématiciens, etc., se sont réunis ; ils ont décidé d’associer leurs efforts, de prévoir les besoins de demain, non à partir du passé ou du présent, mais à partir de l’expansion calculée, des transformations attendues, voulues ou à vouloir.

Il s’agit, par exemple, d’anticiper ce que seront dans l’avenir les conditions matérielles, culturelles, de vie, et même les conditions morales ou spirituelles. De la sorte, non seulement l’avenir aura été préparé, mais il aura été appelé et compris. C’est notre unique chance de ne plus voir les sociétés surprises ou les individus victimes de retards, de décalages, d’inadaptations, qu’on pourrait éviter. A certains égards, l’attitude « prospective » peut paraître utopique. En réalité, elle anime des intelligences positives, des spécialistes soucieux de contrôle. Elle réclame un effort d’imagination créatrice, puisqu’il n’est pas question de déduire le futur du passé. Cette imagination se donne des formes sociales qui ne sont pas encore. Mais elle appuie ses calculs sur le calcul, sur la réflexion. Elle part de possibilités vérifiées ; elle n’extrapole les résultats de leur progression de leur transformation que dans des limites jugées raisonnables. Il n’est pas facile de dire ce que sera l’an 2102. Mais déjà l’an 2000 est dans le regard du savant. Si ce savant a l’esprit « prospectif », il n’aura pas seulement conjecturé cette époque. Il aura tout fait pour qu’elle accueille l’homme selon des cadres de vie, de pensée, que dès maintenant il met en place. G. Berger a réuni sur ce terrain une élite de chercheurs. Il sera donné à plusieurs d’entre nous d’observer comment leur projet aura en partie créé la réalité de demain.

Administrateur et humaniste
L’action de G. Berger comme administrateur est largement connue. Il ne sera pas nécessaire d’y insister. Il a renouvelé, assoupli, élargi, les structures de l’enseignement supérieur. Il a fait communiquer entre elles l’Université et l’industrie, l’Université et l’armée, l’Université et la presse, l’Université et la grande administration. Là aussi, il avait l’esprit « prospectif ». il savait que, par la force des choses, sous la pression conjuguée de l’expansion démographique, du renouveau scientifique, des échanges internationaux, l’Université de demain sera très différente de ce qu’elle était hier, de ce qu’elle est aujourd’hui. Il aidait cette mue, il tentait de la comprendre, de la normaliser. Il souhaitait que l’Université restât fidèle à ses traditions tout en s’adaptant. S’il a encouragé le développement des sciences humaines dans les facultés des Lettres, ce n’est ni pour faire pièce à la culture classique ni aux dépens de la philosophie. Son problème était le suivant : comment faire pour que la philosophie passe aux sciences humaines et reste la philosophie ? Il estimait que le rôle de la philosophie est de s’appliquer aux tâches concrètes de l’homme, d’y introduire la réflexion, d’en juger les méthodes et les buts. Il voulait que les techniques fussent dominées, il voulait que les valeurs de l’esprit pussent garder leur primauté dans un monde en perpétuelle refonte.

Si l’on cherche à embrasser d’ensemble la carrière, l’œuvre, la personnalité de G. Berger, on peut dire qu’avant tout il fut un humaniste. Eveilleur d’idées, organisateur, administrateur méthodique, il l’a été. Mais on doit préciser que cet industriel-philosophe fut autre chose qu’un technicien supérieur. A travers les questions d’organisation, d’administration, il voyait l’homme. Il pensait même que la plupart des difficultés qui surgissent dans la marche d’une affaire, dans la conduite d’une institution, sont des problèmes de relations humaines. Il excellait à les résoudre parce qu’il se préoccupait d’abord de saisir la psychologie de ses interlocuteurs, de ses subordonnés ou de ses collaborateurs. Ce qu’on retient le plus de son exemple, c’est cette manière douce et ferme d’accueillir, d’écouter, d’encourager. Quiconque l’approchait se sentait estimé, compris. C’est pourquoi G. Berger ne laisse que des regrets. Il est rare de rencontrer tant de bienveillance jointe à tant de simplicité.


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Principaux ouvrages : Recherches sur les conditions de la connaissance, Paris, 1941, PUF (épuisé). – Le Cogito dans la philosophie de Husserl, Paris, Aubier 1re éd., 1941 ; 2e éd., 1950. – Traité pratique d’analyse du caractère, Paris, 1950, PUF. – Questionnaire caractérologique, Paris, PUF 1re éd., 1950 ; 2e éd., 1951. – Caractère et personnalité, Paris, 1954, PUF.

M. Berger présidait notamment le Comité de l’Encyclopédie française (Larousse) : nombreux articles, principalement dans les tomes XIV, (Civilisation quotidienne), XIX (Philosophie-Religion) et XX, (Le monde en devenir).

16/05/2010

Le tombeau de Tu Duc


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TuDuc.jpgDans un long édit du 9 octobre 1867, le fils du ciel, l’empereur d’Annam, Tu-Duc, troublé par ses échecs face à la colonisation française qui étend sa souveraineté sur les provinces de la Cochinchine, s’adresse en ses termes à ses sujets :

« Au-dessus de moi, je crains les décrets du ciel, et quand je regarde au-dessous de moi, la compassion des peuples m’accable le jour et la nuit ; au fond de mon cœur, je tremble et je rougis à la fois. Incessamment je prends pour moi toutes les inimitiés, afin que le peuple évite la responsabilité, et l’expiation n’est pas encore accomplie, que des fléaux nouveaux sont encore survenus… A tous moments j’y pense et, soit assis, soit couché, je suis plein d’inquiétude.

« J’assiste souvent aux réceptions de cérémonie, mais c’est uniquement pour la forme ; assis seul, je suis accablé de tristesse et je n’ai pas de paroles pour m’exprimer. Ce qui fait que mon sang est appauvri, et que ma figure est devenue pâle et amaigrie. Cette année, je n’ai pas encore quarante ans, ma barbe et mes cheveux blanchissent, je suis presqu’un vieillard et je crains que, par suite de mes chagrins secrets, je n’arrive à ne pouvoir rendre à mes ancêtres mes hommages du matin et du soir…

« Parmi les soucis de l’administration, et au milieu des malheurs qui nous frappent, nous lisons malgré notre incapacité, les livres des sages, mais nous ne savons pas les mettre en pratique…

« La grande affaire des pères de famille d’à présent, c’est de relever le royaume. Les dix mille familles s’unissent dans la même volonté, c’est le vrai moyen d’assurer le succès…

Tous, de leur propre mouvement, doivent se présenter pour essayer de racheter et de réparer nos fautes. Ceux qui auront sûrement un avis sage, un moyen mystérieux, pouvant sauvegarder l’autorité, corriger l’incapacité des hommes devront communiquer leurs idées ; qu’ils viennent les soumettre ; ceux qui mériteront des grades, ceux qu’on pourra placer dans les bureaux, ceux qu’il conviendra de nommer ministres, seront tous appréciés selon leur valeur ; ceux qui seront capables seront employés, ceux qui ne le seront pas, on les rejettera… »

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15/05/2010

La conquête de l'Afrique

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Sous Louis-Philippe, le lieutenant de vaisseau Bouet-Willaumetz avait été envoyé en mission à la demande des commerçants de Bordeaux, désireux d'imiter la maison Régis frères de Marseille, qui importait les bois de teinture, l'ivoire, la poudre d'or et l'huile de palme de la côte du Bénin. Au cours de ses voyages, il avait passé entre 1837 et 1842 huit traités avec les roitelets nègres, Denis, Louis, Pierre et autres, qui signaient d'une croix, acceptant les cadeaux et laissaient les Français construire leurs fortins. Garroway, Assinie, Grand-Bassam naquirent ainsi, et Libreville fut peuplée avec les esclaves d'un négrier arrêté en 1849 par la frégate Pénélope qui croisait le long des côtes pour empêcher la traite.

Les nègres furent en général satisfaits. Le roi Denis, qui avait reçu dix barils de poudre, vingt fusils, deux sacs de tabac, un baril d'eau de vie et dix chapeaux blancs, devint en outre chevalier de la légion d'honneur quand les Chambres eurent ratifié le traité...

La colonisation de l'Algérie

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En avril 1843, le lieutenant-colonel Forey, commandant l'une des sept colonnes qui parcouraient l'Ouarsenis, écrit au général Castellane:

"Renté à Milianah ... j'eus encore le commandement d'une colonne, je dirai plus importante par sa composition et par la nature du pays que j'eus à parcourir... Là, plus de gourbis isolés sur les flancs de montagnes, construits en branchages et réparés aussitôt que détruits, mais des villages semblables à nos bourgs de France.... tous entourés de jardins, de forêts immenses d'oliviers de la taille des platanes de Perpignan: nous étions stupéfaits de tant de beautés naturelles, mais les ordres étaient impératifs et j'ai dû remplir consciencieusement ma mission en ne laissant pas un village debout, pas un arbre, pas un champ. Le mal que ma colonne a fait sur son passage est incalculable. Est-ce un mal? Est-ce un bien? C'est l'avenir qui le décidera. Pour ma part, je, je crois que c'est le seul moyen d'amener la soumission ou l'émigration des ces habitants, bien à plaindre en définitive, puisqu'ils sont entre deux partis, pour l'un desquels ils ne peuvent se décider sans encourir la vengeance de l'autre."

Argus

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Dans la mythologie grecque, Argos ou Argus est un Géant. Argus avait reçu l'épithète de Panoptès (« celui qui voit tout ») car il avait cent yeux, répartis sur toute la tête
Il y en avait en permanence cinquante qui dormaient et cinquante qui veillaient, de sorte qu'il était impossible de tromper sa vigilance.


Héra fit appel à lui pour surveiller Io, la nymphe et maîtresse de Zeus. Ce dernier, furieux de la décision de son épouse, demanda à Hermès de tuer Argus. Il l’endormit alors avec sa flûte enchantée et lui coupa ensuite la tête.

Pour récompenser sa fidélité, Héra sema les yeux d'Argos sur la queue du paon, son oiseau fétiche.

L'expression signifie donc être vigilant, rester lucide

09/05/2010

Russie: le moment de vérité constitutionnelle

Par Alexandre DESRAMEAUX

Le 01/01/2003

En Russie, le souverain n’est pas le peuple et les droits individuels ne dominent pas l’Etat. En tenant compte de la situation politique, la doctrine doit fixer les bornes du pouvoir au-delà du texte constitutionnel.

La doctrine française en droit public néglige étrangement l’actuelle émergence du constitutionnalisme russe. Ce fait, attesté par le peu d’ouvrages et d’articles en la matière, est d’autant plus regrettable que les interférences manifestes entre le droit et la politique dans la Fédération de Russie seraient de nature à alimenter les débats récents de nos constitutionnalistes.

Le constitutionnalisme est le reliquat contemporain des théories modernes du droit naturel mêlées aux conceptions non moins modernes des juspositivistes. Il s’agit d’un mouvement propre à la pensée occidentale dont l’effort paradoxal a consisté à développer le rôle de la volonté humaine dans le processus de formation du droit et à s’émanciper de la croyance en un droit tiré de la nature ou d’essence divine, pour substituer à cette croyance celle qui fait des droits de l’homme le cadre immuable de toute action étatique et duquel aucune volonté populaire ne saurait se libérer.

Ainsi, à supposer qu’on puisse fixer objectivement la liste de ces droits et en assurer la conciliation au stade de leur réalisation, l’Etat serait soumis au droit dont le coeur inébranlable est justement constitué par ces droits. On entend alors par Etat, non la puissance publique souveraine, mais l’ensemble des pouvoirs publics institués par le pouvoir constituant.

Car en tant que pouvoir suprême, il ne peut logiquement être soumis au droit, à moins de perdre son caractère souverain. Aussi, la notion d’Etat de droit, pour ne pas être un pléonasme, doit-elle être comprise de manière restrictive, en tant qu’ensemble de pouvoirs constitués soumis au droit posé par le souverain étatique. Cependant, les peuples d’Occident, en ignorant les apories du constitutionnalisme, abandonnent progressivement, au nom de droits suprêmes et absolus, leur pouvoir suprême et absolu de faire et de casser la loi.

Une texture juridique ouverte au modèle européen

Or le tournant historique que connaît le droit public russe depuis environ 1990 est empreint d’une fraîcheur féconde pour la théorie juridique. Il n’est pas dans la tradition de cet Etat de se soumettre au droit et de faire prévaloir les droits individuels sur les droits collectifs. Il s’oriente pourtant aujourd’hui vers le modèle constitutionnel occidental, non sans difficultés eu égard à la situation politique agitée qui règne dans la Fédération. Etat centralisateur adoptant la forme fédérale, il vit le moment machiavélo-constitutionnaliste, saisissant l’essence politique du droit constitutionnel, en appliquant un droit politique empruntant le discours des droits de l’homme.

La Constitution russe de 1993 paraît révolutionnaire en ce sens qu’elle insiste sur sa force juridique supérieure dans toute la Fédération en même temps que sur son attachement aux valeurs démocratiques. En 1996, le président de la Cour constitutionnelle s’exclamait: «Les normes de la Constitution sont un droit de valeur supérieure incarnant les conquêtes de la pensée juridique nationale et mondiale, cristallisant l’expérience juridique et politique de l’humanité dans ses aspirations démocratiques, particulièrement dans le domaine du droit et des libertés des citoyens»[1].

Si donc un citoyen saisit la Cour pour la défense de l’un de ses droits, comme la Constitution le permet, il pourrait être entendu. Mais rien n’est moins sûr. Car la Constitution définit aussi un corps de valeurs objectives à sauvegarder, et il ne s’agit pas seulement des droits de l’homme: «Lors de son investiture, le président de la Fédération de Russie prononce devant le peuple le serment suivant: “Je jure, dans l’exercice de mes pouvoirs de président de la Fédération de Russie, de respecter et de protéger les droits et les libertés de l’homme et du citoyen, d’observer et de défendre la Constitution de la Fédération de Russie, de défendre la souveraineté et l’indépendance, la sécurité et l’intégrité de l’Etat, de servir fidèlement le peuple”». Le chef de l’Etat est ainsi le maître absolu de l’interprétation authentique du texte constitutionnel. Il est globalement libre d’affirmer que, dans tel ou tel cas, il doit faire prévaloir l’intérêt du peuple sur celui des individus.

La porcelaine constitutionnelle et les mains de Poutine

Le président Poutine exerce intégralement cette fonction. Dans le pacte, juridique et informel à la fois, qui le lie au peuple russe, il dispose d’une marge de manoeuvre impressionnante pour l’observateur occidental. Deux explications sont alors cumulables: ce large pouvoir discrétionnaire du président découle de l’esprit d’un peuple et de son histoire; il résulte aussi de l’irréductible nature politique du droit constitutionnel, dimension politique que même le constitutionnalisme est impuissant à effacer. Mais la première raison est si prégnante en Russie que le constitutionnalisme a intérêt à s’y développer pour restreindre l’usage de la force par les autorités.

Un auteur russe note: «d’un Etat oriental et despotique, la Russie, grâce aux réformes de Pierre le Grand, de Catherine et des deux premiers Alexandre, devient de plus en plus un Etat européen». Mais elle «a adopté la forme seule, et non l’esprit des institutions qu’elle copiait». Aussi n’a-t-elle pas «réussi à extirper de son sol ce qui est resté de ce pouvoir illimité, despotique, qui est commun à toutes les monarchies orientales [...]. Et une bureaucratie dont le pouvoir est centralisé dans une tête unique [...] est la forme actuelle du gouvernement russe»[2].

L’action du président Poutine s’inscrit dans cette optique. Il recherche davantage la soumission des sujets au pouvoir de la Fédération que le renforcement de la démocratie. Il a rendu efficace l’institution des émissaires présidentiels, dont chacun est à la tête de l’une des sept «super-régions» de la Fédération. En même temps, il a dévalorisé le statut des responsables régionaux. En échange, est créé un «Conseil d’Etat de la Fédération de Russie», mais dont le rôle est seulement consultatif, et non décisionnel. La façon dont le président a mis fin à la prise d’otages de Moscou, à l’automne 2002, a montré le peu de cas qu’il faisait de ses concitoyens: après l’intervention des forces russes dans le théâtre, nombre de morts auraient pu être évités si les secours avaient été mieux organisés. Ce ne sont donc pas seulement les sujets collectifs mais aussi les sujets individuels de la Fédération qui constatent la fragilité de leurs droits élémentaires et légitimes.

Ainsi, le président russe a presque carte blanche, et la constitution à laquelle il se soumet trouve aisément son condensé substantiel dans le «Manifeste du 17 octobre 1905» de Nicolas II: «Ayant donné aux autorités concernées ordre de prendre les mesures nécessaires pour éliminer les formes patentes de désordres, de débordements et de violences, et de protéger les personnes paisibles soucieuses de remplir calmement le devoir qui s’impose à chacun, Nous avons jugé- afin de hâter l’application des mesures d’ordre général que Nous avons prévues pour ramener le calme dans l’Etat - qu’il était nécessaire d’unifier l’action du gouvernement»3. Ce manifeste, rédigé pendant la révolution de 1905, pourrait, au fond, tirer sa force juridique de circonstances exceptionnelles menaçant l’autorité de l’Etat.

De même, Poutine semble faire prévaloir les articles de la Constitution de 1993 autorisant l’exercice de la puissance publique en dehors des principes auxquels les constitutionnalistes occidentaux accordent de l’importance - droits fondamentaux et séparation des pouvoirs. On explique généralement cette attitude en mettant en avant la répartition confuse des pouvoirs au sein de la Fédération, l’absence d’autorité étatique, le niveau élevé de la délinquance et la puissance des hommes d’affaires. Dans un tel contexte, il devient difficile d’«encadrer réellement l’action politique par le droit fondé sur la Constitution», selon le professeur Lesage, qui le prouve «dans trois domaines majeurs - le fédéralisme, le contrôle parlementaire de l’activité des ministres, les décrets du président»[4].

La doctrine au coeur du chantier constitutionnel

Mais force est d’admettre que le souverain, colonne vertébrale du droit constitutionnel, est celui qui, selon l’expression de Carl Schmitt, «décide de l’exception». La situation politique russe, souvent traversée par les crises au cours d’une histoire mouvementée, illustre donc fort bien les limites du constitutionnalisme en montrant que la volonté politique reprend ses droits quand la survie d’un peuple ou de l’une de ses principales composantes est en danger, ou lorsqu’on prétend qu’il y a danger. Le problème est que Poutine est tout puissant pour apprécier ces circonstances. Le souverain serait plutôt le président de la Fédération que le peuple russe.

D’ailleurs, la «révolution administrative» de Poutine semble aboutir à une véritable révision de la constitution entreprise par un seul homme, ce qui fait dire à Michel de Guillenchmidt: «une nouvelle ère constitutionnelle se dessine en Russie [....]. Toutefois, les nouvelles - et importantes - modifications institutionnelles, qui ajoutent à la Constitution de 1993 plus qu’elles ne la précisent, ne devraient-elles pas être notifiées par une procédure solennelle de révision constitutionnelle, sans doute par référendum? Tout y incite à l’évidence, afin d’affirmer de la façon la plus politique et la plus démocratique, la restauration de l’autorité des pouvoirs publics»[5].

Le constitutionnalisme, au-delà de ses contradictions, ne trouve sa justification que s’il est à la recherche d’un équilibre encore plus fondamental que lui, sans pour autant être figé. Puisque le droit constitutionnel laisse une grande place à la volonté politique pour l’élaborer, les seules règles que l’interprète humain peut ex-traire des textes constitutionnels ne suffisent pas. Il faut encore encadrer cette volonté par des coutumes constitutionnelles, des «conventions de la constitution», une morale constitutionnelle, c’est-à-dire un ensemble de règles fondamentales qui, bien qu’informelles, sont contraignantes pour les autorités politiques. Outre les règles de fond porteuses de valeurs, il faut que la constitution, s’il s’agit de promouvoir la démocratie, organise aussi précisément que possible la concurrence et la collaboration entre les différents pouvoirs institués. En retour, ceux-ci doivent garder à l’esprit la nécessité du maintien de cette organisation. Le constitutionnalisme, ce doit être aussi cela.

Or il manque à la Russie cette répartition du pouvoir dans l’Etat, à laquelle elle a longtemps préféré les situations de monopole. C’est à peine si elle lui porte un quelconque intérêt. Elle ne semble pas non plus disposer d’une morale constitutionnelle, sans doute et notamment parce que le communisme, dont le poids reste inquiétant6, lui a laissé peu d’espace pour s’exprimer. Elle reconnaît certainement le rôle de l’interprétation en droit mais n’ose pas avouer les conséquences négatives qui peuvent en résulter pour la garantie des droits fondamentaux. Autrement dit, il y a un texte constitutionnel, qui d’ailleurs qualifie la Fédération de Russie d’«Etat de droit fédératif», mais il n’y a pas encore de véritable «esprit constitutionnel». La volonté politique domine. Et pour savoir si elle est en gros l’expression de la volonté populaire, encore faut-il que des mécanismes institutionnels tels que le référendum puissent fonctionner, ce qui n’est pas le cas en Russie, puisque ce dernier mécanisme, prévu par la Constitution, n’est pas utilisé.

La politique d’application du droit constitutionnel n’assure donc pas encore de véritables équilibres dans la Fédération. Cette application est constitutionnelle mais bancale. La raison d’Etat, en tant que principe rigide, absolu, risque d’être une bombe à retardement, une bombe à fragmentation de l’unité fédérale. Dans cet excès, naît cependant l’espoir de voir la société civile et l’opinion publique prendre quelque distance par rapport à l’Etat, recul nécessaire pour enclencher le processus de soumission de l’Etat au droit. La Constitution de 1993, à la différence des précédentes encore marquées par l’idéologie léniniste n’accordant au droit qu’un rôle instrumental, n’est plus un simple ornement, mais la condition de la démocratisation en Russie.

La montée du constitutionnalisme et l’essence politique du droit constitutionnel sont si patentes en Russie que la doctrine doit saisir l’occasion pour leur donner de nouveaux développements et s’affirmer comme une pertinente source du droit, favorisant en particulier la rencontre entre les théories réalistes du droit et une école formaliste russe également applicable au droit. Le dialogue, s’il est l’esprit et la chair de la démocratie, apparaît comme la synthèse du constitutionnalisme animé d’une conscience politique, et du jusnaturalisme en tant qu’art pragmatique. Tous les efforts de la doctrine doivent être tournés vers la compréhension des vertus du dialogue, notamment parce que le droit, en son essence, est la croyance en l’art de la paix.

1 V. Toumanov, «La Constitution de Russie de 1993 et son effet direct», L’Etat de droit. Mélanges en l’honneur de Guy Braibant, Dalloz, 1996, p.737. V. aussi Toumanov, «Quelques aspects des relations entre le droit international et la justice constitutionnelle en Russie», Mélanges Patrice Gélard. Droit constitutionnel, Montchrestien, 1999, pp. 329-332.

2 M. Kovalewsky, Institutions politiques de la Russie, éd.Giard et Brière, 1903, p. 3.

3 D. Colas, Les constitutions de l’U.R.S.S. et de la Russie (1905-1993), P.U.F, Q-S-J?, 1997.

4 M. Lesage, «La Russie et l’Etat de droit. La règle juridique et les arrangements politiques», Mélanges Braibant, op. cit., pp. 430-437.

5 M. de Guillenchmidt, «Où va le régime russe? », Mélanges Paul Sabourin, Bruxelles, Bruyant, 2001, p. 198.

6 D. Colas, «Mode de scrutin et système électoral en République de Russie», Mélanges Gélard, op. cit., pp. 365-371.

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06/05/2010

Il est minuit, docteur Schweitzer sur l’horloge du jugement dernier.

16 juillet 1945. Lorsqu’Oppenheimer déclenche l’explosion de la première bombe atomique, sur le site de Trinity, près d’Alamogordo, dans le désert de Los Alamos, il sait qu’il existe un risque, infime mais réel, que la réaction ne soit pas maitrisée et enflamme toute la surface de la Terre provoquant l’extinction de la vie humaine. La crainte initiale, sur la base d’un calcul d’Edward Teller, est que l’explosion atomique mette le feu à l’atmosphère. (probabilité de 1/3 000 000 000e) Il prend le risque. L’explosion est plus violente et plus dévastatrice que les calculs ne le prévoyaient.

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