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18/02/2007

L'ennemi de la démocratie

Jean-Claude Monod, philosophe, analyse l'engouement de certains penseurs d'extrême gauche pour le juriste allemand,rallié à Hitler en 1933. Pour lui, ces philosophes postmarxistes trouvent chez Schmitt les outils d'une critique radicale de l'"idéologie démocratique libérale". Il est interrogé par Eric Aeschimann

Libération, samedi 17 février 2007



Qui était Carl Schmitt ?Juriste allemand, né en 1888 et mort en 1985, Car Schmitt était considéré comme l'un des grands constitutionnalistes e théoricien du droit de la période de la République de Weimar, juste avan l'avènement du régime nazi. Après avoir développé avant 1933 des analyse qui ont pu être lues comme des appels à l'interdiction du parti nazi, il s'es rallié à Hitler lorsque celui-ci est devenu chancelier, et il s'est employé justifier les pires aspects de la législation nazie. Pour lui, loin d'être u simple système de normes préservées de toute influence politique, le droi dépend essentiellement d'une décision politique, la décision d'un souverain un monarque, un dirigeant ou un gouvernement disposant de pouvoir spéciaux ­ de maintenir ou de suspendre la législation en vigueur pou instaurer un état d'exception ou pour établir une nouvelle Constitution. L droit dépend de la politique. Ce qui l'a amené à s'intéresser à toute un série de phénomènes politiques exceptionnels, de situations limites, comm l'état d'exception, la dictature, les "guerres justes", la guerre no conventionnelle, les guérillas, le combattant irrégulier, dont l'actualit récente n'a pas cessé de nous fournir des exemples

Pourquoi est-il l'objet d'intenses polémiques en France ?

Jusqu'à une période récente, Carl Schmitt n'était lu en France que dans des cercles assez restreints, plutôt marqués à droite ou parmi les juristes. René Capitant, l'un des inspirateurs de la Constitution de la Ve République, s'est servi des travaux de Schmitt. Mais peu de livres avaient été traduits, son antisémitisme était ignoré et son adhésion au nazisme interprétée comme une courte parenthèse opportuniste. Il se trouve que, depuis une dizaine d'années, de nouvelles oeuvres de Carl Schmitt ont été publiées, notamment son journal de l'après-guerre, le Glossarium (1), montrant la force et la persistance de son antisémitisme. Or dernièrement, Schmitt est devenu une référence centrale pour des philosophes d'extrême gauche comme Gorgio Agamben, Toni Negri (mais le "marxisme schmittien" est un phénomène plus ancien en Italie), Jacques Derrida ou Etienne Balibar. Ces penseurs ont trouvé chez Schmitt des outils pour penser les limites de ce que l'on peut appeler "l'idéologie démocratique libérale" telle qu'elle se manifeste depuis la chute du mur de Berlin. C'est un peu Carl Schmitt après Karl Marx et certains y ont vu un rapprochement entre les deux extrêmes.

Qu'est-ce que Carl Schmitt apporte aux penseurs d'extrême gauche ?

Un politiste américain a dit que Schmitt était l'antidote au consensus libéral, car c'est une destruction talentueuse des grandes convictions libérales par la mise à jour de leurs effets pervers. La critique schmittienne du libéralisme a l'avantage de sonner de manière nouvelle par rapport à une rhétorique marxiste qui, à tort ou à raison, paraît usée. Schmitt attire l'attention sur les contradictions de l'Etat libéral, ces points-limites, ces "états d'exception" où l'idéologie démocratique tomberait le masque et montrerait son visage de puissance et d'arbitraire comme ce serait le cas aux Etats-Unis depuis le 11 septembre. Un philosophe comme Agamben construit à partir de Schmitt l'idée que c'est lorsqu'il devient policier et violent que l'Etat libéral montre sa vraie nature. De même, Schmitt intéresse l'extrême gauche quand, dans le Concept de politique (2), il met l'accent sur la nécessaire distinction de l'ami et de l'ennemi et dénonce les tentatives du libéralisme de noyer les conflits sociaux par un discours irénique où il n'y aurait plus de lutte. Schmitt écrit que le libéralisme mène "une politique de dépolitisation" ­ une formule reprise littéralement par Pierre Bourdieu, mais j'ignore si celui-ci en connaissait l'origine face à laquelle il est bon de rappeler que tout le monde n'est pas ami sur terre, qu'il existe et existera toujours des intérêts radicalement divergents.

Le passé nazi de Schmitt ne disqualifie-t-il pas ses analyses ?

Hannah Arendt rappelle, à propos des intellectuels qui ont soutenu le IIIe Reich, qu'il faut opérer une distinction élémentaire entre ceux qui, avant l'avènement des nazis, étaient reconnus comme des sommités dans leurs domaines, et les petits idéologues qui n'ont dû leur carrière éphémère qu'au régime. Schmitt appartient à la première catégorie. Dans les années 20, il a été reconnu comme un interlocuteur de premier plan, y compris par ses détracteurs. Bien sûr, il incarne une droite assez radicale, mais il a offert des armes théoriques contre les nazis avant leur accession au pouvoir. Une fois les nazis devenus la nouvelle "autorité légale", il a "nazifié" sa pensée et est allé jusqu'à cautionner de son prestige juridique la législation antisémite. A travers son exemple, il me semble qu'on voit où peuvent mener certaines convictions politiques dans des circonstances extrêmes. D'abord, le rejet des droits de l'homme, auxquels Schmitt était totalement imperméable. Ensuite, une conception de la politique valorisant absolument la "décision" contre la discussion, qui a préparé le terrain à son idée du Führer comme source de tous les droits. Enfin, une conception potentiellement xénophobe de la démocratie, déjà perceptible chez lui avant l'adhésion au nazisme. Il faut faire droit aux deux faces du personnage : Schmitt n'a pas toujours été nazi et a écrit des choses intéressantes, mais une partie de sa pensée a rendu possible son adhésion au nazisme.

Schmitt est souvent utilisé par ceux qui critiquent les interventions américaines, en particulier en Irak.

Dans le Nomos de la terre (1950) (3), Schmitt souligne la grande difficulté que représente la guerre pour les démocraties libérales. Leur "humanisme" proclamé les oblige, quand elles déclarent la guerre à un pays, à le diaboliser, à dire qu'elles mènent une guerre non pas pour leurs intérêts particuliers, mais pour le Droit, pour l'Humanité, voire pour en finir avec la guerre, pour la Paix... Mais, en détruisant l'ancien système de limitation de la guerre où l'on reconnaissait l'Etat adverse comme interlocuteur valable, y compris dans la défaite, la "guerre juste" a pour effet pervers une sorte d'illimitation de l'hostilité, qui va jusqu'à l'anéantissement total de l'Etat ennemi, disqualifié et criminalisé. Cette critique de la "guerre juste" est séduisante, mais il faut rappeler que, dans sa théorie, Schmitt passe totalement sous silence le génocide des juifs et que, alors qu'il écrivait le Nomos de la terre, il légitimait l'expansionnisme hitlérien. Il tient l'invocation de l'humanité pour intrinsèquement mensongère, or certaines "interventions" récentes (dans les Balkans, par exemple) avaient bien pour objectif d'empêcher des crimes contre l'humanité une notion décisive, rejetée par Schmitt. Néanmoins, Schmitt pointe avec une certaine justesse les risques de captation du titre de "l'humanité" par des puissances qui, au nom d'un droit d'urgence conçu comme supérieur au droit normal, se donnent toute liberté de transgresser le droit international. Ainsi est-ce au nom de la guerre contre les "ennemis de l'humanité" ­ selon l'expression de Bush à propos des terroristes qu'est apparue la doctrine des guerres préventives et que les Etats-Unis se sont affranchis des conventions de Genève sur la protection des prisonniers et l'interdiction de la torture. On peut parler d'un "droit international d'exception".

Paradoxalement, Schmitt a été également perçu comme l'un des inspirateurs des néoconservateurs américains et de l'administration Bush.

Il s'agit d'abord d'un argument rusé contre les néoconservateurs pour dire : regardez, ils s'inspirent d'un juriste ennemi déclaré des Etats-Unis. Il est exact qu'on trouve des analogies entre les raisonnements tenus par Schmitt durant la période nazie sur le Führer comme seule source de loi et les argumentations développées par les conseillers de Bush, notamment John Yoo, pour qui, en tant que commandant en chef des armées en temps de guerre contre le terrorisme, le président américain a le droit de faire tout ce qu'il veut, y compris d'ordonner la torture, précisément parce qu'il agit dans une situation exceptionnelle qui le libère de la contrainte des conventions internationales. Il n'est pas invraisemblable que Yoo ait lu Carl Schmitt (dont certaines traductions ont été publiées à Chicago par le même éditeur que les livres de Yoo), mais de là à en faire un inspirateur, il y a un pas à ne pas franchir. Il existe une tradition américaine de l'état d'exception : en 1942, des milliers de Japonais et d'Américains d'origine japonaise ont été placés dans des camps d'internement aux Etats-Unis. A contrario, pendant la guerre de Sécession, la Cour suprême avait dit que, même en cas de situation exceptionnelle, les Etats-Unis ne devaient pas prendre le risque de suspendre les droits fondamentaux. Ce sont ces précédents qui alimentent le débat juridique. Reste qu'on trouve des accents schmittiens dans la justification par l'administration Bush de sa manière de s'affranchir des conventions de Genève ou du droit constitutionnel à un procès équitable. Dès lors, il est légitime de l'interpeller pour dire qu'avec de tels raisonnements, elle s'engage dans une voie très périlleuse, dont on a vu et dont on voit où elle peut mener.

Comment se fait-il que la meilleure critique de "l'idéologie démocratique libérale" puisse venir d'un philosophe qui a eu sa carte au parti nazi ?

Ce n'est pas la meilleure critique, c'est seulement la lecture stimulante d'un ennemi intelligent, doté d'un grand sens de la synthèse historique et d'un art de la formule qui ont séduit des sensibilités politico-littéraires très variées, de Leo Strauss à Jacques Derrida en passant par Walter Benjamin. Mais son brio masque des raisonnements très lacunaires ou elliptiques, une mauvaise foi monumentale. Schmitt impute tous les maux à la logique universaliste des droits de l'homme et minore systématiquement les effets destructeurs des logiques particularistes : le racisme, le nationalisme, le nazisme. Schmitt est un antihumaniste et le discours antihumaniste a toujours un effet décapant : il est payant de se montrer sceptique sur les grands discours, de se méfier des grandes promesses de fraternité, de réconciliation universelle, de paix, d'accomplissement du Bien. Dans une phrase fameuse, Schmitt dit : "Qui dit humanité veut tromper", et, de fait, face aux discours humanistes, l'antihumaniste peut facilement pointer les contradictions avec les actes, montrer l'envers du décor. Mais il faut rappeler l'envers du décor de ses propres théories et les effets épouvantables de l'antihumanisme pratique.

Jusqu'où peut-on se référer aux raisonnements de Schmitt sans se fourvoyer ?

Pour Schmitt, les libéraux et les marxistes commettent la même erreur : ils projettent un horizon de dépassement du conflit politique et rêvent d'émanciper l'humanité de la violence qui est en elle. Ces deux objectifs, Schmitt les juge inaccessibles. Pour lui, la véritable pensée politique est celle qui commence par diagnostiquer la dangerosité de l'homme pour l'homme, puis qui tente de la réguler. Mais surtout pas de la supprimer, car dès qu'on veut supprimer la violence de l'homme, on la déchaîne. Et il est un fait avéré que toutes les tentatives de dépassement du politique ont fini par déchaîner la violence. Schmitt n'a pas tort quand il souligne le risque d'éclatement d'une société totalement laissée à elle-même, sans Etat unificateur. Mais le risque inverse, c'est celui de la démocratie autoritaire et xénophobe. Car il se trouve que le souci d'unité de Schmitt s'est exprimé par le rejet des minorités, à commencer par les juifs. Cette tentation d'une démocratie débarrassée des droits de l'homme et hostile à ses minorités, on la voit à l'oeuvre en Europe aujourd'hui avec la progression de l'extrême droite. Dès lors, la question des droits de l'homme apparaît comme centrale. Si on peut suivre Agamben lorsqu'il se sert de Schmitt pour montrer que depuis le 11 septembre, les Etats-Unis sont dans un état d'exception continu, il est irrecevable de prétendre que les droits de l'homme n'ont jamais été qu'une pure fiction. Car, si l'on prétend que l'état d'exception est la norme cachée de toute la modernité politique, au nom de quoi va-t-on dénoncer et combattre, lors les tribunaux d'exception, le "traitement irrégulier" des "combattants ennemis" et les violations des Conventions de Genève ?

  1. Editions Vrin, 2003.
  2.  

  3. Champs-Flammarion, 1999.
  4.  

  5. PUF, 2002.
  6.  

J.C. Monnod, 36 ans. Agrégé, docteur en philosophie, membre du comité de rédaction de la revue Esprit, Jean-Claude Monod est chercheur au CNRS et enseigne à l'Ecole normale supérieure. Il est spécialiste de la philosophie allemande. Avec Penser l'ennemi, affronter l'exception, paru le mois dernier aux éditions La Découverte, il tire les enseignements de l'engouement d'une partie des intellectuels d'extrême gauche pour les travaux du philosophe allemand Carl Schmitt (1888-1985) et des vives polémiques qui s'en sont suivies, notamment en France.

 

17/12/2006

La guerre juste

Carl Schmitt  

La guerre juste, essais contre le retour d’une idée

Livre de 160 pages
Format : 13,5 x 20 cm.
Novembre 2007
15 euros
isbn :978-2-9154-5341-6 
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5 essais inédits en français de Carl Schmitt.
Traduction et préface de Céline Jouin.

Prendre / Partager / Pâturer, 1953
Le nomos, la prise, le nom, 1959
L’ordre du monde après la seconde guerre mondiale, 1962
Clausewitz, penseur politique, 1967
Discussion sur le partisan, 1969
La révolution légale à l’échelle du monde, 1978

Depuis 1938, Carl Schmitt prédit le retour d’une idée qu’il trouve funeste : l’idée de guerre juste. Cette prédiction n’a rien d’une prophétie. Elle est déduite en toute rigueur, pour ainsi dire more geometrico, à partir du système de droit international qui s’est mis en place depuis le Traité de Versailles, dont Schmitt est un des premiers à comprendre les implications profondes. Telles que les choses se dessinent, les dirigeants de l’avenir auront à faire appel à l’idée de guerre juste, à l’idée de « guerre contre la guerre », qui seule sera en mesure de légitimer les guerres futures. Ces essais du « vieux » Schmitt, ses derniers textes d’importance, font le portrait d’un ordre mondial en gestation, où la guerre entre États devient marginale. Le vieux système westphalien des États-Nations souverains s’est effondré. Sa figure moderne privilégiée, le peuple en arme, est supplantée par d’autres : celle du partisan ou terroriste, celle du procureur de tribunal international faisant la leçon au responsable politique, ou celle du révolutionnaire professionnel, instigateur d’une « guerre civile mondiale ». L’âge de la désintégration du nationalisme n’est pas, loin de là, la fin de l’histoire. Reste à savoir par où l’histoire continue. Carl Schmitt donne des pistes pour penser le néo-absolutisme des institutions internationales. Sa critique vise moins les droits de l’homme que le discours des droits de l’homme, la rhétorique de l’universalisme qui ignore les distinctions du proche et du lointain et bascule vite dans l’hypocrisie. Si l’« État de droit mondial », selon Schmitt, n’est qu’un rêve, c’est qu’il repose sur un oubli du droit. Le droit est nomos avant d’être lex, arbitrage « au bon endroit », avant d’être application univoque de la loi.

http://www.editions-ere.net/projet142

Politique de l'inimitié

Lucien Jaume

Jaume-Schmitt.pdf

Hobbes, les pirates et les corsaires. Le « Léviathan échoué » selon Carl Schmitt

Citer cet article :  Dominique Weber, «  Hobbes, les pirates et les corsaires. Le « Léviathan échoué » selon Carl Schmitt », Astérion, Numéro 2, juillet 2004, http://asterion.revues.org/document94.html


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Hobbes, les pirates et les corsaires. Le « Léviathan échoué » selon Carl Schmitt

Dominique Weber


Résumé




Parmi les nombreux problèmes que pose l’ouvrage de Carl Schmitt Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, il en est un, majeur, qui concerne l’utilisation de la « mythologie politique » pour expliquer la réalité ou les doctrines politiques. Il y a là, à n’en pas douter, l’expression de l’un des versants de l’irrationalisme de Schmitt. La thèse de l’auteur est très claire : parce que Hobbes ne possédait aucun « sens mythologique », il s’est trompé de monstre biblique, appelant Leviathan son traité consacré au pouvoir d’État, alors qu’il aurait dû l’appeler plus adéquatement Behemoth, manquant du coup la Meeresbild caractérisant l’Angleterre de son temps. La thèse peut paraître séduisante, elle s’appuie néanmoins sur un présupposé fort contestable, car Hobbes ne vise nullement à créer des mythes. Il s’agit donc d’interroger la théorisation hobbesienne de la piraterie, d’une part, et de la dissidence religieuse « sauvage », d’autre part, afin de montrer que le choix par Hobbes des monstres du Livre de Job est un choix rationnellement assumé.




Texte intégral




« Sinn und Fehlschlag eines politischen Symbols », « Sens et échec d’un symbole politique ». Tel est le sous-titre que donne Carl Schmitt, en 1938, à son ouvrage Der Leviathan in der Staatslehre des Thomas Hobbes1. De quel échec s’agit-il au juste ? Quel en est le sens, mais aussi la portée ? Quelle en est l’explication proposée ? Le Léviathan de Hobbes, tel que Schmitt le lit et l’interprète en 1938, aurait ceci de propre qu’il se caractériserait fondamentalement par des dualités de tendances et donc d’effets, lesquelles dualités feraient que la puissance théorique de Hobbes, comme le note Étienne Balibar dans sa préface à la traduction française de l’ouvrage de Schmitt, voisinerait du coup, immédiatement, avec une forme insurmontable d’impuissance2. Comme on sait, dans l’essai de 1938, Schmitt entend montrer que la grande fonction historique du Léviathan aurait été de couper court à la guerre civile confessionnelle, en brisant toute résistance au-dedans par le biais d’une souveraineté étatique et d’un décisionnisme absolus, pour ne laisser subsister que la guerre externe, devenue, quant à elle, purement interétatique. Mais Schmitt insiste du coup sur les conséquences qu’aurait entraînées la « mécanisation » des rapports politiques telle que celle-ci fut pensée par Hobbes3 : jointe à la tradition individualiste, une telle « mécanisation » aboutirait, en fait, à une véritable « neutralisation » technique du politique, à une profonde autonomisation de la sphère des intérêts privés par rapport à la puissance publique, et, finalement, à un progressif triomphe du positivisme juridique dont le cœur est constitué, aux yeux de Schmitt, par le primat de la « légalité » sur la « légitimité »4. Une autorité à la fois absolue et neutre, une orientation à la fois décisionniste et libérale : telles sont aux yeux de Schmitt les difficultés et les contradictions traversant la pensée politique de Hobbes. Ajoutons encore que c’est précisément parce que Schmitt attribue à Hobbes ce rôle essentiel dans la progressive neutralisation du politique (laquelle culmine avec la technicisation de toute vérité), qu’il est certainement aussi pour lui, du coup, de la plus haute importance que Hobbes demeure attaché à la foi chrétienne5.

Le mauvais monstre

Mais ce n’est pas tout. L’échec de ce symbole politique que Hobbes a tenté d’élaborer à travers la figure du Léviathan, le monstre biblique effrayant du Livre de Job, ne s’arrête pas là. Au chapitre VII de son ouvrage, Schmitt écrit ainsi :

Une vieille prophétie anglaise du XIIe siècle souvent citée dit : « Les petits du lion seront transformés en poissons de la mer »6. Mais le Léviathan de Hobbes a suivi le chemin inverse : un grand poisson a été érigé en symbole du processus typiquement continental de la formation étatique des puissances terrestres européennes. L’île Angleterre et sa flotte partie à la conquête du monde n’ont eu besoin ni de la monarchie absolue, ni d’une armée de terre permanente, ni d’une bureaucratie étatique, ni du système juridique d’un État de droit, comme ce sera le cas pour les États continentaux. Le peuple anglais s’est soustrait à ce type de clôture étatique et est resté « ouvert », grâce à l’instinct politique du pouvoir maritime et commercial d’un empire dont la domination mondiale reposait sur une flotte puissante7.

À suivre les commentaires de Wolfgang Palaver, cette thèse, selon laquelle le Léviathan de Hobbes, en tant que symbole maritime, se serait échoué sur le continent – marqué quant à lui, en son fond, par l’élément « terre » –, constituerait le cœur du livre de 1938, et cela aux yeux de Schmitt lui-même8. Que signifie cette thèse ? L’État tel qu’il fut pensé par Hobbes, souligne avec force Schmitt, ne s’est pas réalisé en Angleterre9. On pourrait dire : « Nul n’est prophète en son propre pays. » L’explication – on en conviendra aisément – serait un peu courte, et ce n’est certainement pas celle de Schmitt. En réalité, entend montrer le professeur de droit public, l’État souverain hobbesien ne pouvait en aucun cas se réaliser en Angleterre. Pourquoi ? Parce que la Grande-Bretagne, aux XVIe et XVIIe siècles (de 1550, environ, à 171310), a fait le choix de la liberté des mers ou, plus exactement encore, ainsi que Schmitt l’écrit dans l’article de 1941 intitulé « La Mer contre la Terre », parce que la Grande-Bretagne a alors fait le choix d’« un passage “ élémentaire ” de la terre à la mer », ce qui l’a rendue étrangère à l’État, qui est « une réalité du continent européen »11. Dans ses Six Livres de la République (1576), Jean Bodin (1529-1596) notait pourtant, dans le chapitre consacré au « Prince tributaire ou feudataire, et s’il est souverain », que « Nous trouvons que les Rois d’Angleterre ont rendu la foy & hommage lige aux Rois de France, pour tous les pays qu’ils tenoyent par deçà la mer, horsmis des Comtés d’Oye & de Guvnes. Et neantmoins ils tenoyent les royaumes d’Angleterre & d’Hybernie “ en souveraineté ”, sans recongnoistre Prince quelconque »12. Le tournant géopolique de l’Angleterre vers le large – tournant « fondamental », « spécifique » et « unique au monde »13 –, Hobbes (pas plus que Bodin) ne l’a pas vraiment vu ; cet « élan grandiose d’une existence terrienne à une existence maritime »14 accompli par l’Angleterre élisabéthaine, Hobbes n’a peut-être pas su, ou peut-être n’a-t-il pas voulu le penser dans toutes ses conséquences. En d’autres termes, selon Schmitt, la pensée politique de Hobbes est demeurée prisonnière d’une Erdbild et est restée étrangère à toute Meeresbild15. Du coup, Hobbes s’est trompé de symbole. En 1941, approfondissant les analyses conduites en 1938, Schmitt affirme ainsi :

Le livre célèbre de Thomas Hobbes, qui parut en 1651 sous le titre de Léviathan, emploie d’une façon incorrecte et trompeuse l’image du grand poisson pour figurer une construction étatique qui ne s’est pas réalisée en Angleterre, mais sur le continent européen. L’« État » est devenu un ordre de la terre et de l’espace territorial, pendant que la mer, précisément, est restée « libre », c’est-à-dire libre de l’État. Ce livre aurait dû, par conséquent, si Hobbes avait véritablement pris au sérieux les images mythologiques des animaux géants comme symboles des éléments, prendre non point le nom de Léviathan, qui était un monstre marin, mais celui de Béhémoth, le monstre terrestre. De Béhémoth, Hobbes a essayé de faire le symbole de la révolution, à l’opposé de Léviathan qui symbolise l’ordre de l’État. Ce qui, mythologiquement parlant, est tout à fait impossible. Mais Hobbes est tellement « rationaliste » que le sens mythologique lui fait complètement défaut16.

La littérature savante actuelle nous apprend que, monstre exclusivement marin, pour l’un, et monstre exclusivement terrestre, pour l’autre, Léviathan et Béhémoth ne l’ont pas toujours été de façon tranchée. C’est dans la littérature apocalyptique juive, au seuil de l’ère chrétienne, à partir surtout du Livre d’Hénoch (60, 7-9), que Béhémoth acquiert des qualités distinctes de celles de Léviathan : alors que ce dernier conserve les caractéristiques de monstre aquatique qu’il avait déjà17, Béhémoth prend alors celles, qu’il n’avait pas à l’origine, d’un monstre terrestre18. Schmitt ne mentionne pas explicitement ces textes, mais se réfère aux interprétations kabbalistiques médiévales de Léviathan et Béhémoth19. On se doute de l’usage que Schmitt fait, en 1938, de ces interprétations20. Il reste que Hobbes aurait dû choisir Béhémoth, l’animal terrestre géant, comme symbole de son État, car l’État est un ordre lié à la terre et à la territorialité. Il aurait ainsi fait le bon choix entre la terre et la mer21. Cette thèse, Schmitt la fera toujours sienne et il ne cessera plus de la défendre. En 1950, après la Deuxième Guerre mondiale, il la reprendra ainsi à nouveau, dans Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum Europaeum, en précisant et nuançant le sens du « passage de l’Angleterre à une existence maritime », ce qui le conduit à nouveau à une confrontation avec la pensée de Hobbes :

De même que l’Angleterre ne s’est définitivement décidée contre l’absolutisme royal et pour une large tolérance confessionnelle que vers la fin du XVIIe siècle, de même, au sujet des grands antagonismes entre visions terrienne et maritime du monde, elle n’a penché du côté maritime que lentement et sans plan préconçu […]. Le décisionnisme de type juridique, qui est si conforme à l’esprit des légistes français et à la pensée spécifiquement étatique22, fait ici totalement défaut. Que le plus grand des penseurs décisionnistes, Thomas Hobbes, soit issu de l’île n’y a rien changé23.

En un sens, la thèse générale de Schmitt s’accorde, dans ses grandes lignes, avec de nombreux travaux d’historiens. Ainsi, par exemple, Fernand Braudel, se demandant – non sans humour – « comment l’Angleterre devint une île » dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme, montrait-il dans la troisième partie de son enquête (« Le temps du monde ») que le grand commerce maritime – anglais en particulier, anglais surtout, mais pas seulement – fut bien l’impulsion fondamentale du capitalisme. Montrant comment la géographie est véritablement inséparable de l’histoire, Braudel soulignait cependant aussi, ce que Schmitt ne fait pas24, à quel point le « devenir-île » de l’Angleterre n’avait pas eu que des effets internationaux. Il avait aussi renforcé le marché intérieur :

Entre 1453 et 1558, entre la fin de la guerre de Cent Ans et l’année de la reprise de Calais par François de Guise, l’Angleterre, sans en avoir eu conscience sur le moment, est devenue une île (que l’on me pardonne l’expression), entendez un espace autonome, distinct du continent. Jusqu’à cette période décisive, malgré la Manche, malgré la mer du Nord, malgré le Pas de Calais, l’Angleterre se liait corporellement à la France, aux Pays-Bas, à l’Europe […].

Au début des Temps modernes, le fait d’être en somme repoussés chez eux a valorisé, pour les Anglais, les tâches intérieures, la mise en valeur du sol, des forêts, des landes, des marécages. Dès lors, ils ont été plus attentifs aux frontières dangereuses de l’Écosse, à la proximité inquiétante de l’Irlande, aux préoccupations inspirées par le pays de Galles qui avait recouvré une indépendance temporaire au début du XVe siècle […]. Enfin l’Angleterre a gagné à sa pseudo-défaite [i.e. celle liée à la fin de la guerre de Cent Ans] d’être ramenée à des proportions modestes qui, par la suite, devaient être beaucoup plus favorables à la formation rapide d’un marché national25.

 

La fin de la guerre de Cent Ans, à suivre Braudel, a donc bien sans conteste renforcé l’éloignement de l’Angleterre d’avec le continent. En outre, l’universalité médiévale s’est effondrée littéralement lors de la réforme religieuse qui, indique l’historien, a aggravé encore « la “ distanciation ” de l’espace anglais »26. Or, cette position excentrique devint un atout, après les « Grandes Découvertes » : elle permit à la fois le renforcement du marché intérieur et l’entreprise coloniale ; elle engendra à la fois un « isolement » – parfois qualifié de « splendide » – et une ouverture à des mondes nouveaux (l’indépendance, la libre entreprise, la capacité créatrice : au choix ou tout à la fois).

Nomos océanique

Un tel rapprochement ne doit cependant pas égarer, tant la perspective de « thalassopolitique » développée par Schmitt est fort différente dans ses principes de la perspective de Braudel. À partir de 1937, d’abord pour des raisons historiques très précises27, Schmitt s’est tourné vers la mer et l’Angleterre28. Et c’est sans doute l’hostilité allemande à l’encontre de la puissance maritime anglo-saxonne, ainsi que la question posée par la succession de l’Empire britannique, qui déterminèrent alors, en grande partie, l’intérêt que Schmitt porta, entre 1937 et 1942, à l’opposition de la terre et de la mer, en tant qu’allégorie – empruntée au Britannique Halford John Mackinder (1861-1947)29 – de l’antagonisme entre l’Allemagne et l’Angleterre puis l’Amérique. Mais on se tromperait gravement en ne voyant dans les analyses de Schmitt que des analyses circonstancielles, liées au second conflit mondial. Les thèses de Schmitt30 visent à décrire et à penser l’avènement, à partir du XVIe siècle, d’un véritable nomos océanique et global de la Terre, l’avènement, donc, d’une véritable « révolution planétaire de l’espace »31.

Rappelons quelques-unes des grandes lignes des analyses de Schmitt, développées notamment dans Land und Meer et Der Nomos der Erde. Aux XVIe et XVIIe siècles, les « écumeurs des mers » (les baleiniers, les voiliers, les pirates huguenots, les « gueux de mer » néerlandais, les flibustiers et les boucaniers de la Jamaïque et des Caraïbes, les corsaires britanniques) constituèrent « l’avant-garde » de l’élan des peuples européens vers les océans, au moment de la découverte puis de la conquête du Nouveau Monde32. Leur « épopée », qui fut aussi bien maritime que technique (c’est l’époque où est apparu le grand voilier pourvu de vergues et armé de canons, ce qui inaugura un nouvel âge de la navigation et du combat naval33), a été d’une extraordinaire ampleur. Dans une période de transition du droit de la belligérance, où la guerre n’était pas encore considérée comme l’affaire exclusive de l’État, les privateers, ayant tous un ennemi commun – l’Espagne catholique – participèrent à un grand front de l’histoire universelle, celui du protestantisme mondial contre le catholicisme mondial, qui marqua l’émergence de l’élément marin dans l’histoire mondiale.

Dans ce contexte, comment la Grande-Bretagne devint-elle maîtresse des océans ? C’est dans la seconde moitié du XVIe siècle que les Anglais, bien après les Portugais, les Espagnols, les Français ou les Hollandais, se hissèrent au niveau de leurs concurrents. C’est la reine Élisabeth Ire (1533-1603) qui fut l’instigatrice de l’expansion maritime anglaise : c’est elle qui engagea la lutte contre l’Espagne, qui encouragea la course et qui accorda les privilèges à la Compagnie des Indes. Ce ne sont pourtant pas les souverains anglais des XVIe et XVIIe siècles – qui ne furent guère conscients de ce tournant historique vers la mer –, mais les privateers, et eux seuls, qui parvinrent à la décision en faveur de l’élément marin et qui, après avoir contribué à la défaite de Madrid, permirent à l’Angleterre de surclasser tous ses rivaux, Français ou Néerlandais, dans le combat pour la maîtrise des océans34.

Certes, le Portugal, l’Espagne, la France ou les Pays-Bas conservèrent ou acquirent de vastes empires coloniaux, mais ils perdirent le contrôle des mers et des lignes de communications maritimes, détenu par Londres. Et si l’Angleterre l’a alors emporté, c’est parce que, à un moment où il fallait choisir entre la terre et la mer, elle « a véritablement transposé toute son existence collective de la terre à la mer »35. La Hollande, elle, dut renoncer à l’expansion maritime pour se défendre sur terre contre Louis XIV (1638-1715). Quant à la France, elle ne suivit pas le grand élan maritime des huguenots : elle resta un pays romain et, en prenant parti pour le catholicisme et l’État souverain, elle choisit par là même la terre contre la mer, choix confirmé lorsque le roi congédia Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), puis lors des longues luttes coloniales du XVIIIe siècle contre l’Angleterre à l’issue desquelles la France, menacée sur le continent, perdit les Indes et le Canada36.

L’Angleterre, elle, a choisi le grand large, mais cette décision n’en fut pas moins longue et hésitante. À cet égard, la question cruciale fut celle de la liberté des mers. Schmitt en donne le résumé suivant. Dans la longue controverse sur l’ouverture ou la fermeture des mers (la « guerre de livres de cent ans »37), les auteurs d’outre-Manche combattirent généralement des deux côtés : d’une part en faisant valoir à leur profit, contre les prétentions au monopole affichées par les Portugais et les Espagnols, le principe de la liberté des mers et du commerce (le liberum commercium déjà défendu par Francisco de Vitoria, 1492-1546) ; d’autre part en revendiquant, contre les Français et les Néerlandais, les mers voisines comme un dominium anglais. Grotius (1583-1645) a pu être considéré – certainement à tort – comme le père de la liberté des océans, en raison du chapitre XII, intitulé « Mare liberum », de son traité sur le droit de prise, De jure praedae, rédigé en 1605 à la demande de la Compagnie hollandaise des Indes38. L’opuscule de Grotius dut surtout sa célébrité au Mare clausum, seu De dominio maris libri duo de John Selden (1584-1654). Publié en 1635 mais rédigé en 1617-1618, certainement à la requête de Jacques Ier (1566-1625), l’ouvrage de Selden défendait l’idée que, par loi de nature et des nations, la mer n’était pas commune à tous, mais, au même titre que la terre, sujette à la propriété privée ; plus précisément encore, Selden entendait montrer que la Couronne de Grande-Bretagne, de droit indivisible et perpétuel, disposait de la souveraineté sur les océans39. Les thèses de Selden furent louées par la plupart des Anglais de l’époque, par les Stuart comme par Oliver Cromwell (1599-1658), qui s’intéressaient principalement aux narrow seas (Manche, mer du Nord, golfe de Gascogne) et qui étaient loin d’envisager l’île comme la métropole d’un empire maritime mondial. Le premier auteur qui remarqua la contradiction entre ces perspectives et l’évolution vers une « souveraineté des océans » exercée au nom de la liberté des mers fut, selon Schmitt, Sir Philip Meadows (1626-1718) : ses Observations concerning the Dominion and Sovereignty of the Seas, parues en 1689, révélèrent la nouvelle conception qui s’imposa après le traité d’Utrecht. C’est le Hollandais Cornelis van Bynkershoek (1673-1743), en 1703, qui fit prévaloir à propos de la souveraineté territoriale de l’État riverain la doctrine ubi finitur armorum vis, doctrine qui rapprochait en quelque sorte Grotius et Selden : la haute mer n’est à personne, la mer proche est à l’État côtier, la limite est celle de la portée des canons. En ce sens, il en restait à une perception de la mer déterminée par la terre, c’est-à-dire qu’au contraire des Anglais, il n’envisageait pas de fixer l’ordre du monde à partir de la mer elle-même. Enfin, l’abbé Ferdinando Galiani (1728-1787), en 1782, établit définitivement la règle des trois miles marins.

Pour Schmitt, le triomphe du principe de la liberté des mers fut, en fait, le résultat de la décision anglaise en faveur des océans, décision qui transforma la nature même de l’île d’Angleterre. L’Angleterre était, certes, déjà une île à l’époque de César, de Guillaume le Conquérant ou encore de Jeanne d’Arc, et, jusqu’aux XVIe-XVIIe siècles, la conscience « insulaire » demeurait profondément « terrienne », ainsi que le montrent par exemple les sceaux anglais du Moyen Âge, semblables à ceux des pays du continent et ne montrant aucun attribut relatif à la mer. L’île, considérée comme un territoire abrité par la mer, était alors pensée du point de vue de la terre, c’est-à-dire du sol et de la territorialité. La « révolution fondamentale de l’essence politico-historique de l’île »40 fut que, désormais, la terre fut vue et pensée depuis la mer. Une telle façon de concevoir le monde du point de vue du grand large a alors montré qu’une « virtualité géographique » s’était muée en « réalité politique »41. Et, de ce point de vue déterminé par la mer, c’est alors d’un « globe maritime » qu’il fallait désormais parler, et non plus seulement d’un « globe terrestre »42. Erdbild contre Meeresbild, telle fut donc bien l’opposition fondamentale, selon Schmitt, d’où découlèrent deux conceptions entièrement antinomiques des institutions politiques et juridiques.

À la liberté des mers s’opposa en effet la souveraineté de l’État. Or, ce fut également au XVIe siècle, à l’époque où commença la lutte pour établir un nouveau nomos du globe, qu’apparut la notion d’État, conception proprement « territoriale » du statut politique ainsi que de l’ordre public, conception liée à l’histoire européenne du XVIe au XXe siècle – le jus publicum europaeum étant un droit spécifiquement interétatique. L’État souverain fixa les nouvelles conceptions de l’ordre dans l’espace – avec la notion essentielle de « frontière linéaire »43 –, d’abord sur le continent européen – en brisant le Saint-Empire –, puis dans le monde entier – l’État se transformant de concept historique en notion générale appliquée à toutes les unités politiques et à toutes les époques. D’où, en même temps, que l’apparition de cette conception étatique de l’espace, fermée et délimitée, l’apparition de son antithèse : la haute mer, elle, demeurait libre, c’est-à-dire libre d’État, libre pour le commerce comme pour la guerre. Tandis que l’ordre continental impliqua la subdivision en territoires étatiques, la mer, ignorant divisions et appropriations, ne devait pas connaître de souveraineté et ne devait appartenir à personne. « En réalité, précise Schmitt, elle n’appart[enait] qu’à un seul pays : l’Angleterre »44.

Ajoutons encore que, grande puissance maritime, l’Angleterre fut en outre « la » grande puissance industrielle. Or, si la révolution industrielle a été impulsée outre-Manche, c’est qu’elle fut justement coordonnée aux yeux de Schmitt à une existence maritime, laquelle possède un tout autre rapport à la technique que l’existence terrestre. Le machinisme aurait donc été la conséquence de la décision anglaise de se tourner vers le grand large. L’Angleterre maritime aurait ainsi été à l’origine du passage vers la totale « délocalisation » ou « déterritorialisation » de la technique moderne, dont le plus fort présage fut, de façon incontestable selon Schmitt, l’Utopie (1516) de Thomas More (1477/1478 ?-1535) : annonçant « une conception nouvelle et fantastique de l’espace »45, préfigurant la possibilité d’une abolition pure et simple de toute « territorialité », le livre a ouvert l’espace intellectuel de l’ère industrielle « a-topique » amorcée en Angleterre au XVIIIe siècle.

Hobbes à contre-courant ?

Dans cette perspective, comment restituer et penser la « continentalité » et la « territorialité » de la pensée de Hobbes ? À ce stade de l’analyse, nous poserons deux questions. 1) Est-il vrai, est-il sûr que Hobbes soit demeuré fermé à la « révolution spatiale » des XVIe et XVIIe siècles et, plus spécifiquement, au basculement de l’Angleterre vers l’élément maritime ? 2) Est-il vrai, est-il sûr que le philosophe de Malmesbury soit demeuré aveugle à l’« esprit du monde » dont les « écumeurs des mers » furent porteurs au XVIIIe siècle ?

1) Au chapitre XXII du Léviathan, qui est consacré aux systemes subject, aux « organisations sujettes »46, Hobbes s’interroge sur le statut des sociétés coloniales (colonies) et sur celui des sociétés commerciales (corporations). S’agissant des colonies, Hobbes soutient qu’elles constituent, en un sens technique, des « provinces » (provinces), c’est-à-dire des organisations à la fois réglées47, subordonnées et de nature politique, dans lesquelles « celui dont c’est l’affaire » a délégué « une charge » (charge) ou « une responsabilité » (care of businesse) à « un autre homme pour qu’il l’administre à sa place et sous son autorité ». Hobbes donne alors l’exemple suivant :

Quand des colonies furent envoyées d’Angleterre pour s’installer en Virginie et aux Bermudes, encore que le gouvernement de ces colonies fût délégué, ici, à des assemblées siégeant à Londres, ces assemblées ne déléguèrent jamais le soin de gouverner sous leur autorité à aucune assemblée siégeant là-bas : à chaque établissement elles envoyèrent un gouverneur48.

Dans les colonies, qui sont donc des « pays où le souverain ne réside pas, mais gouverne par délégation », le représentant du souverain le plus commode est bien un homme – un « gouverneur » – plutôt qu’une assemblée, mais, d’un strict point de vue logique, souligne Hobbes, une assemblée peut aussi être envisagée49. Dans les deux cas, et c’est là l’important, le gouverneur ou l’assemblée n’ont, « en aucun lieu extérieur à cette colonie même », « ni juridiction ni autorité »50. En outre, vis-à-vis de l’État souverain, ces corps politiques que sont les provinces ou les colonies, sont, exactement comme les individus, en position de sujets, de sorte que, « d’une façon générale, dans tout corps politiques, si un membre particulier s’estime traité injustement par le corps lui-même, c’est au souverain qu’il appartient de connaître de sa cause, et à ceux que le souverain a destinés à juger de telles causes, ou destinera à juger cette cause particulière »51.

Quant à « l’organisation des échanges » (ordering of trade)52, une « société de négociants » (company of merchants) est une organisation à la fois réglée, subordonnée et de nature politique, lorsque le souverain lui concède le droit de se constituer en « compagnie » (corporation), c’est-à-dire lorsqu’il lui concède un double monopole : « celui d’être le seul acheteur et celui d’être le seul vendeur »53. À la différence des provinces ou des colonies, dans « un corps politique consacré à la bonne organisation du commerce extérieur », le représentant le plus commode du souverain est, selon Hobbes, une assemblée, dans laquelle tout « metteur de fonds » (every one that adventureth his money) peut être présent à toutes les délibérations et décisions du corps, s’il le veut54. Mais, comme pour les provinces ou les colonies, seul le souverain est, en dernière instance, juge des conflits qui peuvent survenir dans une compagnie, « puisque l’institution du corps est couverte par l’autorité de la République »55.

En un sens, à côté de la légalité étatique, Hobbes semble donc admettre l’existence d’autres sources de droit. S’agissant des « corps politiques » en général (c’est-à-dire de ces associations qui ont un statut public), des sociétés coloniales et commerciales en particulier, leurs compétences et leurs pouvoirs ne sont pas uniquement fixés par la loi de la République (law of the commonwealth), mais aussi par leur statut ou charte (writ), c’est-à-dire par les lettres (letters) émanant du souverain56. Dans les limites de ces textes, le représentant du corps politique dispose, vis-à-vis de ses membres, d’un certain pouvoir juridique normatif. Toutefois, le pouvoir juridique de ces institutions n’est bien que subordonné. Si l’un de leurs décrets est contraire aux lois de l’État, tout particulier peut en contester la validité et, dans ce cas, le juge suprême qui tranche le litige ne peut être que le souverain. Ultimement, la démonstration de Hobbes consiste donc à établir que tous les corps politiques doivent admettre l’autorité du souverain en leur sein : les institutions ne disposent que d’une partie du pouvoir juridique, le pouvoir d’édicter des règlements complétant ceux de la République, mais elles ne disposent en aucun cas du pouvoir ultime de sanction.

Dans le cadre de cette typologie des « organisations sujettes », comment intégrer les associations de pirates ? Notons que Hobbes, dans le chapitre XXII du Léviathan, ne les mentionne pas explicitement. On peut toutefois conjecturer que leur place se trouve dans les organisations décrites par Hobbes comme étant à la fois réglées, subordonnées, privées et illicites, c’est-à-dire celles dont « les membres sont unis de manière à avoir une personne représentative unique, en l’absence de toute espèce d’autorisation publique », comme sont « les compagnies de mendiants, de voleurs et de bohémiens, constituées en vue d’organiser au mieux leur activité de mendicité ou de vol »57. Avec ces corps privés illicites, on atteint la limitation de fait de la souveraineté, qui constitue l’horizon permanent de violence de l’institution, c’est-à-dire la menace que représente pour elle une « masse » incontrôlable. On comprend alors le sens exact de la thèse de Hobbes sur la piraterie. Dans la seule référence – sauf erreur – à ce phénomène dans le Léviathan, Hobbes écrit :

Parmi les hommes, jusqu’à ce que de grandes Républiques [great Common-wealths] fussent constituées, il n’était pas tenu à déshonneur d’être pirate [Pyrate] ou voleur de grand chemin [High-way Theefe]58.

Cela veut dire que, dès lors qu’une souveraineté étatique est constituée, la piraterie bascule nécessairement dans l’alliance privée illicite. Du pirate, Gilles Lapouge dit d’ailleurs : « Toute cité lui est un poignard dans le cœur. »59 À cet égard, on notera que Hobbes ne dit rien, ici, des corsaires. C’est certainement qu’il sait qu’il existe une différence juridique notoire entre un pirate et un corsaire : contrairement au pirate, le corsaire détient un titre de droit, une habilitation de son gouvernement, une lettre de marque officielle de son souverain60. En ce sens, le corsaire est assujetti au souverain. En 1664, lorsqu’il revient – en passant – sur le phénomène de la piraterie dans le Dialogue entre un philosophe et un légiste des Common Laws d’Angleterre, Hobbes fait dire au « Philosophe », contre les spécifications vaines du « Légiste », que c’est en vertu de « la loi de la raison », c’est-à-dire de la loi émanant de l’autorité souveraine, que la piraterie doit être condamnée. Et le « Philosophe » conclut :

Est-ce que la piraterie est deux félonies, une pour laquelle on est pendu en vertu du droit civil, et l’autre en vertu de la Common Law ? En vérité je n’ai jamais trouvé de raisonnements plus débiles dans aucun livre de droit anglais que je n’en ai trouvé dans les Institutes de Sir Edward Coke, si excellent plaideur qu’il puisse être61.

Que retenir de ces analyses concernant les « organisations sujettes » et la piraterie ? Avons-nous les moyens de répondre à la première question que nous posions plus haut ? Hobbes n’a pas méconnu la « révolution spatiale » affectant l’Angleterre de son temps. Il est très conscient des enjeux et des problèmes nouveaux – tant politiques que juridiques – que posent les conquêtes coloniales et l’extension commerciale maritime qu’elles induisent ; il est également très conscient des dangers que font naître pour la souveraineté étatique absolue les nouveaux actes de piraterie que ces conquêtes génèrent. Risquons alors une hypothèse. Est-ce seulement par erreur que Hobbes appelle Léviathan son traité de 1651 sur l’« État continental », utilisant pour titre la figure du monstre biblique aquatique, là où l’on aurait pu ou dû attendre, selon Schmitt, une référence à la figure du monstre biblique terrestre, Béhémoth ? 1651, ainsi que Schmitt lui-même le rappelle, est l’année au cours de laquelle est mis en place, sous la République de Cromwell, le premier « Acte de navigation », dont on sait que le caractère protectionniste était alors essentiellement dirigé contre la concurrence commerciale maritime hollandaise62. La figuration de l’État absolu par le monstre marin Léviathan indique peut-être que Hobbes, précisément parce qu’il est soucieux des problèmes politiques et juridiques que posent les conquêtes maritimes, cherche justement à penser une nécessaire extension de l’empire de la souveraineté étatique jusqu’à l’élément maritime lui-même. Appeler son livre sur l’« État continental » Léviathan, c’est montrer que cet élément maritime ne peut pas et ne doit pas avoir d’autonomie politique et juridique propre vis-à-vis de la souveraineté étatique. En ce sens, l’eau hobbesienne, bien sûr, ne peut être qu’à l’opposé complet de l’eau pirate : faire de la mer un domaine de l’État, voilà ce à quoi Hobbes a peut-être pu rêver. Voilà aussi sans doute ce qu’il devait admirer dans le Mare clausum de Selden. C’est l’idée d’« eaux territoriales », qui commence précisément à être élaborée au XVIIIe siècle, qui devait intéresser Hobbes.

On ajoutera toutefois – et ce point est fondamental – que Hobbes a ceci de propre qu’il théorise l’absolu de la souveraineté dans une « nation » pensée sur un modèle universel, c’est-à-dire sans être coordonnée (du moins de façon explicite) à une géographie et à une histoire délimitées par un contexte précis et situé : pour Hobbes, l’absolu de la souveraineté doit exercer une fonction de gardienne pour l’ordre politique de toute la « terre », par-delà les frontières. On pourrait dire, par contraste, que, selon Schmitt, la souveraineté ne s’établit que sur une frontière et ne s’exerce avant tout que dans l’imposition de frontières. C’est d’ailleurs là ce qui permet de saisir le lien entre sa doctrine de la souveraineté territoriale et la détermination de la politique en termes de démarcation de l’ami et de l’ennemi (avec ses prolongements : criminalisation de l’ennemi intérieur, qui fait pendant à la justification de l’ennemi extérieur). La frontière est, par excellence, le lieu où sont suspendus les contrôles ou les garanties de l’ordre juridique « normal », le lieu où le « monopole de la violence légitime » prend la forme d’une contre-violence préventive63.

2) Venons-en à notre seconde question : est-il sûr que Hobbes n’ait rien su de la révolte pirate du XVIIe siècle et de l’« esprit du monde » dont celle-ci fut l’instrument ? Dans Terre et Mer, en 1942, Schmitt souligne à quel point, dans le protestantisme, ce fut le calvinisme, et non pas le luthéranisme, qui entra au mieux dans ce qu’il n’hésite pas à appeler une véritable « complicité géopolitique » avec le déplacement, aux XVIe et XVIIe siècles, des énergies de l’Europe de la terre vers la mer :

Le calvinisme était la nouvelle religion agonale, la foi religieuse parfaitement adaptée à ce sursaut instinctif vers l’élément marin. Il devint donc la religion des huguenots, des héros de la liberté hollandaise et des puritains anglais […]. Lorsqu’au XVIe siècle les énergies commencèrent à se tourner vers la mer, leur succès fut tel qu’elles firent bientôt irruption dans l’arène de l’histoire et de la politique mondiales. En même temps, elles durent se traduire dans la langue intellectuelle de leur temps. Plus question de rester baleinier, voilier ou flibustier ! Il fallut se trouver des alliés spirituels, les plus audacieux, les plus radicaux, ceux qui rompaient le plus nettement avec les mythes de l’époque antérieure. Or, cet allié ne pouvait être le luthéranisme allemand : celui-ci coïncidait trop avec une tendance au territorialisme, à la continentalisation. D’ailleurs, en Allemagne, le déclin de la Hanse et de la puissance allemande en mer Baltique fut contemporain de l’éclosion du luthéranisme, de même que la percée maritime de la Hollande et le choix décisif de Cromwell ponctuent l’émergence du calvinisme64.

Ce fut donc le calvinisme qui porta le glissement de l’existence historique de l’Angleterre du continent vers la mer. Et cela ne pouvait être que lui, à cause de sa structure doctrinale fondamentale :

Tout non-calviniste ne pouvait que s’effrayer de la foi calviniste, en particulier de cette idée, indéracinable, de prédestination humaine de toute éternité. Or, sur le plan profane, la doctrine de la prédestination n’est que la montée aux extrêmes d’une conscience humaine qui prétend appartenir à un monde autre qu’un monde corrompu et mortifère. Dans le langage sociologique moderne, on dirait qu’elle est le degré suprême de l’autoconscience d’une élite assurée de son rang et de son heure historiques. C’est, plus simplement, la certitude d’être sauvé, et ce salut n’est autre que le sens de toute l’histoire du monde, qui éclipse toute autre idée65.

Cette hypothèse, dont Schmitt indique, en 1942, qu’elle n’a sans doute pas encore assez pénétré « la plupart des études historiques »66, reçoit une éclatante confirmation, avec la récente (environ une vingtaine d’années) réévaluation historique de la piraterie ou, ainsi qu’il convient peut-être mieux de dire, de l’« utopie pirate »67. Il faut notamment faire droit ici au travail du grand historien anglais Christopher Hill, récemment décédé68, intitulé « Radical Pirates ? »69. Dans cette étude, Hill s’interrogeait sur l’attribution au « capitaine Johnson » du livre – légendaire – General History of the Robberies and Murders of the most notorious Pyrates70. Avant Hill, la plupart des historiens anglais considéraient ce livre comme une sorte d’application – plus ou moins fidèle et cohérente – des principes philosophiques et politiques de John Locke. Hill a montré que l’arrière-plan doctrinal structurant l’ouvrage était, en réalité, d’abord et avant tout le même que celui des dissenters anglais, ces dissidents protestants radicaux (Fifth Monarchists, Levellers, Seekers, Ranters, Quakers, Diggers, etc.), qui jouèrent un rôle considérable dans la révolution anglaise des années 1640-1660. L’historien en vint, du coup, à attribuer l’History […] of the most notorious Pyrates à Daniel Defoe (1660-1731), qui fut, bien sûr, un grand auteur de romans de piraterie71, mais aussi un dissenter radical, exposé au pilori, en 1703, pour avoir écrit, en 1702, un plaidoyer d’une ironie dévastatrice en faveur de la tolérance religieuse72. L’hypothèse de Hill fait, encore aujourd’hui, autorité.

Mais, surtout – et c’est ce point qui est ici important –, l’enquête a conduit Hill à préciser les liens entre les dissenters et la piraterie. Rappelons à cet égard quelques faits, tous empruntés au travail de Hill. Dans les années 1630, la Providence Island Company arracha une île aux Espagnols pour en faire un refuge offert aux dissidents persécutés, ainsi qu’une base pour tenter de briser le monopole des catholiques dans la région. Le Ranter Joseph Salmon s’installa en 1660 à la Barbade. Robert Rich, James Nayler, Perrot, tous Quakers « hérétiques » dénoncés comme Ranters, suivirent le même chemin en 1662, bientôt rejoints par George et Richard Leader. Au Surinam, vers 1650, on trouvait George Marten et William Scott ; aux Bermudes, on trouvait Richard Norwood, John Oxenbridge ou encore Lewis Hughes ; à la Jamaïque, dans les années 1660, on trouvait le quintomonarchien William Rightson. En fait, ils semblent être des centaines, sinon des milliers, les radicaux religieux qui ont déferlé sur la Jamaïque, le Surinam, les Bermudes, Trinitad ou encore Antigua. Dans l’île d’Eleutheria, où étaient bannis les indésirables et les esclaves rebelles, naquit en 1647 The Company of Eleutherian Adventurers, qui promulgua une constitution républicaine, garantissant notamment la liberté de culte. Les fidèles de Samuel Hartlib imaginèrent, à la même époque, de fonder aux Bermudes leur communauté idéale. Du rappel de ces quelques et brèves indications, il ne s’agit certainement pas de conclure que les pirates anglais furent tous plus ou moins des dissidents religieux ou que tous les radicaux se firent pirates. Plus sûrement, on peut dire que leurs idées – du fait du brassage avec ce que les autorités anglaises décrivaient volontiers à l’époque comme la « lie » de la société : les déportés irlandais, les mendiants de Liverpool, les bandits écossais des borders, les pirates capturés dans les eaux anglaises, les militants politiques, auxquels s’ajoutèrent, à Saint-Christophe, les huguenots français – ont pu fortement influencer les rebelles des Caraïbes, donner une cohérence ainsi qu’un système de références à des revendications qui, sans cela, seraient peut-être restées parcellaires, et les prolonger en une véritable vision du monde. Ajoutons que nombre de radicaux avaient l’échine trop raide, et le verbe trop haut, pour travailler sous les ordres de qui que ce fût, quand leurs principes moraux leur interdisaient de recourir comme d’autres à l’esclavage. À tous ceux-là, il ne resta bientôt plus d’autre solution, très souvent, que de se faire pirates – et nul doute que l’égalitarisme des fidèles du Jolly Roger dut leur paraître, à tout prendre, plus proche de leurs idéaux que la discipline brutale des navires marchands, ou que la déliquescence morale des sociétés esclavagistes. Il est certes difficile de risquer un chiffre exact, mais il ne fait pas de doute que nombre de ces rebelles entêtés qui, en Angleterre, rêvèrent d’en finir avec l’oppression en mettant « le monde à l’envers » – pour reprendre une autre expression de Hill – trouvèrent à prolonger leur refus radical dans la piraterie.

Hobbes n’établit pas de lien précis entre le radicalisme religieux et la piraterie. Mais il s’y connaît en matière de puritanisme : il sait que le puritanisme radical ne vit que de rallumer sans cesse la « guerre des dieux » et constitue, par conséquent, l’un des facteurs les plus puissants de la déformation de l’ordre politique (le puritanisme, pour Hobbes, c’est l’altération complète du critère pratique de la souveraineté, lequel réside dans la réponse à la question : « qui sera juge ? », quis judicabit ?). Comme on sait, dans son Béhémoth (vers 1666-1668), le philosophe a fait de la fragmentation du protestantisme anglais en de multiples sectes dissidentes l’une des causes majeures de la guerre civile anglaise des années 1640-1660 :

Certains, parce qu’ils voulaient que toutes les assemblées de fidèles fussent libres et indépendantes les unes des autres, furent appelés Indépendants. D’autres, qui soutenaient que le baptême administré aux enfants et à ceux qui ne comprennent pas ce en quoi ils sont baptisés, était sans effet, furent pour cette raison appelés Anabaptistes. D’autres encore, qui soutenaient que le royaume du Christ devait à cette époque commencer sur la terre furent appelés les hommes de la Cinquième Monarchie ; par ailleurs, il y avait diverses autres sectes, tels que les Quakers, les Adamites, etc., dont je ne me rappelle pas bien le nom ni les doctrines particulières. Voilà quels étaient les ennemis qui se dressèrent contre le roi, au nom de l’interprétation privée de l’Écriture exposée à l’examen de tout homme dans sa langue maternelle73.

Risquons ici, à nouveau, une hypothèse. Ce que Hobbes voit – et qu’il entend comme « refouler » (si du moins ce lexique convient ici) –, c’est que le puritain, comme le pirate, le pirate comme le puritain, ne prennent pas le large comme d’autres qui ne sont pas puritains et/ou pirates. Hobbes sait que, si le puritain, comme le pirate, le pirate, comme le puritain, ont décidé de prendre congé du monde, c’est en un sens plus profond que celui d’un simple exil. Il sait que le puritain, comme le pirate, le pirate, comme le puritain, ont quitté le monde auquel l’homme a imposé sa règle, son compas, son fil à plomb, son cadastre. Il sait qu’ils entendent rejoindre un monde d’avant la géométrie, d’avant l’angle, en deçà d’Euclide, des calculateurs de Babylone et des ingénieurs des pyramides. Hobbes sait, en ce sens, que le puritain et le pirate, lorsqu’ils patrouillent sur l’Océan, ont le dessein de creuser sans cesse l’espace entre les continents, c’est-à-dire d’en maintenir et d’en accuser la béance, de donner raison à l’eau contre la terre, à la géologie contre la civilisation, à l’ordre primordial contre celui des ingénieurs. Pour le puritain comme pour le pirate, pour le pirate comme pour le puritain, quitter la terre pour l’Océan n’est pas une décision insignifiante : elle entraîne que l’on donne congé à la cité et à la société, à l’équerre et à la truelle, aux fabriques et aux champs, au code civil et aux registres. Et si Hobbes appelle Béhémoth son livre sur les causes de la guerre civile anglaise, ce n’est alors peut-être pas seulement parce qu’il fut dépourvu de tout « sens mythologique ». La figuration de cette guerre civile par le monstre biblique terrestre Béhémoth indique peut-être ce qui pour Hobbes constitue une nécessité de première importance : ramener, pour ainsi dire, les puritains à la terre, c’est-à-dire au contrôle de la souveraineté étatique absolue.

Pour conclure ces quelques remarques, on se rappellera ce que Gilles Deleuze, s’interrogeant sur les « causes et raisons des îles désertes », notait, dans une toute autre perspective que celle de Schmitt :

Reconnaissons que les éléments se détestent en général, ils ont horreur les uns des autres. Dans tout ceci, rien de rassurant […]. L’homme ne peut bien vivre, et en sécurité, qu’en supposant fini (du moins dominé) le combat vivant de la terre et de l’eau […]. Il doit à moitié se persuader qu’il n’existe pas de combat de ce genre, faire en sorte à moitié, qu’il n’y en ait plus. L’existence des îles est d’une façon ou d’une autre la négation d’un tel point de vue, d’un tel effort et d’une telle conviction. On s’étonnera toujours que l’Angleterre soit peuplée, l’homme ne peut vivre sur une île qu’en oubliant ce qu’elle représente. Les îles sont d’avant l’homme, ou pour après74.

Hobbes est peut-être l’un de ces hommes qui a voulu « oublier » ce qu’une île représente ; peut-être est-il l’un de ces penseurs qui, « à moitié », a voulu croire que le « combat vivant de la terre et de l’eau » pouvait être considéré comme « dominé », et comme « dominé » au profit de la terre et de la territorialité. « Celui qui s’aventurera sur les mers, écrit Hobbes à William Cavendish, en 1636, doit se résoudre à endurer tous les temps », et il ajoute : « Mais, pour ma part, j’aime rester à terre. »75 Tenant d’une Erdbild contre une Meeresbild, Hobbes le fut sans doute, mais on peut ajouter que ce fut certainement pour des raisons peut-être plus clairement assumées que ce que Schmitt suggère.



Notes


1 C. Schmitt, Der Leviathan in der Staatslehre des Thomas Hobbes. Sinn und Fehlschlag eines politischen Symbols, Hambourg-Wandsbek, Hanseatische Verlagsanstalt AG, 1938, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique, trad. D. Trierweiler, Paris, Éditions du Seuil, 2002. L’image du « Léviathan échoué » figure au chapitre VII de l’ouvrage, p. 139.
2 C. Schmitt écrit cependant, en toute netteté : « Hobbes reste, même dans ses échecs [Fehlschläge], un incomparable maître politique » (Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, chap. VII, op. cit., p. 144). Voir É. Balibar, « Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes », préface à C. Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, op. cit.,

03/01/2006

Deux chapitres sur la doctrine de Carl Schmitt

Norbert Campagna, Le droit, le politique et la guerre. Deux chapitres sur la doctrine de Carl Schmitt, P.U. Laval.

Contrairement à la lecture superficielle qui est souvent faite de l'œuvre de Schmitt, ce livre veut reconstruire la pensée schmittienne dans sa complexité et sa richesse. Un des problèmes qui a préoccupé Schmitt et auquel il a tenté de trouver une solution est celui de l'ordre. Ce dernier est condition de possibilité de tout système juridique efficace et doit être instauré ou sauvegardé par la décision politique. Pas d'ordre juridique sans décision politique, mais pas de décision politique légitime sans une visée juridique. Si le politique est la condition de possibilité juridique, la visée juridique est la condition de légitimité du politique.

Cet ouvrage explore la thématique de l'ordre dans les sphères nationale et internationale. À l'intérieur, il incombe au souverain politique de maintenir les conditions de possibilité du droit en écartant tout ce qui pourrait donner lieu à la guerre civile. Au niveau international, il importe de maintenir la notion d'égalité entre les puissances souveraines pour éviter que les guerres entre États ne deviennent totales.

Norbert Campagna a étudié la philosophie aux universités de Heidelberg, Cambridge et Trêves. Titulaire d'un doctorat en philosophie, il enseigne au Luxembourg. Spécialiste de philosophie politique et de philosophie du droit, il a publié une dizaine d'ouvrages, dont Le Droit, la nature et la volonté (Paris, 2004), Carl Schmitt ? Eine Einführung (Berlin, 2004), Michel Villey. Le droit ou les droits ? (Paris, 2004), Benjamin Constant ? Eine Einführung (Berlin, 2003) et Machiavelli ? Eine Einführung (Berlin, 2003).