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15/03/2010

Souveraineté européenne

Dans un article paru dans la revue Commentaire, il y a quelques années, Robert Kagan abordait de front l’opposition de l’Europe et des Etats-Unis au sujet de la représentation du statut de leur puissance . Il constatait avec lucidité que les cinquante dernières années, l'Europe a adopté un point de vue nouveau sur le rôle de la puissance dans les relations internationales, sous l’influence de la spécificité supposée de son histoire depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Rejetant les principes de la Machtpolitik des siècles de conquêtes qui ont fait sa grandeur, l’Europe a commencé à mettre l’accent sur la négociation, la diplomatie et les liens commerciaux, la préférence donnée au droit international sur l'usage de la force, au multilatéralisme sur l'unilatéralisme. Cette évolution du discours stratégique européen s’accompagnait d’un ardent désir d’en finir à jamais avec la souveraineté, la hiérarchie, l’identité mais aussi la guerre, la peine de mort, l’autorité paternelle, la domination masculine…, c’est-à-dire avec toutes les déclinaisons de l’unilatéralisme d’une civilisation qui renonçait par-là à sa prétention à la supériorité, à l’impérialisme, à l’exemplarité ou à l’infaillibilité.

Ce renoncement a été longtemps mûri. Dans la poussière et les décombres d’une Allemagne sans autre identité que la défaite et la honte s’est forgée la terreuse pensée des vaincus de l’histoire : un attachement passionné aux droits fondamentaux et, comme on se méfiait tout de même de soi-même, la mise en place d’un dispositif interdisant d’y renoncer. La loyauté constitutionnelle est devenue le seul critère d’appartenance d’une nation qui a commencé par fêter la victoire de ses propres vainqueurs. L’orgueilleuse devise inscrite sur le fronton de l’Université de Fribourg-en-Brisgau, « Zum Ewigen Deutschtum », « A la germanité éternelle », faisait à présent officiellement honte aux Allemands.

Cet état d’esprit s’est progressivement propagé dans toute l’Europe occidentale.

Dans un discours sur l’avenir de l’Europe, prononcé à l'université Humboldt de Berlin le 12 mai 2000 – discours qui devait déterminer l’orientation prise par l’Europe – le ministre des affaires étrangères allemand de l’époque, Joschka Fischer déclarait rejeter à jamais le système né des traités de Westphalie en 1648, c’est-à-dire le système de la cohabitation des Etats souverains, avec son principe d'équilibre des puissances et ses ambitions hégémoniques des grands Etats. Il programmait ainsi la réalisation d’une Europe postmoderne, postnationale. Robert Kagan y a vu l’illustration de ce que « les Européens sont passés du monde anarchique décrit par Hobbes à celui souhaité par Kant, où règne la paix perpétuelle. » J. Fischer proposaient en effet aux Européens non seulement de dépasser la souveraineté des Etats qui la compose en vue de réaliser une union plus parfaite, mais de renoncer à la souveraineté pour l’Europe, autrement dit de renoncer à l’ambition de transposer le principe de la souveraineté nationale à l’échelle européenne en vue de permettre l’affirmation d’un peuple et d’une identité européenne dans un contexte de conflits civilisationnels. Il rejoignait ainsi les vues de Jürgen Habermas et de l’idéal cosmopolitique, le rêve d’une citoyenneté qui ne serait plus adossée à la souveraineté de la communauté des citoyens mais ouverte aux pérégrins, aux voyageurs, aux étrangers comme aux émigrés. Il proposait la réalisation d’une politique de l’amitié, au sens même que Derrida a essayé de donner à cette expression dans Politiques de l’amitié , une des plus profondes critiques de la distinction schmittienne de l’ami et de l’ennemi et du phallologocentrisme qu’elle présuppose .

Reste à savoir si cet idéal, moral, née de l’évolution de la sensibilité égalitaire en Europe, est compatible avec le réalisme géopolitique que nous impose un monde dont nous ne maîtrisons pas les représentations.

La souveraineté est-elle une notion dépassée ? Peut-on penser l’avenir des relations internationales sans référence au concept qui structure la vie internationale depuis le XVIe siècle ? A notre avis la réponse est négative et l’urgence est bien plutôt d’essayer de penser ce que pourrait être une souveraineté européenne au moment même où la domination exercée par l’Occident depuis le XVIIe siècle est remise dans les faits en question par la montée en puissance de civilisations concurrentes. Mais une telle démarche suppose une révolution inverse des mentalités de celle accomplie en Europe depuis 1945.

 

I – De la souveraineté à sa dissolution

 

La souveraineté est une notion polysémique, revêtue d’un prestige qui a poussé à la multiplication de ses usages. On peut essayer d’en préciser les registres.

Elle est d’abord une notion juridique, contemporaine de l’émergence de la monarchie absolue née d’un triple processus d’émancipation du souverain de la féodalité, des prétentions impériales et, enfin de l’autorité de l’Eglise.

Juridiquement, elle est un concept double, un Janus bifrons. Elle signifie, en même temps, le principe de la suprématie de l’autorité à l’intérieur de l’Etat  (aucune autorité concurrente ne peut résister au souverain qui prétend au monopole de la violence légale) et , d’autre part, le principe d’indépendance dans l’ordre international (rien ne peut être imposé au souverain sans son consentement). Cette double dimension de la souveraineté, interne et internationale, en fait immédiatement ressortir une caractéristique fondamentale, sa dimension territoriale ou spatiale. La souveraineté est la qualité d’une puissance qui s’exerce sur un certain territoire. Le tracé de la frontière est sa condition d’existence, tout comme la distinction du citoyen et de l’étranger, du sien et de l’autre. Tout pouvoir souverain délimite d’abord l’étendue de sa juridiction.

Politiquement, elle est la qualité d’une puissance parvenue à une réelle autonomie et ne dépendant plus de tiers pour la réalisation d’un dessein. On parle en ce sens de souveraineté militaire, de souveraineté technologique ou de souveraineté alimentaire pour désigner l’autonomie, l’indépendance ou l’autosuffisance dans ces domaines.

Mais la souveraineté est aussi et surtout un principe de légitimité – et c’est là que réside sa valeur positive. Elle exprime la volonté d’un peuple ou d’une nation, c’est-à-dire des habitants légitimes d’un territoire. La souveraineté nationale est depuis le XIXe siècle, depuis l’affirmation du principe des nationalités, l’expression historique de l’unité et de l’émancipation des peuples et de la conquête de leur liberté politique. Au despotisme asiatique comme à l’empire colonial le principe de la souveraineté nationale a opposé l’idéal de la culture et de la liberté de sorte que c’est au nom de la souveraineté nationale que s’accomplissent toutes les grandes révolutions politiques émancipatrices. Pierre Manent relève très justement que « l’Etat-nation fut à l’Europe ce que la cité fut à la Grèce antique : ce qui produit l’unité, et donc le cadre de sens, de la vie produisant la chose commune » et il ajoute que « la cité et l’Etat-nation sont les deux formes politiques qui ont été capables de réaliser, du moins dans leur phase démocratique, l’union intime de la civilisation et de la liberté ».

Au début du XXe siècle encore, l’Europe diffusait les bienfaits de la Civilisation à travers la promotion de la nation et l’accession à la souveraineté. Cependant, à partir de cette période aussi, le principe de la souveraineté national a subi des critiques et commencé d’être connoté négativement.

Cette évolution commence après la Première Guerre Mondiale avec les critiques de la souveraineté nationale. Par exemple dans son Discours à la nation européenne , Julien Benda stigmatise les nationalismes européens et prononce le mot d’ordre qui sera ensuite constamment suivi : « rendons les nationalismes ridicules et odieux ». Mais c’est surtout après la Seconde Guerre Mondiale que la souveraineté nationale est tenue pour responsables des conflits monstrueux qui ont ensanglanté l’Europe. Elle fait alors l’objet de critiques radicales. Le mot d’ordre de Benda est repris par les pères fondateurs de l’Europe, à commencer par Jean Monnet qui fut l’inspirateur d’une politique constamment hostile au principe de la souveraineté, qu’il ne comprend plus que comme un principe de division, d’égoïsme national, de guerre et finalement de destruction, autrement dit l’expression du mal en politique. Jean Monnet prône l’idéal d’une Europe supra-nationale mais sans destin politique, asservie aux seules lois de l’économie marchande . Il est vrai que cette politique a permis une paix durable en Europe mais en réduisant les idéaux à la conquête du bien être matériel, en réduisant les citoyens aux consommateurs, en réduisant politiquement l’Europe à la caricature d’une Suisse dilatée.

Si la souveraineté nationale, après 1945, reste encore valorisée quand elle sert à la politique de décolonisation et à l’émancipation des peuples opprimés par les Européens, pour ces mêmes Européens on ne propose plus que l’idéal cosmopolite d’une Europe post-nationale qui semble arrivée au terme de son histoire. Le thème de la fin de l’histoire est, du reste, un motif typiquement européen.

Aujourd’hui, la souveraineté est régulièrement présentée comme la principale cause de l’injustice politique dans le monde. Un auteur, Monique Chemillier-Gendreau, soutient que le monde est saturé de souveraineté et voit dans cette saturation la cause de tous nos malheurs, à commencer par la mauvaise efficience du droit  international .

Cette inversion de la valeur de la souveraineté collective, dans le monde européen, s’est accompagnée d’une mutation profonde des valeurs et du rapport de l’individu à sa communauté. La foi religieuse, le sens du sacrifice, la conscience de la hiérarchie ont progressivement laissé la place à la revendication de la souveraineté de l’individu. Elle a permis une relecture critique du passé, accompagnée le plus souvent d’une réinterprétation constructiviste des liens communautaires . Dans le même temps elle a favorisé des conceptions formalistes de l’explication du lien sociale : le « patriotisme constitutionnel » chez Habermas, le « consensus par recoupement chez John Rawls, la  «morale minimale » chez Ruwen Ogien. Cette inversion des valeurs se nourrit de la dissolution de la conscience d’une appartenance commune et d’une indifférence croissante au destin de la communauté. Comme l’écrit Claude Lefort : « Le dépérissement de la souveraineté de la nation conduit à imaginer un monde au sein duquel les frontières des Etats sont effacées et où s’impose le règne universel du marché – un monde qui ne constitue plus qu’un immense réseau d’interelations entre les individus au profit du bien être de tous » . Le monde qui vient, dans cette perspective, est celui que se plait à imaginer Jean-Claude Guillebaud, dans son dernier ouvrage notamment, Le commencement d’un monde, , la naissance d’une culture mondiale et d’un métissage généralisé.

 

Il n’est pas étonnant, au regard de ce qui vient d’être rappelé, que les principales philosophies de l’Europe aient en commun d’être tournées vers le passé. Obsédées par les deux guerres mondiales et le déchaînement d’une violence démultipliée grâce à la technique, elles ne sont animées que de l’intention, louable mais insuffisante, d’éviter que ne se recréée en Europe les conditions d’un tel conflit et de la velléité, c’est-à-dire de la volonté sans la puissance, d’exporter des valeurs anémiques. Elles manquent cependant de perspectives pour l’avenir et n’essayent pas de penser l’urgence des réformes nécessaires dans une Europe mise en péril par le soupçon qui pèse sur toutes les valeurs qui ont contribué à sa grandeur et lui ont permis d’assumer sa position d’exception.

 

II – Les conditions pour penser la refondation d’une souveraineté européenne

 

A quelles conditions penser l’idée d’une souveraineté européenne ?

Considérons d’abord que, depuis la chute du Mur de Berlin et la dissolution de l’empire soviétique, le monde est entré dans une période accélérée de recomposition, structuré autour de quelques aires civilisationnelles majeures. Mais dans le même temps, au sein de l’aire occidentale, une fracture est apparue distinguant l’Amérique du Nord de la vieille Europe. Les Américains se sont soustraits à l’influence intellectuelle de l’Europe à mesure que ses intellectuels issus, directement ou indirectement, de l’immigration d’Europe centrale des années trente ont quitté la scène du débat public. Ils ont été progressivement remplacés par des intellectuels issus des nombreuses minorités ethniques, n’éprouvant pas la même sympathie pour l’Europe que leurs prédécesseurs. Plus largement, les élites intellectuelles de l’Amérique ne vénèrent plus l’Europe comme le coeur de la civilisation et de la culture occidentale, dont l’enseignement n’est plus au fondement de la formation des élites. Une très lente mais très profonde faille culturelle semble séparer l’Amérique de l’Europe.

Au début des années 90, l’Europe a donné le sentiment de prendre en main son destin. Le traité de Maastricht, la création d’une Union européenne, la référence à une citoyenneté européenne, le renforcement du sentiment de l’union à travers des symboles communs, l’adoption d’une monnaie commune à la majorité des Etats membres de l’Union, la définition d’une politique européenne de sécurité et de défense, toutes ces évolutions ont donné le sentiment que l’Europe naissait à l’exercice de la puissance et que le géant économique devait progressivement revenir sur le devant de la scène politique internationale et disputer le leadership à l’Amérique. Cette voie impliquait une intégration politique poussée et la définition d’une politique étrangère commune. Elle impliquait au minimum que l’Europe se pense comme une Fédération et accepte l’émergence d’un Gouvernement fédéral, d’une armée fédérale, d’une police fédérale. Cette voie n’a cependant pu être explorée très longtemps parce que les élargissements successifs de l’Europe ont eu pour effet d’anéantir ces potentialités dans l’espace du traité sur l’Union européenne. Les Etats d’Europe centrale ont été associés à l’Union européenne avant même que le contenu politique de cette union ne soit définie, de sorte qu’ils n’en sont pas seulement devenus les membres mais de véritables membres fondateurs aptes à en discuter la nature. Or un nombre significatif de ces Etats, la Pologne et la République tchèque notamment, ne souhaitent qu’une Europe économique et préfèrent se tourner vers l’Amérique, pour entrer avec elle dans une sorte de grande solidarité occidentale dirigée d’abord contre l’inquiétant voisin russe.

Le premier préalable à la définition d’une politique de puissance de l’Europe implique un redéploiement de son projet politique autour de son cœur carolingien, de cet espace qui a représenté historiquement, avant même la naissance des Etats souverains, l’unité européenne . Il doit être accompagné d’un travail métapolitique sur notre mémoire, un réinvestissement de l’imagination européenne, d’une réinstitution imaginaire de l’Europe comme centre de civilisation. Nous rejoignons ainsi pleinement Bronislaw Geremek lorsqu’il déclare : « l’historien que je suis est persuadé que c’est à l’histoire qu’il faut s’adresser pour construire l’avenir de l’Europe. Sans une mémoire collective, il serait difficile d’approfondir l’intégration européenne. Seulement, cette mémoire collective n’existe pas. Nous devons la créer dans le respect de l’histoire qui est une science de la vérité. »  Le défi théorique est immense car il suppose de pouvoir réfuter les interprétations constructivistes de la formation des sociétés européennes qui, sous couvert de dissoudre les représentations essentialistes de l'histoire promeuvent, le plus souvent, des idéologies Libéro-libertaires flattant la souveraineté individuelle . Il conviendrait pour cela de dépasser la fausse alternative des communautés fermées, reposant sur l’illusion essentialiste de leur identité, et des sociétés ouvertes, mais sans identité, reposant sur la libre volonté de co-contractants souverains, pour assumer d’abord le fait que cette souveraineté individuelle érigée en valeur suprême est précisément une possibilité européenne (inconnue hors de la sphère occidentale) dont l’excès même détruit l’Europe. Et cette destruction s’appelle précisément l’Amérique, comme le comprenait bien Tocqueville, dans La démocratie en Amérique, lorsqu’il percevait dans le développement inéluctable de l’égalité des conditions le principe de la démocratie et de sa dissolution, le principe de l’anomie sociale individualiste . C’est en vertu de l’influence de ces conceptions constructivistes, dans les sciences sociales, qu’il est devenu difficile de soutenir, par exemple, que l’Europe devient étrangère à elle-même, qu’elle s’aliène ou se dissout sous nos yeux, sans paraître commettre cette faute en pensée qu’on appelle hypostase. Ce sont les conceptions constructivistes de l’Europe qui veulent nous démontrer que l’Europe est sans identité. Une affirmation politique de l’Europe n’est pourtant possible qu’en fonction d’une identité européenne.

Interroger l’identité de l’Europe, en retrouver les racines médiévales, est le préalable à toute réflexion sur l’émergence d’une souveraineté européenne. En remontant le cours du temps il apparaît que l’Europe est véritablement née au Moyen Age de sorte que « nous sommes européens avant d’être français, allemands ou tchèques ».

Cette conscience historique doit être entretenue au moyen d’institutions représentatives. L’une des institutions les plus originales qui permettrait de restituer cette unité européenne dans la diversité de ses nations est la création, que proposait Valéry Giscard d’Estaing lors de la tenue de la Convention sur l’avenir de l’Europe, d’un « Congrès des peuples d’Europe », seul à même de donner à l’Union la légitimité suffisante devenir une véritable puissance. On sait que la Convention ne s’est pas montrée capable de proposer une telle institution, se repliant sur des positions timides dont, finalement, les peuples n’ont pas voulu. L’idée mérite pourtant d’être reprise, tant il est certain qu’il n’y aura pas de légitimité européenne et, donc, de puissance européenne sans démocratie européenne. Encore faut-il bien entendre cette notion.

La démocratie est fondamentalement distincte de l’Etat de droit, à laquelle on tente pourtant de la réduire par méfiance à l’égard du demos. Car tandis que l’Etat de droit vise exclusivement à la protection des libertés individuelles, la démocratie tente d’être l’expression d’une volonté collective. Mais l’aspiration à une démocratie européenne se heurte rapidement à l’idée qu’il n’existe pas, précisément, de peuple européen, c’est-à-dire de conscience politique d’un peuple européen. Il existe des européens, des populations européennes, mais pas de peuple européen.

Cette objection nous fait prendre conscience de l’importance de la frontière. Si un peuple est l’ensemble des habitants légitimes d’un territoire, c’est de la délimitation des frontières de son territoire que procède l’affirmation de son identité. Quelles frontières circonscrivent l’Europe et la distingue de la non-Europe ? Il semble que la réponse à cette question, aujourd’hui comme hier, est posée aux marches de l’Europe, notamment  par la Turquie  mais aussi le Kosovo ou l’Albanie, dont la population est cependant européenne. C’est dire que la question de la frontière n’est pas une question exclusivement ni, même, essentiellement, de géographie physique. Elle est d’abord une question d’héritage, comme cela avait été très bien perçu à l’automne  2000, lors de la phase finale de la rédaction de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, lorsqu’il était fait référence, dans l’une des dernières versions du texte, à « l’héritage culturel, humaniste et religieux » de l’Union qui fondait ses valeurs politiques. Cet ajout suscita une réaction ahurissante du Gouvernement français de l’époque qui indiqua qu’il ne pourrait souscrire à la Charte si ces mots étaient maintenus car ils constituaient à ses yeux une atteinte au principe constitutionnel de la laïcité. Au nom d’une conception frontale de la séparation du temporel et du spirituel, du politique et du religieux, au nom de cette frontière républicaine qui sépare radicalement les deux mondes, le Gouvernement français refusait la frontière civilisationnelle qui sépare l’Occident de l’Orient, la Chrétienté de l’Islam, la tradition des libertés européennes du despotisme asiatique. Il n’entendait plus la leçon d’Hérodote, dans son histoire des guerres médiques, contemplant sous l’éclat du grand midi les vestiges et les épaves de Salamine et méditant dans le silence assourdissant du défilé des Thermopyles sur la signification de l’hellénité, le fait « d’être uni par la langue et par le sang, les sanctuaires et les sacrifices (…) par nos mœurs qui sont les mêmes » .

De cette mémoire, nous savons que beaucoup d’Européens n’en veulent plus, non seulement parce qu’ils ont perdu ou n’ont pas établi de liens avec elle, mais parce qu’elle est associée, de manière plus ou moins diffuse, mais toujours scandaleuse, avec les horreurs du totalitarisme. La querelle des historiens allemands s’est étendue à toute l’histoire européenne de sorte que la question n’est plus seulement, aujourd’hui, s’il est possible de penser la grandeur de l’Allemagne sans se faire complice du nazisme, mais s’il est possible de penser la grandeur de l’Europe sans se faire complice du colonialisme et de l’impérialisme. Les revendications des peuples opprimés et la confusion qu’engendrent les demandes de réparation qu’ils adressent aux descendants des colonisateurs ou des esclavagistes, laissent peu de place à une valorisation du passé et de la grandeur de l’Europe. La leçon de Sartre a porté ses fruits, qui écrivait, dans la préface au livre de Franz Fanon, Les damnés de la terre : « abattre un Européen c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ». Si, pourtant, dans l’inquiétant monde qui vient, nous ne trouvons pas la ressource pour dépasser cette langueur et cette haine de soi qui semble caractériser la pensée européenne depuis 1945, c’est nous-mêmes qui risquons de nous retrouver les damnés de la terre, mais cette fois sans conscience compatissante pour prendre notre défense.