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19/10/2015

Le romantisme philosophique et politique en Allemagne

Conférence prononcée  au Musée de la Marine de Toulon le 29 novembre 2011

dans le cadre de la Commission Littérature de l'Académie du Var.

Le thème de la séance était :

"Ombres et lumières du romantisme"

 

 

LE ROMANTISME PHILOSOPHIQUE ET POLITIQUE EN ALLEMAGNE

 

 

INTRODUCTION

 

C’est en Allemagne que le mot « romantisme » a pris son sens littéraire, avec les Romantische Dichtungen de Tieck (1799-1800), puis avec La Pucelle d’Orléans de Schiller (1801) qui fut qualifiée de « romantische Tragödie ». Goethe revendiqua, en 1830, devant Eckermann, la paternité de l’opposition, devenue alors banale dans toute l’Europe, entre « classicisme » et « romantisme », le premier terme étant associé à la santé et à la vigueur, le second à la maladie voire à la  dégénérescence, opposition qu’on retrouvera sous la plume de Nietzsche dans les années 1870-1880.

Pourtant, si le mot apparaît bien  alors en ce sens, le romantisme allemand n’est que très accessoirement un courant littéraire. Il est pour l’essentiel un mouvement philosophique et surtout politique, et c’est ce que nous voudrions montrer à travers cet exposé.

Il s’agit d’abord d’un mouvement anti-Français, effet des invasions révolutionnaires et des guerres napoléoniennes, effet de l’effondrement du Saint Empire romain germanique en 1806. Ce courant va s’opposer point par point à tous les principes issus de la philosophie française des Lumières qui inspirèrent la Révolution de 1789 et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

Jacques Droz, qui me servira de guide tout au long de cette étude, l’affirme nettement dès les premières pages de son ouvrage Le romantisme politique en Allemagne :

         « Le romantisme fut avant tout réaction contre l’idéologie de la révolution française, combat contre l’émancipation politique et sociale issue des idées de 1789, défense des monarchies et des classes dirigeantes contre la force, jugée dissolvante, de l’économie moderne » 1

Définissant le projet qui présida à la création de la revue Germania, le poète Kleist s’exprime en ces termes en 1809 :

         « Cette revue doit être le premier souffle de la liberté allemande. Elle se propose d’exprimer tout ce qui pendant les trois dernières années passées à gémir sous le joug des Français, a dû rester enfermé dans le cœur des valeureux Allemands. » 2

La même frustration se manifeste dans la Bavière de Louis 1er, en 1815, ainsi qu’on peut le lire dans la revue Literaturzeitung für katholische Religionslehrer :

         « « Il faut espérer et croire que la Révolution française introduira dans la vie politique, par réaction, un ferment d’amour et de liberté […] Ce n’est qu’à cette condition que l’avenir pourra donner lieu à une véritable contre-révolution et que nous nous acheminerons vers une théocratie, seule susceptible de réparer les maux que la démocratie, issue de la Révolution française, a répandus sur le monde entier. » 3

Afin d’introduire un minimum de rigueur et de contredire l’affirmation de Paul Valéry, qui supposait cette rigueur définitivement absente de l’idée même de romantisme, nous procéderons de la façon suivante : dans un premier temps, nous remonterons aux origines philosophiques du romantisme allemand. Puis nous dresserons un panorama, bien évidemment non exhaustif, du romantisme politique allemand au sens étroit du terme, qui se développe approximativement de 1798 à 1830. Nous montrerons ensuite que le véritable romantisme philosophico-politique allemand déborde largement de ce cadre, et qu’on peut y inclure des créateurs qu’on ne classe pas traditionnellement sous cette étiquette : le poète Hölderlin, le compositeur Wagner, le philosophe Nietzsche (dans sa toute première philosophie seulement). Nous conclurons notre propos en montrant comment, selon nous, ce romantisme allemand est l’une des matrices fondamentales, trop souvent négligée, du national-socialisme.

 

I) AUX ORIGINES DU ROMANTISME ALLEMAND

 

C’est bien avant l’effondrement du Saint Empire que surgissent des thématiques qui fleuriront de 1806 à 1830 et bien au-delà.

 

1) Johann Gottfried Herder (1744-1803) et la notion de « Volkgeist »

Contre l’universalisme français des Lumières, Herder, qu’il n’est pas interdit de considérer comme le premier philosophe de l’histoire (plus de trente ans avant Hegel qui sacralisera ce genre), concentre son attention sur le caractère irréductible des peuples, qui sont les uns par rapport aux autres presque aussi étrangers que les différentes espèces animales. Auteur en 1774 d’Une autre philosophie de l’histoire, et surtout des Idées pour une philosophie de l’histoire de l’humanité (ouvrage en quatre parties publiées entre 1784 et 1791), Herder affirme avec force le principe des nationalités. Il considère que les cultures sont profondément hétérogènes, qu’elles sont ancrées dans des langues originales qui sont d’origine divine 4,  et que chaque peuple a une âme, un principe propre qui gouverne toutes ses manifestations, le « Volkgeist » (terme que lui empruntera Hegel en le situant dans un contexte très différent). « Chaque nation a le centre de sa félicité en elle-même », peut-on lire dans Une autre philosophie de l’histoire 5. Par son « ethnicisme » 5, son rejet de la modernité, sa vénération pour le Moyen Âge, Herder a incontestablement jeté les bases du romantisme politique allemand.

 

2) Edmond Burke et ses Considérations sur la révolution française (1790).

Véritable best-seller européen, le libre de Burke a été constamment commenté en Allemagne durant la dernière décennie du XVIIIe siècle et toute la première moitié du XIXe siècle. Novalis, que nous retrouverons bientôt, résume bien la perception générale en Allemagne du livre de Burke par ces mots :

         « Il a été écrit plusieurs ouvrages anti-révolutionnaires sur la Révolution. Burke a écrit un ouvrage révolutionnaire contre la Révolution. » 6

 

3) Johann Gottlieb Fichte (1762-1814)

Contemporain de Hegel et de Schelling, les deux autres figures dominantes de ce qu’il est convenu d’appeler l’ « idéalisme allemand », Fichte, qui n’est pas classé comme « romantique » (des trois idéalistes allemands, seul Schelling est parfois qualifié de « romantique »), a cependant contribué puissamment, par son Discours à la nation allemande de 1808, à jeter les bases du romantisme politique allemand. Précédé de peu par Novalis, qui clamait en 1800 que « de son pas lent, mais sûr, l’Allemagne précède les autres pays d’Europe », Fichte qualifie la langue germanique de « Ursprache » («langue originaire » ou « langue originelle »), et déclare que le peuple allemand est « le peuple tout court » (« das Volk schlechtweg »), en quelque sorte le « peuple élu ».

Fichte approfondit les idées de « Volkstum » (identité populaire, ethnicité) et de « Deutschheit » (germanité) qu’il hérite de ses prédécesseurs (parmi lesquels Herder). Exclusivisme du Moi national, originalité du caractère populaire, exaltation de l’histoire : les grands thèmes du Discours à la nation allemande ne cesseront d’alimenter le romantisme politique des décennies suivantes.

« La nation qui portait jusqu’à ce jour le nom d’allemande (ce qui signifie le Peuple tout court) n’a cessé de témoigner d’une activité créatrice et novatrice dans les domaines les plus divers. L’heure est enfin venue où une philosophie pénétrée de part en part par la réflexion lui présentera le miroir où elle se reconnaîtra par une connaissance lucide, et du même coup prendra nettement conscience de la mission dont elle ne portait jusqu’alors qu’un pressentiment confus, mais dont la Nature l’a investie » 7

 

II) LE ROMANTISME POLITIQUE AU SENS ÉTROIT DU TERME

 

1) Une difficile délimitation chronologique

 

La grande période romantique allemande va environ de 1798 à 1830, mais il est en réalité très difficile de fixer une date précise marquant le début ou la fin de cette période. Certains la voient s’achever avec la Philosophie de la vie de Friedrich Schlegel, en 1827, qui développe la doctrine de la restauration politique et dresse l’apologie d’un État chrétien. Jacques Droz place le terme trois ans plus tard quand il écrit :

         « Le romantisme, du fait des progrès de la civilisation industrielle et de la montée du libéralisme, est de plus en plus réduit à la défensive : c’est dans les livres de Joseph von Eichendorff, autour de 1830, que se laisse entendre le chant du cygne. » 8

Mais ceci n’est vrai que du romantisme politique au sens étroit du terme. Lié aux tentations de l’aristocratie de conserver la mainmise sur la société, le romantisme politique sera peu à peu étouffé par la montée en puissance de la bourgeoisie libérale et de ses aspirations à la modernité. Les systèmes qu’avaient imaginés des hommes tels que Schlegel ou Adam Müller tomberont dans l’oubli. Mais certains thèmes survivront, ainsi que nous le verrons dans notre troisième partie.

 

2) Un mouvement « réactionnaire » au sens étymologique du terme

 

Le romantisme allemand, inspiré des thèses de Burke, prendra le contre-pied systématique de tous les principes qu’avait sacralisés la Révolution française de 1789.

 

a) Un mouvement anti-individualiste

Certes existe au sein du romantisme allemand (comme de tous les romantismes) un certain culte du Moi. Il faut cependant y prendre garde : ce mouvement est profondément anti-individualiste, au sens le plus politique du terme, il rejette radicalement l’individualisme bourgeois qui a inspiré (Marx ne s’y est pas trompé) tous les articles de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, déclaration qui devrait en réalité porter le nom de « déclaration des droits de l’individu et du citoyen ».

Novalis exprime là encore avec talent ce rejet de l’individualisme bourgeois : « Notre pensée est un dialogue, notre sensibilité une sympathie » 9. Plus lyrique encore, le poète Matthias Claudius, dans son Messager de Wandseck, écrit :

         « Celui qui sans aucune nuance se met à prêcher la liberté et les droits du citoyen, cet homme, quelles que soient ses intentions, détruit les liens judicieusement et péniblement noués entre les citoyens ; il fait ressortir du tréfonds de l’individu des prétentions vaniteuses et autoritaires, abolit les nobles sentiments d’amour, de foi et de confiance, fait de chacun de nous un être desséché et buté, qui ne fait jaillir la joie ni pour lui ni pour les autres. Cet homme retire au prochain ce qu’il a de plus précieux au monde, à savoir la consolation que fournit la religion à ceux qui sont ou se croient opprimés par leurs souverains … » 10

A la fin de cette période, relatant un voyage en France, Clemens Brentano (membre éminent de l’école de Heidelberg) exprime dans son livre Bilder und Gespräche aus Paris (1827) des impressions qui me semblent faire étonnamment écho aux pages célèbres rédigées quelques années plus tard par Alexis de Tocqueville dans sa Démocratie en Amérique (1835-1840) :

         « L’ESPRIT LIBERAL DE NOTRE TEMPS. Voitures, cavaliers et piétons se côtoyaient dans la hâte et la confusion. Tous, tant qu’ils étaient, utilisaient la même chaussée, et pourtant chacun semblait s’y tracer son propre chemin. Personne ne connaissait personne, personne ne saluait personne, chacun s’intéressait à ses propres affaires […] Cette activité me paraît être le symbole de l’égoïsme universel. Je compris comment l’habitant d’une grande cité, balloté par les vagues d’une foule toujours en mouvement, est amené si facilement à ne poursuivre que les impulsions de son intérêt égoïste. » 11

 

b) Un mouvement anti-laïc

Novalis (1772-1801), dont le rôle fut décisif, rompit radicalement en 1798 avec l’esprit de laïcité cher aux Lumières dans Foi et amour, et surtout dans un ouvrage qui marqua le romantisme allemand, Die Christenheit oder Europa (La Chrétienté ou l’Europe, écrit un an avant sa disparition prématurée, en 1800, mais qui ne fut publié qu’en 1826). Ses héritiers radicaliseront ses idées en les mettant au service des valeurs les plus conservatrices. Tel fut le cas en Autriche, depuis les appels de Metternich à combattre le nationalisme allemand jugé insuffisamment chrétien, jusqu’aux derniers feux du romantisme viennois qui contribua à l’édification d’une philosophie de la restauration. Ces appels à la reconstruction d’un Empire chrétien prirent souvent des connotations nettement antisémites, ainsi qu’on peut le vérifier en se penchant sur les textes du critique littéraire et homme politique Adam Müller (1779-1829), tout particulièrement dans certains articles des Staatsanzeigen, revue qui fut l’organe de la Restauration catholique. Ainsi dans ce texte de 1819 :

         « Il est facile de démontrer que les Juifs ne doivent recevoir les droits civiques, non seulement dans un État chrétien, mais encore dans aucun État quel qu’il soit. Ce n’est pas en effet parce que l’État est chrétien, mais parce que les Juifs sont les Juifs qu’ils ne sauraient y prendre place […] Ils sont chrétiens ou juifs, selon l’avantage qu’ils en tirent ; mais ils ne sont attachés par aucune obligation, aucun patriotisme au pays dans lequel ils ont été bien accueillis, mais auquel ils ne consentent aucune réciprocité de service, aucun sacrifice. » 12

Dans la même optique, la plupart des romantiques allemands prônent un retour à la théocratie 13, et rejettent l’idée d’une école communale, ce qui est le cas d’Adam Müller : « L’instituteur », écrit-il, « ne doit pas être autre chose que le collaborateur soumis du pasteur ; vouloir en faire un être indépendant, c’est l’émanciper d’une sujétion naturelle, c’est le rendre nuisible. Exclure de l’école l’enseignement religieux, ou plus exactement l’enseignement d’une foi positive, c’est lui retirer son élément salutaire, et ne laisser que le superflu et le pernicieux. Il n’y a donc rien de plus maléfique que les écoles communales. » 14

 

c) Un mouvement anti-progressiste

En 1804-1086, Friedrich Schlegel, avec ses Conférences philosophiques, rend populaire la passion pour le Moyen Âge qu’avait initiée Herder, passion qui ne faiblira plus pendant près d’un demi-siècle. Jacques Droz en précise les raisons :

         « Le thème de la reconstitution de l’unité européenne, sous le signe de la Papauté et du Saint Empire romain germanique, est devenu, grâce à l’action efficace des frères Schlegel, grands admirateurs du monde médiéval, l’un des thèmes favoris du romantisme. » 15

 

d) Un mouvement anti-élitiste

La France révolutionnaire vantait un « élitisme républicain » se substituant aux privilèges jugés injustes de l’Ancien Régime. On a tendance à oublier aujourd’hui, dans nos temps confus où le concept d’ « égalité » ne cesse d’être malmené, que la bourgeoisie révolutionnaire française n’avait que mépris pour la culture populaire. Aux antipodes de ce mépris, des poètes allemands tels que Brentano ou Arnim (membres les plus éminents de l’école de Heidelberg) vont forger la notion de « poésie populaire », une poésie ancrée dans la langue et fondée sur la race.

Fichte les avait une fois de plus précédés, en proclamant dans son Discours à la nation allemande que l’ « un des plus puissants moyens de relever le caractère allemand, ce serait d’écrire une histoire enflammée des Allemands de cet âge ; elle pourrait enthousiasmer les foules et devenir, comme la Bible ou le recueil des Cantiques, le Livre national et populaire, jusqu’au jour où nous accomplirions de nouveau quelque haut exploit digne d’être noté. » 16

 

e) Un mouvement anti-capitaliste

Le romantisme allemand rejette globalement l’idée d’une indépendance sociale des acteurs économiques, pivot de l’idéologie libérale chère aux révolutionnaires français. Adam Müller le premier met en garde contre les concentrations capitalistes et la prolétarisation des travailleurs. Préférant là encore le Moyen Âge à la modernité, il écrit :

         « Que l’on m’asservisse une fois pour toutes ou que l’on restreigne mes moyens de vivre jusqu’à ce que je me soumette ; que je me vende en une fois ou chaque jour à nouveau : cela revient au même. Au lieu de faire de mon corps un esclave et d’assumer la responsabilité de ma subsistance, on aliène la partie essentielle de mon être, à savoir ma force physique, et on laisse au reste de ma carcasse, par une suprême ironie, la libre et entière responsabilité de son sort » 17

Quelques années plus tard, à Munich, l’un des principaux rédacteurs de la revue Eos, Franz von Baader, fit, à l’instar de Friedrich Engels, le comparse de Karl Marx, un long séjour en Angleterre qui le convainquit de la misère ouvrière dans une société capitaliste. Baader jeta les bases de  la doctrine sociale et économique de l’église. Persuadé que le servage était « moins cruel et moins inhumain » 18, Baader relie de façon assez originale la misère ouvrière aux « progrès » techniques, bien avant les analyses de Karl Marx :

         « Les découvertes si remarquables de la technique et du mécanisme contribuent donc à diminuer, et non à augmenter le bien-être matériel et à aggraver les conditions de vie de la plus grande partie de la nation. » 19

 

f) Un mouvement anti-contractualiste

Ainsi que l’avait affirmé avec brio en France Joseph de Maistre 20, on n’appartient pas à une communauté en fonction d’un décret de sa volonté souveraine, mais en fonction des éléments inconscients que sont la langue qui nous vient de nos ancêtres, les coutumes, les croyances religieuses. Ce rejet des théories contractualistes demeurera une constante au sein du romantisme allemand.

 

3) Les certitudes politiques des romantiques allemands

 

S’il est essentiellement réactionnaire (et d’abord anti-français), le romantisme allemand n’est pas pour autant dépourvu de convictions : quelle que soit son hétérogénéité, il s’appuie sur quelques certitudes majeures que nous allons énumérer rapidement, certaines d’entre elles ayant été déjà entrevues dans la partie précédente de l’exposé, rejet et affirmation étant bien entendu liés.

 

a) Le rôle primordial de l’État

« Un des plus grands défauts de nos États, c’est qu’on y voit trop peu l’État » 21, remarquait le premier Novalis. Au premier regard, cette affirmation pourrait être jugée proche de la philosophie politique hégélienne. Cependant, si Hegel aurait sans doute partagé ce jugement à propos de la plupart des nations européennes, il n’aurait jamais accepté de l’appliquer à la Prusse de son temps, en laquelle l’État avait atteint selon lui une forme remarquable (et même quasiment « divine » ). D’autre part, et surtout, Hegel n’aurait pas partagé le lien indissoluble que Novalis établit entre république et monarchie. Pour les romantiques allemands, la société est un corps qui a besoin d’une âme, cette âme ne pouvant être que celle du monarque qui symbolise et rend active l’unité sociale.

         « Il viendra un jour », prophétise Novalis, « et il n’est pas éloigné, où l’on sera universellement persuadé qu’aucun roi ne peut exister sans république, et réciproquement qu’aucune république n’est concevable sans un roi ; que l’un et l’autre sont aussi inséparables que l’âme et le corps. » 22

 

b) Le caractère organique de la société

Une conception organique de la société réunit tous les romantiques allemands, sans exception. La plupart d’entre eux verront dans la société médiévale l’expression la plus achevée de cet organicisme, certains d’entre eux allant même jusqu’à valoriser le système indien des castes 23. Jacques Droz  écrit à ce propos : « Ainsi l’individu se trouve enserré dans un système compliqué de hiérarchies, de privilèges et de devoirs réciproques : les romantiques allemands éprouvent une secrète nostalgie pour la société féodale, ses méticuleuses prescriptions de services et d’honneurs, ses dépendances de personne à personne. » 24

Une fois de plus, nous pouvons noter que Fichte leur avait ouvert la voie, en particulier dans ses Grundlege des Naturrechts (1796-1797) :

         « Dans un produit de la nature, chaque partie n’est ce qu’elle est que dans sa liaison avec le tout et ne serait absolument pas ce qu’elle est hors de cette liaison ; bien plus, hors de toute liaison organique, elle ne serait absolument rien, puisque, sans cette réciprocité d’action entre les forces organiques se faisant mutuellement équilibre, aucune forme ne subsisterait et que règnerait un perpétuel conflit entre l’être et le non-être […] Entre l’homme isolé et le citoyen il y a le même rapport qu’entre la matière brute et la matière organisée […] Dans le corps organisé chaque partie entretient sans cesse le Tout, et en le conservant se conserve soi-même. De même le citoyen vis-à-vis de l’État» 25

A quelques mots près, on retrouvera cette thèse chez Johann-Jakob Wagner, chez Adam Müller, chez Joseph Görres 26. Ce dernier enracine la vision organique dans le modèle indo-européen que le grand chercheur du XXe siècle qu’a été Georges Dumézil a contribué à vulgariser, le schéma d’une société tripartite dont on trouve la stricte formulation chez Joseph Görres :

« Il y a trois piliers sur lesquels la Constitution par ordre (ständische Verfassung)  doit reposer : l’Ordre enseignant (Lehrstand), l’Ordre combattant (Wehrstand) et l’Ordre nourricier (Nährstand) ; les mêmes Ordres que l’on retrouve dans l’ancienne constitution du Reich sous la désignation de Princes ecclésiastiques, de Princes laïques (y compris la Chevalerie d’Empire) et de Villes impériales» 27

Le texte déjà cité de Friedrich Schlegel, Philosophie des Lebens (1827), dans lequel certains voient le chant du cygne du romantisme allemand, reste attaché au même schéma :

         « Toute constitution bien réglée, même républicaine, s’appuiera sur les corporations et la division organique en classes plutôt que sur l’égalité et le système numérique des votes, qui est toujours un élément de trouble, et tôt ou tard une source positive d’anarchie » 28

 

c) La nécessité d’une unité ethnique

Au sein de l’École de Heidelberg, les juristes de ce qui a été dénommé « l’école du droit historique » se sont efforcés de démontrer qu’aucune institution ne pouvait être imposée durablement à une nation. Aux antipodes de tout universalisme, ces juristes ont voulu montrer que les principes juridiques et constitutionnels qui régissent la vie d’un peuple ne sont valides et efficaces que s’ils sont le résultat du passé de ce peuple.

La « parenté ethnique » (« Volkstum » ou « Volkheit ») cimentée par une langue commune dans laquelle ont été déposées au cours des siècles la vision du monde et les valeurs de ceux qui nous ont précédés, est seule à pouvoir fonder une communauté. Ce qui semblait plutôt culturel chez Herder au XVIIIe siècle s’exprime le plus souvent en termes d’ethnie, voire de race, chez la plupart des romantiques allemands. L’historien d’Iéna Heinrich Luden formule ainsi cette idée : « Toutes les manifestations de l’Esprit, telles qu’elles se traduisent dans un peuple donné, portent la marque de l’originalité ; elles ne peuvent se reproduire chez aucun autre peuple. » 29

On ne s’étonnera guère, dans ces conditions, des fréquents glissements qui conduisent de l’affirmation de l’identité unique des peuples à la xénophobie. Joseph Görres est particulièrement éloquent à ce sujet. Il écrit ces lignes en 1816 :

         « Tout ce qui est étranger, tout ce qui s’est introduit sans raison profonde dans la vie d’un peuple, devient pour lui une cause de maladie et doit être extirpé s’il veut rester sain. Au contraire, tout ce qui lui est essentiel ou particulier doit être cultivé par lui et émondé sans relâche ; car toute énergie qui ne peut se développer librement doit être considérée comme morte, tel un tissu qui se revêt de la graisse paresseuse de l’obèse. » 30

 

III) LE ROMANTISME PHILOSOPHICO-POLITIQUE AU SENS LARGE

 

On ne saurait pourtant saisir le sens et la portée du romantisme allemand en le limitant au sens restreint que lui donne la plupart des spécialistes. Si l’on donne au mot « politique » son acception la plus large, si l’on donne toute sa dimension aux rivalités franco-allemandes issues des guerres révolutionnaires et des invasions napoléoniennes, les choses se présentent sous un jour un peu différent.

 

La France révolutionnaire apparut aux philosophes allemands à la fois comme un modèle et comme un repoussoir. Un modèle en lequel Emmanuel Kant crut voir de son vivant la confirmation de ses analyses philosophiques concernant la liberté, un modèle que célébrèrent  trois étudiants qui allaient bientôt devenir célèbres, Hegel, Schelling et Hölderlin, en plantant en l’honneur des révolutionnaires de 1789, dans une prairie proche de Tübingen où ils étaient tous les trois étudiants, un « arbre de la liberté ». Mais aussi un repoussoir, bien sûr en raison des horreurs de la Terreur, mais aussi et surtout en ce que l’orgueil allemand ne pouvait supporter que la France éclipse à ce point l’Allemagne sur la scène de l’histoire.

 

Les révolutionnaires ont toujours besoin de modèles, besoin de revendiquer un héritage. Les Français ayant choisi de privilégier le modèle antique romain (d’où les costumes révolutionnaires inspirés de la Rome antique, le vocabulaire politique, etc.), restait aux Allemands à se réclamer du modèle grec. C’est ce qu’ils firent tout au long du XIXe siècle. Un romantisme allemand beaucoup plus large que celui que nous avons décrit nous apparaît alors. En cette nouvelle acception, il est tout à fait légitime d’inclure le philosophe Fichte (que nous avons considéré jusqu’alors seulement comme un simple préfigurateur du romantisme allemand), le poète Hölderlin, et dans la seconde moitié du siècle, le compositeur Wagner et le jeune philosophe Nietzsche comme des moments majeurs du romantisme politique allemand.

 

1) Johann Gottlieb Fichte

 

Il nous faut en effet revenir un moment sur Fichte. Ce philosophe représente incontestablement le tournant qui a conduit de l’universalisme allemand du XVIIIe siècle, dont Goethe fut la figure éminente, au nationalisme, puis au pangermanisme qui en découla.

D’abord séduit par la Révolution française, et fervent défenseur des Jacobins, il considère dès les premières années du XIXe siècle que la France est déchue de sa mission d’avant-garde. Dans son brillant petit ouvrage, La pensée allemande de Luther à Nietzsche  31, J.E. Spenlé résume fort bien ce cheminement dont les conséquences furent considérables :

         « Lorsqu’il vit la révolution confisquée par l’Usurpateur, par Napoléon, sa mystique jacobine se changea en fanatisme pangermanique. La France lui parut déchue de sa mission d’avant-garde […] « Le règne de la liberté, écrivait-il en 1813,  ne peut être établi dans le monde que par les Allemands qui depuis des milliers d’années mûrissent en vue de cette mission. Il n’y a pas dans l’humanité d’autre élément capable de promouvoir cette évolution ». Ce qui rend le cas de Fichte si curieux, c’est qu’il est parti du jacobinisme, c’est que chez lui jacobinisme et pangermanisme apparaissent des doctrines quasi convertibles, et c’est que ses Discours à la Nation allemande marquent le passage qui peut conduire de l’une de ces doctrines à l’autre. Mais il n’en est pas moins vrai que son jacobinisme porte dès le début des traits spécifiquement pangermanistes. » 32

Si l’on accepte de définir le romantisme politique allemand comme le mouvement en lequel s’incarna tout au long du XIXe siècle le rêve de tout un peuple de prendre en main le destin de l’humanité entière, Fichte ne saurait en aucune façon être écarté de ce mouvement, dont il représente au contraire un jalon essentiel.

 

2) Hölderlin (1770-1843)

Souvent considéré comme le plus grand poète de langue allemande, Hölderlin, qui sombra dans la folie dès 1806, et n’écrivit que très épisodiquement durant les trente-six dernières années de sa vie, est une étape essentielle du romantisme allemand.

Après s’être enthousiasmé lui aussi pour la Révolution française, Hölderlin se révolte contre la Terreur et contre les conquêtes napoléoniennes. Ses principaux recueils poétiques 33 expriment un culte exacerbé de la Grèce antique. Célébrant la nature, les dieux, les éléments, ressuscitant dans ses poèmes une vision du monde proche des penseurs antésocratiques, Hölderlin est en attente de ce qu’il nomme l’ « Hespérie », une nouvelle Grèce qui fera revivre la grande civilisation antique en mettant un terme au déclin qu’ont représenté les deux millénaires d’un monothéisme qui selon le poète touche à sa fin. C’est bien entendu en Allemagne, et nulle part ailleurs, que surgira cette nouvelle Grèce en laquelle la civilisation franchira un nouveau seuil évolutif.

 

3) Richard Wagner (1813-1883)

Admirateur de Hölderlin et ami de Gobineau, l’auteur du célèbre Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), Wagner est convaincu de la décadence européenne qui a selon lui deux origines, l’une alimentaire (Wagner est un végétarien fanatique qui pense que l’absorption de viande gâte le sang humain), l’autre ethnique liée au mélange du sang des races nobles avec le sang impur des races inférieures.

Le festival de Bayreuth deviendra au fil des ans le foyer le plus actif qui soit de la propagande raciste qui submergera l’Allemagne au lendemain de la première guerre mondiale, les frustrations du traité de Versailles créant les conditions d’un esprit de revanche en lequel viendront se cristalliser les idées racistes issues du microcosme de Bayreuth.

 

4) Le jeune Nietzsche

Nommé professeur de philologie à l’Université de Bâle, le jeune Nietzsche, âgé d’à peine vingt-cinq ans, deviendra le familier de la famille Wagner qui réside à proximité de Bâle, au bord du lac de Tribschen. Fasciné par Wagner, amoureux de Cosima, la jeune épouse de Richard Wagner (elle a seulement sept ans de plus que Nietzsche quand Wagner est alors proche de la soixantaine), Nietzsche publie en 1872 son premier livre, La naissance de la tragédie, qui donne l’impression qu’il appartient lui aussi à la famille des romantiques allemands, qu’il est lui aussi persuadé de la mission historique de l’Allemagne qui vient de faire son unité sous la houlette de Bismarck.

 

Une part importante de la vie intellectuelle de Nietzsche sera consacrée à la dénonciation de cette brève illusion de jeunesse, la dernière année de la vie lucide du philosophe multipliant même de façon touchante les efforts du philosophe pour démontrer à quel point il est étranger à tous les fantasmes du pangermanisme. Deux des cinq derniers ouvrages de Nietzsche sont entièrement consacrés à cette tâche : Le cas Wagner et Nietzsche contre Wagner, tous les deux publiés en 1888.

 

Hélas le destin va s’acharner contre le philosophe. En dépit de tous ses efforts, sa sœur Elisabeth, fervente wagnérienne, épouse de l’officier prussien Förster, adepte fanatique du pangermanisme, avec lequel elle ira établir en Uruguay une colonie « de race pure » 34,  publiera alors que son frère a sombré dans la démence un faux intitulé La volonté de puissance 35, et répandra dans les cercles wagnériens l’idée que son frère est le philosophe du pangermanisme. Elisabeth fera cadeau à Adolf Hitler de la canne de Nietzsche, et Hitler assistera en personne en 1935 aux obsèques d’Elisabeth.

 

C’est ainsi qu’un penseur anti-allemand, hostile à toutes les formes de racisme, « anti-antisémite » (selon ses propres mots) passe aujourd’hui encore aux yeux des ignorants, et principalement par la faute d’Elisabeth, pour le philosophe dont les idées ont servi de marchepied au national-socialisme !

 

CONCLUSION : LE ROMANTISME ALLEMAND, MATRICE DU NAZISME

 

Redonner au romantisme allemand ses véritables dimensions est absolument essentiel. Sans cela, restera à tout jamais incompréhensible la séduction qu’Adolf Hitler a pu exercer sur un très grand nombre d’intellectuels allemands.

Que la démagogie hitlérienne ait pu séduire un peuple humilié par le traité de Versailles, anéanti par la crise économique de 1929, ravagé par le chômage, n’est guère difficile à comprendre. Mais que le national-socialisme ait pu séduire nombre d’intellectuels allemands, et parmi eux un penseur de la hauteur de Martin Heidegger 36, pour ne citer que lui, demeure une profonde énigme.

Saut si l’on se souvient que, pendant plus d’un siècle, l’Allemagne a rêvé de son destin historique. Sauf si l’on se souvient que de Fichte à Hitler, en passant par tous les romantiques allemands dont nous avons parlé, en passant par Hölderlin, par Wagner, par le jeune Nietzsche, l’Allemagne a imaginé qu’elle allait devenir la nouvelle Grèce, que sur son sol une Renaissance allait s’épanouir qui ferait apparaître les Italiens du quattrocento comme de pâles préfigurateurs.

Tout au long de cet exposé, je vous ai parlé de « peuple tout court », de « peuple élu », d’ « identité populaire », de « reconstitution de l’unité européenne », d’ « enthousiasmer les foules », de la nécessité d’un État tout puissant, d’un modèle social organique, de pureté de la race, de xénophobie, d’antisémitisme (je ne retiens ici que quelques-unes des notions sur lesquelles nous nous sommes successivement arrêtés).

Il suffira qu’un idéologue tel que Rosenberg rassemble dans un livre, Le mythe du XXe siècle 37, tous les mythèmes que lui avait légués le romantisme allemand, il suffira qu’un démagogue au talent démoniaque, Adolf Hitler, réunisse dans une vision accessible au plus grand nombre les thématiques héritées d’un siècle entier de fiction romantique, pour que s’impose à tout un peuple une idéologie qui séduira (pour des raisons différentes) la masse et les élites.

Du romantisme allemand est née l’idée éminemment dangereuse que la politique est « organique » au double sens de « organon » (l’ «outil » en grec) et de « ergon » (l’ « œuvre » en grec). Aucune autre explication sérieuse du nazisme ne saurait être construite. Dans son excellent ouvrage La fiction du politique, Philippe Lacoue-Labarthe résume ce que nous venons de présenter (trop brièvement) dans cette formule lapidaire : « national-socialisme comme national-esthétisme » 38. Façonnés un siècle durant par les rêves romantiques, les Allemands étaient mûrs, au début du XXe siècle, pour devenir les acteurs d’un film aussi grandiose que tragique entre les mains d’un metteur en scène génial autant que pervers : Adolf Hitler 39.

 

 

NOTES

 

1   Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, Paris, Armand Colin, Collection « U », 1963, p. 34.

2   Cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 139.

3 Literaturzeitung fûr katholische Religionslehrer  tome XI, 1815, cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 179.

4   Herder avait précisément consacré à la langue l’un de ses tout premiers ouvrages en 1771 : Traité de l’origine du langage.

5 J’ai ici recours à un néologisme commode qui s’est imposé depuis quelques années. Cf. l’ouvrage collectif Ethnicisme et politique, Paris, Éditions L’Harmattan, 2005.

6 Cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 61.

7 Fichte, Discours à la nation allemande, cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 123.

8 Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 33.

9 Cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 13.

10 Matthias Claudius, Sämtliche Werke, cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 46-47.

11 Clemens Brentano, Bilder und Gespräche aus Paris, cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 196.

12 Adam Müller, « Über Landstände und Volksvertretung », in Revue Staatsanzeigen, 1818, citée par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 164.

13 « Ce n’est qu’à cette condition », peut-on lire dans la revue Litteraturzeitung für katholische Religionlehrer, en 1815, « que l’avenir pourra donner lieu à une véritable contre-révolution et que nous nous acheminerons vers une théocratie, seuls susceptible de réparer les maux que la démocratie, issue de la Révolution française, a répandus sur le monde entier » (cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 179).

14   J.B. von Pfeilschifter,   Über die Restauration des öfffentlichen Unterrichts und der Erziehung, 1825, cité par Jacques Droz,  Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 180.

15 Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 22.

16 Fichte, Discours à la nation allemande, cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 126.

17 Adam Müller, Von der Notwendigkeit einer theologischen Grundlage der gesamten Staatwissenschaften und der Staatwirtschaft ins besondere, 1821, cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 167.

18 Franz von Baader, 1835, cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 184.

19 Ibidem, p. 185.

20 « Une assemblée quelconque d’hommes ne peut constituer une nation. Une entreprise de ce genre doit même obtenir une place parmi les actes de folie les plus mémorables », écrit par exemple Joseph de Maistre (Œuvres complètes, I, Vitte, Lyon, 1884, p. 230).

21  Novalis, cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 16.

22   Novalis, cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 22.

23   C’est le cas entre autres de Schlegel, qui suppose que l’Hindoustan a pu traverser les millénaires et conserver son identité grâce au système des castes malgré d’incessantes invasions. Cf. Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 175.

24 Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 20-21.

25 Fichte, Grundlege des Naturrechts, cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 54.

26 Johann-Jakob Wagner (1775-1841) est un disciple de Schelling qui développa des idées proches de celles d’Adam Müller. Adam Müller (1779-1829) appartient au courant de la Restauration catholique qui marqua les dernières années du romantisme allemand au sens étroit du terme. Quant à Joseph Görres (1776-1848), il contribua puissamment, avec sa revue le Mercure Rhénan, au développement de l’idée nationale en Allemagne.

27 Joseph Görres, cité  par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 152.

28 Friedrich Schlegel, Philosophie des Lebens (1827), cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 172.

29   Heinrich Luden, cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 113.

30 Joseph Görres, 1810, cité par Jacques Droz, Le romantisme politique en Allemagne, op. cit., p. 149.

31   J.E. Spenlé,   La pensée allemande de Luther à Nietzsche, Paris, Armand Colin, Collection « U », 1969.

32 J.E. Spenlé,   La pensée allemande de Luther à Nietzsche, op. cit.,

p. 75.

 33   Martin Heidegger a consacré à Hölderlin de nombreux essais, parmi lesquels « … L’homme habite en poète … », traduction française in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1958, p. 224-245, et Approche de Hölderlin, traduction française, Paris, Gallimard, 1962.

 34 Un livre a été consacré par Ben Macintyre à cette expérience annonçant tous les fantasmes du national-socialisme : Élisabeth Nietzsche ou la folie aryenne, Robert Laffont, Paris, 1973.

35 On consultera à ce sujet l’ouvrage décisif de Mazzino Montinari (coresponsable avec Giorgio Colli de la monumentale édition critique des Œuvres complètes de Nietzsche), « La volonté de puissance » n’existe pas, Éditions de l’éclat, 1996.

36  On pourra lire à ce propos les deux remarquables conférences de Marcel Conche, réunies sous le titre Heidegger par gros temps, et publiées en 2004 aux Cahiers de l’Égaré. Marcel Conche m’a fait le très grand honneur de me demander de préfacer cet ouvrage.

37 Avec Mein Kampf d’Adolf Hitler, Le mythe du XXe siècle d’Alfred Rosenberg est la seconde « Bible » du national-socialisme. On en trouvera une traduction française aux Éditions Déterna, Coulommiers, 1999.

38 Philippe Lacoue-Labarthe, La fiction du politique, Christian Bourgois, Paris, 1988, p. 112.

39 Je fais ici allusion, on l’aura compris, au film de Hans Jürgen Syberberg qui a marqué les esprits, Hitler, un film d’Allemagne, sorti en 1977. On pourra lire les pages profondes que Philippe Lacoue-Labarthe lui consacre dans La fiction du politique, op. cit. p. 94 à 101.

 

18/10/2015

Faut-il prendre l'effondrement au sérieux?

Par Hubert Guillaud, Ie Monde, 17 octobre 2015

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Les scénarios d'avenir énergétiquement vertueux, qui nous proposent de changer de modèle énergétique pour des solutions plus durables à base de solaire, d'éolien, d'hydraulique, de géothermie... (et parfois encore, non sans polémiques, de nucléaire), comme ceux que nous proposent le prospectiviste Jeremy Rifkin (@jeremyrifkin) dans La troisième révolution industrielle (voir notre article "Nous avons à nouveau un futur"), le spécialiste de génie environnemental de Stanford,Mark Jacobson (@mzjacobson), le stimulant rapport (.pdf) de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) ou même le scénarioNegawatt sont tous basés sur des déploiements industriels ambitieux en matière d’énergie renouvelable - même si tous évoquent également, d'une manière plus ou moins appuyée, l'exigence à décroître.

Le problème, c’est le manque de disponibilité et de réserves de ressources en minerai et matières premières - ce que l'on appelle l'épuisement des éléments - pour capter, convertir et exploiter les énergies renouvelables.

tableperiodique
Image : La table périodique des éléments selon leur abondance.

L'insoluble équation des ressources

C'est ce qu'explique l'ingénieur Philippe Bihouix, spécialiste de la finitude des ressources, dans son livre, L'âge des low tech. Nous avons jusqu'à présent toujours trouvé des solutions techniques pour remplacer les ressources épuisées ou en chercher de nouvelles et produire de nouvelles énergies. Alors qu'alternent dans les médias sérieux les pires constats concernant l'état de notre planète et les annonces tonitruantes de nouvelles percées technologiques, nous sommes confrontés à une contradiction qui sonne comme un défi insurmontable.

Ressource après ressource, dans son livre, Bihouix égraine l'état de décomposition des stocks. Après avoir exploité les ressources les plus concentrées, nous sommes amenés à exploiter des ressources de moins en moins concentrées et donc de plus en plus difficiles à extraire et qui nécessitent de plus en plus d'énergie pour être transformées. Comme il l'explique très bien dans cet article où il résume son livre: "Nous faisons face à ces deux problèmes au même moment, et ils se renforcent mutuellement : plus d’énergie nécessaire pour extraire et raffiner les métaux, plus de métaux pour produire une énergie moins accessible." Les métaux et énergies fossiles sont disponibles en quantité limitée et sont géographiquement mal répartis. Jusqu'à présent, nous avons toujours poussé plus loin leur exploitation et il est probable qu'on continue à le faire et à pouvoir le faire, même si bien peu se posent la question de la durée de cette exploitation. 10 ans ? 100 ans ? 1000 ans ? On peut fermer les yeux, mais nous avons un problème à terme.

Le problème est que nous avons "commencé à taper dans le stock qui était le plus facilement exploitable, le plus riche, le plus concentré". Pour continuer à trouver des ressources, il faudra demain creuser plus profond, extraire un minerai de moindre qualité, et surtout dépenser plus d'énergie par tonne de métal produite. L'extraction n'est limitée que par le prix que nous serons capables de payer pour obtenir tel ou tel minerai. Or, en terme énergétique, cela signifie qu'il faut parvenir à récupérer plus d'énergie qu'on en investit pour l'extraire. Dans les années 30, il fallait investir 2 ou 3 barils de pétrole pour en produire 100 offshore. Aujourd'hui, il en faut 10 ou 15. Dans le cadre des gaz de schistes, il faut investir 1 baril pour en produire 3. "Il reste donc beaucoup d'énergie fossile sous nos pieds, mais il faut mettre toujours plus d'énergie pour l'extraire". Or, trouver des énergies moins accessibles nécessite également un besoin accru en métaux et inversement. Exploiter les énergies renouvelables via des panneaux photovoltaïques ou des éoliennes nécessite d'avoir recourt à des ressources métalliques rares. Cette double tension - "plus d'énergie nécessaire pour les métaux moins contrés, plus de métaux nécessaires pour une énergie moins accessible" - pose un défi inédit annonciateur du pic généralisé (peak everything), géologique et énergétique.


Vidéo : Arte proposait récemment un excellent reportage sur la disparition du sable qui illustre parfaitement, par l’exemple, les enjeux de la raréfaction des ressources, sur une matière première qui, quand on l'observe depuis n'importe quelle plage du monde, semble pourtant inépuisable.

Le mythe de la croissance verte

Pour Philippe Bihouix, cette conjonction change la donne.

Pour résoudre ce problème de pénurie à venir... nous devrions donc recycler les ressources et minerais bien plus que nous le faisons actuellement. Pour cela, il faudrait que nous changions notre façon de produire et consommer ces ressources. Or, nous utilisons de plus en plus ces minerais et ressources dans des usages dispersifs qui rendent leur recyclage impossible. En créant des matériaux toujours plus complexes (alliages, composites...) on rend de plus en plus impossible la séparation des métaux que nous y avons assemblés. Le cercle vertueux du recyclage est percé. "On ne sait pas récupérer tous les métaux présents, en quantités infimes, sur une carte électronique".

"Monter les taux de recyclage est donc une affaire très compliquée, qui ne se limite pas à la faculté de collecter les produits en fin de vie et de les intégrer dans une chaîne de traitement. Dans de nombreux cas, il serait nécessaire de revoir en profondeur la conception même des objets, tant pour les composants utilisés que pour les matières premières même."

Les technologies que nous espérons salvatrices ne font qu'ajouter à ces difficultés. "Car les nouvelles technologies vertes sont généralement basées sur des nouvelles technologies, des métaux moins répandus et contribuent à la complexité des produits, donc à la difficulté du recyclage", explique le spécialiste en prenant plusieurs exemples. Pour réduire les émissions de CO2 par kilomètre, sans renoncer à la taille ni aux performances des véhicules, la principale solution est de les alléger, ce qui rend ceux-ci non recyclables en fin de vie. Les bâtiments à basse consommation consomment aussi des ressources rares via l'électronique qui les équipe ou les matériaux qu'ils utilisent. Bref, le "macro-système technique" que l'on imagine pour l'avenir, bourré d'électronique et de métaux rares... n'est pas soutenable.

Même si des innovations techniques stimulantes peuvent apparaître, leur déploiement généralisé et à grande échelle prend du temps... Et l'ingénieur d'enterrer sous les chiffres la généralisation des énergies renouvelables à grande échelle.

"Eolien, solaire, biogaz, biomasse, biocarburants, algues ou bactéries modifiées, hydrogène, méthanation, quels que soient les technologies, les générations ou les vecteurs, nous serons rattrapés par un des facteurs physiques : impossible recyclage des matériaux (on installe d'ailleurs aujourd'hui des éoliennes et des panneaux solaires à base de matériaux que l'on ne sait pas recycler), disponibilité des métaux, consommation des surfaces, ou intermittence et rendements trop faibles. Les différentes énergies renouvelables ne posent pas forcément de problème en tant que tel, mais c'est l'échelle à laquelle certains imaginent pouvoir en disposer qui est irréaliste. (...) Il n'y a pas assez de lithium sur terre pour équiper un parc de plusieurs centaines de millions de véhicules électriques et pas assez de platine pour un parc équivalent de véhicules à hydrogène."

Comme il le dit dans son article : "Il n'y a pas de loi de Moore dans le monde physique de l'énergie".

Et encore, l'ingénieur n'évoque pas l'effet rebond et le paradoxe de Jevons qui nous conduisent à l'emballement des besoins. "Certains voient dans les énergies renouvelables une possibilité de relocalisation, de maîtrise par les territoires de la production énergétique. C'est sans conteste vrai pour des technologies simples (solaire thermique domestique ou petites éoliennes), sûrement pas pour les développements high-tech que l'on nous promet : la fabrication, l'installation et la maintenance des monstres techniques que sont les éoliennes de 3 ou 5 MW ne sont à la portée que d'une poignée d'entreprises transnationales, s'appuyant sur une organisation de production mondialisée et une expertise fortement centralisée, mettant en oeuvre des moyens industriels coûteux."

Pour lui, la disparition à terme des ressources doit surtout nous poser une question sur le sens de la plupart de nos innovations et de nos comportements. Nous sommes dans une impasse extractiviste, productiviste et consumériste. Nous sommes dans ce que le théoricien des sciences sociales, Roberto Ungerappelle "la dictature de l'absence d'alternatives".

La planète n'a pas de plan B

Pour Philippe Bihouix, il n'y a pas de plan B. Comme il le dit dans son article. "Il nous faut prendre la vraie mesure de la transition nécessaire et admettre qu'il n'y aura pas de sortie par le haut à base d'innovation technologique - ou qu'elle est en tout cas si improbable, qu'il serait périlleux de tout miser dessus. Nous devrons décroître, en valeur absolue, la quantité d’énergie et de matières consommées."

C'est tout l'enjeu des low techs, des "basses technologies" que promeut l'ingénieur... Pour lui, il nous faut changer le moteur même de l'innovation. Utiliser des matériaux renouvelables et recyclables. Eviter les alliages, concevoir des objets modulaires, réparables. Il faut innover dans le "faire moins" et le "faire durable". Il nous faut une innovation qui ait une finalité différente de celle d'aujourd'hui. Pour lui, il faut démachiniser les services. Demain, plus qu'aujourd'hui, nous allons devoir nous poser la question de ce que l'on produit, pourquoi on le produit et comment. Et les réponses à ces questions ne seront pas faciles. Faudra-t-il instaurer une police sur les produits qu'on aura le droit ou pas de fabriquer ? Des règles de conception basées sur la non-dispersion des matériaux et imposer des taux de recyclage toujours plus élevés - tuant à terme toute tentative pour concevoir de nouveaux matériaux, puisque leur complexité n'est pas soluble avec la durabilité ? Le livre de Bihouix pose une question de fond : celle de la régulation de l'épuisement des ressources. Quand on observe les réserves, à effort énergétique constant et sans prendre en compte le développement de la planète, nous avons un stock de ressources d'une centaine d'années sur la plus grande partie des matériaux.

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Infographie : Date d’épuisement des minerais et ressources de notre planète au rythme actuel de notre consommation et des ressources connues. Infographie réalisée par Dieter Duneka pour Die Zeit (.pdf). La découverte de nouveaux gisements peu certes prolonger l’exploitation, mais bien souvent, leurs conditions d’accès deviennent plus difficile à mesure qu’elles s’épuisent et sont donc plus chères à extraire, c’est-à-dire, demandent plus de ressources et d’énergie.

Dans son livre, Philippe Bihouix demeure confus dans les solutions qu'il propose, comme s'il restait démuni face à l'accablant constat qu'il dresse, comme si aucune n'était capable de faire la différence et que c'est seulement leur conjonction qui nous permettra de résister à ce que nous avons enclenché.

L'effondrement

Notre avenir hésite donc entre une lente submersion et un effondrement. Rien de réjouissant.

L'effondrement, c'est pourtant la piste qu'explorent Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans un autre livre de la collection anthropocène du Seuil, qui sonne comme une suite ou un prolongement au titre de Bihouix. Dans le très documentéComment tout peut s'effondrer, Servigne et Stevens envisagent le pire : rien de moins que l'effondrement de notre civilisation.

Le mythe de l'apocalypse a toujours été une réponse à celui du progrès, rappellent-ils. Deux mythes s'affrontent. "Le cornucopien, celui qui vit dans le mythe de la corne d'abondance pour qui l'avenir est un progrès illimité où l'humain continuera à maîtriser son environnement grâce à sa puissance technique et à son inventivité. Pour les malthusiens, au contraire, cette puissance et cette inventivité ont des limites". Nous sommes en train de passer de l'un à l'autre.

Eux aussi dévident le long écheveau des constats accablants. "Les limites de notre civilisation sont imposées par les quantités de ressources dites 'stock", par définition non renouvelables (énergies fossiles et minerais), et les ressources "flux" (eau, bois, aliments, etc.) qui sont renouvelables mais que nous épuisons à un rythme bien trop soutenu pour qu'elles aient le temps de se régénérer." La crise des minerais et de l'énergie s'apprête à entraîner toutes les autres. "Sans une économie qui fonctionne, il n'y a plus d'énergie facilement accessible. Et sans énergie accessible, c'est la fin de l'économie telle que nous la connaissons." Nous sommes en train de transgresser toutes les limites, toutes les frontières de notre planète, qui provoquent à leur tour une mise en chaîne des bouleversements. Nous sommes coincés dans nos choix technologiques du passé. "La globalisation, l'interconnexion et l'homogénéisation de l'économie ont rigidifié encore le verrouillage, en augmentant exagérément la puissance des systèmes déjà en place". Notre complexité devient la cause de notre effondrement. Aucune de nos institutions n'est adaptée au monde sans croissance à venir. Elles ont été conçues pour et par la croissance.

Servigne et Stevens suivent en cela les constats alarmistes du physicien Dennis Meadows, l'auteur du rapport initial sur les limites de la croissance en 1972. "Il est trop tard pour le développement durable, il faut se préparer aux chocs et construire dans l'urgence des petits systèmes résilients".

Pour eux, l'effondrement n'est pas tant une transformation brutale, un retour à la barbarie, qu'"une situation inextricable, irréversible et complexe, pour laquelle il n'y a pas de solutions, mais juste des mesures à prendre pour s'y adapter". Comme face à une maladie incurable, il n'y a pas de solutions, mais des choses à faire. Pour eux, la décroissance volontariste n'est plus d'actualité. La réduction graduelle, maîtrisée et volontaire de nos consommations matérielles et énergétiques n'est plus réaliste. Ils renvoient dos à dos la mutation d'Albert Jacquard ou la transition de Rob Hopkins, qui évacuent l'urgence comme les tensions et conflits qui s'annoncent. Nous sommes là encore face à une conjonction d'effondrements : des ressources, des finances, de l'économie, de la politique, de la société et de la culture... Un effondrement total, systémique "où même la possibilité de redémarrer une société dans un environnement épuisé serait très faible pour ne pas dire impossible."

Si la littérature écologique a toujours été anxiogène, autant dire que l'avenir qu'ils dessinent est totalement déprimant puisqu'il est sans échappatoire aucun. L'imaginaire post-apocalyptique de Mad Max se dispute à celui de Walking dead, sans nous permettre d'entrevoir si l'un des deux serait mieux que l'autre.

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Image : le cinéma et la SF ne cessent de nous renvoyer l'image de notre propre apocalypse. Image tirée du film La route (2009) de John Hillcoat, adapté du bestseller de Cormac McCarthy, via Allociné.

Pourtant, c'est certainement en dressant le constat de l'apocalypse qui approche que les auteurs esquissent leurs perspectives les plus stimulantes. En s'intéressant à ce qu'ils appellent la collapsologie, c'est-à-dire à l'étude transdisciplinaire des conséquences de l'effondrement, ils nous invitent à travailler à trouver des réponses à l'avenir qui nous attend. Non pas des solutions pour modifier notre fatal avenir, mais pour y faire face. Notre résilience à l'effondrement dépend de notre capacité à faire la prospective, l'étude, démographique, sociologique, économique, politique, géopolitique, psychologique, philosophique, médicale, artistique de l'effondrement.

Face à une perspective où l'homme deviendrait un loup pour l'homme, ils rappellent qu'au contraire, lors de catastrophes, la plupart des humaines montrent des comportements altruistes, calmes et posés. "L'image de la violence sociale issue des catastrophes ne correspond pas à la réalité". Les comportements de compétition et d'agressivité sont mis de côté. Face au choc nous nous révélons peu enclins à la violence. "Les communautés humaines portent en elles de formidables capacités "d'autoguérison". Invisibles en temps normal, ces mécanismes de cohésion sociale très puissants permettent à une communauté de renaître d'elle-même après un choc en recréant des structures sociales qui favorisent sa survie dans le nouvel environnement".

"Se préparer à une catastrophe signifie donc d'abord tisser du lien autour de soi". Et les auteurs de nous inviter à nous pencher sur la compréhension de la résilience des communautés, ce champ de recherche le plus important de la collapsologie. "L'individualisme est un luxe que seule une société richissime en énergie peut se payer". Pour eux, notre meilleure manière de résister à l'effondrement consiste à reconstruire des pratiques collectives "que notre société matérialiste et individualiste a méthodiquement et consciencieusement détricotées".

Passé le déni de ce constat - et il n'est pas simple, le livre de Servigne et Stevens est éprouvant. Passé le déni, Servigne et Stevens prônent la relocalisation, la construction de petits systèmes résilients survivalistes comme perspective. Mais elle n'est pas la seule. Ils évoquent également, trop rapidement, la coordination à grande échelle de la transition en évoquant par exemple la mobilisation lancée par les gouvernements lors des deux guerres mondiales, prônant recyclage et rationnement. "Lorsqu'on s'organise dans un but commun, il est possible de faire vite et de voir grand".

Pour Servigne et Stevens, il n'y a pas de solutions à notre situation inextricable, il y a juste des chemins à emprunter pour s'adapter, se préparer à notre nouvelle réalité et tenter d'en atténuer certains effets.

Les technologies de l'effondrement

Au terme de ces lectures, nous sommes arrivés bien loin des perspectives dressées par les technologies vertes, le Green IT, l'innovation pour l'innovation, ou le greenwashing du monde des technologies qu'on évoque tous les jours.

Les Lows tech de Philippe Bihouix esquissent le besoin d'une réponse technologique au constat que dressent Servigne et Stevens. Mais, comme le soulignent les seconds, elles réclament une mobilisation. L'Institut momentum, fondé en 2011, auquel les trois auteurs se rattachent, tente dans ses publications d'en esquisser des pistes. Derrière ces constats que beaucoup auront du mal à partager, tant ils sont effrayants, ce que j'en retiens, pour ma part, c'est qu'il y a aussi un programme de travail et d'innovation pour les technologies, qui ne repose pas sur un progrès infini, sur une efficience toujours plus poussée, mais sur la robustesse, le recyclage et la frugalité... et ce, alors que notre évolution technique nous en éloigne de plus en plus.

La réponse au constat accablant de l'effondrement ne peut reposer sur le déni ou l'aveuglement. Si on le prend au sérieux, il nécessite de réorienter notre système d'innovation et ses priorités, d'aller bien plus loin que de décarboner notre développement technologique : il nécessite de développer des technologies de l'effondrement. Des technologies plus simples, monomatérielles, recyclables, robustes, déselectronisées, déconnectées, décomplexifiées... Il nécessite de prendre au sérieux la piste de "l'écologie by design", c'est-à-dire d'intégrer l'impact écologique au début de la conception de nos objets techniques pour nous amener à réduire les intrants, les déchets, la demande et gérer les effets rebonds.

Cela nécessite aussi d'explorer d'autres pistes technologiques que celles que nous propose une innovation basée toujours plus sur le marché. Plutôt que nous intéresser à la voiture autonome, nous devons nous poser la question des systèmes de transports dans un monde postcarbone. Comment développer des technologies complexes dans un monde contraint nécessitant un recyclage total des matériaux ? Quels systèmes de communication pour un monde postcarbone ? Quels systèmes de santé ? Comment développer et démultiplier la puissance de l'énergie cinétique, permettant seule de produire de l'énergie sans aucun intrants, à l'image de la GravityLight, cette lampe qui fournit 20 à 30 minutes d'électricité simplement en tirant sur un fil, du vélo à assistance mécaniquede la pile qui se recharge en la secouant, ou de l'éolienne personnelle ?... C'est le message que nous délivrait déjà Kris de Decker de Low Tech Magazine à Lift en 2011, en nous invitant à nous intéresser aux basses technologies, aux technologies de base pour résoudre nos problèmes à venir.

La technologie doit aussi apporter une réponse à la collapsologie. Et nous avons besoin de tout autant d'innovation dans un monde malthusien que cornucopien. Mais une innovation porteuse d'autres valeurs, d'une autre aspiration que notre propre destruction.

Bihouix, Stevens, Servigne nous invitent à prendre conscience que nous devons apporter des réponses innovantes et technologiques plus adaptées aux contraintes qui sont les nôtres. Que le déni du changement climatique et de la finitude des ressources ne nous aidera en rien. Ils nous invitent à affronter nos peurs et à y répondre. A être courageux... et donc ambitieux.

Hubert Guillaud