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09/05/2010

Russie: le moment de vérité constitutionnelle

Par Alexandre DESRAMEAUX

Le 01/01/2003

En Russie, le souverain n’est pas le peuple et les droits individuels ne dominent pas l’Etat. En tenant compte de la situation politique, la doctrine doit fixer les bornes du pouvoir au-delà du texte constitutionnel.

La doctrine française en droit public néglige étrangement l’actuelle émergence du constitutionnalisme russe. Ce fait, attesté par le peu d’ouvrages et d’articles en la matière, est d’autant plus regrettable que les interférences manifestes entre le droit et la politique dans la Fédération de Russie seraient de nature à alimenter les débats récents de nos constitutionnalistes.

Le constitutionnalisme est le reliquat contemporain des théories modernes du droit naturel mêlées aux conceptions non moins modernes des juspositivistes. Il s’agit d’un mouvement propre à la pensée occidentale dont l’effort paradoxal a consisté à développer le rôle de la volonté humaine dans le processus de formation du droit et à s’émanciper de la croyance en un droit tiré de la nature ou d’essence divine, pour substituer à cette croyance celle qui fait des droits de l’homme le cadre immuable de toute action étatique et duquel aucune volonté populaire ne saurait se libérer.

Ainsi, à supposer qu’on puisse fixer objectivement la liste de ces droits et en assurer la conciliation au stade de leur réalisation, l’Etat serait soumis au droit dont le coeur inébranlable est justement constitué par ces droits. On entend alors par Etat, non la puissance publique souveraine, mais l’ensemble des pouvoirs publics institués par le pouvoir constituant.

Car en tant que pouvoir suprême, il ne peut logiquement être soumis au droit, à moins de perdre son caractère souverain. Aussi, la notion d’Etat de droit, pour ne pas être un pléonasme, doit-elle être comprise de manière restrictive, en tant qu’ensemble de pouvoirs constitués soumis au droit posé par le souverain étatique. Cependant, les peuples d’Occident, en ignorant les apories du constitutionnalisme, abandonnent progressivement, au nom de droits suprêmes et absolus, leur pouvoir suprême et absolu de faire et de casser la loi.

Une texture juridique ouverte au modèle européen

Or le tournant historique que connaît le droit public russe depuis environ 1990 est empreint d’une fraîcheur féconde pour la théorie juridique. Il n’est pas dans la tradition de cet Etat de se soumettre au droit et de faire prévaloir les droits individuels sur les droits collectifs. Il s’oriente pourtant aujourd’hui vers le modèle constitutionnel occidental, non sans difficultés eu égard à la situation politique agitée qui règne dans la Fédération. Etat centralisateur adoptant la forme fédérale, il vit le moment machiavélo-constitutionnaliste, saisissant l’essence politique du droit constitutionnel, en appliquant un droit politique empruntant le discours des droits de l’homme.

La Constitution russe de 1993 paraît révolutionnaire en ce sens qu’elle insiste sur sa force juridique supérieure dans toute la Fédération en même temps que sur son attachement aux valeurs démocratiques. En 1996, le président de la Cour constitutionnelle s’exclamait: «Les normes de la Constitution sont un droit de valeur supérieure incarnant les conquêtes de la pensée juridique nationale et mondiale, cristallisant l’expérience juridique et politique de l’humanité dans ses aspirations démocratiques, particulièrement dans le domaine du droit et des libertés des citoyens»[1].

Si donc un citoyen saisit la Cour pour la défense de l’un de ses droits, comme la Constitution le permet, il pourrait être entendu. Mais rien n’est moins sûr. Car la Constitution définit aussi un corps de valeurs objectives à sauvegarder, et il ne s’agit pas seulement des droits de l’homme: «Lors de son investiture, le président de la Fédération de Russie prononce devant le peuple le serment suivant: “Je jure, dans l’exercice de mes pouvoirs de président de la Fédération de Russie, de respecter et de protéger les droits et les libertés de l’homme et du citoyen, d’observer et de défendre la Constitution de la Fédération de Russie, de défendre la souveraineté et l’indépendance, la sécurité et l’intégrité de l’Etat, de servir fidèlement le peuple”». Le chef de l’Etat est ainsi le maître absolu de l’interprétation authentique du texte constitutionnel. Il est globalement libre d’affirmer que, dans tel ou tel cas, il doit faire prévaloir l’intérêt du peuple sur celui des individus.

La porcelaine constitutionnelle et les mains de Poutine

Le président Poutine exerce intégralement cette fonction. Dans le pacte, juridique et informel à la fois, qui le lie au peuple russe, il dispose d’une marge de manoeuvre impressionnante pour l’observateur occidental. Deux explications sont alors cumulables: ce large pouvoir discrétionnaire du président découle de l’esprit d’un peuple et de son histoire; il résulte aussi de l’irréductible nature politique du droit constitutionnel, dimension politique que même le constitutionnalisme est impuissant à effacer. Mais la première raison est si prégnante en Russie que le constitutionnalisme a intérêt à s’y développer pour restreindre l’usage de la force par les autorités.

Un auteur russe note: «d’un Etat oriental et despotique, la Russie, grâce aux réformes de Pierre le Grand, de Catherine et des deux premiers Alexandre, devient de plus en plus un Etat européen». Mais elle «a adopté la forme seule, et non l’esprit des institutions qu’elle copiait». Aussi n’a-t-elle pas «réussi à extirper de son sol ce qui est resté de ce pouvoir illimité, despotique, qui est commun à toutes les monarchies orientales [...]. Et une bureaucratie dont le pouvoir est centralisé dans une tête unique [...] est la forme actuelle du gouvernement russe»[2].

L’action du président Poutine s’inscrit dans cette optique. Il recherche davantage la soumission des sujets au pouvoir de la Fédération que le renforcement de la démocratie. Il a rendu efficace l’institution des émissaires présidentiels, dont chacun est à la tête de l’une des sept «super-régions» de la Fédération. En même temps, il a dévalorisé le statut des responsables régionaux. En échange, est créé un «Conseil d’Etat de la Fédération de Russie», mais dont le rôle est seulement consultatif, et non décisionnel. La façon dont le président a mis fin à la prise d’otages de Moscou, à l’automne 2002, a montré le peu de cas qu’il faisait de ses concitoyens: après l’intervention des forces russes dans le théâtre, nombre de morts auraient pu être évités si les secours avaient été mieux organisés. Ce ne sont donc pas seulement les sujets collectifs mais aussi les sujets individuels de la Fédération qui constatent la fragilité de leurs droits élémentaires et légitimes.

Ainsi, le président russe a presque carte blanche, et la constitution à laquelle il se soumet trouve aisément son condensé substantiel dans le «Manifeste du 17 octobre 1905» de Nicolas II: «Ayant donné aux autorités concernées ordre de prendre les mesures nécessaires pour éliminer les formes patentes de désordres, de débordements et de violences, et de protéger les personnes paisibles soucieuses de remplir calmement le devoir qui s’impose à chacun, Nous avons jugé- afin de hâter l’application des mesures d’ordre général que Nous avons prévues pour ramener le calme dans l’Etat - qu’il était nécessaire d’unifier l’action du gouvernement»3. Ce manifeste, rédigé pendant la révolution de 1905, pourrait, au fond, tirer sa force juridique de circonstances exceptionnelles menaçant l’autorité de l’Etat.

De même, Poutine semble faire prévaloir les articles de la Constitution de 1993 autorisant l’exercice de la puissance publique en dehors des principes auxquels les constitutionnalistes occidentaux accordent de l’importance - droits fondamentaux et séparation des pouvoirs. On explique généralement cette attitude en mettant en avant la répartition confuse des pouvoirs au sein de la Fédération, l’absence d’autorité étatique, le niveau élevé de la délinquance et la puissance des hommes d’affaires. Dans un tel contexte, il devient difficile d’«encadrer réellement l’action politique par le droit fondé sur la Constitution», selon le professeur Lesage, qui le prouve «dans trois domaines majeurs - le fédéralisme, le contrôle parlementaire de l’activité des ministres, les décrets du président»[4].

La doctrine au coeur du chantier constitutionnel

Mais force est d’admettre que le souverain, colonne vertébrale du droit constitutionnel, est celui qui, selon l’expression de Carl Schmitt, «décide de l’exception». La situation politique russe, souvent traversée par les crises au cours d’une histoire mouvementée, illustre donc fort bien les limites du constitutionnalisme en montrant que la volonté politique reprend ses droits quand la survie d’un peuple ou de l’une de ses principales composantes est en danger, ou lorsqu’on prétend qu’il y a danger. Le problème est que Poutine est tout puissant pour apprécier ces circonstances. Le souverain serait plutôt le président de la Fédération que le peuple russe.

D’ailleurs, la «révolution administrative» de Poutine semble aboutir à une véritable révision de la constitution entreprise par un seul homme, ce qui fait dire à Michel de Guillenchmidt: «une nouvelle ère constitutionnelle se dessine en Russie [....]. Toutefois, les nouvelles - et importantes - modifications institutionnelles, qui ajoutent à la Constitution de 1993 plus qu’elles ne la précisent, ne devraient-elles pas être notifiées par une procédure solennelle de révision constitutionnelle, sans doute par référendum? Tout y incite à l’évidence, afin d’affirmer de la façon la plus politique et la plus démocratique, la restauration de l’autorité des pouvoirs publics»[5].

Le constitutionnalisme, au-delà de ses contradictions, ne trouve sa justification que s’il est à la recherche d’un équilibre encore plus fondamental que lui, sans pour autant être figé. Puisque le droit constitutionnel laisse une grande place à la volonté politique pour l’élaborer, les seules règles que l’interprète humain peut ex-traire des textes constitutionnels ne suffisent pas. Il faut encore encadrer cette volonté par des coutumes constitutionnelles, des «conventions de la constitution», une morale constitutionnelle, c’est-à-dire un ensemble de règles fondamentales qui, bien qu’informelles, sont contraignantes pour les autorités politiques. Outre les règles de fond porteuses de valeurs, il faut que la constitution, s’il s’agit de promouvoir la démocratie, organise aussi précisément que possible la concurrence et la collaboration entre les différents pouvoirs institués. En retour, ceux-ci doivent garder à l’esprit la nécessité du maintien de cette organisation. Le constitutionnalisme, ce doit être aussi cela.

Or il manque à la Russie cette répartition du pouvoir dans l’Etat, à laquelle elle a longtemps préféré les situations de monopole. C’est à peine si elle lui porte un quelconque intérêt. Elle ne semble pas non plus disposer d’une morale constitutionnelle, sans doute et notamment parce que le communisme, dont le poids reste inquiétant6, lui a laissé peu d’espace pour s’exprimer. Elle reconnaît certainement le rôle de l’interprétation en droit mais n’ose pas avouer les conséquences négatives qui peuvent en résulter pour la garantie des droits fondamentaux. Autrement dit, il y a un texte constitutionnel, qui d’ailleurs qualifie la Fédération de Russie d’«Etat de droit fédératif», mais il n’y a pas encore de véritable «esprit constitutionnel». La volonté politique domine. Et pour savoir si elle est en gros l’expression de la volonté populaire, encore faut-il que des mécanismes institutionnels tels que le référendum puissent fonctionner, ce qui n’est pas le cas en Russie, puisque ce dernier mécanisme, prévu par la Constitution, n’est pas utilisé.

La politique d’application du droit constitutionnel n’assure donc pas encore de véritables équilibres dans la Fédération. Cette application est constitutionnelle mais bancale. La raison d’Etat, en tant que principe rigide, absolu, risque d’être une bombe à retardement, une bombe à fragmentation de l’unité fédérale. Dans cet excès, naît cependant l’espoir de voir la société civile et l’opinion publique prendre quelque distance par rapport à l’Etat, recul nécessaire pour enclencher le processus de soumission de l’Etat au droit. La Constitution de 1993, à la différence des précédentes encore marquées par l’idéologie léniniste n’accordant au droit qu’un rôle instrumental, n’est plus un simple ornement, mais la condition de la démocratisation en Russie.

La montée du constitutionnalisme et l’essence politique du droit constitutionnel sont si patentes en Russie que la doctrine doit saisir l’occasion pour leur donner de nouveaux développements et s’affirmer comme une pertinente source du droit, favorisant en particulier la rencontre entre les théories réalistes du droit et une école formaliste russe également applicable au droit. Le dialogue, s’il est l’esprit et la chair de la démocratie, apparaît comme la synthèse du constitutionnalisme animé d’une conscience politique, et du jusnaturalisme en tant qu’art pragmatique. Tous les efforts de la doctrine doivent être tournés vers la compréhension des vertus du dialogue, notamment parce que le droit, en son essence, est la croyance en l’art de la paix.

1 V. Toumanov, «La Constitution de Russie de 1993 et son effet direct», L’Etat de droit. Mélanges en l’honneur de Guy Braibant, Dalloz, 1996, p.737. V. aussi Toumanov, «Quelques aspects des relations entre le droit international et la justice constitutionnelle en Russie», Mélanges Patrice Gélard. Droit constitutionnel, Montchrestien, 1999, pp. 329-332.

2 M. Kovalewsky, Institutions politiques de la Russie, éd.Giard et Brière, 1903, p. 3.

3 D. Colas, Les constitutions de l’U.R.S.S. et de la Russie (1905-1993), P.U.F, Q-S-J?, 1997.

4 M. Lesage, «La Russie et l’Etat de droit. La règle juridique et les arrangements politiques», Mélanges Braibant, op. cit., pp. 430-437.

5 M. de Guillenchmidt, «Où va le régime russe? », Mélanges Paul Sabourin, Bruxelles, Bruyant, 2001, p. 198.

6 D. Colas, «Mode de scrutin et système électoral en République de Russie», Mélanges Gélard, op. cit., pp. 365-371.

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30/08/2008

Proudhon

Proudhon21.jpg« Il n’est pas possible de séparer le proudhonisme de la vie de Proudhon, écrit Jean Touchard (1) ; le proudhonisme c’est d’abord la présence d’un homme ». C’est sans doute le côté le plus attachant de celui qui fut l’un des pères fondateurs du socialisme français : il a vécu, totalement, ses idées.

Né le 15 janvier 1809 à Besançon, Pierre-Joseph Proudhon avait pour parents un tonnelier (vigneron à ses heures) et une servante. Loin de cacher ses origines modestes, Proudhon a toujours affirmé qu’il entendait, à travers son oeuvre, « travailler sans relâche… à l’amélioration intellectuelle et morale » de ceux qu’il se plaît à nommer « ses frères et ses compagnons ». Homme du peuple, devenu par ses écrits la conscience de nombreux militants révolutionnaires, Proudhon se gardera toujours de succomber à la vanité qu’apporte trop souvent le succès intellectuel. A vingt-neuf ans, alors qu’il vient d’être choisi par l’Académie de Besançon comme bénéficiaire de la pension Suard (2), il écrit à son ami Ackermann : « Faites des voeux pour que ma fragilité humaine reste fidèle à ses serments et à ses convictions et ne se laisse point offusquer par un vain succès d’amour propre» (3).

La France louis-philipparde, la France de Guizot proclame bien haut le primat des valeurs marchandes. Proudhon, qui est, du fait de son succès à l’Académie de Besançon, en position de jouer le bon jeune homme né pauvre mais plein d’avenir – s’il sait se couler dans le moule des « convenances » - refuse de se laisser happer par le système bourgeois : « Je vis parmi un troupeau de moutons. J’ai reçu les compliments de plus de deux cents personnes : de quoi pensez-vous qu’on me félicite surtout ? de la presque certitude que j’ai maintenant, si je le veux, de faire fortune, et de participer à la curée des places et des gros appointements ; d’arriver aux honneurs, aux postes brillants (…) Je suis oppressé des honteuses exhortations de tous ceux qui m’environnent : quelle fureur du bien-être matériel ! (…) Le matérialisme est implanté dans les âmes, le matérialisme pratique, dis-je, car on n’a déjà plus assez d’esprit pour professer l’autre » (4).

Résister aux tentatives de récupération et d’intégration par lesquelles la société bourgeoise détourne et exploite, avec art, les jeunes talents et les jeunes ardeurs révolutionnaires : c’est la constante préoccupation de Proudhon. Il s’en confie à son ami :

« Ne donnerons-nous pas un jour le spectacle d’hommes convaincus et inexpugnables dans leur croyance, en même temps que résolus et constants dans leur entreprise. Prouvons que nous sommes sincères, que notre foi est ardente ; et notre exemple changera la face du monde. La foi est contagieuse ; or, on n’attend plus aujourd’hui qu’un symbole, avec un homme qui le prêche et le croie ».

On a beaucoup écrit, beaucoup disserté sur Proudhon. Et certes, sa philosophie sociale, sa sociologie, sa doctrine sociopolitique méritent examen et restent, au moins partiellement, d’utiles éléments de réflexion, dont on a pu souligner l’actualité (5). Mais c’est sa foi, sa volonté révolutionnaire qui nous parlent, aujourd’hui, au premier chef. Sainte-Beuve, regrettant que Proudhon n’ait été « qu’un grand révolutionnaire » - et non point un philosophe au sens académique du terme - accuse sa trop riche nature : “Si l’on entre dans le jeu, dans le débat social avec une veine trop âpre de sentiments passionnés, intéressés, irrésistibles, on n’est plus un philosophe, on est un combattant.” C’est surtout ce que fut Proudhon. Le philosophe qu’il était par le cerveau ou qu’il aurait voulu être était à tout moment dérangé, troublé, surexcité par le cri des entrailles. Il tenait trop de ses pères et de sa souche première par la sève, par la bile et par le sang. Il était trop voisin de sa terre nourrice, trop voisin, pour ainsi dire, des aveugles éléments naturels qui étaient entrés dans son tempérament puissant et dans sa complexion même ».

Le caractère d’enracinement qui marque la personnalité et l’oeuvre de Proudhon - on a pu parler, pour désigner sa doctrine, d’un « socialisme paysan » - semble ainsi à Sainte-Beuve rédhibitoire, car compromettant le libre essor de l’intellect. C’est, tout au contraire, ce qui donne au génie proudhonien sa saveur et lui évite de tomber dans les spéculations utopiques, si en faveur au XIXème siècle. Ses souvenirs d’une jeunesse passée au milieu de paysans et d’artisans seront pour Proudhon un sur garde-fou contre les théories déréalisantes. Leur évocation, qui exprime un naturalisme au panthéisme diffus, révèle un aspect trop méconnu de sa personnalité. Proudhon, qui a gardé les vaches de sept à douze ans, se souvient : « Quel plaisir autrefois de se rouler dans les hautes herbes (…) de courir pieds nus sur les sentiers unis, le long des haies ; d’enfoncer mes jambes dans la terre profonde et fraîche ! Plus d’une fois, par les chaudes matinées de juin, il m’est arrivé de quitter mes habits et de prendre sur la pelouse un bain de rosée. Que dites-vous de cette existence crottée, Monseigneur ? (6) Elle fait de médiocres chrétiens, je vous assure. A peine si je distinguais alors moi du non-moi. Moi, c’était tout ce que je pouvais toucher de la main, atteindre du regard, et qui m’était bon à quelque chose ; non-moi c’était tout ce qui pouvait me nuire et résister à moi ». Et, citant « les nymphes des prés humides » dont parle Sophocle, Proudhon ajoute : « Ceux qui, n’ayant jamais éprouvé ces illusions puissantes, accusent la superstition des gens de la campagne, me font parfois pitié. J’étais grandelet que je croyais encore aux nymphes et aux fées ; et si je ne regrette pas ces croyances, j’ai le droit de me plaindre de la manière dont on me les a fait perdre ».

Le jeune sauvageot franccomtois se transforme, à douze ans, en écolier studieux. Grâce à une bourse d’externat, il peut faire des études secondaires. Dans des conditions certes difficiles : le dénuement familial est tel qu’il doit, faute d’argent pour acheter les livres nécessaires, recopier les textes sur les livres des condisciples fortunés ; il lui faut, le plus, souvent s’absenter pour aider son père dans ses travaux. Dès qu’il a un instant, il se précipite à la bibliothèque municipale de Besançon, ou la qualité et la quantité de ses lectures font l’étonnement du conservateur.

A dix-huit ans il doit interrompre ses études - la situation financière de la famille est alors catastrophique - et il devient typographe. L’imprimerie est, au XIXème siècle, un métier propice pour l’éclosion et la formation d’une conscience idéologique. Engagé comme apprenti, Proudhon devient vite correcteur. Il maîtrise le latin aussi bien que le français, et on lui confie les épreuves de livres de théologie et de patristique, une Vie des Saints et une édition de la Bible. Il en profite pour apprendre, seul, l’hébreu. Puis il entreprend de faire, pendant deux ans, son « tour de France », selon la tradition du compagnonnage - cette aristocratie du monde ouvrier. De retour à Besançon, Proudhon fonde avec un associé une imprimerie, qui périclite assez vite. D’où sa candidature à la pension de l’Académie de Besançon, qu’il obtient non sans mal, après avoir conquis, à vingt-neuf ans, le titre de bachelier. A l’évidence, certains flairent en ce jeune homme doué un fumet suspect, révolutionnaire. « Tout ce qu’il y a de dévots, de têtes bigotes et de prêtres dans l’Académie, est opposé à mon élection », écrit Proudhon à un ami. L’inquiétude des « têtes bigotes » est fondée. En effet, Proudhon est plus soucieux de participer au combat des idées que de réussite économique. En publiant un mémoire sur une question mise au concours par l’Académie de Besançon - De l’utilité de la célébration du dimanche - Proudhon entre dans l’arène. Son mémoire est primé, mais on a jugé « inquiétantes » certaines des idées qui y étaient exprimées. Ce sera un tollé lorsque, fixé désormais à Paris, Proudhon y publiera, en 1840, Qu’est-ce que la propriété ? Ou recherches sur le principe du droit et du gouvernement.

Car, pour attirer l’attention sur son livre, Proudhon a choisi la provocation. En mettant en relief, dans son texte, une formule choc : « La propriété, c’est le vol ». Il a réussi audelà de toutes espérances, puisqu’on ne retient en général de son oeuvre que cette phrase incendiaire. Commence alors pour lui une existence chaotique. Sommé de s’expliquer, il récidive en publiant un deuxième mémoire sur la propriété en 1841, puis un troisième en 1842. Celui-ci est saisi, Proudhon est poursuivi devant les assises du Doubs, et acquitté. En 1843, il se fixe à Lyon, ou il travaille dans l’entreprise de batellerie de ses amis Gauthier. C’est pour lui l’occasion de voyager beaucoup, et de faire la connaissance des principaux socialistes de son temps : Pierre Leroux, Louis Blanc, Cabet, Victor Considérant, George Sand, Bakounine, Karl Marx. Les relations avec ce dernier s’aigrissent vite. Proudhon ayant publié, en octobre 1846, La philosophie de la misère, Marx répond, en juin 1847, par La misère de la philosophie. Proudhon rompt avec le marxisme parce qu’il y voit un nouveau dogmatisme. Si le christianisme est « le système de la déchéance personnelle ou du non-droit », le communisme est « la déchéance de la personnalité au nom de la société ». « Ne nous faisons pas, accuse Proudhon, les chefs d’une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion, cette religion fut-elle la religion de la logique, la religion de la raison ». D’où une critique contre tout systématisme, religieux ou laïcisé, qu’a bien résumée Henri de Lubac : « Dirigée d’abord et plus explicitement contre le ciel des religions, sa critique atteint par surcroît tout messianisme terrestre » (7).

Quand éclate la révolution de 1848, Proudhon regrette - il le note dans ses Carnets – qu’elle ait été faite sans véritable programme d’action. Ce programme, il va essayer de l’élaborer. Il collabore au Représentant du peuple, donnant jour après jour des articles d’économie politique, entrecoupés d’articles polémiques, dictés par l’actualité. Elu à l’Assemblée Nationale, il y prononce, après les sanglantes journées de juin, un violent discours contre la bourgeoisie. Après l’arrivée au pouvoir de Louis-Napoléon, Proudhon publie contre lui plusieurs articles qui sont de véritables réquisitoires. Poursuivi, condamné, il est emprisonné de juin 1849 à juin 1852. Il en profite pour écrire Les confessions d’un révolutionnaire, Idée générale de la révolution et La philosophie du progrès, tout en continuant à collaborer régulièrement au journal Le Peuple, devenu en octobre 1849 La voix du peuple. En 1858 la publication De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise - un livre « qui allait être considéré comme le manifeste de l’anticléricalisme français » (G. Gurvitch) - entraîne de nouvelles poursuites, et une condamnation à trois ans de prison. Réfugié en Belgique, Proudhon y reste jusqu’en 1862. Malade, il continue à écrire. Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la Révolution parait en 1863. Des groupes socialistes se tournent vers lui, attendant conseils et consignes. Mais Proudhon, épuisé, meurt le 19 janvier 1865.

Il reste de son oeuvre quelques enseignements fondamentaux. Tout d’abord, ce que Pierre Haubtmann appelle son « vitalisme » : une société, pour être viable, doit être « en acte », en perpétuelle évolution, avec pour moteur de cette évolution l’effort, l’action, la création. Ce « vitalisme » exprime la capacité créatrice, la puissance vitale du « travailleur collectif » qu’est le peuple des producteurs. Inspiré par une vision de la diversité infinie du monde en mouvement, Proudhon assure que la réalité sociale, la réalité humaine sont comprises dans un mouvement dialectique sans fin - et qu’il est bien qu’il en soit ainsi. « Le monde moral comme le monde physique reposent sur une pluralité d’éléments irréductibles. C’est de la contradiction de ces éléments que résulte la vie et le mouvement de l’univers » (8). Proudhon propose donc un « empirisme dialectique » (9). Dans cette perspective, l’homme trouve, peut trouver, s’il en a la volonté la possibilité de se façonner et de façonner le monde. Il n’y a pas de fatalité : « L’auteur de la raison économique c’est l’homme ; l’architecte du système économique, c’est encore l’homme » (10). L’agent de l’action de l’homme sur le monde - le moyen donc de construire un monde nouveau – c’est le travail. Il est pour Proudhon « le producteur total, aussi bien des forces collectives que de la mentalité, des idées et des valeurs » (11). « L’idée, affirme Proudhon, naît de l’action et doit revenir à l’action ». Par le travail, l’homme s’approprie la création. Il devient créateur. Il se fait Prométhée. Métamorphose individuelle, mais aussi - et peut-être surtout – communautaire : la classe prolétarienne, sous le régime capitaliste, se fait Prométhée collectif : le travail, facteur d’aliénation dans le cadre d’un régime d’exploitation du travail par le capital, peut devenir le moyen - le seul moyen d’une désaliénation future.

L’émancipation du travail et du travailleur passe par l’élimination de la dictature que fait régner sur le système productif le capital spéculatif. D’où, en janvier 1849, l’essai d’organisation par Proudhon de la « Banque du peuple », qui devait fournir à un taux d’intérêt très bas les capitaux nécessaires aux achats de matières premières et d’outillage. L’évolution des événements fait capoter ce projet. Proudhon le reprend en 1855 et le présente au prince Napoléon. Il le conçoit comme une entreprise destinée à « ruiner la toute-puissance de la Banque et des financiers ». Un tel projet s’insère, chez Proudhon, dans une vision d’ensemble, que Jean Touchard qualifie « d’humanisme prométhéen ». Lequel implique une nouvelle morale « le problème essentiel à ses yeux est un problème moral » (12) -, reposant sur une définition neuve, révolutionnaire, du travail et du travailleur que l’on retrouvera, plus tard, chez Jünger. Reposant aussi sur le refus des systèmes consolateurs : « Quand le Hasard et la Nécessité seraient les seuls dieux que dût reconnaître notre intelligence, assure Proudhon, il serait beau de témoigner que nous avons conscience de notre nuit, et par le cri de notre pensée de protester contre le destin » (13). En faisant de l’effort collectif, volontaire et libre, la base même de la pratique révolutionnaire créatrice, Proudhon marque que l’idée de progrès, loin d’être un absolu, est relative et contingente. Elle dépend d’un choix, d’un effort, faute desquels elle échouera. Il n’y a pas de sens de l’histoire, et la révolution sera toujours à recommencer. Car « l’humanité se perfectionne et se défait elle-même ».

Proudhon voit donc dans la communauté du peuple, dans la communauté des producteurs, la force décisive. Une force qui doit s’organiser sur une base fédéraliste et mutualiste. Ainsi sera tenue en échec, et éliminée, cette forme de propriété oppressive - la seule qu’il condamne, en fait – qui repose sur la spéculation, les manipulations, les capitaux et les « coups » bancaires. Il s’agit en somme de rendre les producteurs maîtres des fruits de la production, en chassant le parasitisme financier. Il ne faut accorder aucune confiance, pour ce faire, au suffrage universel : « Religion pour religion, écrit Proudhon, l’arme populaire est encore au-dessous de la sainte ampoule mérovingienne ». Il n’y a rien à espérer de la politique : « Faire de la politique, c’est laver ses mains dans la crotte ». Il faut que les travailleurs s’organisent, se transforment en combattants révolutionnaires, ne comptant que sur eux-mêmes. Il y a, chez Proudhon, une vision guerrière de l’action révolutionnaire. Il écrit d’ailleurs : « Salut à la guerre ! C’est par elle que l’homme, à peine sorti de la boue qui lui sert de matrice, se pose dans sa majesté et sa vaillance ». (La Guerre et la Paix, recherches sur le principe et la constitution du droit des gens, Paris, 1861).

A un moment ou les socialismes « scientifiques » d’inspiration marxiste se révèlent épuisés et battus en brèche par l’histoire, le courant socialiste français apparaît comme particulièrement neuf et fécond pour renouveler le débat d’idées en France. Il faut relire Proudhon.

Pierre Vial

Source : Eléments N°37 – Janvier 1981

1 - Jean Touchard, Histoire des idées politiques, T. 2, Paris, PUF, 1967.
2 - La pension Suard était attribuée, tous les trois ans, à un jeune bachelier, originaire du Doubs et dépourvu de fortune, « qui aura été reconnu pour montrer les plus heureuses dispositions soit pour la carrière des lettres ou des sciences, soit pour l’étude du droit ou de la médecine ».
3 - C.A. Sainte-Beuve, P. J. Proudhon. Sa vie et sa correspondance, Paris, 1947.
4 - Ibid., Lettre à Ackermann du 16 septembre 1838
5 - L’actualité de Proudhon (Actes du Colloque de l’institut de sociologie de l’Université libre de Bruxelles), Bruxelles, 1967
6 - Proudhon adresse ce texte à l’évêque de Besançon.
7 - Henri de Lubac, Proudhon et le christianisme, Paris, Seuil, 1945.
8 - Jean Lacroix, Proudhon et la qualité d’homme, in Le Monde, 30 octobre 1980.
9 - Georges Gurvitch, Proudhon, Paris, PUF, 1965.
10 - P. J. Proudhon, Système des contradictions économiques ou philosophiques de la misère, 1946.
11 - Georges Gurvitch, op. cit.
12 - Jean Touchard, op. cit.
13 - C. A. Sainte-Beuve, op. cit

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