09/05/2010
Russie: le moment de vérité constitutionnelle
Par Alexandre DESRAMEAUX
Le 01/01/2003
En Russie, le souverain n’est pas le peuple et les droits individuels ne dominent pas l’Etat. En tenant compte de la situation politique, la doctrine doit fixer les bornes du pouvoir au-delà du texte constitutionnel.
La doctrine française en droit public néglige étrangement l’actuelle émergence du constitutionnalisme russe. Ce fait, attesté par le peu d’ouvrages et d’articles en la matière, est d’autant plus regrettable que les interférences manifestes entre le droit et la politique dans la Fédération de Russie seraient de nature à alimenter les débats récents de nos constitutionnalistes.
Le constitutionnalisme est le reliquat contemporain des théories modernes du droit naturel mêlées aux conceptions non moins modernes des juspositivistes. Il s’agit d’un mouvement propre à la pensée occidentale dont l’effort paradoxal a consisté à développer le rôle de la volonté humaine dans le processus de formation du droit et à s’émanciper de la croyance en un droit tiré de la nature ou d’essence divine, pour substituer à cette croyance celle qui fait des droits de l’homme le cadre immuable de toute action étatique et duquel aucune volonté populaire ne saurait se libérer.
Ainsi, à supposer qu’on puisse fixer objectivement la liste de ces droits et en assurer la conciliation au stade de leur réalisation, l’Etat serait soumis au droit dont le coeur inébranlable est justement constitué par ces droits. On entend alors par Etat, non la puissance publique souveraine, mais l’ensemble des pouvoirs publics institués par le pouvoir constituant.
Car en tant que pouvoir suprême, il ne peut logiquement être soumis au droit, à moins de perdre son caractère souverain. Aussi, la notion d’Etat de droit, pour ne pas être un pléonasme, doit-elle être comprise de manière restrictive, en tant qu’ensemble de pouvoirs constitués soumis au droit posé par le souverain étatique. Cependant, les peuples d’Occident, en ignorant les apories du constitutionnalisme, abandonnent progressivement, au nom de droits suprêmes et absolus, leur pouvoir suprême et absolu de faire et de casser la loi.
Une texture juridique ouverte au modèle européen
Or le tournant historique que connaît le droit public russe depuis environ 1990 est empreint d’une fraîcheur féconde pour la théorie juridique. Il n’est pas dans la tradition de cet Etat de se soumettre au droit et de faire prévaloir les droits individuels sur les droits collectifs. Il s’oriente pourtant aujourd’hui vers le modèle constitutionnel occidental, non sans difficultés eu égard à la situation politique agitée qui règne dans la Fédération. Etat centralisateur adoptant la forme fédérale, il vit le moment machiavélo-constitutionnaliste, saisissant l’essence politique du droit constitutionnel, en appliquant un droit politique empruntant le discours des droits de l’homme.
La Constitution russe de 1993 paraît révolutionnaire en ce sens qu’elle insiste sur sa force juridique supérieure dans toute la Fédération en même temps que sur son attachement aux valeurs démocratiques. En 1996, le président de la Cour constitutionnelle s’exclamait: «Les normes de la Constitution sont un droit de valeur supérieure incarnant les conquêtes de la pensée juridique nationale et mondiale, cristallisant l’expérience juridique et politique de l’humanité dans ses aspirations démocratiques, particulièrement dans le domaine du droit et des libertés des citoyens»[1].
Si donc un citoyen saisit la Cour pour la défense de l’un de ses droits, comme la Constitution le permet, il pourrait être entendu. Mais rien n’est moins sûr. Car la Constitution définit aussi un corps de valeurs objectives à sauvegarder, et il ne s’agit pas seulement des droits de l’homme: «Lors de son investiture, le président de la Fédération de Russie prononce devant le peuple le serment suivant: “Je jure, dans l’exercice de mes pouvoirs de président de la Fédération de Russie, de respecter et de protéger les droits et les libertés de l’homme et du citoyen, d’observer et de défendre la Constitution de la Fédération de Russie, de défendre la souveraineté et l’indépendance, la sécurité et l’intégrité de l’Etat, de servir fidèlement le peuple”». Le chef de l’Etat est ainsi le maître absolu de l’interprétation authentique du texte constitutionnel. Il est globalement libre d’affirmer que, dans tel ou tel cas, il doit faire prévaloir l’intérêt du peuple sur celui des individus.
La porcelaine constitutionnelle et les mains de Poutine
Le président Poutine exerce intégralement cette fonction. Dans le pacte, juridique et informel à la fois, qui le lie au peuple russe, il dispose d’une marge de manoeuvre impressionnante pour l’observateur occidental. Deux explications sont alors cumulables: ce large pouvoir discrétionnaire du président découle de l’esprit d’un peuple et de son histoire; il résulte aussi de l’irréductible nature politique du droit constitutionnel, dimension politique que même le constitutionnalisme est impuissant à effacer. Mais la première raison est si prégnante en Russie que le constitutionnalisme a intérêt à s’y développer pour restreindre l’usage de la force par les autorités.
Un auteur russe note: «d’un Etat oriental et despotique, la Russie, grâce aux réformes de Pierre le Grand, de Catherine et des deux premiers Alexandre, devient de plus en plus un Etat européen». Mais elle «a adopté la forme seule, et non l’esprit des institutions qu’elle copiait». Aussi n’a-t-elle pas «réussi à extirper de son sol ce qui est resté de ce pouvoir illimité, despotique, qui est commun à toutes les monarchies orientales [...]. Et une bureaucratie dont le pouvoir est centralisé dans une tête unique [...] est la forme actuelle du gouvernement russe»[2].
L’action du président Poutine s’inscrit dans cette optique. Il recherche davantage la soumission des sujets au pouvoir de la Fédération que le renforcement de la démocratie. Il a rendu efficace l’institution des émissaires présidentiels, dont chacun est à la tête de l’une des sept «super-régions» de la Fédération. En même temps, il a dévalorisé le statut des responsables régionaux. En échange, est créé un «Conseil d’Etat de la Fédération de Russie», mais dont le rôle est seulement consultatif, et non décisionnel. La façon dont le président a mis fin à la prise d’otages de Moscou, à l’automne 2002, a montré le peu de cas qu’il faisait de ses concitoyens: après l’intervention des forces russes dans le théâtre, nombre de morts auraient pu être évités si les secours avaient été mieux organisés. Ce ne sont donc pas seulement les sujets collectifs mais aussi les sujets individuels de la Fédération qui constatent la fragilité de leurs droits élémentaires et légitimes.
Ainsi, le président russe a presque carte blanche, et la constitution à laquelle il se soumet trouve aisément son condensé substantiel dans le «Manifeste du 17 octobre 1905» de Nicolas II: «Ayant donné aux autorités concernées ordre de prendre les mesures nécessaires pour éliminer les formes patentes de désordres, de débordements et de violences, et de protéger les personnes paisibles soucieuses de remplir calmement le devoir qui s’impose à chacun, Nous avons jugé- afin de hâter l’application des mesures d’ordre général que Nous avons prévues pour ramener le calme dans l’Etat - qu’il était nécessaire d’unifier l’action du gouvernement»3. Ce manifeste, rédigé pendant la révolution de 1905, pourrait, au fond, tirer sa force juridique de circonstances exceptionnelles menaçant l’autorité de l’Etat.
De même, Poutine semble faire prévaloir les articles de la Constitution de 1993 autorisant l’exercice de la puissance publique en dehors des principes auxquels les constitutionnalistes occidentaux accordent de l’importance - droits fondamentaux et séparation des pouvoirs. On explique généralement cette attitude en mettant en avant la répartition confuse des pouvoirs au sein de la Fédération, l’absence d’autorité étatique, le niveau élevé de la délinquance et la puissance des hommes d’affaires. Dans un tel contexte, il devient difficile d’«encadrer réellement l’action politique par le droit fondé sur la Constitution», selon le professeur Lesage, qui le prouve «dans trois domaines majeurs - le fédéralisme, le contrôle parlementaire de l’activité des ministres, les décrets du président»[4].
La doctrine au coeur du chantier constitutionnel
Mais force est d’admettre que le souverain, colonne vertébrale du droit constitutionnel, est celui qui, selon l’expression de Carl Schmitt, «décide de l’exception». La situation politique russe, souvent traversée par les crises au cours d’une histoire mouvementée, illustre donc fort bien les limites du constitutionnalisme en montrant que la volonté politique reprend ses droits quand la survie d’un peuple ou de l’une de ses principales composantes est en danger, ou lorsqu’on prétend qu’il y a danger. Le problème est que Poutine est tout puissant pour apprécier ces circonstances. Le souverain serait plutôt le président de la Fédération que le peuple russe.
D’ailleurs, la «révolution administrative» de Poutine semble aboutir à une véritable révision de la constitution entreprise par un seul homme, ce qui fait dire à Michel de Guillenchmidt: «une nouvelle ère constitutionnelle se dessine en Russie [....]. Toutefois, les nouvelles - et importantes - modifications institutionnelles, qui ajoutent à la Constitution de 1993 plus qu’elles ne la précisent, ne devraient-elles pas être notifiées par une procédure solennelle de révision constitutionnelle, sans doute par référendum? Tout y incite à l’évidence, afin d’affirmer de la façon la plus politique et la plus démocratique, la restauration de l’autorité des pouvoirs publics»[5].
Le constitutionnalisme, au-delà de ses contradictions, ne trouve sa justification que s’il est à la recherche d’un équilibre encore plus fondamental que lui, sans pour autant être figé. Puisque le droit constitutionnel laisse une grande place à la volonté politique pour l’élaborer, les seules règles que l’interprète humain peut ex-traire des textes constitutionnels ne suffisent pas. Il faut encore encadrer cette volonté par des coutumes constitutionnelles, des «conventions de la constitution», une morale constitutionnelle, c’est-à-dire un ensemble de règles fondamentales qui, bien qu’informelles, sont contraignantes pour les autorités politiques. Outre les règles de fond porteuses de valeurs, il faut que la constitution, s’il s’agit de promouvoir la démocratie, organise aussi précisément que possible la concurrence et la collaboration entre les différents pouvoirs institués. En retour, ceux-ci doivent garder à l’esprit la nécessité du maintien de cette organisation. Le constitutionnalisme, ce doit être aussi cela.
Or il manque à la Russie cette répartition du pouvoir dans l’Etat, à laquelle elle a longtemps préféré les situations de monopole. C’est à peine si elle lui porte un quelconque intérêt. Elle ne semble pas non plus disposer d’une morale constitutionnelle, sans doute et notamment parce que le communisme, dont le poids reste inquiétant6, lui a laissé peu d’espace pour s’exprimer. Elle reconnaît certainement le rôle de l’interprétation en droit mais n’ose pas avouer les conséquences négatives qui peuvent en résulter pour la garantie des droits fondamentaux. Autrement dit, il y a un texte constitutionnel, qui d’ailleurs qualifie la Fédération de Russie d’«Etat de droit fédératif», mais il n’y a pas encore de véritable «esprit constitutionnel». La volonté politique domine. Et pour savoir si elle est en gros l’expression de la volonté populaire, encore faut-il que des mécanismes institutionnels tels que le référendum puissent fonctionner, ce qui n’est pas le cas en Russie, puisque ce dernier mécanisme, prévu par la Constitution, n’est pas utilisé.
La politique d’application du droit constitutionnel n’assure donc pas encore de véritables équilibres dans la Fédération. Cette application est constitutionnelle mais bancale. La raison d’Etat, en tant que principe rigide, absolu, risque d’être une bombe à retardement, une bombe à fragmentation de l’unité fédérale. Dans cet excès, naît cependant l’espoir de voir la société civile et l’opinion publique prendre quelque distance par rapport à l’Etat, recul nécessaire pour enclencher le processus de soumission de l’Etat au droit. La Constitution de 1993, à la différence des précédentes encore marquées par l’idéologie léniniste n’accordant au droit qu’un rôle instrumental, n’est plus un simple ornement, mais la condition de la démocratisation en Russie.
La montée du constitutionnalisme et l’essence politique du droit constitutionnel sont si patentes en Russie que la doctrine doit saisir l’occasion pour leur donner de nouveaux développements et s’affirmer comme une pertinente source du droit, favorisant en particulier la rencontre entre les théories réalistes du droit et une école formaliste russe également applicable au droit. Le dialogue, s’il est l’esprit et la chair de la démocratie, apparaît comme la synthèse du constitutionnalisme animé d’une conscience politique, et du jusnaturalisme en tant qu’art pragmatique. Tous les efforts de la doctrine doivent être tournés vers la compréhension des vertus du dialogue, notamment parce que le droit, en son essence, est la croyance en l’art de la paix.
1 V. Toumanov, «La Constitution de Russie de 1993 et son effet direct», L’Etat de droit. Mélanges en l’honneur de Guy Braibant, Dalloz, 1996, p.737. V. aussi Toumanov, «Quelques aspects des relations entre le droit international et la justice constitutionnelle en Russie», Mélanges Patrice Gélard. Droit constitutionnel, Montchrestien, 1999, pp. 329-332.
2 M. Kovalewsky, Institutions politiques de la Russie, éd.Giard et Brière, 1903, p. 3.
3 D. Colas, Les constitutions de l’U.R.S.S. et de la Russie (1905-1993), P.U.F, Q-S-J?, 1997.
4 M. Lesage, «La Russie et l’Etat de droit. La règle juridique et les arrangements politiques», Mélanges Braibant, op. cit., pp. 430-437.
5 M. de Guillenchmidt, «Où va le régime russe? », Mélanges Paul Sabourin, Bruxelles, Bruyant, 2001, p. 198.
6 D. Colas, «Mode de scrutin et système électoral en République de Russie», Mélanges Gélard, op. cit., pp. 365-371.
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