19/05/2010
Gaston Berger : philosophe et homme d’action
par Geneviève de Pesloüan
Etude d’auteur in Livres & Lectures n° 153 – mars 1961
Le 13 novembre 1960, Gaston Berger a trouvé la mort dans un accident de voiture sur l’autoroute du Sud, à quelque 20 kilomètres de Paris. Aussitôt, l’Institut de France, le ministère de l’Education nationale, l’Unesco, l’Encyclopédie française, l’Institut international de philosophie, une dizaine de sociétés savantes en France et à l’étranger, prenaient le deuil. Qui était donc Gaston Berger, dont la disparition frappait tant d’amis, de collaborateurs, de disciples ?
Un self-made man
Gaston Berger était, dans la meilleure acception du mot, un self-made man. Il était entré tardivement dans l’université. Né le 1er octobre 1896 à Saint-Louis du Sénégal, il avait dû interrompre ses études secondaires pour raisons familiales. Il les reprit plus tard avec courage ; il les termina brillamment, alors qu’il avait déjà acquis une situation. Industriel de profession, il ne prit un poste universitaire à la Faculté des Lettres d’Aix-Marseille qu’en 1941, après avoir soutenu deux thèses de doctorat, l’une sur la connaissance, l’autre sur la phénoménologie de Husserl. Mais par goût, par vocation, G. Berger cultivait la philosophie depuis 1922. Licencié ès lettres, diplômé d’études supérieures, il songea en 1925 à préparer le concours d’agrégation, puis en 1935 à entreprendre des études de médecine. Sa tâche professionnelle ajourna la réalisation de ces projets. Cependant, son amour des idées, sa ferveur pour l’enseignement, étaient tels qu’il s’est plu pendant des années à donner des cours de philosophie dans des institutions libres.
En 1925, il fonda la Société d’études philosophiques dont le siège resta longtemps à son domicile marseillais et dont l’organe d’expression était la revue Etudes philosophiques, qui depuis a pris un bel essor. En 1938, il organisa le premier congrès des Sociétés de philosophie de langue française.
De 1941 à 1944, G. Berger prit une part active à la Résistance. A la Libération, il fut nommé directeur régional des services d’information de la Région du Sud-Est. A cette époque il trouvait le moyen d’assurer une triple besogne : son enseignement de Faculté, qui était très apprécié, la marche de son usine, la direction de la Radiodiffusion et de la presse régionales. Un tel effort supposait une puissance de travail exceptionnelle. Les plus étonnant est que G. Berger y apportait, avec un soin méthodique, cette aisance, cette égalité d’humeur, cette efficacité souriante, qui suscitent tous les dévouements.
En 1948, il fut Visiting Professor à l’Université de Buffalo, aux Etats-Unis. De 1949 à 1952, il devint secrétaire général de la Commission franco-américaine d’échanges universitaires. En 1952, il rêva un instant d’entrer au Collège de France et d’employer tout son temps à des recherches intellectuelles. Il se retrouva la même année directeur général adjoint de l’Enseignement supérieur. L’année suivante il était nommé directeur général. Il le resta jusqu’en octobre 1960 : il se démit volontairement de sa charge pour retrouver des possibilités de travail personnel. Une chaire de prospective avait été créée pour lui à la section des sciences sociales de l’Ecole pratique des Hautes Etudes.
Ses hautes fonctions au Ministère de la rue de Grenelle, sa réputation, sa courtoisie, son dévouement, lui avaient valu de nombreuses distinctions. Membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, il était président de la Société française de philosophie, du Centre universitaire international, du Centre international de prospective, directeur de la Revue de l’enseignement supérieur, des Etudes philosophiques, de plusieurs collections. Commandeur de la Légion d’honneur, il était docteur honoris causa de plusieurs universités étrangères. De 1957 à 1960, il avait présidé l’Institut international de philosophie, où son prestige, son don des langues et son don des contacts ont laissé le plus durable souvenir.
Le philosophe
Sa carrière d’administrateur a sans doute ralenti sa production philosophique. Elle ne l’a pas tarie. Outre ses thèses, il a publié un Traité pratique d’analyse du caractère (où se reconnaît l’influence de son maître René Le Senne), un Questionnaire caractérologique (d’utilisation commode pour tous les éducateurs), un petit livre sur Caractère et personnalité, une soixantaine d’articles, de communications, de notices. A la veille de sa mort, il travaillait à deux ouvrages qu’il avait depuis longtemps sur le chantier : une Phénoménologie du temps, une Psychologie des peintres. En outre, il préparait le lancement d’une Encyclopédie mondiale, qui aurait eu des éditions dans les différentes langues de culture.
Cette diversité de tâches, de talents, donne une idée de l’extraordinaire personnalité de G. Berger. Mais seuls ceux qui l’ont connu peuvent dire à quel point cette personnalité était attachante. Je voudrais rappeler brièvement certaines de ses idées et décrire son style particulier, sa manière.
Philosophe, G. Berger s’est attaché à méditer un seul mystère : celui de la clarté. Si l’angoisse des profonds est parfois supérieure, disait-il, à la trahison des clairs, la joie la plus pure est de comprendre et la question qui mérite le plus de fixer l’attention est : « Qu’est-ce que comprendre ? » Aussi bien s’est-il efforcé de fonder une nouvelle discipline philosophique, la théorétique, science de la compréhension, science des démarches du connaître. Il avait deux maîtres pour cela : un maître allemand, Edmund Husserl, qui fut surtout un logicien de la perception ; un maître français, Descartes, qu’il cite abondamment et pour qui il éprouvait une véritable ferveur. S’il pense souvent comme Husserl, il s’exprime à la manière cartésienne. Il n’accueille que des idées claires et distinctes. Et il a la chance, ou le mérite, de les traduire dans des formules simples, parfois chaleureuses, toujours nettes. Constamment, il donne une leçon de précision, d’ordre, d’élégance, qui font de lui un maître à écrire autant qu’un maître à penser.
Sa recherche philosophique est restée centrée sur les grandes réalités de la conscience. Ses thèmes préférés sont la valeur de la connaissance, la présence de l’être, l’appel de l’art et de la poésie, la situation du moi, l’engagement, le dialogue, l’amour, le temps, le courage. Mais la phénoménologie ne l’a pas détourné de la métaphysique. Il et demeuré fidèle à la mémoire de Maurice Blondel, dont il fut l’un des familiers, ainsi qu’à l’enseignement de Jacques Paliard, dont il fut l’élève et l’ami. Ses convictions spiritualistes, son goût pour les études mystiques où il retrouvait une clarté supérieure, car à ses yeux le mysticisme n’était pas une expérience sans structure, sa fidélité au théisme chrétien où il voyait une exigence permanente de conversion, il les doit sans conteste à ce qu’il appelait l’Ecole d’Aix.
Praticien et théoricien
Comme caractérologue, G. Berger a été tour à tour praticien et théoricien. Il a participé à la création d’un Institut de biométrie humaine et d’orientation professionnelle à Marseille, où il forma des équipes de chercheurs. En même temps, il prolongeait les études de Le Senne sur la caractérologie d’Heymans. A la classification de celui-ci, il a ajouté des « Facteurs complémentaires de caractère » dont il a vérifié l’intérêt à l’aide de la description monographique et de la méthode statistique. Egalement, il a souligné, parmi les éléments psychologiques de la personnalité, l’importance des facteurs sociaux qui nous constituent un « personnage ». Et il a étudié comment ces déterminismes psychologiques, sociaux, encadrent notre liberté, composent avec elle, lui servent de soutien, d’aliment, ou lui font obstacle. Sa préoccupation constante, même en caractérologie, fut toujours de rechercher à quelles conditions un homme peut atteindre à l’ « épanouissement des valeurs ». Chez lui, le moraliste n’est jamais loin du psychologue. Une théorie des vertus accompagne une théorie des fonctions.
Comme « prospecteur », comme fondateur du mouvement « Prospective », G. Berger a conçu une discipline inédite, qui complète la théorétique. Celle-ci était la science du comprendre. La prospective est une systématique de la prévision, non du projet à court ou à moyen terme, mais du projet à long terme. Elle est science du comprendre en avant, du comprendre l’avenir, afin de contribuer à le faire. Pour réaliser cet idéal, des philosophes, des médecins, des industriels, des sociologues, des diplomates, des juristes, des financiers, des physiciens, des mathématiciens, etc., se sont réunis ; ils ont décidé d’associer leurs efforts, de prévoir les besoins de demain, non à partir du passé ou du présent, mais à partir de l’expansion calculée, des transformations attendues, voulues ou à vouloir.
Il s’agit, par exemple, d’anticiper ce que seront dans l’avenir les conditions matérielles, culturelles, de vie, et même les conditions morales ou spirituelles. De la sorte, non seulement l’avenir aura été préparé, mais il aura été appelé et compris. C’est notre unique chance de ne plus voir les sociétés surprises ou les individus victimes de retards, de décalages, d’inadaptations, qu’on pourrait éviter. A certains égards, l’attitude « prospective » peut paraître utopique. En réalité, elle anime des intelligences positives, des spécialistes soucieux de contrôle. Elle réclame un effort d’imagination créatrice, puisqu’il n’est pas question de déduire le futur du passé. Cette imagination se donne des formes sociales qui ne sont pas encore. Mais elle appuie ses calculs sur le calcul, sur la réflexion. Elle part de possibilités vérifiées ; elle n’extrapole les résultats de leur progression de leur transformation que dans des limites jugées raisonnables. Il n’est pas facile de dire ce que sera l’an 2102. Mais déjà l’an 2000 est dans le regard du savant. Si ce savant a l’esprit « prospectif », il n’aura pas seulement conjecturé cette époque. Il aura tout fait pour qu’elle accueille l’homme selon des cadres de vie, de pensée, que dès maintenant il met en place. G. Berger a réuni sur ce terrain une élite de chercheurs. Il sera donné à plusieurs d’entre nous d’observer comment leur projet aura en partie créé la réalité de demain.
Administrateur et humaniste
L’action de G. Berger comme administrateur est largement connue. Il ne sera pas nécessaire d’y insister. Il a renouvelé, assoupli, élargi, les structures de l’enseignement supérieur. Il a fait communiquer entre elles l’Université et l’industrie, l’Université et l’armée, l’Université et la presse, l’Université et la grande administration. Là aussi, il avait l’esprit « prospectif ». il savait que, par la force des choses, sous la pression conjuguée de l’expansion démographique, du renouveau scientifique, des échanges internationaux, l’Université de demain sera très différente de ce qu’elle était hier, de ce qu’elle est aujourd’hui. Il aidait cette mue, il tentait de la comprendre, de la normaliser. Il souhaitait que l’Université restât fidèle à ses traditions tout en s’adaptant. S’il a encouragé le développement des sciences humaines dans les facultés des Lettres, ce n’est ni pour faire pièce à la culture classique ni aux dépens de la philosophie. Son problème était le suivant : comment faire pour que la philosophie passe aux sciences humaines et reste la philosophie ? Il estimait que le rôle de la philosophie est de s’appliquer aux tâches concrètes de l’homme, d’y introduire la réflexion, d’en juger les méthodes et les buts. Il voulait que les techniques fussent dominées, il voulait que les valeurs de l’esprit pussent garder leur primauté dans un monde en perpétuelle refonte.
Si l’on cherche à embrasser d’ensemble la carrière, l’œuvre, la personnalité de G. Berger, on peut dire qu’avant tout il fut un humaniste. Eveilleur d’idées, organisateur, administrateur méthodique, il l’a été. Mais on doit préciser que cet industriel-philosophe fut autre chose qu’un technicien supérieur. A travers les questions d’organisation, d’administration, il voyait l’homme. Il pensait même que la plupart des difficultés qui surgissent dans la marche d’une affaire, dans la conduite d’une institution, sont des problèmes de relations humaines. Il excellait à les résoudre parce qu’il se préoccupait d’abord de saisir la psychologie de ses interlocuteurs, de ses subordonnés ou de ses collaborateurs. Ce qu’on retient le plus de son exemple, c’est cette manière douce et ferme d’accueillir, d’écouter, d’encourager. Quiconque l’approchait se sentait estimé, compris. C’est pourquoi G. Berger ne laisse que des regrets. Il est rare de rencontrer tant de bienveillance jointe à tant de simplicité.
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Principaux ouvrages : Recherches sur les conditions de la connaissance, Paris, 1941, PUF (épuisé). – Le Cogito dans la philosophie de Husserl, Paris, Aubier 1re éd., 1941 ; 2e éd., 1950. – Traité pratique d’analyse du caractère, Paris, 1950, PUF. – Questionnaire caractérologique, Paris, PUF 1re éd., 1950 ; 2e éd., 1951. – Caractère et personnalité, Paris, 1954, PUF.
M. Berger présidait notamment le Comité de l’Encyclopédie française (Larousse) : nombreux articles, principalement dans les tomes XIV, (Civilisation quotidienne), XIX (Philosophie-Religion) et XX, (Le monde en devenir).
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