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01/01/2006

Dupuy - Le sacrifice et l'envie

Jean-Pierre Dupuy, Sacrifice et l’envie – Libéralisme et justice sociale, Calman-Lévy, 1990, repris en poche chez Hachette, Pluriel, 1992

"Le sacrifice et l'envie". Comme l'explique Jean-Pierre Dupuy dans sa préface, ce titre renvoie à une question: comment, pourquoi et par quoi les sociétés modernes ont-elles remplacé la notion de sacrifice? Par sacrifice, il faut entendre ici le sacrifice de l'individu à une fin supérieure (Dieu, pour ne pas le nommer). La réponse de Dupuy est que le sens du sacrifice a été remplacé par le sentiment "d'envie"; l'envie correspondant, en termes économiques, à la notion de concurrence.

L'une des idées de départ est ici qu'une société fondée sur le principe concurrentiel menace de déboucher sur "la guerre de tous contre tous". Mais toute l'originalité de l'ouvrage est d'affirmer que les théoriciens du libéralisme eux-mêmes ont conscience de ce risque, et tentent d'en évacuer le poids dans leurs écrits.

C'est dans cette perspective que Dupuy se propose d'aborder les oeuvres d'Adam Smith, de John Rawls, de Robert Nozick et de Friedrich Hayek. Son propos se situe donc entre la philosophie et l'économie politique.

Pour faire face à cette difficulté, les libéraux recourent, sous une forme ou une autre, à la théorie de la "main invisible", assimilable à la ruse de la raison hégélienne. En agissant en vue de leurs fins particulières, les individus autonomes oeuvrent inconsciemment à la réalisation de la fin commune qu'est l'organisation de la société.

Benjamin Constant le démontre en prenant l'exemple de la loi: la loi n'est jamais créatrice d'ordre social, elle ne vient au contraire que constater et officialiser l'état actuel de la société. Elle n'est donc pas l'expression a priori d'une volonté générale, mais un constat normatif a posteriori.

Dupuy étudie à cette occasion l'influence de la monadologie de Leibniz sur les penseurs libéraux. Comme Leibniz, ils pensent que les individus sont des monades "qui n'ont ni portes ni fenêtres", qui sont indépendantes les unes des autres.

Mais, conformément à l'esprit des Lumières, les libéraux rejettent l'idée d'une référence divine commune, qui est pourtant la clef de voûte de la monadologie, puisque Dieu, la monade des monades, garantit la réalisation de l'optimum, c'est à dire du meilleur des mondes possibles. Quel est, dès lors, le principe moteur de l'organisation sociale ? Dupuy note que, bien que les penseurs du libéralisme soient partis avec l'idée d'un "point de référence endogène", qui serait produit spontanément par l'action des individus, ils "finissent par sacraliser leur point fixe endogène, lui donner un statut d'extériorité". Selon Dupuy, ce renoncement théorique n'était pas inévitable, et n'est accepté que "par peur devant les ravages possibles de l'univers concurrentiel (...) La sortie de l'organisation religieuse du monde instaure une ère de concurrence potentiellement illimitée (...) Cependant les penseurs de l'économie politique, pris de vertige devant cet univers sans borne qui s'ouvre devant eux, refusent d'en assumer toutes les conséquences".

Telle est l'analyse centrale de l'ouvrage de Dupuy: par peur des conséquences de l'envie, ces penseurs réintroduisent dans leurs modèles, de façon plus ou moins détournée, la notion de sacrifice.

Ce qui donne une importance concrète à cette évolution, c'est que l'économie, après avoir affirmé son autonomie par rapport à la philosophie ou à la morale, entend aujourd'hui ("depuis 2 décennies environ") se réapproprier les principaux thèmes du questionnement des philosophies morale et politique, mais dans une approche qui se veut plus "scientifique", "selon une démarche hypotético-déductive fortement imprégnée de logique et de formalisme mathématique".

Dupuy montre que les penseurs libéraux rejettent l'idée simplificatrice selon laquelle l'économie ne serait qu'une science de la maximisation de la richesse nationale, tandis qu'il appartiendrait à la politique d'en déterminer l'emploi. L'économie se veut désormais normative et non plus seulement positive.

Dupuy souligne à cette occasion les deux concepts qui délimitent le cadre dans lequel peut se penser le libéralisme: l'attachement à l'unanimité, exprimée dans l'optimum de Pareto, c'est à dire un état que tous reconnaissent comme le meilleur possible, l'état efficace qui maximise les utilités. Parallèlement est affirmé un refus de la comparaison de ces utilités entre elles, au nom de l'autonomie des individus, et surtout parce que la comparaison remettrait en cause l'unanimité, alors qu'elle est la source de légitimité de l'état efficace de la société.

Mais la volonté de dépasser la vision théorique de l'optimum social fondé sur l'unanimité pour prendre en compte l'aspect conflictuel de la société amène à réintroduire l'élément de comparaison, à travers la notion d'envie. Il ne s'agit pas ici de la passion humaine habituellement désignée par ce terme, mais du sentiment d'une inéquité qui heurte la Raison; c'est pourquoi Rawls affirme que l'envie, contrairement au ressentiment, n'est pas un sentiment moral".

Mais Rawls doit bien reconnaître, avec Freud, que la passion envieuse se déguise généralement sous des motifs éthiques. Or Dupuy démontre, à partir des hypothèses libérales elles-mêmes, que l'efficacité, et donc l'unanimité qu'elle suppose, n'excluent pas l'envie. Là où il y a envie, il ne peut y avoir équité: la "justice" (efficacité + équité) n'est donc pas possible.

JP Dupuy souligne les graves conséquences logiques de cette constatation: dès lors que la Nature, c'est-à-dire le hasard, détermine une inégalité de fait des capacités productives des individus, ce qui correspond manifestement à la réalité, efficacité et équité peuvent être incompatibles. "Ce sont deux principes "supra-éthiques", tirant en principe leur force de leur seule évidence logique, qui se contredisent, comme si la Raison se niait elle-même". En définitive, cette pensée libérale ne parvient pas à dépasser l'opposition liberté/égalité. C'est à partir de là que Dupuy aborde la "sympathie envieuse" d'Adam Smith.

Les exégètes de Smith opposent traditionnellement la sympathie, qui domine la majorité des actions humaines, et l'égoïsme (self-love) qui prévaut dans le domaine économique. Or, selon J-P Dupuy, "le self-love n'est pas (...) l'opposé de la sympathie, pour la bonne raison qu'il en est une modalité". La sympathie réciproque est le principe qui assure la cohésion sociale tout en respectant l'absolue autonomie des individus. Il permet aux individus de se soumettre à leur propre jugement moral. Mais Dupuy démontre des termes mêmes de l'analyse de Smith, que cette sympathie se confond avec l'envie. On comprend mieux alors comment le self-love peut ne pas être contradictoire avec la sympathie, et comment il est le fondement, à l'échelle individuelle, de l'action de la main invisible. La "modernité" de Smith tient à ce que son analyse accorde une part essentielle aux relations interpersonnelles: loin du modèle de l'homo economicus rationnel et isolé, il annonce les anticipations rationnelles de  la théorie des jeux.

Dupuy se retourne alors vers l'autre versant de sa problématique: le sacrifice, étudié à travers la lecture de John Rawls. Ce dernier est le tenant d'un libéralisme déontologique. Héritier de Kant, il écrit contre le libéralisme téléologique, c'est-à-dire essentiellement l'utilitarisme. Rawls rejette l'utilitarisme en refusant le sacrifice (essentiellement le sacrifice de l'individu ou de la minorité au bien-être de la majorité) et l'arbitraire.

Le refus du sacrifice chez Rawls
Le concept de "voile d'ignorance" lui permet de proposer les bases d'une nouvelle théorie de la justice. Celle-ci réussit à concilier la liberté individuelle et le contrat social. En effet, "sous" le voile d'ignorance, les individus acceptent rationnellement un contrat social juste pour tous ses membres:
ne sachant pas en quelle position ils vont se retrouver, ceux-ci se  garantissent les uns les autres la jouissance des "biens premiers" (les droits et les libertés, les possibilités offertes à l'individu, les revenus et la richesse et, surtout, les "bases sociales du respect de soi-même").

Les principes de la justice posés par Rawls sont des propositions de valeur décroissante. Le premier de ces principes constitue "un point fort du libéralisme politique, qui le distingue absolument de ce que l'économie a fait de lui". Quant au principe de différence, il est chargé de dire la justice économique et sociale, donc de dire quelles sont les inégalités justes et les inégalités injustes. Il est hors de question pour Rawls de sacrifier le plus mal loti au bien des autres, comme ce pouvait être le cas dans une conception utilitariste.

Mais selon Dupuy, la théorie de la justice rawlsienne ne s'oppose au côté sacrificiel de l'utilitarisme que parce qu'elle exclut a priori de son champ les situations sacrificielles. Selon lui, appliqués à une situation sacrificielle (et il faut entendre par là situation exceptionnelle à laquelle des inégalités sociales ou économiques, même persistantes, ne correspondent pas), la théorie de Rawls aboutit au même résultat que l'utilitarisme, car c'est le principe même d'unanimité qui fait perdurer dans la société la possibilité du sacrifice.

Le refus de l'arbitraire chez Rawls

Dupuy aborde alors le second volet de l'analyse rawlsienne: le refus de l'arbitraire, qui s'exprime dans la mise en oeuvre concrète de la justice sociale. Pour Rawls, la justice sociale est une "justice procédurale pure", dans la mesure où une procédure d'organisation de la société juste ne peut provoquer que de justes inégalités. D'un point de vue politique, on pourrait dire que la conception rawlsienne est très modérée, puisqu'elle veut concilier un marché efficace, sans monopoles, et un Etat justement redistributeur.

Dupuy souligne le risque que court Rawls d'être récupéré comme caution morale de n'importe quelle politique. Il s'efforce de montrer que, pas plus qu'envers le sacrifice, la théorie de Rawls n'est "stable" envers l'envie. Si l'arbitraire s'exprime dans la différence de "talents" que nous a accordé la nature, la société juste ne doit pas reproduire et amplifier cet effet arbitraire. Rawls rejette à l'occasion toute méritocratie, le mérite n'étant que le reflet d'une distribution due au hasard.

Reste à écarter l'envie, dont Rawls ne peut ignorer la présence éclairée par Freud : selon Dupuy, Rawls n'y parvient pas, n'y opposant qu'une "argumentation mal assurée, tautologique et redondante (...) proche du wishful thinking".

Pour Dupuy, les difficultés de la théorie rawlsienne viennent de ce que "la théorie de la justice et son contexte ne sont pas de même nature". Ce contexte peut être pensé en trois grands modèles:

- le "modèle conservateur". Il n'est plus présent aujourd'hui comme tel. Il conçoit le principe hiérarchique, et donc l'inégalité sociale, comme la forme même de la justice. Il s'oppose donc résolument aux conceptions modernes, dont l'égalité constitue l'imaginaire social. On peut en retrouver l'héritage dans les théories de la "nouvelle droite";


- le "modèle critique démystificateur", qui se définit de façon négative par rapport aux autres. Pour Dupuy, Bourdieu en est l'illustration parfaite;

- enfin le "modèle individualiste méritocratique", qui se situe entre les deux précédents et subit leur influence. "Sous des apparences anodines, derrières des formules qui fleurent le bon sens et même l'insignifiance, ce modèle tait une grande cruauté". Il correspond en effet, selon Dupuy, soit à une société où les mérites de chacun déterminent une bonne fois pour toutes les conditions (à l'image du concours), soit à une société de concurrence effrénée, où au contraire rien n'est jamais acquis.

Aucun de ces modèles n'est en réalité assez stable pour constituer le fondement d'une société moderne. Or la théorie de la justice de Rawls ne s'intègre dans aucun d'entre eux. C'est ce qui fait sa pureté, mais aussi sa relative faiblesse, en ce que l'on a du mal à la rattacher à un contexte concret. Dupuy en conclut donc que la théorie rawlsienne est l'illustration de "la justice sociale introuvable", puisqu'elle souligne l'imperfection des modèles existants sans engendrer de nouveau modèle.

Sont enfin envisagées les positions des auteurs "ultra-libéraux" que sont Nozick et Hayek. Tout en soulignant les différences considérables qui séparent ces deux auteurs, Dupuy se concentre sur ce qui les rassemble, à savoir la justice procédurale. Ici, la justice procédurale pure déjà présente chez Rawls prend une importance plus grande encore. Le voile d'ignorance devient quant à lui le "manteau opaque" qu'Hayek nomme la "complexité sociale". En réalité, Dupuy s'intéresse surtout à Hayek, dont il remarque, après avoir rendu hommage à l'importance de ses travaux, que sur "la justice sociale, [il] a cependant bien peu de choses à dire, même s'il les donne pour définitives. La justice sociale est une notion privée de sens, c'est un mirage".

Selon Dupuy, si la philosophie cognitive et sociale de Hayek est "remarquable de justesse et de profondeur", tout le problème est que "ses conclusions éthiques et politiques n'en découlent aucunement". Ces conclusions tournent autour de l'idée d'une ruse de la raison, qui s'exprime dans la génération spontanée de l'ordre social, et dans sa meilleure illustration: le marché. Cet ordre social est animé par deux principes: la concurrence et l'imitation. Agir de façon juste, c'est respecter les règles abstraites de l'ordre social dans lequel on est inséré. Cet ordre social ne peut être injuste, car il n'est pas le fruit d'une volonté. "L'intervention de l'Etat est donc par principe un mal puisqu'elle entretient l'illusion de l'intentionnalité là où il n'y a (...) que processus sans sujet".

Cette façon de s'en prendre à l'Etat coïncide, pour Dupuy, avec une réintroduction "parfaitement arbitraire" de l'idée d'intention. De plus, et c'est même le point le plus problématique, Hayek est confronté comme les autres penseurs libéraux à l'envie, et ne peut y trouver de compensation que par le recours à l'extériorité: il se retrouve ainsi à poser l'existence d'un Savoir absolu. Bref, le retour du dogme dans une pensée prétendument "libérée".

Le libéralisme se construit donc dans ce que l'on pourrait appeler un "refoulement de la foule". Le marché est censé contenir la foule et prévenir sa désagrégation. Mais si contenir veut dire réfréner, ce verbe signifie en même temps englober: ce que le libéralisme réprime, c'est ce qu'il rend possible, à savoir le déchaînement de l'envie.

Alexandre Makar et Guillaume Dupont, avril 2002

10:25 Publié dans J.P. Dupuy | Lien permanent | Commentaires (0)