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13/11/2010

ENTRETIEN D'HUBERT VÉDRINE ET ETIENNE BALIBAR SUR L'EUROPE - SEPTEMBRE 2010

ENTRETIEN D'HUBERT VÉDRINE ET ETIENNE BALIBAR SUR L'EUROPE - SEPTEMBRE 2010

PHILOSOPHIE MAGAZINE

 

"Ils appartiennent à deux mondes. Hubert Védrine, politique d’intelligence supérieure, ancien ministre des Affaires étrangères après avoir été Secrétaire général de l’Elysée sous François Mitterrand, est considéré comme le « Kissinger » européen. Inventeur du concept d’hyperpuissance, critique des illusions droit-de-l’hommisme (Continuer l’histoire et Le Temps des chimères, Fayard), il est capable, face aux situations les plus inextricables, de démêler l’écheveau des rapports de force pour déterminer le chemin de l’action efficace. Etienne Balibar, lui, est le philosophe français le plus écouté en Europe et aux Etats-Unis. Ancien professeur à Nanterre, il s’est initié à la philosophie aux côtés de Louis Althusser à l’Ecole normale supérieure, et a contribué à Lire Le Capital, référence des communistes des années 1960, avant de procéder dans La Crainte des masses (Galilée) ou La Proposition de l’égaliberté (PUF) à une réévaluation de l’idéal démocratique. Face à l’Europe, l’un en appelle à la responsabilité des dirigeants français et allemands, l’autre court à Athènes pour défendre le peuple européen. (Des interventions reprises dans L’Europe, crise et fin ?, le Bord de l’Eau). Le philosophe et le conseiller se sont retrouvés, au Montalembert, à Saint-Germain-des-Prés, pour mettre sur la table les éléments du diagnostic vital de l’Europe." 

Hubert Védrine : Je ne vois pas la construction européenne comme une grande et belle ambition fédéraliste collective qui se serait hélas enlisée dans les sables, la géopolitique prime. À mes yeux, les pères fondateurs ce sont d’abord Staline et Truman, avant même Monnet et Schuman. S’il n’y avait pas eu la menace soviétique après la guerre, si les Etats-Unis n’avaient pas crée l’alliance atlantique, et fait le plan Marshall, rien ne se serait fait. Ce n’est pas l’Europe qui a fait la paix, c’est la paix qui a permis l’Europe. Ensuite certains dirigeants européens visionnaires ont décidé de profiter de cette situation pour créer quelque chose d’inédit. Leur approche était concrète : communauté du charbon et de l’acier, marché commun, etc. Petit à petit des courants de pensée ont bâti, à partir de là, l’utopie des Etats-Unis d’Europe. Ce qui s’effondre aujourd’hui, ce n’est pas l’Europe, mais les mythes européistes. En réalité, l’Europe est d’abord l’enfant d’une situation géopolitique, pas la mise en oeuvre d’un extraordinaire projet historico-moral. 

Etienne Balibar : Je suis né en 1942, vous êtes un peu plus jeune que moi, mais notre génération a hérité de la précédente une utopie positive et mobilisatrice, celle de la réconciliation. L’Europe était allée à la catastrophe, elle avait plongé du fait des nationalismes dans une forme d’auto-destruction, il fallait, sous peine de disparaître, dépasser les souverainetés nationales et se réconcilier. L’utopie est donc un ingrédient constitutif de la construction européenne. 

HV : La « réconciliation franco-allemande », inlassablement répétée, n’est pas à l’origine du projet européen. Le cadre européen lui a servi d’abri favorable. Pour que la dissuasion soit efficace face à l’URSS, les Américains avaient besoin que l’Allemagne soit dans le coup – ce qui n’a pas été facile à faire accepter. Ce n’est que plus tard a posteriori qu’on en a fait un « moteur ». 

EB : Disons que la réconciliation, instrumentalisée par la politique de la guerre froide, est devenue, du fait de la transformation de l’esprit des peuples, un objectif en soi. Mais d’une manière générale, l’effet de la guerre froide sur la construction européenne m’apparaît plus ambivalent. L’URSS ne représentait pas seulement une menace mais aussi un défi. Elle a joué un rôle d’aiguillon pour la mise en place du modèle social européen qui n’aurait jamais vu le jour si les gouvernements et les opinions occidentales n’avaient pas pensé que des formes sauvages d’exploitation capitaliste conduisaient à l’explosion sociale sinon au communisme, qu’il fallait généraliser la concertation entre le capital et le travail. Or ce modèle est aujourd’hui au cœur de l’identité européenne, les peuples le voient à tort ou à raison comme un rempart contre la mondialisation libérale sauvage. D’accord donc pour penser que la guerre froide est le cadre initial de l’Europe, mais sous réserve d’analyser de manière plus dialectique les effets de ce cadre sur la construction européenne : en chemin, le Mécano géopolitique est devenu une fin en soi. 

HV : C’est devenu un objectif en soi pour une poignée de dirigeants. Giscard et Schmidt, Mitterrand et Kohl, Delors et quelques autres ont utilisé cette paix pour presser l’intégration. D’autant que l’Allemagne divisée, en remettait dans son engagement européen : c’était le prix à payer pour sa normalisation. Et puis patatra, ce cadre géopolitique général se désagrège : il n’y a plus d’union soviétique, plus de guerre froide, plus d’ennemi. Qu’est ce que ce monde global ? Une communauté internationale régie par le droit ? Un monde multipolaire ? Une compétition générale ? Face à ce que j’ai appelé l’hyperpuissance américaine, les Européens ont cultivé l’ingénuité. Mais dix ans après, les conflits resurgissent. Quelques années avant le 11 septembre, Huntington oppose au rêve d’une « fin de l’histoire » sa crainte d’un « clash des civilisations ». Quand l’Amérique se lance avec hystérie dans « la guerre » contre « le terrorisme », l’Europe est désemparée. Le contexte géopolitique qui avait présidé à sa naissance s’est effondré, il n’y a plus de projet collectif qui s’impose à elle, excepté des engagements économiques, durs éléments fort des traités dans un monde en voie de dérégulation économique. 

EB : La chute du Mur ne se réduit pas à un changement du cadre géopolitique. C’est un changement dans la perception du « sens de l’histoire », donc un événement de portée philosophique considérable. Et c’est aussi la réunification de l’Europe. 

HV : La « réunification » ? Mais elle n’avait jamais été unie auparavant sauf par la loi chrétienne à un moment. 

EB : Vous ne pouvez pas nier qu’il y a une communauté d’histoire, de culture, des idéaux politiques qui ont circulé entre les nations. La guerre froide a tiré entre les deux moitiés de l’Europe un « rideau de fer » qui coupait les peuples de toute possibilité de circulation. La chute du Mur, c’est la renaissance virtuelle de cet espace de liberté, c’est la perspective d’une circulation pour les idées et les projets qui a enflammé l’imagination des Européens. Nous avons été nombreux alors à espérer que se constituerait non pas un peuple européen mais une opinion publique, un espace politique transeuropéen qui ne serait pas seulement animé par les dirigeants et les intellectuels mais par le grand nombre. De façon conflictuelle et laborieuse, l’idée d’Europe indiquait un chemin au-delà des souverainetés nationales. C’était là notre utopie, aujourd’hui dévalorisée. 

HV : Je ne crois pas à ce dépassement. Exercice en commun de la souveraineté oui. Abandon non. Ce sont des nations trop nombreuses, avec des histoires, des langues et des passions différentes profondément enracinées. Depuis le XVIIIe siècle et les Lumières, il y a en effet un espace culturel commun aux élites. Vous faites partie du petit nombre d’intellectuels qui parcourent les capitales européennes et dont la parole est écoutée. C’est très important, cela peut donner à cet espace une orientation politique et morale. Mais cela ne concerne que quelques centaines de personnes. Ce n’est pas le projet des peuples. L’Europe, c’est une fédération d’Etats-Nations qui n’ont pas vocation à disparaître. Les Européens aiment l’idée de l’Europe, mais ils ne s’intéressent pas concrètement aux autres peuples européens. Cela n’a rien de tragique parce qu’ils sont tous pacifiques. Mais cela n’a rien à voir avec la formation d’une opinion publique « européenne ». Les européistes rêvent d’une puissance morale, une sorte de Croix Rouge globale répandant le droit-de-l’hommisme dans le monde entier. L’évangélisation selon Saint-Paul reste le logiciel profond des élites européennes à travers les siècles. Mais l’Europe n’est plus sur son Olympe : elle n’a plus ni la légitimité ni l’efficacité pour jouer ce rôle. Les peuples, eux, je le crains, n’aspirent qu’à devenir une grande Suisse. 

EB : Une Suisse, mais sans le secret bancaire alors… 

HV : Oui, parce qu’exemplaire. Un haut niveau de vie, peu d’obligations et beaucoup de droits, une attitude compassionnelle mais distanciée par rapport aux malheurs du monde, voilà l’éthique des Européens. C’est inquiétant car dans la dure bagarre multipolaire qui s’annonce, si l’Europe ne devient pas une puissance, elle est condamnée au protectorat. 

EB : Un protectorat de qui dans votre esprit ? 

HV : Sino-américain. 

EB : Il y aurait donc un projet de condominium sino-américain ? 

HV : Pas besoin de projet pour que ce risque existe. Même si aucun des deux pays n’a intérêt à se retrouver dans un tête-à-tête exclusif avec l’autre, il y aura pour nous l’addition de leurs puissances. Je veux dire que si l’Europe continue comme cela elle subira les conséquences des décisions des uns et des autres, même si ceux-ci ne s’entendent pas. Voilà ce qui pourrait arriver de pire : accumulation de décisions sur un ensemble gélatineux qui n’a plus de pensée propre et n’arrive pas à se mettre d’accord pour se faire respecter qui devient, en somme, l’idiot du village global. 

EB : J’irai plus loin. Ce n’est pas le protectorat qui nous menace, c’est la désagrégation pure et simple. Je redoute que les Etats européens ne soient même pas capables de maintenir les grands acquis. Et d’abord la paix. Cela paraît démentiel d’imaginer la renaissance du nationalisme qui nous ramènerait à des conflits tragiques que la construction européenne avait pour fin de dépasser. Mais on ne peut l’écarter. Je redoute qu’une Europe dramatiquement affaiblie, ne se transforme en champ de bataille de forces politico-économiques qui lui sont extérieures. Or, il n’y a aucune raison de penser que tous les pays auront une même analyse et une même stratégie face aux menaces de demain. Je ne crains pas seulement des désaccords entre la France et l’Allemagne, je me demande quelle raison ces deux pays pourraient avoir de marcher du même pas et d’avoir une position commune si ce sont les forces de la mondialisation qui l’emportent. Il n’est pas évident que les peuples ressentent le besoin d’être réunis dans la mondialisation de demain. Dans un monde dérégulé, on sent monter une obsession de la protection imaginaire qu’offrirait le cadre national… 

HV : Imaginaire, peut être. Mais sa désintégration fait peur. La question de fond est bien celle que vous posez : les européens ont-ils, oui ou non, un intérêt à être unis face à la mondialisation ? Autant je suis prêt à une relecture décapante et réaliste des raisons pour lesquelles l’Europe a été construite autant je ne suis pas prêt à lâcher sur ce point : ils doivent être unis sur quelques points stratégiques dans la bagarre multipolaire qui s’engage. Les peuples sont égoïstes c’est normal. Il n’y a pas de peuple ni de gouvernement « altruiste ». En revanche, ce qui est dangereux, c’est qu’il n’y ait plus le deuxième échelon consistant à transformer les intérêts nationaux légitimes au premier degré en intérêts communs de second degré. Or les Européens ont un intérêt vital à élaborer des stratégies globales. Pas en fusionnant. Jamais l’Allemagne et la France ne seront le Dakota du Sud et le Dakota du Nord. Mais si l’Europe ne s’institue pas comme un pôle, on va se faire plumer ! Je ne comprends pas que les dirigeants européens n’aient pas élaboré une stratégie commune face à la crise, et une stratégie pour le monde multipolaire plus convaincante, plus frappante. 

EB : Je ne veux pas jouer à tout prix le rôle du militant en face de l’homme d’Etat. Mais il faut aussi, en politique, tenir un autre langage que celui des gouvernements et de la diplomatie. Or ce qu’on appelait la social-démocratie européenne s’est avérée totalement incapable d’esquisser une réponse crédible à la crise financière internationale. Cela démontre le degré de décomposition organisationnelle, mais aussi intellectuelle et morale, de la politique européenne, en particulier à gauche. Absence de perspectives aussi bien que d’enracinement populaire… 

HV : Face à la crise les gouvernements de droite ont été pragmatiques, sans états d’âmes : ils n’ont pas hésité à nationaliser, et à rétablir les contrôles étatiques. Tandis que la gauche social-démocrate l’a vécu comme un drame conceptuel : alors qu’elle achevait de se résigner l’économie de marché, voilà que celle-ci se transformait en un gigantesque casino. Aujourd’hui la gauche n’arrive même pas à théoriser le faible sursaut des Etats qui s’opère sous nos yeux. Elle est le dindon de la farce. Dans toutes les réunions de la gauche européenne, on commence par exprimer son attachement absolu… au libre-échange ! Mais le libre-échange intégral qui met en compétition des centaines de millions de paysans asiatiques ultra pauvres avec les anciennes classes ouvrières européennes protégées par deux siècles de lutte, c’est absurde ! Non, vraiment, la gauche doit se refaire ! 

EB : Oui mais elle manque aujourd’hui de toute culture internationaliste, alors que la seule réponse institutionnelle crédible à la crise se situe au niveau européen. Il ne s’agit pas de supprimer les Etats-Nations. Mais comment pourrait-on réguler de façon un peu stricte l’activité des banques en Europe, si les Etats agissent indépendamment les uns des autres ? Comment pourrait-on donner un contenu à l’idée d’une politique budgétaire qui vienne compléter l’existence d’une monnaie commune si la puissance souveraine est toujours strictement nationale ? J’admets que la notion de fédéralisme est équivoque : elle hérite de différentes traditions, et au fond il s’agit d’en inventer une forme nouvelle. Sans être nécessairement fédéraliste, il s’agit d’instituer un niveau de puissance publique qui soit efficace et démocratiquement légitime à l’échelle de l’Europe. 

HV : Si on appelle à des abandons de souveraineté parce qu’on se sent trop petit et fatigué au niveau national, l’Europe n’est alors que le visage de notre épuisement. Mais il y a aussi un fédéralisme d’ambition qui consiste à exercer en commun la souveraineté. 

EB : Vous accepteriez donc l’idée de souveraineté partagée ? 

HV : Non seulement je l’accepte, mais j’ai signé avec ce stylo plusieurs traités de souveraineté partagée, et nous la pratiquons depuis longtemps. Que l’Europe ait une vraie politique dans la bataille de la régulation, une vraie gouvernance économique de sa monnaie, une vraie politique d’ « écologisation » (de l’agriculture, de l’industrie, des transports, de l’habitat, du travail,), des stratégies multipolaires (face à la Chine, à la Russie) : pour réaliser cela on n’a pas besoin de demander aux peuples de renoncer à leur égoïsme. Il faut seulement faire émerger les intérêts communs, au-delà des intérêts de chacun. La coordination des politiques économiques dans la zone euro, faite dans un esprit de délibération publique et démocratique, déclencherait une dialectique des opinions en quelques années. Mais pour cela il faut des gouvernements nationaux forts, capables de mettre en commun leur pouvoir, pas une mutualisation des incapacités… 

EB : Les forces centrifuges sont, étonnamment, de plus en plus puissantes. Les classes dirigeantes, en particulier la bourgeoisie financière, n’ont plus d’intérêt à préserver la cohérence du tissu social dans chacun des pays européens. Elles ne croient plus qu’il faut faire des concessions à la classe ouvrière, qui dans le même temps s’est désagrégée. La coordination en vue de la régulation, il faudra donc l’imposer. Et c’est plutôt d’en bas que j’attends le sursaut, dans une forme nouvelle de populisme ou de civisme européen. Je n’appelle pas à la révolution, mais à la mobilisation des opinions et à la renaissance des mouvements sociaux, sur de nouveaux objectifs traversant les frontières. Je n’oppose pas le populisme à la souveraineté des Etats ou des gouvernements… 

HV : Non, vous l’opposez à un élitisme a-démocratique et technocratique. Ce en quoi vous avez raison. 

EB : La question fondamentale que je me pose est celle-ci : quelles sont les forces avec lesquelles se font l’histoire et la politique ? Il me semble que vous avez une vision politique classique, où ce sont les gouvernements, représentant des peuples et des nations, qui déterminent des stratégies en fonction d’un contexte géopolitique en perpétuel changement. Je pense pour ma part qu’il y a d’autres forces. Sur l’Europe, j’ai employé le mot de populisme par provocation pour laisser entendre que les élites, les gouvernements, les Etats ne suffisent pas à représenter les peuples, mais dans certaines circonstances n’en sont pas les maîtres. 

HV : Mais s’ils sont élus par ces mêmes peuples ? 

EB : C’est une partie incontournable – et à laquelle je ne suis pas prêt à renoncer – de l’idée de démocratie, mais une partie seulement. Et au niveau européen, le Parlement, bien qu’élu au suffrage universel direct, a des pouvoirs très limités dont il fait un usage très restreint. De sorte que l’élément de démocratie élective et parlementaire, fondamental, est extraordinairement fragile. 

HV : Il ne faut pas rompre le lien fragile, mais qui subsiste, entre la construction européenne et la démocratie. Le débat sans fin sur les institutions n’aide pas : les gens normaux n’ont pas envie de vivre dans un mécano en perpétuelle construction. L’Europe est plus technocratique que démocratique et les organismes de décision se sont autonomisés, aux dépens souvent du cadre démocratique. J’ai entendu des commissaires proclamer : « nous sommes plus légitimes parce que nous sommes plus efficaces ! ». Ce qui est doublement contestable ! Un peu de populisme à la Balibar contre cet esprit technocratique pourrait être tonique… 

EB : Plus de civisme ou de populisme, c’est plus de conflits. Du conflit social, mais aussi culturel, spirituel, etc. C’est l’aspect machiavélien de ma vision de la démocratie. J’en vois bien les risques. Mais quand on veut se protéger contre le risque on aboutit à l’anesthésie et à la coquille vide. 

HV : Ce qui inquiète les peuples européens dans la construction européenne, c’est cet élargissement qui parait sans fin. Je pense qu’il faut que cela s’arrête quelque part. L’Europe ne va pas intégrer le Japon, la Russie, Israël ou le Sénégal ! Il faudrait plutôt faire la liste des pays qui ont encore vocation à entrer - une dizaine à mon avis. C’est important si l’on veut que les citoyens s’identifient à un ensemble organisé et fixe. On ne s’identifie pas à un ensemble gazeux qui se dilate sans fin. 

EB : Pour moi, dans l’absolu, il n’y a pas de frontières à l’Europe. Elle n’a jamais été un espace clos. Le mouvement d’expansion séculaire dont fait partie la colonisation a entraîné une interpénétration mutuelle de sorte que l’Europe a toujours été et sera toujours un carrefour d’influences culturelles et de relation d’intérêt avec toutes les parties du monde. 

HV : Mais les limites territoriales, ce n’est pas la même chose. Même les Etats-Unis en ont ! Il faut bien s’arrêter quelque part, et cela n’empêche pas des relations ouvertes avec le reste du monde. Cela ne correspond plus à l’adhésion. 

EB : Du point de vue de l’idéal européen, il est impossible de fixer des frontières. Mais je comprends très bien qu’on puisse le faire dans un souci pragmatique, à condition qu’on ne mobilise pas des fantasmes identitaires sous le couvert de critères dits « rationnels », historiques ou géographiques. La frontière politique ou administrative ne peut être déduite du partage culturel entre les héritages de la Chrétienté et de l’Islam. 

HV : Je me borne à dire que quand l’Union européenne aura fixé sa géographie de façon stable, les citoyens européens se sentiront mieux. Ne pas le faire c’est la noyer. 

Propos recueillis par Martin Legros. 

22:04 Publié dans Europe | Lien permanent | Commentaires (0)

14/04/2007

Monnet contre de Gaulle

De Gaulle-Monnet ou le duel du siècle

par Eric Branca, journaliste

revue Espoir n° 117, novembre 1998

Souveraineté nationale contre "rationalité supranationale" ; indépendance des Etats contre force des engrenages ; démocratie contre technocratie ; l'affrontement De Gaulle-Monnet dépasse les hommes pour toucher à l'essentiel.

Il fut le plus constant des anti-gaullistes en même temps que le plus farouche adversaire de l'indépendance nationale. Mieux : c'est parce qu'il ne croyait plus aux nations et faisait de leur extinction un gage de progrès, qu'il s'opposa avec acharnement à l'homme du 18 juin, pour qui la souveraineté des Etats était une condition absolue et non négociable de la démocratie.

A l'heure où les petits-fils politiques de Jean Monnet semblent victorieux - au point d'avoir converti à leur eschatologie fédéraliste ceux-là même dont la raison d'être commandait, encore et toujours, de garder à la France ses mains libres - il n'est pas inutile de rappeler ce que fut le duel engagé, dès 1943, entre Monnet et De Gaulle autour de la grande querelle de la Nation. Car s'il est du droit de chacun de changer de camp, il n'est de celui de personne de faire mentir l'Histoire au point de présenter la construction européenne d'aujourd'hui comme la fille de celle voulue par le général de Gaulle.
Au propre comme au figuré, Monnet restera dans la vie politique française comme l'un des grands fantômes du siècle. Vivant, il n'agissait que dans l'ombre (ses Mémoires, publiées en 1976, ne sont qu'un long précis de manipulation des gouvernements) et ne parlait jamais ; ce n'est qu'une fois mort qu'il devint présent - et même omniprésent - grâce aux continuateurs fidèles qui eurent à coeur de faire fructifier son héritage.
Premier paradoxe, première opposition avec de Gaulle ; vivant, le Général existait par son verbe et agissait sous le soleil de l'Histoire ; mort, il n'a plus guère que des admirateurs, à défaut d'avoir trouvé le moindre continuateur.

Etrange Jean Monnet que tout, dans sa longue vie, sépara de De Gaulle, au point d'avoir su, tel un aimant, attirer à lui ce que la France, l'Europe et surtout l'Amérique comptaient d'antigaullistes, puis agréger leurs forces en une sorte de "pouvoir fédéral intellectuel" (le mot est de Jean-Jacques Servan-Schreiber) dont le but avoué était d'en finir avec douze cents ans d'exception française ...

De Gaulle le "nationaliste" contre Monnet l'"européen" ? Si les choses avaient été si simples, on n'en parlerait sans doute plus : un pur "nationaliste" serait-il devenu le héros de tant de peuples opprimés voyant dans la France un moyen de retrouver leur dignité ? Et un "européen" qui n'aurait pensé qu'à défendre les intérêts de l'Europe, aurait-il été si puissamment soutenu par l'Amérique ?

C'est que, dans le cas du premier, la France "madone aux fresques des murs" incarnait une forme supérieure de la justice (la réconciliation, chère à Malraux, de Jeanne d'Arc et des soldats de l'An II), alors que pour le second, la construction d'une Europe supranationale ne figurait qu'une étape vers le "gouvernement mondial" qu'il appelait de ses voeux au nom d'une "rationalité" économique. Celle-là même dont arguent aujourd'hui les partisans d'Amsterdam pour dénier aux peuples le droit élémentaire de s'exprimer sur leur destin.

Sous les catégories commodes de "nationalisme" et d'"européisme" appliquées à de Gaulle et à Monnet (avec l'intention évidente d'en appeler aux modernes contre les anciens !) perce une dialectique autrement enracinée dans l'histoire : la liberté nationale opposée à la coercition impériale ; la tradition capétienne de la France relevée par la République contre le vieux rêve carolingien sécularisé par les technocrates. On voit bien où se situe l'archaïsme ...

Il est vrai qu'à peine nés, de Gaulle et Monnet s'opposaient déjà. Quand le premier voit le jour en 1890 à Lille, capitale d'une marche frontière meurtrie par les invasions et traumatisée par la perte de l'Alsace et de la Lorraine voisines, l'autre est né deux ans plus tôt à Cognac, coeur de cette Aquitaine où, depuis la guerre de Cent ans, on ne sait voir dans l'étranger qu'un client, et même un associé.

Fils d'un exportateur d'alcool vivant la moitié de l'année outre-Manche et "sachant bien l'allemand", Monnet cultive, dès son plus jeune âge, une vision policée du monde. "Tout a un prix, donc tout se négocie". Quand, à seize ans, il se rend à Londres pour la première fois, son père lui dit : "N'emporte pas de livres. Personne ne peut réfléchir pour toi". La découverte de la City est le choc de sa vie : c'était "un milieu fermé socialement mais ouvert professionnellement sur le monde", résume-t-il dans ses Mémoires. "Les préoccupations qui y régnaient, c'était l'état des affaires à Shangaï, à Tokyo, à New-York ..."

Nourri de Péguy et de sa "certaine idée de la France", de la doctrine sociale de l'Eglise, mais aussi de Barrès et de Nietzsche, de Gaulle choisit au même moment le métier des armes. Souvenons-nous du début des Mémoires de guerre. "Quand j'entrai dans l'armée, c'était une des plus grandes choses du monde ... Elle sentait venir avec une sourde espérance le jour où tout dépendrait d'elle."

Non moins impatient de faire ses preuves, Monnet part en 1906 pour le Canada. Il y troque des caisses de cognac familial contre des ballots de pelleterie, bientôt revendus au fourreur Revillon. Remarqué par les dirigeants de la célèbre compagnie de la baie d'Hudson, Monnet entre en 1908 à la Banque Lazard de New-York, où il débute avec éclat. Quand survient la guerre de Quatorze, Monnet (réformé) est déjà solidement introduit dans l'establishment de la côte est des Etats-Unis. A vingt-six ans il traite d'égal à égal avec les plus grands noms de la finance anglo-saxonne.

L'un des premiers d'entre eux, Paul Warburg, auquel Jacques Attali consacra, voici quelques années, une monumentale biographie (Une homme d'influence, Fayard, 1985), prend Monnet sous sa protection. Il est alors, avec John Pierpont Morgan (fondateur de la banque du même nom) et Jacob Schiff (de la Kuhn Loeb) l'une des figures de proue de la Pilgrim's Society, matrice idéologique d'où naîtront, au fil du XXe siècle, tois émanations spécialisées à l'origine desquelles l'on trouve toujours Monnet : le CFR (Council of Foreign Relations) en 1920 ; le Bilderberg Group (anglo-saxon et européen) en 1954 ; et la fameuse Commission Trilatérale créée en 1973 pour associer le Japon aux "décideurs" économiques d'Europe et d'Amérique du Nord.

But de la Pilgrim's, repris peu ou prou par tous ses épigones : annihiler les risques de guerre en favorisant l'intégration des économies nationales et en obtenant des Etats qu'ils transfèrent leur souveraineté à des organismes exécutifs supranationaux.
De cette "rationalité supranationale", Monnet avait jeté les bases dès l'entre-deux-guerres.

Unique Français associé à la création du CFR, les anglo-saxons ont fait, dès 1923, le secrétaire général adjoint de la SDN, tremplin qui lui permettra de devenir dans les années trente le conseiller personnel (on dirait aujourd'hui le consultant) de Roosevelt, de Tchang Kai Chek, du colonel Beck en Pologne, ou du roi Carol en Roumanie. Il a écrit dans ses Mémoires : "S'il faut beaucoup de temps pour arriver au pouvoir, il en faut peu pour expliquer à ceux qui y sont le moyen de sortir des difficultés présentes : c'est un langage qu'ils écoutent volontiers à l'instant critique. A cet instant où les idées manquent, ils acceptent les vôtres avec reconnaissance, à condition que vous leur en laissiez la paternité ... Si c'est au prix de l'effacement que je puis faire aboutir les choses, alors je choisis l'ombre ..."

Alors que tout aurait dû le rapprocher, en 1943, du général Giraud, porté à bout de bras par Roosevelt qui compte sur sa docilité pour placer, dès la libération, la France sur orbite américaine, Monnet qui a toujours un coup d'avance, comprend que seul de Gaulle peut sortir vainqueur de l'imbroglio d'Alger. Envoyé par la Maison Blanche au secours de Giraud, il renonce à s'opposer publiquement à l'homme du 18 juin, lequel utilisera brièvement ses talents d'organisateur en le nommant en 1944 délégué général au Plan du gouvernement provisoire.

Ce qu'ignore alors de Gaulle, c'est qu'à Alger même Monnet a pris le parti de le combattre. Et avec quelle violence ! Dans une note ultra-secrète envoyée au secrétaire d'Etat Harry Hopkins, le 6 mai 1943, il écrit à propos du futur libérateur de la France : "Il faut se résoudre à conclure que l'entente est impossible avec lui ; qu'il est un ennemi du peuple français et de ses libertés (sic) ; qu'il est un ennemi de la construction européenne (et) qu'en conséquence, il doit être détruit dans l'intérêt des Français ..."

De Gaulle "détruit" dans l'"intérêt" des Français, ou dans celui des Américains auxquels Monnet adresse ces fortes pensées ?

A Roosevelt le même écrira le 5 août suivant : "Il n'y aura pas de paix en Europe si les Etats se reconstituent sur la base de souverainetés nationales. Ils devront former une fédération qui en fasse une unité économique commune".

Contrairement à Monnet qui pense régler la question allemande en l'internationalisant - il mourra persuadé d'avoir empêché par son action toute réunification ultérieure ! - de Gaulle prend garde, au même moment, de marquer combien, à ses yeux, la survie d'une nation allemande, fût-elle provisoirement divisée en deux Etats, sera nécessaire à l'organisation de l'Europe future. Le 25 avril 1945, il déplore ainsi "l'acharnement [du Reich] qui mène à sa ruine complète un grand peuple, coupable certes, et dont la justice exige qu'il soit châtié, mais dont la raison supérieure de l'Europe déplorerait qu'il fût détruit".

On comprend qu'au lieu de ronger son frein au service d'un homme qu'il abhorre, Monnet que de Gaulle surnommera bientôt l'Inspirateur, trouve plus exaltant de se consacrer dès 1946 à son grand dessein : la supranationalité européenne. "J'avais mieux à faire, avouera-t-il dans ses Mémoires, que d'exercer moi-même le pouvoir. Mon rôle n'était-il pas d'influencer ceux qui le détiennent et de veiller à ce qu'ils s'en servissent au moment utile ?"

De Gaulle chassé par les partis, les amis de Monnet occupent tous les rouages du système ; ils s'appellent René Pleven (président du Conseil ou ministre sans interruption de 1944 à 1954), Pierre Pflimlin (quinze fois ministre et avant-dernier président du Conseil de la IVe république), ou Félix Gaillard, chef du gouvernement qui en 1957 signera le traité de Rome. Ensemble, ils creuseront les fondations de l'édifice supranational qui, quarante années plus tard, aboutirait à Maastricht : la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA), dont le premier secrétaire général sera, en 1951, Jean Monnet.
Hostile, d'instinct, à ce "méli-mélo" dans lequel une poignée de "géomètres" rêve de dissoudre la France, de Gaulle n'a pour seul allié que son éphémère RPF. Mais celui-ci est écarté du pouvoir par la Troisième Force. Autrement dit, l'alliance gouvernementale des socialistes de la SFIO et des démocrates chrétiens du MRP, unis derrière Robert Schumann.

Aussi allemand de tempérament que Monnet était anglo-saxon, Schumann lui offre la dimension mystique qui manquait à ses plans, en mobilisant via le MRP tout ce que l'église catholique compte alors de relais d'opinion. A commencer par le pape Pie XII lui-même qui rêve à un nouveau "serment de Strasbourg" entre les chefs de la démocratie chrétienne occidentale : Schumann, l'allemand Konrad Adenauer et l'italien Alcide de Gasperi. Au coeur de leur dispositif, l'"européisation" de la Sarre, que Schumann compare à une "Lotharingie industrielle", creuset de toutes les intégrations à venir.
Pour faire triompher l'étape suivante (la fameuse Communauté européenne de Défense, vendue clés en main par Washington en 1952 au Parlement français), les fédéralistes font flèche de tout bois : même l'Osservatore Romano, organe officiel du Saint Siège, prend parti en suppliant les Français de ne pas suivre les gaullistes, "adversaires de l'Europe, donc de la paix" ! Face à cette conjuration vaticano-bancaire, l'opinion française, volontiers gallicane, se cabre.

Tout à leurs pointages parlementaires, les partisans de la fusion européenne n'ont négligé que l'essentiel : l'élément moral qui souvent fait basculer le destin. Plus d'armées nationales, plus d'hymnes, plus de drapeaux. André Malraux s'écrie au Vél d'hiv : "Et nous aurions fait la Résistance pour que le général Guderian devienne par décision américaine commandant militaire de la place de Paris ?"

Par leurs certitudes prématurément affichées, Monnet et ses amis ont déclenché l'affaire Dreyfus de la IVe République. En août 1954, la CED s'écroule sous les assauts d'une coalition associant au RPF le Parti communiste, une partie des radicaux, quelques socialistes et même une poignée d'antigaullistes regroupés derrière le général Weygand, qui ne craint pas pour la circonstance d'apposer sa signature à côté de celle d'anciens FTP !

Cette union sacrée, dont le véritable artisan fut Michel Debré, Monnet ne s'y attendait pas. Affecté par cet échec contraire à l'arithmétique qu'il avait suscitée ("les Etats, dit Rivarol, sont des vaisseaux qui ont leurs ancres dans le ciel"), il décide de structurer son réseau d'amitiés politiques, dont Valéry Giscard d'Estaing sera, à la fin de la IVe République, l'un des français les plus actifs. Celui dans lequel l'Inspirateur placera bientôt tous ses espoirs pour subvertir de l'intérieur les majorités gaullistes, auxquelles il sera associé.

Participation gouvernementale oblige, Valéry Giscard d'Estaing met, à partir de 1950, ses convictions en sourdine. Cette discrétion en fait, pour Monnet, un correspondant d'autant plus essentiel qu'après le départ des ministres MRP, en 1962, son protégé reste le dernier vrai partisan de l'Europe supranationale dans l'équipe Pompidou. Son renvoi, en 1966 - au profit de Michel Debré, "bête noire" du Comité d'action pour les Etats-Unis d'Europe depuis l'affaire de la CED - ôte tout scrupule à Valéry Giscard d'Estaing qui peut désormais s'afficher.

Installé dans un vaste appartement du 83, avenue Foch, l'Inspirateur, entouré d'un état-major restreint que son secrétaire, Pascal Fontaine, comparera à un "cercle magique", l'Inspirateur travaille alors d'arrache-pied à gagner son "match retour" contre de Gaulle. "Le Comité, résume Fontaine, voit siéger en son sein, dûment mandatés par leurs organisations, plus de 130 responsables de partis et de syndicats de l'Europe des six et, à partir de 1968, de Grande-Bretagne. On y retrouve tout le Gotha politique de l'Europe des années soixante et soixante-dix, mêlant plusieurs dizaines d'hommes de gouvernement : Brandt, Kiesinger, Barzel, Schmidt, Wehrner, Schelle pour l'Allemagne ; Pflimlin, Lecourt, Pleven, Giscard d'Estaing, Pinay, Defferre, Mollet, Maurice Faure pour la France ; Fanfani, Moro, Forlani, Piccolo, Rumor, Malgoni, Nenni, Saragat, la Maffia pour l'Italie ; Douglas-Home, Heath, Jenkins pour la Grande-Bretagne ; Tindemans, Leburton, Werner pour le Benelux ...". Et la liste n'est pas exhaustive puisque l'auteur oublie, outre JJSS déjà cité, au moins cinq correspondants réguliers pour la France : François Mitterrand, Raymond Barre, Jacques Delors, Jean Lecanuet et Alain Poher.
Hostiles en bloc à la politique européenne et internationale de la France (veto mis à l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, refus de la force multilatérale proposée par Kennedy ; politique de la chaise vide au Conseil européen, afin d'imposer que les décisions importantes continuent de se prendre à l'unanimité, et non à la majorité comme le propose déjà la Commission de Bruxelles dont l'objectif est de rendre irréversible le tournant fédéral de la Communauté ; mise sur pied d'une dissuasion nucléaire indépendante ; sortie de la France du commandement intégré de l'Otan, etc.), les hommes de Jean Monnet poussent même les responsables étrangers à soumettre à leurs Parlements respectifs des motions hostiles aux choix du général de Gaulle.
Le 13 octobre 1967, le Bundestag adopte ainsi une résolution condamnant la politique européenne de la France, rédigée de la main même de l'Inspirateur. Présent dans les tribunes du Bundestag, celui-ci sera applaudi debout par tous les députés présents. Le chancelier Kiesinger quitte même son siège pour réapparaître un instant plus tard dans les tribunes félicitant ostensiblement Jean Monnet !

En France même, les tentatives de politique intérieure de ses amis se soldent par des échecs : échec du "cartel des non" emmené par le MRP et la SFIO pour s'opposer à la réforme constitutionnelle de 1962 ; échec de la candidature de "Monsieur X" (Gaston Defferre) orchestrée deux ans plus tard par l'Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber. Echecs encore des candidatures Lecanuet en 1965 et Poher en 1969.
Mais en 1974, l'ultime manoeuvre réussit ; le monnetiste Giscard d'Estaing entre à l'Elysée, fort du ralliement de Jean-Jacques Servan-Schreiber et de Jean Lecanuet qui jusqu'alors siégeaient dans l'opposition face à Georges Pompidou.
Pour bien marquer que l'héritage a enfin trouvé un continuateur où s'incarner, Jean Monnet prend une décision symbolique : il met en sommeil son Comité d'action puisque l'un des siens siège désormais à l'Elysée.

Tout peut enfin jaillir des cartons : création en 1974 du Conseil européen des chefs d'Etat et de gouvernement ; décision d'élire l'Assemblée européenne au suffrage universel direct (dernier projet supervisé par Jean Monnet alors âgé de quatre-vingt huit ans, en 1977) ; création du système monétaire européen (1979) d'où sortira douze ans plus tard, sous l'impulsion de François Mitterrand et de Jacques Delors, le projet d'Union monétaire européenne, coeur fédéral du traité de Maastricht.

Si le but ultime de cette stratification institutionnelle est identique à celui de la CED - vider les souverainetés nationales de leur contenu - les ressorts ont bien changé. Plus question de prendre les opinions à rebours, au risque d'un électrochoc finalement contre-productif. Puisque la démesure ne paie pas, c'est par le biais des procédures que la supra-nationalité va, cette fois, parvenir à ses fins.

Ici, une parenthèse. Au terme d'un entretien consacré à l'Acte unique européen de 1987 qu'il tenait pour une monstruosité juridique au sens où certaines de ses dispositions rendaient relative la notion même de souveraineté - laquelle comme la liberté ne se divise pas, sous peine de ne plus exister ("Comme la couronne ne peut être si son cercle n'est entier, ainsi sa souveraineté n'est point si quelque chose y fait défaut", disait Charles Loyseau, l'un des grands légistes de la monarchie classique) - François Goguel me lâcha un jour tout de go : "Au fond, Jean Monnet était profondément marxiste, et ses continuateurs avec lui".

J'avoue n'avoir totalement compris ce qu'il voulait dire qu'à la lecture du traité de Maastricht dans lequel revient si souvent la notion d'irréversibilité (passage "irréversible" à la monnaie unique ; fixation "irréversible" des parités, etc.). Le génie de Monnet est d'avoir recyclé la théorie marxiste des infrastructures économiques censées commander aux superstructures politiques. Dès les premières années du traité de Rome, son pari consiste à laisser agir les procédures et se développer les engrenages afin que, le jour venu, ce ligotis de liliputs - négligeables pris séparément, mais décisifs par le nombre de domaines auxquels ils s'appliquent - s'imposent comme un carcan de fait, se substituant aux mécanismes classiques de la prise de décision démocratique.

Telle est bien la logique de l'Acte unique, par lequel le rôle des Parlements nationaux se résume à transposer en droit interne quelque 300 directives décidées à Bruxelles sans le moindre contrôle ; telle est bien celle de Maastricht qui transfère la souveraineté monétaire, donc budgétaire, donc sociale des Etats, vers une structure technique indépendante du pouvoir politique et de son substrat démocratique essentiel : la communauté nationale.

Cet effet d'engrenage, ou spill over effect, selon le vocable emprunté à l'école néo-fonctionnaliste américaine chère aux disciples de Jean Monnet, a été fort bien résumé par Jacques Delors, alors président de la commission de Bruxelles, le 30 novembre 1989 à l'occasion d'un colloque du Center for European studies de Boston : "Le secret de la construction européenne est celui d'une dialectique entre la force des engagements fondamentaux, et le développement spontané de ses multiples effets d'engrenage ...".
Contre de Gaulle, qui ne concevait l'économie que comme une discipline ancillaire du politique, Monnet a bel et bien imposé l'ordre inverse : la soumission de la politique - qui implique le choix, donc la contingence - à la technique économique, laquelle ne souffre aucune alternative, puisqu'elle se conçoit elle-même comme détentrice d'une rationalité suprême !

François Goguel a raison : le socialisme, phase suprême du communisme, c'est l'extinction de l'Etat ; le mondialisme, phase suprême du fédéralisme européen, c'est l'extinction des nations, fondement de la légitimité des Etats.

Dans l'esprit du général de Gaulle, le traité de Rome n'est qu'un instrument de libre-échange mis au service de la modernisation de la France, dans le cadre d'un espace protégé par un tarif extérieur commun, censé domestiquer les effets de la mondialisation ; dans celui de Jean Monnet, c'est le Zollverein : une union douanière conçue comme le substrat provisoire d'un futur Etat européen.

Il contient de fait, en filigrane, toutes ses institutions : un exécutif (composé de deux pôles : le conseil des ministres et la commission de Bruxelles) ; un législatif, le Parlement européen (qui en 1957 n'est encore qu'un croupion, auquel il suffira de donner vie) et surtout, une cour de justice censée fixer la loi - la norme en jargon européen - à cette Communauté.

Activés à partir de 1974, tous ces engrenages aboutiront à l'inverse de ce que souhaitait de Gaulle : non plus une "Europe européenne" riche de la diversité des nations déléguant provisoirement leurs compétences dans la perspective de leur bien commun, mais un système dépolitisé, "l'Euroland", se nourrissant du transfert définitif et irréversible des souverainetés vers une instance technique - en l'espèce le directoire de la banque centrale européenne - déconnectée de toute volonté démocratique.

Comment s'étonner qu'ayant consenti à cela, la France ait ratifié, en décembre 1996, sans le moindre débat parlementaire, sans la moindre consultation nationale, ce qu'il est convenu d'appeler le pacte de stabilité, ce codicille à Maastricht dont n'aurait osé rêver Jean Monnet ?

Par lui, le gouvernement français a ni plus ni moins accepté d'être mis à l'amende - sous forme de pénalités versées au budget de l'Europe - pour peu que sa politique économique sorte des critères de convergence imposés par Maastricht afin de garantir la valeur de l'euro.

Pénalités, mises à l'amende ... Et pourquoi pas la prison ? Avec Amsterdam, nous y sommes, ou plutôt nous y serons dès que ce traité, qualifié d'"ajustement technique" par les plus hautes autorités de la République, aura été ratifié. Ne prévoit-il pas en vertu de son article 7 que les Etats qui contreviendraient à leurs obligations pourraient être temporairement privés de leur droit de vote au sein des instances dirigeantes de l'Union, et ce sans que leurs devoirs soient suspendus ?

Il n'est pas exagéré de dire qu'en dehors d'une guerre et d'une défaite, jamais la France ne s'était vu imposer autant de contraintes réduisant à néant l'exercice de la démocratie.
En transférant aux organes de l'Union la politique de sécurité commune et d'immigration des Etats - domaines qui, aux termes de Maastricht; restaient encore du domaine intergouvernemental - Amsterdam achève donc la communautarisation voulue, dès les années cinquante, par Jean Monnet. Pis, c'est l'essence même de la constitution de 1958 que, du même mouvement, cette construction rend caduque.

En décembre 1997, le Conseil constitutionnel ne s'y est pas trompé puisqu'il a considéré que plusieurs normes de référence de notre loi fondamentale étaient en contradiction avec ce traité. A ce titre, il citait rien de moins que l'article 3 de la déclaration des droits de l'homme reprise dans le préambule de la constitution ("le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation") mais aussi l'article 3 de cette même constitution : "La souveraineté nationale appartient au peule qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum".

Mais il aurait pu en citer d'autres : son article 2, qui définit la République comme le gouvernement du peuple par le peuple ; son article 5, qui confie au président de la République la mission de veiller à l'intégrité du territoire, dont le contrôle des frontières fait partie ; et même l'article 16, qui autorise le chef de l'Etat à user de pouvoirs spéciaux quand cette même intégrité est menacée "de manière grave ou immédiate", intégrité qui disparaît dès lors que l'Etat n'a plus le contrôle exclusif de son territoire !

Académicien oublié, Eugène-Melchior de Voguë définissait la France comme le royaume des "morts qui parlent". A l'heure où la fin des empires et l'écroulement des certitudes nées de la guerre froide donnent partout raison au général de Gaulle qui voyait dans la nation l'unique structure politique vivante capable de promouvoir la liberté des peuples, il est temps de se demander pourquoi seul Jean Monnet a encore voix au chapitre.

 

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