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27/02/2010

Cent fautes allègres

Le cent-fautes de Claude Allègre

LE MONDE | 27.02.10 | 13h50

 

 

ans son dernier livre, L'Imposture climatique (Plon, 300 p., 19,90 €), un ouvrage d'entretiens avec le journaliste Dominique de Montvalon, le géochimiste et ancien ministre Claude Allègre formule des accusations d'une extrême gravité contre la communauté des sciences du climat. La cible principale de l'ouvrage est le GIEC, défini à tort par l'auteur comme le "Groupement international pour l'étude du climat" - il s'agit en réalité du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat.

 

M. Allègre évoque un "système mafieux" ayant conspiré pour faire passer, aux yeux de l'ensemble du monde, un "mythe" pour un fait scientifique. Très médiatisé, l'ouvrage comporte de nombreuses approximations et erreurs factuelles à même de tromper le public. En voici quelques-unes.

 

P. 22 "Une étude parue dans la revue Science suggère que l'augmentation de la température dans l'hémisphère Nord de 1970 à 2000 est peut-être due à l'élimination des poussières de charbon dans l'atmosphère, ce qui a facilité l'ensoleillement. L'augmentation (des températures) n'aurait donc rien à voir avec le CO2", écrit M. Allègre, citant une étude en effet publiée par Science, en mars 2007. Les deux premières phrases de cette publication démentent l'interprétation qui en est faite par l'ancien ministre. "Des tendances notables au réchauffement sont observées dans l'Arctique. Bien que les émissions humaines de gaz à effet de serre à longue durée de vie en soient certainement la cause principale, les polluants atmosphériques sont aussi importants."

 

P. 68 "Au total, l'Antarctique ne semble pas fondre. En tout cas, ce n'est pas perceptible." La réduction des glaces de l'Antarctique n'est pas due à une fonte mais au glissement des glaciers dans la mer. Elle est très perceptible. Grâce aux données satellitaires, les travaux d'Isabella Velicogna (université de Californie à Irvine, JPL) ont montré qu'entre 2002 et 2006, l'Antarctique a perdu, en moyenne, 104 milliards de tonnes (Gt) de glace par an. Entre 2006 et 2009, ce taux est passé à 246 Gt par an. Les pertes de glaces du Groenland et de l'Antarctique sont l'une des principales causes de l'augmentation du niveau marin.

 

P. 68 "Au Moyen Age, lorsque les Vikings ont découvert le Groenland, il y avait encore moins de glace qu'aujourd'hui. C'est pour cela qu'ils l'ont appelé le "pays vert"", écrit M. Allègre. L'étymologie proposée est correcte, mais les raisons avancées sont fausses. La Saga d'Erik Le Rouge, (datée du XIIIe siècle) témoigne qu'"Erik (le Rouge) partit pour coloniser le pays qu'il avait découvert et qu'il appelait le "Pays vert", parce que, disait-il, les gens auraient grande envie de venir dans un pays qui avait un si beau nom".

 

La période chaude du Moyen Age - au moins sur l'hémisphère Nord - est sans équivoque. Mais l'écrasante majorité des travaux de reconstructions paléoclimatiques suggèrent qu'elle était moins chaude que la période actuelle.

 

P. 73 A propos de l'influence du réchauffement sur les ouragans, "certains spécialistes comme Wester, Tech ou Kerry Emmanuel pensent" qu'elle est réelle, écrit l'auteur. "Wester" est Peter Webster. Quant à "Tech", ce nom n'existe pas. L'auteur a confondu le nom de l'institution de M. Webster (Georgia Tech, diminutif de Georgia Institute of Technology) avec celui d'une personne.

 

P. 78 L'auteur fait état de travaux montrant qu'il y a 125 000 ans, il faisait "6 °C de plus qu'aujourd'hui, et le CO2 de l'atmosphère était moins abondant". La référence donnée est celle des travaux de "Sine" et de ses collaborateurs, prétendument publiés dans Science en novembre 2007. Cette publication n'existe pas dans les archives de Science.

 

P. 94 Claude Allègre s'indigne de ce que les travaux de Jean-Pierre Chalon sur les nuages n'auraient pas été pris en compte par le GIEC. M. Allègre cite ce passage d'un livre de M. Chalon : "Ces processus sont encore assez mal compris. C'est une des difficultés majeures et une des principales sources d'imprécision que rencontrent les tentatives de prévision des évolutions du climat. " "Je m'interroge, poursuit M. Allègre. Pourquoi un tel expert n'a-t-il pas été davantage impliqué dans les processus du GIEC ? (...) Réponse : cela fait partie du "totalitarisme climatique". Emettre des nuances, c'est déjà être un adversaire du "climatiquement correct"."

 

Voici pourtant ce que l'on peut lire dans le résumé du dernier rapport du GIEC : "Pour l'heure, les rétroactions nuageuses constituent la principale source d'incertitude des estimations de la sensibilité du climat."

 

P. 109 Claude Allègre produit une figure montrant un lien étroit entre plusieurs courbes : celle donnant l'évolution de la température globale moyenne de la basse atmosphère terrestre au XXe siècle, celle de l'irradiance solaire, et deux autres, donnant les variations du magnétisme terrestre.

 

Cette figure a certes été publiée en 2005, puis en 2007, dans la revue Earth and Planetary Science Letters (EPSL). Mais elle a été clairement réfutée en décembre 2007, pour des erreurs d'attribution de données.

 

P. 138 Claude Allègre présente comme très forte l'opposition de la communauté scientifique aux conclusions du GIEC. Il écrit : "L'événement le plus significatif est peut-être le vote qui a eu lieu parmi les spécialistes américains du climat. (...) Le 19 octobre 2009, le Bulletin de la Société météorologique américaine en a rendu publics les résultats. Les voici : 50 % d'entre eux ne croient pas à l'influence de l'homme sur le climat, 27 % en doutent. Seuls 23 % croient aux prédictions du GIEC."

 

Interrogé, Paul Higgins, un responsable de l'American Meteorological Society, se souvient de cette enquête. A ceci près qu'elle ne concernait nullement les "spécialistes américains du climat", mais les présentateurs météo des chaînes de télévision américaines...

 

 

Stéphane Foucart

Article paru dans l'édition du 28.02.10

 

 

La liste imaginaire des "cautions" scientifiques enrôlées par l'ancien ministre

LE MONDE | 27.02.10 | 13h50  •  Mis à jour le 27.02.10 | 13h58

 

 

la page 132 de L'Imposture climatique, Claude Allègre écrit : "Il y a, dans divers pays, de nombreux spécialistes climatologues qui, souvent au péril de leur survie scientifique, ont combattu les théories du GIEC." "Je donne donc quelques noms parmi les plus prestigieux, et sans être exhaustif, poursuit-il. Les Scandinaves Svensmark et Christensen, Dudok de Wit, Richard Courtney, Martin Hertzberg, Denis Haucourt, Funkel et Solansky, Usoskiev, Hartmann, Wendler, Nir Shaviv, Syun-ichi-Akasofu."

 

L'Américano-Israélien Nir Shaviv et les Danois Henrik Svensmark et Eigil Friis-Christensen, spécialistes du Soleil, sont connus pour leurs travaux - très controversés - liant l'activité solaire et les variations climatiques au XXe siècle. Tous les physiciens solaires ne sont cependant pas sur cette ligne, tant s'en faut. Ainsi, Thierry Dudok de Wit (Laboratoire de physique et chimie de l'environnement et de l'espace), également "enrôlé", dit ainsi : "L'influence du Soleil sur le climat terrestre est incontestable et est toujours l'objet de nombreux travaux, mais, depuis le XXe siècle, il est clair que les gaz à effet de serre émis par les activités humaines ont une influence dominante. L'influence de la variabilité solaire est largement secondaire, au moins pour ce que nous en savons aujourd'hui."

 

Quant à Richard Courtney, également mentionné par M. Allègre, il n'est pas climatologue, mais "consultant indépendant en énergie et environnement", à en croire la page qui lui est consacrée sur le site Web du Heartland Institute - un think tank conservateur américain. Celle-ci précise notamment que "ses réussites ont été saluées par l'association pour la gestion des industries minières de Pologne".

 

Martin Hertzberg n'est pas non plus un "spécialiste climatologue", mais "consultant en science et technologie" - c'est en tout cas ce qu'il indique en préambule d'un article (sans apport de résultats scientifiques) publié récemment dans Energy & Environment.

 

ETUDES INTROUVABLES

 

Autre caution supposée prestigieuse de M. Allègre, "Denis Haucourt" : ce nom est absent des bases de données de la littérature scientifique. Ce spécialiste présumé du climat semble ne pas exister, à moins que l'orthographe de son nom ne soit erronée. De même, interroger l'index de Google Scholar avec le nom d'auteur "Funkel" renvoie à 17 études. Elles portent sur des travaux en dermatologie, en sciences de l'informatique, sur le traitement des appendicites chez des patients atteints de tuberculose... mais aucune ne traite du climat ou même des sciences de la Terre. On cherche aussi en vain les études publiées par un certain "Usoskiev". Elles sont introuvables.

 

"Solansky" n'existe pas non plus. Mais on reconnaît là Sami Solanki, l'un des plus grands spécialistes mondiaux de physique solaire (Institut Max-Planck de recherche sur le système solaire, Allemagne). Interrogé par Le Monde, M. Solanki réfute avec vigueur les idées qui lui sont attribuées par M. Allègre. "Je ne suis pas opposé aux principales conclusions du GIEC, c'est-à-dire que la Terre s'est globalement réchauffée de 0,8 ° C dans le dernier siècle environ, et qu'une large fraction de cela est due aux gaz à effet de serre émis par l'homme, explique-t-il. En particulier, la forte augmentation de température sur les derniers 40 ans n'est définitivement pas due à la variabilité solaire, mais le plus vraisemblablement, à l'effet dominant des gaz à effet de serre."

 

Dans la longue liste égrenée par M. Allègre, on trouve aussi Dennis Hartmann, professeur à l'université de Washington. Mais lui aussi réfute son "enrôlement". "Je pense que l'ensemble de preuves présenté par les scientifiques travaillant sur les rapports du GIEC est très convaincant sur le fait que la Terre se réchauffe en conséquence directe des activités humaines, explique-t-il. Et que si nous continuons à augmenter la quantité de CO2 dans l'atmosphère, la Terre continuera à se réchauffer pendant ce siècle."

 

Egalement sollicité par Le Monde, Gerd Wendler, directeur du Centre de recherche climatique de l'université d'Alaska, autre enlisté de M. Allègre, explique : "Je pense que les changements anthropiques (les gaz à effet de serre et les modifications de paysages) mais aussi les changements naturels détermineront le climat du futur." Et, s'il dément être un opposant farouche au GIEC, M. Wendler ajoute : "Ignorer les changements naturels comme l'a fait le rapport du GIEC est incomplet."

 

Ailleurs dans son livre, M. Allègre étaye son opinion, très négative, sur les modèles numériques de prévision du climat en convoquant la prestigieuse caution de Carl Wunsch, l'un des plus grands océanographes vivants, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT). M. Allègre cite ainsi un extrait d'une allocution récemment donnée par M. Wunsch : "Notre insuffisante connaissance de l'océan met toute prédiction du climat à long ou moyen terme hors du champ de la science." Contacté par Le Monde, M. Wunsch se reconnaît dans cette opinion. Mais il tient à ajouter : "Je pense que les modèles ne sont pas pertinents pour prédire le climat, mais qu'ils montrent de manière plausible les conséquences du réchauffement climatique, c'est-à-dire les risques que nous encourons. Et je trouve que ces risques sont extrêmement inquiétants."

 

 

S. Fo.

Article paru dans l'édition du 28.02.10

In memoriam, Jean-Claude Valla

Avec Louis Pauwels au Figaro Magazine, par Jean-Claude Valla

Posted By Novopress On 26 février 2010 @ 7:02 In France, Médias, Politique | Comments Disabled

 

Ce texte est long, mais il est essentiel. Jean-Claude Valla y livre les clefs de la « normalisation » qui, au tournant des années 1980, s’est abattue sur la presse française. Au-delà de son expérience au Figaro Magazine, Jean-Claude Valla, décédé hier soir jeudi 25 février 2010, y décrypte comment, face aux manipulations et aux intimidations, la droite française s’est couchée. C’était il y a trente ans et elle ne s’en est toujours pas relevée.

 

J’ai connu Louis Pauwels le 31 octobre 1971 au VIIe séminaire national du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (Grece), dont j’étais alors le « secrétaire études et recherche ». Il avait accepté d’en être l’un des orateurs, aux côtés de Pierre Thuillier, de Stéphane Lupasco et du professeur Pierre Debray-Ritzen. Cette date allait marquer le début d’une étroite collaboration entre cet écrivain renommé et ce qu’il sera convenu plus tard d’appeler la « Nouvelle Droite ».

 

Louis Pauwels avait trouvé auprès de notre jeune école de pensée les idées qui répondaient à ses aspirations. « Je suis passé, en vous découvrant avec vos amis, confiera-t-il le 22 décembre 1981 à Alain de Benoist, d’une conscience solitaire à une conscience solidaire. » La lecture d’un livre de Louis Rougier, Le Conflit du christianisme primitif et de la civilisation antique, édité par le Grece en 1974, l’avait passionné et semblait l’avoir conforté dans son refus du christianisme. Toutefois, l’élément décisif de ce ralliement avait été son admiration pour Alain de Benoist qu’il tenait, comme il l’écrira en 1977 dans le Journal du dimanche, pour « l’un des esprits les plus vastes et percutants de notre époque ».

 

Je me souviens des quelques voyages que nous avons effectués, Louis et moi, pour des conférences du Grece dont il était l’invité. Un jour où nous revenions de Lille en voiture, il me parla longuement de la forêt de Saint-Germain-en-Laye où il aimait à se promener. Sa propriété du Mesnil-le-Roi n’en était guère éloignée. Comme je lui confessais ma lassitude de l’habitat parisien, il me suggéra de prendre contact avec l’une de ses amies qui s’apprêtait à quitter son appartement du parc de Maisons-Laffitte. C’est ainsi que nous sommes devenus voisins ou presque deux ou trois mois plus tard.

 

À la même époque, il me donna rendez-vous aux Champs-Elysées, dans les bureaux des éditions Retz où était publiée sa revue Question de. J’y fis la connaissance d’Hélène Renard, que j’allais retrouver au Figaro Magazine, et de Jacques Bergier, son acolyte du Matin des magiciens, tapi dans un petit bureau encombré de livres. Brillant et confus, c’est le souvenir que j’ai conservé de ce personnage insolite. Je compris, ce jour-là, que Louis s’apprêtait à tourner une page. La mort de Bergier allait encore lui inspirer Blumroch l’admirable (Gallimard, 1976), mais une autre aventure intellectuelle avait déjà commencé.

Louis travaillait alors sur le projet d’un hebdomadaire du week-end. C’était, pensait-il, le seul moment de la semaine où le lecteur était vraiment disponible. Les news magazines, disait-il, avaient épuisé leur formule. Leurs articles insipides et interchangeables lui tombaient des mains. Il voulait en revenir aux grandes signatures, aux articles stimulants pour la réflexion et estimait que les hebdomadaires devaient s’adapter à la civilisation des loisirs. La presse était un domaine qu’il connaissait bien pour l’avoir longuement pratiqué. Avant de fonder la revue Planète, il avait été rédacteur en chef de Combat et d’Arts, éditorialiste à Paris-Presse, avait dirigé la rédaction de Marie-France, collaboré à Carrefour et au Figaro littéraire, etc. Déjà considéré comme l’une des meilleures plumes de la « jeune droite », il avait été victime d’un guet-apens dans les locaux de L’Express, le 24 juillet 1956. Il y avait été attiré et physiquement malmené. Il ne parlait pas souvent de cette mésaventure mais je ne peux m’empêcher de penser que l’hebdomadaire dont il rêvait était aussi une façon de se venger de l’affront qu’il avait subi ce jour-là.

 

 

À plusieurs reprises il nous a réunis, Alain et moi, pour évoquer ce projet auquel il tenait à nous associer. J’en garde un souvenir ému, car la confiance qu’il nous témoignait, mais aussi sa gentillesse et l’accueil toujours chaleureux de son épouse, Elina Labourdette, avaient de quoi toucher le cœur du modeste jeune homme que j’étais. Pour trouver les financements nécessaires, Louis comptait sur la caution et l’appui de Georges Pompidou, alors président de la République. Il avait réussi, je ne sais comment ni par quels intermédiaires, à le convaincre de la nécessité d’un tel hebdomadaire. Mais, en 1974, la maladie emporta le chef de l’Etat et le projet tomba à l’eau. Louis en fut profondément peiné mais ne renonça pas. L’idée n’allait cesser de l’habiter.

En juillet 1975, Robert Hersant fit l’acquisition du Figaro, avec le soutien des deux personnalités qui se voulaient la « conscience » de ce grand quotidien : Jean d’Ormesson, son directeur, et Raymond Aron, son éditorialiste. Mais les rapports se dégradèrent peu à peu et, lorsque le nouveau propriétaire annonça en mai 1977 qu’il se réservait le droit d’écrire des éditoriaux, Raymond Aron donna sa démission, bientôt suivi de Jean d’Ormesson. Le premier s’en alla aussitôt à L’Express, tandis que le second, après avoir fait marche arrière, négociait avec Hersant un nouveau statut qui lui permettait de conserver un salaire confortable et quelques-uns des privilèges attachés à son rang d’académicien. Toutefois, les fonctions de directeur lui étaient définitivement retirées.

 

 

Préoccupé par la succession de Jean d’Ormesson, Yann Clerc, qui était secrétaire général du Figaro, s’enquit de trouver une personnalité politiquement fiable dont il pourrait suggérer le nom à Robert Hersant. J’avais connu Yann quelques années plus tôt, lors de la fondation du Syndicat des journalistes CGC. Nous étions très amis. Je lui parlai de Louis Pauwels. L’idée lui sembla excellente. Hersant, en réalité, ne souhaitait pas désigner un nouveau directeur. Il s’attribua ce titre mais accepta de rencontrer Louis Pauwels. Et c’est ainsi que prit corps un autre projet qui consistait à doter Le Figaro d’un supplément culturel encarté dans le numéro du samedi mais portant le nom de Figaro dimanche.

Propulsé à la direction des services culturels du Figaro en septembre 1977, Louis avait proposé à Alain de Benoist de collaborer à ce supplément et m’avait sollicité pour le poste de rédacteur en chef. Je ne pouvais malheureusement pas accepter, car j’étais retenu par mes fonctions de directeur des éditions Copernic. Nous avions créé cette maison en octobre 1976. Elle venait de remporter un grand succès, à la fois commercial et d’estime, avec la publication de l’ouvrage d’Alain de Benoist, Vu de droite, que l’Académie française allait doter de son grand prix de l’essai en 1978.

 

Je me souviens encore de la déception de Louis. Nous étions chez lui, au Mesnil-le-Roi, avec Alain. Il insista, puis, se rangeant à mes raisons, il nous demanda de trouver quelqu’un d’autre capable d’assumer cette responsabilité. Le nom de Patrice de Plunkett, qui était alors à Valeurs actuelles, nous vint à l’esprit. C’était un militant du Grece et ses compétences professionnelles ne faisaient aucun doute. Louis ne le connaissait pas mais nous faisait confiance. Pressé de trouver une solution, il souhaita que nous l’appelions immédiatement, malgré l’heure tardive. Ce que je fis, en disant simplement à Patrice que nous devions l’entretenir de toute urgence d’une affaire importante. Une heure plus tard, Alain et moi étions à son domicile. D’abord incrédule, il se laissa facilement convaincre. L’offre, il est vrai, en valait la peine !

Le Figaro dimanche fut une formidable tribune pour les idées de la « Nouvelle Droite ». Alain de Benoist y alternait des chroniques avec Louis Pauwels. Le 8 octobre 1977, une page entière fut consacrée au livre du professeur Hans J. Eysenck, L’Inégalité de l’homme, publié aux éditions Copernic. Le 4 février 1978 fut annoncée en bonne place la parution, aux mêmes éditions, du livre de Jean Cau, Discours de la décadence. La semaine suivante, Louis Pauwels consacra sa chronique à un numéro d’Eléments, l’organe officieux du Grece. Des exemples parmi d’autres, car la plupart des sujets qui étaient alors au centre des préoccupations de la « Nouvelle Droite » furent relayés par Le Figaro dimanche. Mais, au printemps 1978, Robert Hersant prit la décision de transformer ce modeste cahier supplémentaire en véritable magazine dont la date de parution était fixée au mois d’octobre.

 

 

Louis trouvait là l’occasion de mettre en œuvre son vieux projet. De nouveau se posa le problème de la rédaction en chef. Tout en estimant que Patrice de Plunkett n’avait pas démérité, Louis le jugeait trop cassant et n’avait pas totalement confiance en lui pour un projet de cette envergure. Aussi voulait-il le flanquer d’un autre rédacteur en chef. Il me sollicita donc pour la seconde fois. L’enjeu était si important que je ne pouvais plus décemment refuser. Les éditions Copernic avaient encore besoin de moi. C’était si vrai que mon départ n’allait pas tarder à poser de sérieux problèmes. Mais l’idée de participer à cette grande aventure m’enthousiasmait. C’était, de toute évidence, l’occasion ou jamais de donner à nos idées une audience considérable.

Le Figaro Magazine devait faire appel à de grandes signatures, celles du Figaro, bien sûr, mais d’autres aussi, moins conformistes ou plus surprenantes. Je pense notamment à Jean-Edern Hallier, qui avait déjà collaboré au Figaro dimanche. Certains journalistes de la vieille maison allaient également y collaborer et même, pour quelques-uns d’entre eux, être transférés d’une rédaction à l’autre. Mais il fallait recruter pour compléter l’équipe. Louis me chargea de cette mission, sachant et souhaitant que je fasse appel, dans la mesure du possible, à des journalistes acquis aux idées du Grece dont j’étais encore, pour quelques semaines, le secrétaire général. Il ne cessa d’ailleurs, bien après que j’eus démissionné de cette fonction, de me considérer comme le patron du Grece. Comme sa timidité le mettait souvent mal à l’aise avec les journalistes, sauf avec les femmes, l’autorité que j’avais sur eux le rassurait.

 

Travailler avec Louis n’était pas de tout repos. L’esprit constamment en éveil, il nous bombardait, Patrice et moi, de notes de services dont je ne peux aujourd’hui encore consulter la collection sans un certain étonnement. Il pensait à tout, s’inquiétait, s’impatientait, s’enthousiasmait, poussant le sens de la perfection jusqu’à choisir lui-même les photos après d’interminables séances de projection. Il était capable de tout changer à la dernière minute et n’acceptait pas qu’on lui objectât une contrainte technique. Tant qu’il eut les coudées franches, son instinct ne le trompa jamais. Il n’avait qu’un défaut : celui de ne pas savoir dire non aux solliciteurs qui assiégeaient son bureau. Il le savait et, chaque fois qu’il se laissait piéger, il m’appelait et, devant l’importun, prenait un air malicieux pour me prier de lui donner satisfaction. Ce n’était évidemment qu’une comédie que nous avions fini par roder à merveille.

 

 

Louis nous avait affublés, Patrice et moi, d’un titre de rédacteur en chef qui ne correspondait pas à la qualification figurant sur nos bulletins de salaire. Pour ma part, j’étais chef des informations et, comme tous les autres journalistes du magazine, j’émargeais à l’Agence de presse et d’information (AGPI) que Robert Hersant avait créée pour ne pas avoir à octroyer à ses nouvelles recrues les sacro-saints « avantages acquis » auxquels la rédaction du Figaro ne voulait pas renoncer. Nous ne figurions pas davantage dans « l’ours » du Figaro Magazine. A mes yeux, cela n’avait aucune importance, puisque j’avais, au sein de la rédaction, l’autorité et la marge de manœuvre nécessaires.

Dans un premier temps, Louis nous avait demandé, à Patrice et moi, de superviser à tour de rôle un numéro du Figaro Magazine. Cette rédaction en chef tournante était censée nous laisser à chacun quinze jours pour préparer un numéro et donc de le peaufiner, mais la formule, séduisante au premier abord, n’était pas viable. Il y renonça très vite et répartit les tâches entre nous : Patrice se vit confier les pages culturelles, tandis que me revenaient les pages politiques et société. Un troisième secteur, celui de l’art de vivre, consacré principalement au tourisme, relevait de la seule responsabilité de Maurice Beaudoin, le directeur exécutif. Ce vieux briscard appartenait à la hiérarchie parallèle mise en place par Robert Hersant qu’il connaissait depuis longtemps. En dehors de Louis, il était, d’ailleurs, l’un des rares et probablement le seul de la rédaction à être en contact direct avec lui. Personnellement, je n’ai rencontré Hersant qu’une seule fois, le 7 septembre 1978, lorsqu’il jugea bon de dire quelques mots aux journalistes du Figaro Magazine. Je l’ai par la suite croisé dans les couloirs. Il semblait raser les murs. Etonnant personnage !

 

Le premier numéro parut le 7 octobre 1978 avec un portrait de Giscard à la Une. Les grandes signatures étaient au rendez-vous : Jean d’Ormesson, Philippe Bouvard, Jacques Chancel, Jean-Jacques Gautier, François Chalais, Bernard Gavoty, François Nourissier, Jean-Marie Benoist, Jean-Raymond Tournoux, Geneviève Dormann, Alain de Benoist, Jean-Louis Barrault, Joseph Losey, Anthony Burgess, Marcel Julian, James de Coquet, Pierre Daninos, Sempé, etc. Le premier ministre Raymond Barre et l’ancien président des Etats-Unis Richard Nixon avaient accordé de longs entretiens. C’était un bon début.

 

La première année se déroula sans histoire. Le succès ayant été quasiment immédiat, les journalistes en tiraient une légitime fierté. Nous nous sentions libres, peut-être trop, au point d’en être parfois un peu grisés. Louis n’était pas en reste. Dans ses éditoriaux, il vulgarisait les idées qui nous étaient chères et qui, par la grâce de son immense talent, acquéraient leurs lettres de noblesse. Avec le zèle du néophyte et ce courage qui frôle parfois l’inconscience, il assumait pleinement cet engagement à nos côtés. Les lecteurs ne s’en plaignaient pas, bien au contraire. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Tel était du moins mon état d’esprit lorsque Le Figaro Magazine ferma ses portes en juillet pour la durée des vacances d’été. J’avais décidé de profiter de cette interruption pour partir au Mexique sur les traces des Mayas et des Aztèques. Maurice Beaudoin, à qui j’avais proposé un article pour sa rubrique touristique, m’avait aidé à préparer ce voyage.

 

[1]J’étais loin de me douter que l’été allait être aussi chaud pour Le Figaro Magazine ! Avant de m’envoler pour Cancun, j’avais eu le temps de prendre connaissance du Nouvel Observateur du 2 juillet portant en couverture l’emblème du Grece frappé d’un titre en réserve blanche : « Les habits neufs de la droite française ». Je ne m’en étais pas ému outre mesure. Certes, le contenu du dossier n’était pas aussi objectif que le titre pouvait le laisser penser. Mais nous avions déjà été épinglés au cours de ces derniers mois. Le succès du Figaro Magazine ne pouvait qu’exciter la jalousie et l’inquiétude des grands médias acquis à l’idéologie de gauche. Et, surtout, j’étais habitué aux calomnies. Diverses officines avaient poursuivi le Grece de leur vindicte depuis le début des années soixante-dix. Les rapports de police qu’elles avaient constitués traînaient dans les salles de rédaction. Ils pouvaient ressurgir à tout moment.

 

Je suis parti serein, sans imaginer une seconde que ce premier dossier n’était que le coup d’envoi d’une incroyable campagne de presse. Pendant tout l’été, nos chers confrères vont s’en donner à cœur joie contre Le Figaro Magazine et la « Nouvelle Droite », associés dans le même opprobre. Nous serons accusés de tous les maux, avec d’autant plus de mauvaise foi que nous n’étions pas en mesure de répliquer. Cette campagne de presse fut la première du genre. Elle révéla le goût de certains journalistes pour les méthodes de basse police et leur façon de se recopier les uns les autres, sans prendre la peine de vérifier les informations, chacun prenant soin, au contraire, de faire assaut d’imagination pour se singulariser.

 

L’objectif était clair : faire peur à la droite institutionnelle que nos adversaires soupçonnaient de prêter une oreille complaisante à nos idées. Louis Pauwels entretenait alors les meilleures relations avec le président Giscard d’Estaing. La participation anonyme d’Alain de Benoist au livre de Michel Poniatowski, L’Avenir n’est écrit nulle part (Albin Michel, 1978), était un secret de polichinelle. Quant à moi, j’avais dans Le Figaro Magazine cosigné des articles avec Alain Griotteray, l’un des fondateurs des Républicains indépendants. L’idée que nous puissions avoir la moindre influence au sein de la majorité de l’époque était insupportable aux petits marquis du prêt-à-penser. La gauche avait la prétention de détenir le monopole de l’intelligence. Il ne lui manquait plus que le pouvoir politique qu’elle espérait recueillir incessamment comme un fruit mûr. Mais encore fallait-il que la droite restât la plus bête du monde.

 

Bien entendu, nos détracteurs nourrissaient également l’espoir de discréditer la « Nouvelle Droite » auprès de Robert Hersant. Ils l’avaient pourtant accablé de leurs sarcasmes et ne s’étaient pas privés d’étaler ses erreurs de jeunesse. Feignant d’oublier que « l’ancien nazi » avait été élu député radical-mendésiste en 1956, ils en avaient fait une sorte de pacte avec le diable. Mais ils savaient aussi que le « papivore », confronté à d’incessantes difficultés financières, ne pouvait pas se permettre d’entretenir le scandale autour de son nom.

 

 

Parti pour le Mexique, je n’ai pas vécu cette campagne. D’autant que je fus victime, au troisième jour de mon voyage, d’un grave accident de voiture. Sur une route du Yucatan, je percutai une vache surgie d’une forêt que je croyais inhabitée. Souffrant d’un sérieux traumatisme crânien, je fus transporté à l’hôpital neuro-psychiatrique de Mérida, puis à l’American British Cowdray Hospital de Mexico, avant d’être rapatrié sur un brancard quelques jours plus tard. De nouvelles interventions chirurgicales m’attendaient à l’Hôpital Foch où de nombreux amis du Figaro Magazine vinrent me rendre visite. C’est ainsi que je découvris peu à peu l’ampleur de la campagne de presse : un délire journalistique de près de cinq cents articles, auquel n’avait pas échappé le vénérable Figaro sous la plume d’Annie Kriegel.

Je n’en fus pas surpris, car j’étais bien placé pour savoir que les rapports entre Le Figaro Magazine et sa maison mère n’étaient pas bons. Louis m’avait demandé, un an plus tôt, d’assurer la liaison entre les deux rédactions qui, depuis l’expérience du Figaro dimanche, vivaient retranchées de part et d’autre de la rue du Mail. Chaque semaine, je m’étais rendu dans le bureau de Max Clos, le directeur de la rédaction du quotidien, pour lui transmettre le sommaire de notre numéro à paraître. Nous voulions ainsi éviter des doublons avec Le Figaro du samedi dans lequel le magazine était encarté. Louis souhaitait ainsi une normalisation de nos rapports. Mais ces efforts avaient été vains. Le Figaro s’était obstiné à traiter, certains samedis, les mêmes sujets que nous, dans une optique systématiquement différente. Au point que nous en avions été réduits à communiquer de faux sommaires. Max Clos et les chefs de service que je retrouvais dans son bureau m’avaient toujours accueilli poliment. L’un d’eux était même un ancien camarade de classe. Mais, à l’évidence, la vieille garde du Figaro se méfiait de nous. Notre succès aurait dû la réjouir, car il avait permis au quotidien d’augmenter ses ventes du samedi de quelque 100 000 exemplaires. Elle n’en tirait que jalousie et tremblait devant les censeurs de la presse de gauche.

 

J’étais encore en convalescence lorsque se déroula un événement nouveau dont je fus le témoin : le 9 décembre 1979, le XIVe colloque national du Grece, qui se tenait au Palais des congrès de la Porte Maillot, fut soudainement attaqué par un commando d’une prétendue Organisation juive de défense (OJD). Plusieurs des nôtres furent grièvement blessés. Cette action violente – dont certains auteurs furent arrêtés mais relâchés le soir même après intervention de Jean-Pierre Pierre-Bloch, fils du président de la Licra et alors député UDF de Paris – était d’autant plus malvenue que le thème du colloque était la dénonciation de tous les totalitarismes. Aussi suscita-t-elle de vigoureuses protestations. Un appel pour la liberté d’expression fut signé par plusieurs douzaines de personnalités qui ne partageaient pas toutes, loin s’en faut, les idées du Grece. Louis Pauwels figurait, bien entendu, parmi les signataires.

Mais quelques personnalités récalcitrantes s’étonnèrent d’avoir reçu le texte du manifeste accompagné d’une lettre à en-tête du Figaro Magazine et s’en offusquèrent aussitôt. En janvier, alors que je venais à peine de reprendre mon travail, Louis me fit part de son intention de se séparer du journaliste qui avait commis cet impair. Il semblait très ennuyé mais sa décision était irrévocable. Le « coupable » devait partir et, comme c’était un membre du Grece, c’était à moi de le lui faire savoir.

 

 

Le climat n’était plus tout à fait le même au sein de la rédaction. Un certain nombre de journalistes reprochaient à Louis Pauwels d’avoir un peu trop courbé l’échine. Ils sous-estimaient les pressions qui avaient été exercées sur lui et dont ils ignoraient l’ampleur. Mon absence n’avait pas arrangé les choses. Bien que mon remplaçant, Henri-Christian Giraud, se fût bien acquitté de sa tâche, Patrice de Plunkett, qui était le plus ancien dans le grade le plus élevé, avait profité de la situation pour élargir ses prérogatives. Il avait surtout senti le vent tourner et compris tout le profit qu’il pouvait tirer à se présenter auprès de Louis en élément modérateur. Sa nouvelle attitude ne pouvait qu’alimenter les soupçons et exacerber les critiques de ceux qui l’avaient connu beaucoup plus va-t-en-guerre.

Ayant décidé de confirmer Henri-Christian dans son titre de rédacteur en chef, Louis me nomma directeur de la rédaction. Déjà absorbé par la préparation du Figaro Madame dont le premier numéro était prévu pour le mois de mai, il avait besoin de quelqu’un qui puisse le seconder plus efficacement au Figaro Magazine. Mais, encore affaibli par mon accident, j’étais loin d’avoir récupéré la totalité de mes capacités de travail. De surcroît, mon bureau était devenu celui des doléances et il me fallut consacrer beaucoup de temps à essayer de calmer les esprits. J’étais moi-même troublé par la nouvelle attitude de Louis. Comme nous étions presque voisins et qu’il voyait bien que ma santé était encore fragile, il avait demandé à son chauffeur de passer me prendre à mon domicile. Pendant plusieurs mois, nous avons ainsi fait la route ensemble chaque matin. C’était évidemment l’occasion de discuter. Il se rendait bien compte que je n’étais pas disposé à accepter les avanies de nos adversaires. Il essayait de me convaincre de la nécessité de faire des concessions pour préserver l’essentiel. Et il ajoutait parfois de son regard malicieux : « Nous les aurons ! »

 

Je n’en étais pas convaincu. Mon expérience à la tête du Grece m’avait appris qu’il ne faut jamais donner à l’adversaire le sentiment que l’on est vulnérable à ses attaques. Faire preuve de faiblesse, c’était s’exposer à recevoir de nouveaux coups, chaque fois plus douloureux. Il lui arrivait d’en convenir mais je sentais bien qu’il n’avait plus les coudées franches. Je compris également un aspect essentiel de sa personnalité : Louis avait une vision chevaleresque du débat des idées. Il se battait en honnête homme pour ce qu’il croyait être juste ou souhaitable, sans toujours mesurer la portée des formules assassines dont il avait le secret et sans bien se rendre compte que ceux d’en face n’avaient pas du tout envie de débattre.

 

 

Louis offrait un curieux mélange de naïveté et de lucidité. Il avait parfaitement identifié nos adversaires. Il les connaissait pour les avoir déjà croisés sur son chemin. Il savait très bien ce dont ils étaient capables. Je crois qu’il les haïssait tout autant que moi. Mais la campagne de presse l’avait profondément déstabilisé. Il les découvrait plus influents encore qu’il ne les avait imaginés. Et cette toute-puissance l’effrayait. Il faut se souvenir du climat de cette année 1980. Nous étions à la veille de l’élection présidentielle. Mitterrand piaffait d’impatience et la gauche faisait feu de tout bois pour tenter de discréditer le pouvoir giscardien. Le chef de l’Etat était ouvertement soupçonné de sympathies vichystes et de dédain à l’égard de la communauté juive. Dans le livre qu’il a consacré aux Juifs dans la société française (Flammarion, 1990), Maurice Szaffran rapporte ces incroyables propos que lui a tenus un proche collaborateur de Michel Rocard : « Oui, je crois Giscard fondamentalement antisémite. Il appartient à cette bourgeoisie française où il n’est pas de bon ton d’épouser un juif. Et il y a une traduction politique de cet état d’esprit : Giscard a ouvertement méprisé les juifs. Si De Gaulle et Pompidou se sont opposés, à un moment de leur présidence, au judaïsme français, ils ne l’ont jamais méprisé. C’est cela l’antisémitisme à la Giscard. »

On accusait également ce pauvre Giscard de complicité avec des groupuscules néo-nazis dont les derniers soubresauts étaient systématiquement montés en épingle. La presse, surexcitée, nous révéla que des policiers étaient membres de l’un de ces groupuscules, la Fédération d’action nationale et européenne (Fane). Mais, au lieu d’en conclure que les Renseignements généraux avaient infiltré cette organisation, la plupart des journaux en conclurent que la police était contaminée par les idées néo-nazies. Il est vrai que cette infiltration avait de quoi laisser songeur. La Fane, qui existait depuis longtemps et semblait moribonde, s’était mise à commettre ou à revendiquer des actions violentes au moment où les flics l’avaient noyautée. Fâcheuse coïncidence. Je suis convaincu, pour ma part, que certaines officines de police travaillant pour le compte de Mitterrand ont sciemment manipulé la Fane pour tenter de créer un danger artificiel et de détourner l’électorat juif du pouvoir giscardien.

 

L’hebdomadaire Tribune juive du 26 décembre 1980 allait révéler que Jean-Yves Pellay, le plus excité des militants de la Fane, dont la journaliste Annette Levy-Willard avait rapporté les furieux propos antisémites dans Libération du 2 septembre 1980, était un agent provocateur de l’Organisation juive de défense. Il était demi-juif par sa mère. Après la mort de son père, résistant et déporté, survenue en 1958, il avait séjourné un an en Israël où il en avait profité pour apprendre l’hébreu. Et c’est après avoir contacté l’OJD aux « Douze Heures pour Israël » qu’il avait rejoint la Fane en mai 1980.

 

Mais cela, tout le monde l’ignorait lorsqu’une bombe de forte puissance explosa devant la synagogue de la rue Copernic, le 3 octobre 1980, à 18 h 38, provoquant la mort de quatre passants. Moins d’une heure plus tard, un correspondant anonyme – nous savons aujourd’hui qu’il s’agissait de Jean-Yves Pellay – téléphonait à l’Agence France-Presse pour revendiquer l’attentat au nom des Faisceaux nationalistes révolutionnaires qui n’étaient autres que la reconstitution de la Fane dissoute par le gouvernement le 3 septembre précédent. Des centaines de juifs et de militants de gauche se réunirent aussitôt pour aller crier leur colère devant le ministère de l’Intérieur. L’émotion fut d’autant plus grande que cet attentat, le premier de cette ampleur en France, intervenait huit jours après celui de la Fête de la bière à Munich qui avait fait treize morts, et deux mois après celui de la gare de Bologne où quatre-vingt-cinq personnes avaient trouvé la mort. Deux attentats attribués à « l’extrême droite ».

 

Le lendemain, samedi 4 octobre, une autre manifestation se mit en branle devant la synagogue de la rue Copernic à l’instigation de Henri Hadjenberg, alors président du Renouveau juif. Cette organisation n’en réclamait pas moins la démission du ministre de l’Intérieur, Christian Bonnet, et la constitution d’une commission d’enquête sur « le noyautage de la police par les fascistes ». Le même jour, en fin d’après-midi, le Comité de liaison des étudiants sionistes socialistes (Cless) organisait un autre défilé aux cris de « Bonnet, Giscard, complices des assassins ! »

 

Ce numéro est daté 4 octobre 1980. Il était déjà imprimé quand a eu lieu, le 3 octobre, l'attentat de la rue Copernic.

 

Ce samedi, je l’ai passé chez Louis, au Mesnil-le-Roi. Il m’avait appelé dès les premières heures de la matinée, pressentant avec son flair habituel de nouvelles attaques contre Le Figaro Magazine. Nous avions été les seuls de la grande presse, en effet, à ne pas sombrer dans l’hystérie lorsque Marc Fredriksen, le président de la Fane, avait été jugé, le 19 septembre, par la XVIIe chambre correctionnelle de Paris et à rapporter que des activistes juifs du Bétar avaient tenté d’introduire des barres de fer dans le palais de justice. Louis s’était d’ailleurs inquiété du texte que j’avais rédigé et avait demandé à Patrice de Plunkett d’en réexaminer la forme avec moi. Chaque mot avait été soigneusement pesé, mais le seul fait de dire la vérité était un outrage.

Je quittai Louis à l’heure du déjeuner après avoir tenté de le rassurer. Mais, à peine arrivé chez moi, je l’eus de nouveau au téléphone. Il venait d’entendre Jean Pierre-Bloch, le président de la Licra, déclarer au journal de 13 heures de TF1 à propos de l’attentat de la rue Copernic : « Les assassins, ce sont aussi ceux qui ont créé le climat. Car il y a une certaine presse qui, depuis quelque temps, s’acharne à dénoncer par exemple les jeunes juifs comme des tueurs. Je veux tout de même rappeler Le Figaro Magazine de samedi dernier disant que les juifs venus au palais de justice pour le procès Fredriksen étaient venus pour tuer. Je dis que cet article prête à l’attentat et crée l’antisémitisme. Malgré ce que dira M Pauwels – il versera sans doute comme beaucoup d’autres des larmes de crocodile sur les victimes –, je dis que le responsable de l’assassinat, c’est cette presse. »

 

Je retournai au Mesnil où Louis m’attendait, effondré. Ses craintes s’étaient révélées justes. Il paniquait. Jean Ferré, qui tenait alors la rubrique radio et télévision du Figaro Magazine, arriva à son tour, en voisin, et tenta de détendre l’atmosphère, sans plus de succès que moi. Nous avions tort, d’ailleurs, de minimiser cette intervention de Pierre-Bloch car, le lundi suivant, Bernard-Henri Lévy prenait le relais dans Le Quotidien de Paris : « C’est toujours délicat d’établir des liens de cause à effet entre les discours et les actes. Mais il ne me paraît pas absurde de dire que tout le ramdam qu’on a fait récemment autour des thèses élitaires, indo-européennes, parfois eugénistes, des sous-développés de la Nouvelle Droite, par exemple, a préparé le terrain à la situation d’aujourd’hui. » Et le sous-penseur de la gauche-caviar ajoutait : « Le Figaro Magazine, en un sens, c’est pire que Minute ; c’est ce qui permet à des milliers de gens de penser qu’on peut être fasciste sans être un nervi ou une brute de la Fane. »

Pierre-Bloch et Lévy venaient d’inventer la thèse du « climat » que l’on verra ressurgir dix ans plus tard après la profanation du cimetière juif de Carpentras. Thèse d’autant plus absurde que la police n’allait pas tarder à découvrir que les auteurs de l’attentat de la rue Copernic avaient pénétré en France avec de faux passeports chypriotes. On sait aujourd’hui qu’il s’agissait de Palestiniens appartenant à un petit groupe dissident du FPLP de Georges Habbache, le Palestinian Liberation Front Special Command dont le chef s’appelait Salim Abou, et que l’explosif avait été acheminé par une valise diplomatique libanaise. Ces terroristes venus de loin ne pouvaient pas avoir été influencés de quelque manière que ce fût par la lecture du Figaro Magazine. Ils poursuivaient leur guerre à eux. Mais la vérité, pourtant révélée par Le Point dès le 23 mars 1981, fut longtemps occultée par la classe politico-médiatique, puisqu’en juillet 1981 Gaston Defferre, nouveau ministre de l’Intérieur, tentait encore de relancer la piste de « l’extrême droite ».

 

 

Dans les jours qui ont suivi l’attentat, les journaux, les radios et les télévisions firent assaut de bêtise et d’aveuglement. Dans Le Quotidien de Paris, Jean-Marie Rouart affirmait que, de mai 1977 à mai 1980, cent vingt-deux « attentats » auraient été commis par « des groupuscules armés d’extrême droite » et se disait « effaré de voir, face à ce chiffre, le nombre dérisoire des arrestations ». Le futur rédacteur en chef du Figaro littéraire oubliait, peut-être sous le coup de l’émotion, les nombreux attentats dont « l’extrême droite » avait été victime et dont les auteurs n’avaient jamais été identifiés ni arrêtés. Ainsi, trois attentats avaient frappé les bureaux de Minute : en mai 1971, août 1974 et février 1975 (il y en aura d’autres après Copernic) ; en juin 1972, un engin explosif déposé devant le portail de François Brigneau avait blessé un éboueur ; le 19 juin 1977, un autre engin avait ravagé les locaux de L’Œuvre française et, le 19 septembre, des inconnus étaient venus les mitrailler ; encore en 1977, une partie de l’immeuble où résidait Jean-Marie Le Pen avait été détruite par une bombe ; le 18 mars 1978, François Duprat avait été tué par une bombe déposée dans sa voiture.

 

L’attentat de la rue Copernic ne pouvait que relancer les accusations portées contre Giscard. « La vérité, écrivait Jean-Pierre Chevènement dans Le Monde du 8 octobre, est qu’une véritable osmose s’est créée entre une partie du personnel dirigeant giscardien et l’extrême droite française, de Vichy au Club de l’Horloge en passant par l’OAS. » Trois jours plus tôt, François Mitterrand, de passage à Tarbes, avait déjà dénoncé « l’impuissance du gouvernement après les avertissements qui n’ont jamais été entendus » et rappelé la présence « d’activistes d’extrême droite » dans les rangs du service d’ordre du candidat Giscard en 1974. Certains ayant agité l’épouvantail d’un « vote juif », Chirac lui-même, bien décidé à en finir avec Giscard, se répandait sur les ondes pour affirmer que le « racisme » et « l’antisémitisme » étaient à l’origine de l’attentat de la rue Copernic.

L’hystérie des médias, s’ajoutant à la radicalisation de la communauté juive, inquiéta sérieusement Louis Pauwels. Après avoir obtenu de Christian Bonnet une protection policière dans sa propriété du Mesnil, il me demanda, dès le lundi 6 octobre, de lui trouver deux gardes du corps et exigea d’eux, malgré mes mises en garde, qu’ils fussent armés. Je les vois encore faire les cent pas dans le couloir qui menait à son bureau et l’accompagner dans chacun de ses déplacements. On peut en sourire après coup, mais l’échauffement des esprits était tel qu’un geste criminel n’était pas à exclure. Le 7 octobre, quatre jours après l’attentat, alors qu’une imposante manifestation « antiraciste » se déroulait sur les Champs-Elysées, un homme de 84 ans, Charles Bousquet, victime d’une homonymie (probablement avec l’ancien responsable de la police de Vichy), était vitriolé à son domicile par un commando de l’OJD qui allait récidiver, quelques semaines plus tard, sur la personne de Michel Caignet, ancien responsable de la Fane.

 

 

Pour riposter aux calomnies, Louis Pauwels décida simultanément de porter plainte contre Jean Pierre-Bloch et d’organiser un débat avec Jean Elleinstein. Cet intellectuel juif, qui était alors en train de rompre avec le Parti communiste, en accepta le principe. Il s’agissait de poser au directeur du Figaro Magazine les questions qui lui permettraient de se dédouaner des accusations les plus infamantes. Ce débat se déroula au Mesnil-le-Roi, en ma présence. J’étais chargé, en effet, de le mettre en forme. Le texte fut publié dans le magazine du 9 octobre. Elleinstein avait parfaitement joué le jeu et allait, quelques semaines plus tard, se montrer courageux en déclarant au Quotidien de Paris du 14 janvier 1981 : « En France, nous ne souffrons pas de trop de liberté, du fait du monopole de l’Etat sur la télévision et de la concentration des grands moyens de communication de masse et d’information, mais plutôt du contraire. Protéger notre liberté, c’est l’étendre. Je ne préfacerais pas un livre de Faurisson mais j’admets qu’il le publie, quitte à en combattre les idées et à en démontrer la fausseté. » Pourtant, son débat avec Louis, trop axé sur un « racisme » et un « antisémitisme » imaginaires, était une concession inutile à l’idéologie dominante, un aveu de faiblesse. Il ne fut pas suffisant, en tout cas, pour calmer les esprits. La campagne de presse continuait et le groupe Hersant était confronté aux risques de représailles financières. Certaines agences de publicité, qui n’avaient jamais caché leur antipathie viscérale pour Le Figaro Magazine, menaçaient de le rayer de leurs plans médias. L’une d’elles, Publicis, n’avait d’ailleurs pas attendu l’affaire de la rue Copernic pour le boycotter. Je me souviens encore de Maurice Lévy, directeur général de cette agence, nous expliquer hypocritement au cours d’un déjeuner – c’était en septembre 1978 à la veille du lancement du magazine – qu’il ne pouvait pas miser sur un magazine voué à un échec certain !

 

Au même moment, Robert Hersant était confronté à la justice : inculpé pour infraction aux ordonnances de 1944 qui limitaient la concentration dans la presse, le « papivore » était harcelé par un petit juge du Syndicat de la magistrature sur lequel aucune pression gouvernementale n’avait prise. Il aurait fallu changer la loi, ce que feront les socialistes quelques mois après leur arrivée au pouvoir. Mais Giscard n’avait pas osé se lancer dans une réforme dont il craignait qu’elle fût nuisible à son image de marque. Ayant compris qu’il ne pouvait pas compter sur ses amis politiques, Hersant s’était offert les services discrets d’un avocat influent, Robert Badinter, dignitaire du Parti socialiste, membre éminent de la communauté juive et gendre de Marcel Bleustein-Blanchet, le patron de Publicis. C’est lui qui, si j’en crois les confidences que me fit Louis Pauwels, aurait conseillé à son client de donner des gages de bonne volonté : Le Figaro Magazine devait adopter une ligne plus « convenable » et se débarrasser de ses éléments les plus « compromettants ».

Quelques jours plus tard, Louis m’appelait dans son bureau pour m’annoncer que Robert Hersant lui avait demandé ma tête. Je devais m’en aller. Il en était désolé mais ne pouvait pas faire autrement. Bien entendu, je serais indemnisé, car il n’y avait rien à me reprocher. Un peu interloqué, j’hésitai sur la conduite à tenir. Maurice Beaudoin et Michel Dunois, ancien rédacteur en chef de L’Aurore qui venait d’arriver au Figaro Magazine comme conseiller de la direction, me suggéraient de faire le dos rond en attendant un retour au calme. Abondant dans le même sens, Alain Griotteray n’était pas persuadé que Robert Hersant, qu’il connaissait bien, ait exigé ma tête. Je m’interrogeai : n’était-ce pas plutôt Louis, à la recherche d’un fusible, qui la lui avait proposée ? Je n’ai jamais su ce qu’il en était réellement. Mais ce doute m’ôta toute velléité de résistance. Je me résignai au départ d’autant plus facilement, il est vrai, qu’un groupe de presse venait de me faire des propositions et que je n’avais pas de souci à me faire pour mon avenir.

 

Louis me remit une lettre datée du 14 octobre : « Cher Jean-Claude, c’est le cœur serré et l’esprit déchiré que je vous vois partir. Je n’avais pas le choix. On exigeait de moi cette mesure. Si je m’y refusais, je devais partir moi-même en justifiant du même coup les infâmes accusations portées contre moi, et en livrant l’ensemble de l’équipe à la curée immédiate. Nous avons résisté trois ans. Je ne regrette rien de ce que nous avons fait. J’en suis fier au contraire. Mais, aujourd’hui, nous sommes contraints de plier. Et, en pliant, je sais que je donne prise à d’autres attaques. Je ne me fais pas d’illusions. Je dois cependant retarder au maximum qu’on “nous rase” tous ici, comme le souhaite ce soir Michel Calef dans Le Monde. Mais, qui sait ? Le temps gagné peut aussi travailler pour nous. C’est, en tout cas, la seule chance à courir. Mon cher Jean-Claude, vous savez en quelle estime et amitié je vous tiens. Et vous savez que notre cause m’habite profondément. Je souhaite que vous puissiez la servir en liberté et avec force, et qu’elle bénéficie finalement de l’injustice qui nous [souligné] est présentement faite. Permettez-moi de vous embrasser. Louis. »

 

 

Tiraillé par le doute, je fus plus sensible aux marques de sympathie que me témoignèrent la plupart des journalistes du Figaro Magazine, y compris ceux qui nous avaient rejoints plus tardivement et qui auraient pu avoir quelques raisons de se méfier. Je pense à Christine Clerc m’écrivant en date du 21 octobre 1980 : « Cher Jean-Claude, j’ai eu à peine le temps de vous connaître et je ne pourrai pas vous dire au revoir, ayant un rendez-vous chez Rocard ce jeudi après-midi. Je voudrais seulement vous dire qu’après vous avoir considéré avec une certaine méfiance (cette “Nouvelle Droite” et puis, n’alliez-vous pas chercher à m’étouffer ?) j’avais appris à estimer vos qualités professionnelles et plus encore votre délicatesse, votre respect des autres et votre profonde courtoisie. J’ai aimé travailler avec vous et je vous regretterai. Croyez à ma très sincère amitié. Christine Clerc. »

Louis aussi, je crois, m’a regretté. Pendant ces deux ans et demi, en effet, ma loyauté à son égard avait été sans faille. Après mon départ, la rédaction se fissura en plusieurs clans qui passèrent le plus clair de leur temps à se combattre dans l’espoir d’avoir les faveurs de la direction. Louis en était parfaitement conscient et m’en parla au cours d’un déjeuner, de même qu’il m’expliqua, à une autre occasion, les raisons qui l’avaient amené à renoncer à son procès contre Pierre-Bloch en échange d’une lettre de celui-ci, publiée en page 60 du Figaro Magazine du 8 novembre 1980, dans laquelle le président de la Licra s’excusait platement d’avoir tenu des propos dépassant sa pensée. J’estimais que ce n’était pas la bonne stratégie. Nos discussions étaient néanmoins amicales et, malgré mon départ du Figaro Magazine, je le voyais assez souvent.

 

 

En 1981, l’Union de la gauche étant arrivée au pouvoir, il me confia la mission de constituer une association destinée à rassembler les intellectuels de toutes sensibilités hostiles au nouveau régime. Alternative pour la France : tel fut le nom donné à cette entreprise dont il fut l’un des cinq parrains officiels aux côtés d’Alice Saunier-Seïté, ancien ministre des Universités, de Pierre Chaunu, du R.P. Bruckberger et de Patrick Wajsman. L’objectif était ainsi défini : « La diversité des opinions doit nourrir la réflexion et élargir le débat. Encore faut-il définir les principes essentiels communs autour desquels doit s’articuler une alternative tolérante et dynamique à l’idéologie socialiste. Pour la première fois, des personnalités de sensibilités différentes, mais d’accord sur l’essentiel, ont accepté de réfléchir et de combattre ensemble. »

Un premier forum fit salle comble au Pavillon Gabriel, les 5 et 6 décembre 1981. Mais nous avions frôlé la catastrophe : Raymond Aron, en effet, avait organisé une cabale, sous prétexte que nous avions abusivement utilisé son nom dans nos placards publicitaires. Nous n’avions fait que reprendre, en la référençant, une brève citation de lui, extraite de L’Express du 26 juin 1981 : « La bataille des idées commence et doit commencer… » C’était cette bataille que nous voulions engager et, malgré son refus de participer à notre forum, nous avions jugé légitime de le citer. « Monstre d’orgueil », selon la formule de Jean d’Ormesson qui l’avait pratiqué et s’y connaissait en matière de boursouflure de l’âme, il s’en formalisa et s’empressa de désavouer une initiative conforme aux vœux qu’il avait exprimés. Bien décidé à saboter notre forum, il exerça des pressions sur les personnalités qui nous avaient apporté leur soutien et promis leur participation. Il les mit en garde contre une opération dont il affirmait qu’étant pilotée par Le Figaro Magazine, elle ne pouvait être qu’une manœuvre de la « Nouvelle Droite ». La « preuve » en fut apportée par Le Matin : le 4 décembre, ce quotidien socialiste prétendit révéler que le siège de notre association, rue de Verneuil, était le domicile d’Alain de Benoist. En réalité, ce dernier n’y habitait plus depuis une vingtaine d’années. C’était le domicile de sa mère qui venait de décéder. Alain nous l’avait simplement prêté en attendant de le vendre.

 

Malgré tous ses efforts, Raymond Aron n’avait obtenu qu’un maigre résultat : le retrait de Norman Podhoretz, rédacteur en chef de la revue américaine Commentary, et de quatre autres de ses compatriotes, dont nous étions ainsi dispensés de payer le coûteux voyage. Une dernière offensive fut lancée le dimanche matin, deuxième jour du colloque, dans un recoin du Pavillon Gabriel. Je vois encore Lionel Stoléru et Michel Drancourt, pour ne citer que les plus véhéments, m’annoncer qu’ils quitteraient le forum si Alain de Benoist persistait à vouloir prendre la parole comme cela était prévu au programme. Je m’insurgeai contre ce chantage. Hélas ! Aucune des dix ou douze personnalités présentes ne m’apporta son soutien. Même Alice Saunier-Séïté, qui ne manquait pas de cran et qui savait parfaitement à quoi s’en tenir sur le double jeu de certains, se défila. Alain Griotteray, dont j’escomptais l’appui, n’était pas encore arrivé. Quant à Louis Pauwels, il avait déjà été assailli au téléphone par Stoléru. Ce sinistre personnage – qui n’était sûrement pas le mieux placé pour combattre le socialisme puisqu’il allait devenir ministre de Mitterrand après l’avoir été de Giscard – n’avait pourtant émis aucune réserve lorsque je l’avais pressenti. La liste provisoire des intervenants que je lui avais remise le 20 octobre, chez lui, square du Ranelagh à Paris, comportait déjà le nom d’Alain de Benoist. Ce dernier, excédé par la mauvaise foi de ses censeurs, se retira de lui-même alors que je m’apprêtais à monter à la tribune pour dénoncer les manœuvres qui venaient de se dérouler en coulisses. Par la suite, j’ai souvent regretté de n’avoir pas révélé au public la vérité à laquelle il avait droit.

 

Le 18 avril 1982, dans les salons du Sofitel, Porte de Sèvres, Alternative pour la France organisa un second forum sur les menaces pesant sur la santé, avec des personnalités aussi peu suspectes de sympathies pour la « Nouvelle Droite » que Jean-Marie Rausch, lui aussi futur ministre de Mitterrand, le centriste Jacques Barrot ou le professeur Gérard Milhaud. Ce fut sa dernière manifestation. Je n’avais plus envie de continuer. A force de vouloir se dédouaner, l’association risquait de perdre sa raison d’être. Louis n’en était pas conscient. Nous en avons discuté amicalement au cours d’un déjeuner, le dernier que nous ayons partagé. Nous évoquâmes également sa « conversion » au christianisme et celle de Patrice de Plunkett dont il se moquait, car il ne la croyait pas sincère.

 

Huit années s’écoulèrent sans que nous eûmes d’autres contacts que d’épisodiques conversations téléphoniques. Nous n’étions plus sur la même longueur d’onde. Je déplorais que la souffrance physique ait eu raison de son stoïcisme et qu’il ait pu écrire dans Le Figaro Magazine : « C’est le sens du péché qui confère à l’homme sa dignité. » Cette volte-face me peinait d’autant plus qu’elle s’accompagnait d’une normalisation du Figaro Magazine. Mais nous conservions l’un pour l’autre une grande estime. Le 21 mai 1990, il m’écrivit ces quelques lignes après avoir lu l’un de mes articles de la Lettre de Magazine Hebdo dans lequel, déplorant l’hystérie des médias dans le traitement de la profanation du cimetière de Carpentras, j’avais rappelé le précédent de la rue Copernic : « Mon cher Jean-Claude. Vous êtes le seul dans la presse à rappeler l’action menée contre Le Figaro Magazine et moi-même à propos de l’attentat rue Copernic. Je vous remercie de l’avoir fait. L’extraordinaire est que personne n’ose se souvenir de la délirante campagne contre la Nouvelle Droite à cette époque. Cordialement, Louis. »

 

J’ai raté mon dernier rendez-vous avec lui : celui de ses obsèques. Je m’étais promis d’y aller, en voisin et en ami. Mais j’appris que Bernard-Henri Lévy serait présent avec quelques autres de son acabit, dont je n’avais pas oublié qu’ils avaient craché sur Le Figaro Magazine. La seule idée de les voir m’était insupportable. Louis avait passé l’éponge et fini par se trouver des affinités philosophiques avec eux. C’était son droit. Il n’empêche que ces gens restaient pour moi des malfaisants. C’est donc dans la forêt de Saint-Germain que je me suis recueilli, ce jour-là, loin des courtisans et des traîtres d’opérette.

 

Jean-Claude Valla

 

Ce texte figure en annexe du dernier livre d’Alain de Benoist : Au temps des idéologies « à la mode », recueil d’articles parus dans Le Figaro Dimanche et Le Figaro Magazine de 1977 à 1982. A commander ici [3].

 

Les couvertures de journaux proviennent du site journaux-collection.com [4], sur lequel ces numéros sont en vente.

 

Jean-Claude Valla (Roanne, 16 mai 1944 – Arthez Asson, 25 février 2010)

 

24/02/2010

Europe impuissante

Bertrand Badie : "L'Europe n'est plus crédible sur le plan international"

LEMONDE.FR | 24.02.10 | 17h27  •  Mis à jour le 24.02.10 | 17h29

 

 

uze : L'Europe n'est-elle pas en train de se détricoter tranquillement ? Un traité adopté au rabais, une zone euro en difficulté, un prestige international en berne (Obama ayant renoncé à participer au sommet UE-Etats-Unis) et des opinions de plus en plus réticentes à l'égard de l'UE ?

 

Bertrand Badie : Il y a effectivement une conjonction de facteurs qui font entrer l'Europe dans une crise d'une gravité exceptionnelle. Les raisons de cet état de fait correspondent pour beaucoup à ce que vous venez d'en dire. Mais je distinguerai pour ma part trois plans sur lesquels il convient de réfléchir.

D'abord, celui de la "post-bipolarité" : on n'a probablement pas su tirer les bonnes leçons de l'effondrement du "mur" ; on s'est précipité vers un élargissement de l'Union presque automatique aux anciennes démocraties populaires et on s'est inscrit dans une logique de simultanéité avec l'agrandissement de l'OTAN. La nouvelle Europe à 27 s'est donc révélée trop diversifiée, trop hétérogène pour soutenir une politique étrangère commune et pour entreprendre une adaptation efficace à l'économie mondiale et à ses crises. Il a fallu en quelque sorte, dans cette précipitation, revenir à la case départ et reprendre ainsi au tout début les logiques d'intégration.

A cela s'ajoute un échec grave dans la traduction institutionnelle de la construction européenne. Le traité de Lisbonne a effectivement été une double catastrophe : d'abord parce qu'il a manqué le grand rendez-vous avec les opinions publiques européennes, qui auraient dû conforter l'idée d'une citoyenneté nouvelle ; ensuite parce qu'il a donné naissance à une confusion dans le leadership institutionnel de l'Union, qui a aggravé l'illisibilité internationale de celle-ci.

Enfin, troisième plan, l'Europe a dû faire face au plus mauvais moment à une crise financière puis économique mondiale à laquelle elle n'a pas su réagir, faisant hélas trop vite la preuve de son inefficacité. Du coup, face aux tensions qui apparurent dans l'économie mondiale dès l'été 2008, l'Europe est devenue paradoxalement une machine à recomposer les nationalismes et même à réactiver la concurrence entre les Etats-nations.

En résumé, peut-être vivons-nous cette période malheureuse durant laquelle les espoirs nourris par l'invention de la construction régionale se transforment en déconvenues, débordant même le cadre de la seule Europe pour atteindre la plupart des institutions régionales du monde. Il s'agit bien des limites mêmes de l'idée d'intégration qu'on n'a pas su penser jusqu'au bout de sa logique post-souverainiste. On en paie le prix.

 

Europa : Comment expliquez-vous ce déclin de l'Europe alors que tous les partenaires affirment que les Européens incarnent une vision de la paix et une pratique du multilatéralisme en adéquation avec leurs conceptions ?

 

Bertrand Badie : D'abord, comme vous le suggérez, l'Europe n'a pas su tirer parti de cette vocation particulière qui lui revenait. Elle aurait dû aller jusqu'au bout du raisonnement qui l'engageait à dépasser la puissance.

Sur le terrain de celle-ci, le Vieux Continent a fait la preuve qu'il n'était plus compétitif. Battu, fragmenté, usé par ses expériences guerrières, il devait logiquement, dans cette mondialisation naissante, incarner les chances du dépassement de la puissance.

Les atouts étaient considérables, à travers notamment la formule qui faisait de l'Etat de droit, de la démocratie, des droits de l'homme le dénominateur commun fondateur de la nouvelle Union. Celle-ci devenait en soi un modèle pour le monde : on a un temps cherché d'en tirer les dividendes en présentant l'Europe comme un modèle qui se devait d'être attractif, exemplaire, capable de diffuser son influence de par le monde.

En 1990, cette vocation disposait d'un maximum de ressources qui devaient la rendre performante : il n'y avait plus de menace militaire face aux sociétés européennes, il n'y avait plus de compétition de puissances, l'Europe n'était plus l'otage du conflit Est-Ouest.

Au lieu de miser sur cette émancipation des logiques de puissance, la plupart des dirigeants européens ont choisi de restaurer une bastille occidentale, de se réclamer d'un ensemble qui inévitablement venait s'opposer à d'autres, proches ou lointains. Pire encore, elle recouvrait cette revendication nouvelle d'une structure militaire unifiée à travers une OTAN ressuscitée qui la liait à un allié américain qui s'apprêtait à entrer dans l'ère néoconservatrice.

Il est fort probable que l'Europe y a perdu et sa capacité d'influence et son pouvoir de médiation, comme on le voit notamment dans les conflits qui ensanglantent le Proche-Orient, comme dans les grandes négociations qui placent le conflit Nord-Sud au centre de la problématique internationale.

 

Joselmann : La puissance est la condition du succès, on ne se bat pas qu'avec des idées. Ce qui est vrai pour un individu l'est aussi pour les Etats...

 

Bertrand Badie : Tout dépend d'abord de la définition qu'on donne de la puissance. Si l'on reste dans son appréhension classique, en termes de contraintes et de force, on s'aperçoit à quel point la puissance est décalée par rapport aux réalités de la mondialisation.

Celle-ci offre une place de choix à ceux qui disposent d'une CAPACITE qui justement ne relève plus de la seule contrainte. Je pense aux domaines économique, commercial, mais aussi culturel et, dans cette ambiance de juridicisation montante, au droit. On sait que dans tous ces domaines l'Europe dispose d'atouts qui surclassent même la capacité des Etats-Unis et qui peuvent faire au moins jeu égal avec l'Asie.

La puissance classique, qui ne peut être alors que militaire, conduit de plus en plus à des contre-performances que l'Europe a commencé à percevoir avec la décolonisation et dans lesquelles les Etats-Unis s'embourbent, eux qui ne parviennent plus à gagner aucune guerre.

 

Poupoulman : Le dépassement de la puissance que vous mentionnez est-il possible dans le cadre de relations internationales marquées par les menaces et tensions "primitives" et conventionnelles (guerre, terrorisme, tensions monétaires et commerciales) ? Autrement dit, la forme de l'"Europe" ne doit-elle pas être dictée par l'environnement international et la poursuite de ses intérêts, selon les moyens traditionnels de la puissance et de la realpolitik ? Pourquoi ré-inventer ou dépasser la "puissance" ?

 

Bertrand Badie: Parce que, précisément, la notion de menace doit être repensée : vous ne pouvez pas mettre dans le même sac, comme vous le faites, les guerres conventionnelles, les tensions économiques et le "terrorisme", ce gigantesque fourre-tout dans lequel on mêle des formes extrêmement diversifiées de violences qui vont de l'acte individuel jusqu'à des expressions très sophistiquées de violence sociale. En réalité, derrière tout cela, et pour vous répondre très directement, il faut prendre la mesure de ce changement profond au sein de l'espace mondial, qui nous fait passer de la compétition politico-militaire à un jeu "intersocial" dans lequel les sociétés ont de plus en plus un rôle majeur.

Celui-ci ne se gère pas à coups de tanks ou de drones.

 

007 : Quelle alternative à l'Union européenne ? Le retour des nations ? impossible ! L'Europe fédérale ? indésirable par les Etats ! Quelle est la solution ?

 

Bertrand Badie : Vous posez bien le problème, soulignant l'absence d'alternative au processus d'intégration régionale. Encore faut-il maintenant avoir le courage de comprendre ce que "intégration" veut dire. C'est probablement à ce niveau que le bât blesse. On a fait comme si l'Union était un objet non identifié qu'on pouvait continuer à institutionnaliser tout en ignorant ce qui en faisait le principe.

Retourner aux logiques souveraines ou atteindre le gouvernement unifié du monde, voire d'une de ses régions, sont des objectifs effectivement absurdes. Mais vouloir maintenant compléter l'Europe en bricolant des institutions de manière à les rendre sans cesse plus compliquées, en ajoutant à chaque réforme une couche sédimentaire qui n'abolit pas la précédente, conduit dans le mur.

La réalité est que, internationalement, l'Europe n'est plus crédible parce qu'elle n'est ni lisible ni véritablement prompte à l'intégration, la crispation nationaliste passant du rôle de contestation à celui d'instrument gouvernemental.

En bref, l'heure est venue de simplifier nos institutions et de penser des politiques publiques qui, au lieu de couper de petits cheveux en quatre, replacent un "intérêt" européen au centre de la problématique mondiale.

Mais pour faire cela, il faut l'accord des populations, il faut faire en sorte que l'Europe ne soit plus le bouc émissaire de toutes leurs frustrations. Il faut donc réconcilier, comme je l'ai dit plus haut, les opinions avec les institutions européennes, mettre un terme à ce jeu qui réserve l'Europe aux technocrates et aux hommes politiques, construire un vrai sentiment d'allégeance européenne.

Décidément, on paie très cher le défaut de démocratie et les manoeuvres de contournement, de référendums perdus parce que mal préparés et mal présentés.

 

Pit : Une Europe qui compte dans le monde, c'est une Europe unie... faut-il donc que le modèle anglo-saxon (je le crains) ou le français l'emporte définitivement sur l'autre pour "exister" à l'échelle internationale, ou une Europe respectant toutes les diversités est-elle possible ?

 

Bertrand Badie : Vous mettez le doigt sur l'une des faiblesses majeures de l'Union. Derrière la volonté d'intégration, on n'a jamais vraiment réfléchi à la compétition des modèles. Le Vieux Continent est dominé par une pluralité de représentations du monde, celles-ci trouvant elles-mêmes leur dynamique souvent hors des frontières de l'Europe.

On ne peut pas en même temps espérer une Europe unie et flatter la domination de "l'anglosphère" sur l'espace mondial. Cet hiatus a des effets directs sur la construction européenne, à travers notamment la manière dont se trouvent trop brutalement et trop rapidement bannie la tradition des services publics et flatté un néolibéralisme agressif qui pourtant a fait la preuve de ses limites. L'effondrement des social-démocraties européennes va dans ce sens. La militarisation atlantique puis occidentale de l'Europe s'inscrit dans la même dynamique.

Bref, l'Europe a fait dangereusement l'impasse sur la définition de son rôle et de sa place dans l'espace mondial post-bipolaire : elle ne peut pas vivre de manière autonome en se contentant de se penser par référence à des espaces plus vastes.

 

Roberto : Vous dites que l'Europe doit se réconcilier avec les opinions publiques. Or, les opinions publiques sont contre l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, mais de nombreux Etats et partis sont sourds à cette hostilité des opinions. Comment défaire ce nœud et respecter les opinions ? Faire entrer la Turquie dans l'UE, c'est prendre le risque de creuser le fossé entre Bruxelles et les opinions. Qu'en pensez-vous ?

 

Bertrand Badie : Les sondages montrent qu'il n'y a pas d'intensité forte des opinions sur la candidature turque. Pour une raison bien simple, c'est que le débat public sur le sujet n'a pour le moment pas été ouvert.

Si des arguments contradictoires étaient présentés de manière forte, l'opinion comprendrait que non seulement elle n'a rien à craindre de l'entrée de la Turquie dans l'Union, mais qu'elle pourrait y trouver les conditions d'une sécurité plus grande.

On a posé la question turque de la plus mauvaise façon. Justement en termes culturels, identitaires, voire para-nationalistes : la Turquie devait rester hors de l'Europe car celle-ci était définie en fonction d'illusions géographiques et d'une imagination culturaliste qui sont l'une et l'autre des principes radicalement opposés à ce qu'intégration veut dire.

 

Joselmann : Faut pas exagérer avec la Turquie ! Les frontières se trouveraient en Irak ! Il y a déjà les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'OTAN !

 

Bertrand Badie : Et vous ne croyez pas que durant la guerre froide l'Europe avait une frontière commune avec le bloc totalitaire soviétique ? Qui alors s'en inquiétait ?

 

Pit : Le "développement durable" pour lequel l'Europe tente d'en être le champion, n'est-il pas la preuve d'une certaine incapacité à compter réellement dans le monde ? Paraître comme un géant vert pour cacher le bleu à l'âme

 

Bertrand Badie : Que c'est bien dit ! Mais j'aurais tendance à retourner votre proposition : si l'Europe s'était réellement imposée comme "géant vert", elle aurait probablement marqué positivement sa présence au sein de l'espace mondial.

Après tout, dans l'accomplissement de ce "soft power" que je flattais tout à l'heure, les engagements écologiques de l'Europe auraient pu compter et lui permettre de marquer des points.

Mais Copenhague a suggéré l'inverse : une Europe marginalisée, peu écoutée, et contournée qui a ainsi conduit la perspective écologique à sa perte. Le manque de capacités diplomatiques européennes a précipité une inversion qui risque de durer et qui fait de la concurrence entre productivismes un enjeu structurant l'espace mondial et dépassant les paradigmes du développement durable tels qu'ils avaient été inventés dans le courant des années 1970.

Il en dérive un affaiblissement de l'Europe et une inaptitude probablement bien installée à faire face aux enjeux écologiques mondiaux. Que de dégâts !

 

Erg : L'Europe compte-t-elle encore dans le dossier nucléaire iranien ?

 

Bertrand Badie : Je crains que non. En choisissant la radicalité, elle perd toute aptitude à jouer sinon les médiateurs, du moins les modérateurs. L'avenir du dossier se déplace de l'Europe, qui aurait pu compter, vers la Russie et la Chine. Beau cadeau fait par les Européens à MM. Poutine et Hu Jin-Tao !

 

Joselmann : Pensez-vous que l'OTAN soit un facteur de division de l'Europe puisque les uns voient ça comme un parapluie, les autres comme une union contre un ennemi commun et les autres comme un moyen d'obtenir les faveurs de l'oncle Sam ?!

 

YassMkr : L'OTAN est-elle un obstacle au développement d'une institution militaire de l'Union ?

 

Bertrand Badie : Il est curieux de constater que l'histoire se répète et que les ruptures de contexte sont ignorées. On se retrouve un peu dans l'ambiance du début des années 1960, lorsque germait l'idée d'un directoire européen qui devait équilibrer le leadership des Etats-Unis sur l'OTAN. On sait que le général de Gaulle avait échoué dans cette tentative de rééquilibrer le gouvernement du monde atlantique et qu'il en tira les conséquences en quittant le commandement intégré de l'Alliance.

Le même espoir d'exercer une influence forte sur le géant américain renaît aujourd'hui. Alors que les Etats-Unis surclassent toujours leurs alliés par le poids de leur budget militaire, il est peu probable qu'un changement s'opère dans les choix stratégiques américains.

D'autant qu'un contexte nouveau a toutes chances de renforcer cette détermination de Washington. Tout d'abord, Barack Obama aurait pu, dans cette situation d'incertitude mondiale, procéder à une sorte de "New Deal international" : il ne l'a pas fait et a même confirmé l'idée de leadership des Etats-Unis sur le monde.

Celui-ci a changé. La "menace", si celle-ci fait sens, s'est déplacée géographiquement : l'Europe n'est plus le cratère du monde et n'en sera probablement pas le prochain champ de bataille. On voit mal dans ces conditions que le Vieux Continent renforce son rôle dans une Alliance qui est de plus en plus appelée à se projeter dans des régions lointaines où les intérêts américains l'emportent largement sur ceux du Vieux Continent. En outre, la substance même de cette fameuse "menace" place de plus en plus l'Alliance atlantique dans un décalage qui abandonne à la superpuissance l'essentiel des choix stratégiques fondamentaux.

Dans le même mouvement, l'Europe s'est élargie et a modifié sa carte : celle-ci épouse les contours de la partie européenne de l'Alliance atlantique. On risque donc de voir l'Europe de la défense confinée dans une section européenne de cette Alliance, rendant dérisoires ses propres instruments militaires.

Cette évolution est d'autant plus remarquable que l'Alliance atlantique perd de plus en plus son sens géographique pour s'élargir peut-être bientôt au Japon, à l'Australie, à la Nouvelle-Zélande, voire à Israël. On peut donc s'attendre à la juxtaposition de plusieurs sections du monde au sein d'une OTAN dont l'identité sera de plus en plus incertaine, paresseusement reconstruite autour de l'idée d'"occidentalité".

 

Billie : Peut-on parler actuellement de la genèse d'une nouvelle Europe ?

 

Bertrand Badie : Il le faudrait. La seule chance, dans le contexte actuel, est de la bâtir au sein des sociétés. C'est d'ailleurs là que les choses marchent le mieux, comme en témoignent les coopérations régionales ou les coopérations en matière universitaire, culturelle, humaine...

C'est bien le prochain exercice que l'Europe doit mener avec succès : donner aux individus un sens d'appartenance en même temps multiple, car il n'effacera pas les allégeances nationales, mais profond, motivé, informé. Bref, c'est bien de démocratie et d'humanité que l'Europe a besoin et non de gesticulations d'un personnel aux capacités improbables.

 

23/02/2010

Définir le fondamentalisme islamique dans le monde arabe

Définir le fondamentalisme islamique dans le monde arabe

Extrait d’une conférence prononcée à Bayreuth (avril 2006), dans la région lilloise pour l’Association Terre & Peuple Flandre/Artois/Hainaut (mars 2009) et à Genève (avril 2009)

Le terme fondamentalisme est aujourd’hui dans toutes les bouches, pas un jour ne passe sans qu’il ne soit prononcé ou écrit dans les médias, soit pour expliquer ou stigmatiser les manifestations d’un islam puriste à l’intérieur même de nos cités soit pour mentionner l’un ou l’autre attentat dans les zones en crise du globe.

Définition du fondamentalisme

Le fondamentalisme n’est pas un fait neuf. Il a une longue histoire. Le chercheur allemand Hans G. Kippenberger, qui s’inscrit, avec beaucoup d’autres, dans l’école sociologique de Max Weber, définit le fondamentalisme, qu’il ne réduit pas au fondamentalisme islamique, comme « le propre des religions abrahamiques », dès qu’elles sont confrontées à des réalités politiques qui ne procèdent pas d’elles, plus précisément à des réalités étatiques ou impériales aux racines plus anciennes ou aux racines plongeant dans un autre humus ethnique. En gros, au-delà de leur hostilité aux régimes politiques modernes, notamment aux nationalismes arabes laïcs, les fondamentalismes se dressent contre les syncrétismes impériaux réellement existants, contre les synthèses que constituent, par exemple, le compromis constantinien dans les empires romain et byzantin ou contre les synthèses que représentaient les empires perses islamisés des Bouyides ou des Samanides, qui avaient opéré un retour vers des éléments traditionnels de l’impérialité iranienne, ou contre l’empire ottoman lui-même, considéré comme truffé d’éléments grecs, induits par les phanariotes chrétiens au service de la Sublime Porte, ou d’éléments propres aux religiosités païennes et chamaniques turques, dérivées des origines centre-asiatiques des fondateurs seldjouks ou osmanlis de l’impérialité ottomane au Proche Orient et en Anatolie. Les fondamentalismes rejettent également les structures religieuses basées sur la vision païenne antique d’un panthéon ou, dans le cas de bon nombre de zélotes juifs ou chrétiens, rejettent la notion même d’Empire, le culte impérial que l’on retrouve à Rome dans les réformes d’Auguste ou dans le culte de Mardouk chez les peuples sémitiques de Mésopotamie.

Le fondamentalisme procède donc par exclusion : il exclut tout ce que son purisme religieux ou théologique ne peut ni ne veut assimiler ou accepter. Nous allons voir comment ce fondamentalisme s’articule dans l’islam. Dans le judaïsme, chez les Loubavitch actuels en Israël, ou dans le mouvement Gouch Emounim, nous avons affaire à un fondamentalisme religieux très virulent qui a épousé paradoxalement la cause sioniste dans ses aspects les plus militaristes et les plus militants, alors que les fondamentalistes classiques, issus de ce que la terminologie sioniste nomme le « vieux Yishuv », c’est-à-dire les petites communautés juives installées depuis des décennies sinon des siècles dans le Sandjak de Jérusalem et dans le Vilayet de Syrie de l’Empire ottoman, sont généralement pacifistes et hostiles au sionisme moderne : elles se perçoivent comme des communautés de prière, soustraites aux tumultes du monde et aux effervescences politiques séculières et accusent, ipso facto, le sionisme d’arracher le judaïsme à la quiétude qu’il connaissait dans les sandjaks et vilayets ottomans du Proche-Orient. Le fondamentalisme juif est donc partagé entre une aile antisioniste et pacifiste (le quiétisme d’un mouvement comme Neturei Karta, par exemple) et une aile néo-sioniste et combattive, d’émergence récente.

Chez les chrétiens protestants, principalement aux Etats-Unis dans l’électorat républicain de Bush, on se réfère à une tradition puritaine plus de trois fois centenaire, qui a apporté une première contribution originale à la future « nation américaine » avec les pèlerins du Mayflower, des fondamentalistes protestants chassés d’Angleterre, où ils semaient le trouble et rejetaient les principes constitutifs de la monarchie anglaise comme incompatibles avec le message biblique qu’ils entendaient incarner. Ils espéraient fonder un Etat, ou une communauté ou, mieux encore, une « Jérusalem nouvelle », selon leurs principes intransigeants sur le sol vierge de l’Amérique du Nord. Parmi les différentes facettes du fondamentalisme protestant américain actuel, nous trouvons un mouvement assez militant de « sionistes chrétiens » qui, bien que non juifs, veulent que Jérusalem soit aux mains des Israéliens le jour du Jugement Dernier, et non aux mains de musulmans jugés « impies ».

Processus d’exclusion

Nous disions donc que le fondamentalisme procède par exclusion. Quels sont dès lors les mécanismes de cette exclusion ? Ou comment cette exclusion peut-elle s’opérer dans la réalité complexe, mêlée et bigarrée du monde actuel, surtout du monde arabo-musulman contemporain ?

Premier élément nécessaire pour vivre l’exclusion, pour pouvoir se retrancher du monde corrompu par les syncrétismes et les « compromissions » : le « Youth Bulge », le trop-plein démographique, tel qu’il a été théorisé par le chercheur allemand Gunnar Heinsohn, disciple du démographe français Gaston Bouthoul. Le « Youth Bulge » procède du « Children Bulge » mais concerne plus spécifiquement la masse excédentaire des jeunes mâles de 15 à 30 ans, que la société ne peut absorber, ne peut encadrer : ces masses sont alors déclassées, mouvantes, mobilisables pour bon nombre de causes violentes. Elles consistent en une réserve militaire pour les Etats ou pour les mouvements intérieurs révolutionnaires. Le « Youth Bulge » est animé par la colère de ses innombrables ressortissants, qui reprochent aux institutions étatiques et politiques existantes de les avoir déclassés dans une société en voie d’urbanisation croissante, où l’exode rural vers les villes détache des millions de jeunes de leur cocon communautaire et villageois initial. C’est un phénomène, doublé d’un sentiment douloureux d’arrachement, que l’Europe a connu également dans le sillage de la révolution industrielle et de l’urbanisation dès la seconde moitié du 19ème siècle. Les mégapoles du tiers-monde, déstabilisées par le « Youth Bulge », se retrouvent partout : dans le monde islamique à Téhéran et à Beyrouth, en Afrique islamisée au Nigéria, à Lagos, en Amérique latine au Brésil ou au Mexique. En miniature, les banlieues françaises reproduisent ce schéma. Le chiffre de la population en Amérique latine a été multiplié par 7,5 entre 1900 et 2000, celui de la population de l’aire islamique par 8.  En Europe, à cause des saignées qu’ont constituées les deux guerres mondiales ou de l’émigration massive vers l’Amérique du Nord, l’Australie ou l’Argentine, il n’y a plus de « Youth Bulge », plus de masse mobilisable pour une entreprise politico-guerrière de grande envergure ou pour une révolution totale.

Dans les bidonvilles, les camps de réfugiés, les HLM, etc., qui réceptionnent la misère et le désarroi du « Youth Bulge », le fondamentalisme organise des réseaux sociaux et caritatifs, soulageant la misère morale et physique des déclassés. C’est le cas du Hezbollah au Liban ou du Hamas dans la Bande de Gaza. Les déclassés deviennent ainsi redevables, sont les créanciers moraux des mouvements fondamentalistes, et constituent dès lors une réserve de volontaires pour des actions purement politiques voire terroristes. Le « Youth Bulge » permet l’éclosion d’une masse démographique qui va d’abord viser la rupture avec le consensus dominant, à l’aide d’une idéologie radicale, et va ensuite créer une poche sociale « autarcisée » au sein des sociétés en place, qui se militarisera et amorcera le combat, contre l’Autorité palestinienne en Cisjordanie ou à Gaza aujourd’hui, contre le pouvoir du Shah hier ou contre le pouvoir légitime libanais, etc.

Une démarche religieuse et rigoriste très ancienne

Mais quelle est l’idéologie proprement dite de ce fondamentalisme islamique, celui qui préoccupe les plus nos contemporains ? Cette idéologie est très ancienne et cette ancienneté appelle une remarque préliminaire : le temps des fondamentalistes n’est pas le temps des hommes modernes. En d’autres termes, fondamentalistes et modernistes ne perçoivent pas le temps (historique) de la même façon. Dans ce contexte, la perception fondamentaliste du temps est une force : pour l’homme moderne, il « coule », « s’écoule » et rien ne revient jamais. Pour une société traditionnelle classique ou pour une société qui souhaite, par tous les moyens, revenir à des canons traditionnels, le temps passé est toujours présent : nous verrons qu’en Iran, les foules se battent toujours pour venger Ali ou Husseyn, les martyrs du chiisme duodécimain, et que les wahhabites saoudiens entendent vivre exactement comme à l’époque du prophète Mohammed, ou, du moins, hissent au niveau d’idéal indépassable le mode de vie arabe de cette époque éloignée.

Le temps avance, des mutations s’opèrent, des nouveautés venues d’autres horizons modifient les critères habituels de vie et, forcément, les Etats, royaumes ou empires islamiques adoptent, comme tous les autres, des éléments non arabes/non traditionnels, par syncrétisme et par nécessité. A un certain moment, à intervalles réguliers dans l’histoire du monde arabo-musulman, des esprits vont s’insurger contre ces syncrétismes, posés comme « impies ». Immédiatement après la première vague des conquêtes islamiques, après les batailles de Poitiers (732), où les Austrasiens de Charles Martel arrêtent la déferlante arabe, et de Talas (751), où le choc entre les armées musulmanes et chinoises tourne à l’avantage des premières mais résulte finalement en un statu quo territorial, nous assistons à un rejet des syncrétismes islamo-grecs, dans les anciens territoires soumis à Byzance, et des syncrétismes islamo-persans, dans l’aire des anciens empires perses.

Premier pilier du fondamentalisme contemporain : le fondamentalisme puriste d’Achmad Ibn Hanbal et de Taqi Ad-Dinn Ibn Taymiyah

Le théoricien de ce rejet est Achmad Ibn Hanbal (780-855), fondateur d’une tradition que l’on appelle de son nom, le « hanbalisme », principale source d’inspiration des mouvements dits « salafistes » en Afrique du Nord. Ibn Hanbal aura un disciple, Taqi Ad-Dinn Ibn Taymiyah (1263-1328), qui exhortera ses contemporains à imiter son maître.  Le hanbalisme repose sur quatre piliers :

◊ 1. Il ne faut pas utiliser de concepts philosophiques d’origine grecque ou persane dans l’islam. Ibn Hanbal refusait par conséquent tout glissement des institutions ou des pratiques vers des modèles byzantins ou perses, notamment dans les zones arabo-sémitiques de Syrie (ex-byzantines) et de Mésopotamie (ex-persanes). Ses disciples et lui ont été probablement alarmés de voir la Perse islamisée se « re-persifier » à partir du règne des dynasties bouyide et samanide (entre le 9ème et le 11ème siècle).

◊ 2. Il faut interpréter le Coran de manière littérale, sans apporter d’innovations car celles-ci pourraient charrier des éléments hellénisants ou perses, chrétiens ou zoroastriens.

◊ 3. Le croyant ne peut avoir d’ « interprétation personnelle » du message coranique, basée sur une « faculté de jugement » qu’il possèderait de manière innée. Les hanbalistes ne tolèrent aucune spéculation au départ du texte du Coran (ils s’opposeront ainsi à la tradition mystique d’un Ibn Arabî).

◊ 4. Les hanbalistes s’opposeront de même à toutes les formes de soufisme (sauf les formes simplifiées et abâtardies de soufisme, inspirées par les déobandistes au Pakistan, qui sont des fondamentalistes particulièrement virulents), parce que le soufisme véhicule des idées européennes, grecques, turques, mongoles, chamaniques ou perses, toutes antérieures à l’islam des origines.

Naipaul, Prix Nobel de littérature en 2007, déplore l’imitation des modes vestimentaires saoudiennes, préconisée par les fondamentalistes musulmans d’Indonésie et d’ailleurs, au nom de la « pureté » du message. Ces démarches vestimentaires indiquent une volonté de sortir du cadre indonésien initial, vernaculaire, pour adopter des façons de vivre étrangères, exotiques, au nom d’une foi figée et sourde aux différences du monde et, pire, à la différence que représente le vivier naturel des Indonésiens. Ce travers, dénoncé par Naipaul, se retrouve dans les banlieues d’Europe, et sert à marquer du sceau du hanbalisme, du salafisme ou du wahhabisme les villes européennes hébergeant de fortes minorités arabo-musulmanes.

Muhammad Ibn Al-Wahhab et le wahhabisme saoudien

La deuxième source du fondamentalisme islamique actuel est le wahhabisme saoudien, qui trouve son origine dans l’interprétation religieuse de Muhammad Ibn Al-Wahhab, né vers 1703, dans la province du Nedjd, au centre de la péninsule arabique. Une bonne compréhension de l’histoire du fondamentalisme islamique implique de connaître les subdivisions géographiques de la péninsule arabique :

Au Nord-Ouest, nous avons le Hedjaz, patrie de Hussein, allié des Britanniques pendant la première guerre mondiale. Son fils Fayçal combat sous la direction avisée de l’officier anglais T. E. Lawrence, dit « d’Arabie », envoyé par le « Bureau du Caire » pour lutter contre la présence turque ottomane. Le Hedjaz abrite les lieux saints de l’islam et professe un sunnisme non wahhabite. De la famille dominante de cette région sont issus les rois d’Irak (jusqu’en 1958) et de Jordanie.

Au Nord-Est et au Sud du Koweït se trouve la province d’Hassa, riche en pétrole mais à majorité chiite, donc hostile au wahhabisme saoudien. Cette province est proche des zones chiites de l’Irak et de la frontière iranienne.

Au Sud-Ouest, nous avons, au Nord du Yémen, la province d’Assir, sunnite mais pro-chiite, avec une extension dans le nord du Yémen, autour de la ville de Sanaa (ndlr : zone entrée en ébullition fin 2009).

Au centre, nous avons le Nedjd, dominé par le clan des Saoud, hostile aux sunnites du Hedjaz (pour des raisons tribales et pour une question de préséance) et aux chiites du Hassa. Les Saoudiens n’ont pas été les alliés des Britanniques lors de la première guerre mondiale : ils auraient pu le devenir si le « Bureau de Delhi » avait reçu le feu vert des autorités de Londres au lieu du « Bureau du Caire ». Les stratégistes de l’état-major anglais ont estimé à l’époque que les tribus du Hedjaz étaient plus proches du terrain, notamment du port d’Akaba, qu’elles prendront d’ailleurs avec Lawrence, et pouvaient aussi intervenir plus rapidement contre les voies du chemin de fer ottoman conduisant de Damas à Jérusalem et aux villes saintes. En pariant sur ces tribus, proches et disponibles, les Anglais pouvaient disloquer les communications ferroviaires ottomanes et contrecarrer l’acheminement de renforts turcs en direction de l’Egypte, du Canal de Suez et de la Mer Rouge.

Revenons à Muhammad Ibn Al-Wahhab. Son intention était de réactiver la tradition hanbaliste et de l’appliquer dans sa pureté doctrinale dans toute la péninsule arabique, terre initiale de l’islam émergeant au temps du Prophète. Cette intention s’inscrit dans un contexte historique bien particulier : l’empire ottoman est sur le déclin. Il a été ébranlé en ses tréfonds par les coups de butoir que lui ont asséné les armées impériales austro-hongroises du Prince Eugène de Savoie-Carignan. L’effondrement ottoman signifie, aux yeux d’Al-Wahhab et de ses contemporains, la faillite d’une synthèse, d’un syncrétisme islamo-turco-byzantin. Ils perçoivent dès lors cet effondrement comme une punition divine : les musulmans ont renoncé à la pureté coranique, ont adopté partiellement ou entièrement des mœurs, des coutumes ou des pratiques non arabiques, par conséquent, Dieu les a punis de leur infidélité et a donné, pour les mettre à l’épreuve, la victoire aux armes chrétiennes. Le premier souci d’Al-Wahhab est donc de revenir à la « tradition », à l’imitation pure et simple de l’islam initial, afin de redonner aux Arabes péninsulaires l’impulsion vitale qui avait sous-tendu leurs premières conquêtes contre les Perses et les Byzantins au 7ème siècle.

Sur le plan du culte, Al-Wahhab constate qu’il est désormais grevé d’impuretés et que les Arabes de son temps, dans la péninsule même qui a vu l’émergence de l’islam, reviennent à des rites pré-islamiques, notamment en retrouvant divers objets de culte, que le purisme wahhabite considèrera comme des manifestations d’idolâtrie.

Al-Wahhab justifie ensuite l’usage de la terreur, une terreur qui n’est pas tant dirigée contre les non musulmans mais essentiellement contre les chiites de la péninsule arabique. Il faut trouver là l’origine de plusieurs conflits contemporains : la rivalité arabo-perse dans le Hassa et le sud de l’Irak, les conflits internes à l’Irak disloqué depuis l’invasion américaine, le conflit dans la péninsule arabique elle-même entre crypto-chiites de l’Assir et du Nord du Yémen, d’une part, et sunnites wahhabites, d’autre part, les réticences à l’endroit du pouvoir saoudien dans la province pétrolifère du Hassa, etc.

Dans le cadre de cette hostilité fondamentale à toutes les manifestations de chiisme dans la péninsule arabique, Al-Wahhab s’insurge contre les pèlerinages vers des lieux sacrés (différents de ceux du Hedjaz, destination du « hadj » islamique), car ces pèlerinages vers des tombeaux de saints ou de poètes sont une pratique essentiellement chiite. L’objectif d’Al-Wahhab, outre théologique et religieux stricto sensu, est de purger la péninsule de toute force susceptible d’être activée par l’ennemi perse pluriséculaire. Normal : l’empire ottoman, affaibli et contraint de mobiliser toutes ses forces contre la Russie qui entend avancer ses pions en direction du Danube et des Balkans, de la côte septentrionale de la Mer Noire et du Caucase, est dans l’incapacité de s’opposer efficacement aux menées wahhabites dans un espace quasi désertique de moindre importance stratégique, où les Anglais n’ont pas encore débarqué au Yémen (ce qu’il feront quelques années après Waterloo et la fin de l’épopée napoléonienne). L’ennemi potentiel perse demeure au regard d’Al-Wahhab le danger principal : c’est lui qui pourrait déboucher dans la péninsule arabique en profitant des faiblesses ottomanes et y remplacer le pouvoir sunnite abâtardi de la Sublime Porte par un pouvoir chiite, après annexion des zones chiites de la Mésopotamie méridionale et du Hassa.

Pour donner forme à ce retour à la pureté imaginaire d’un islam initial, Al-Wahhab demande à ses adeptes de traquer toutes les formes de religiosité au quotidien qu’il assimile à de l’idolâtrie ou à de mauvaises pratiques ou, plus simplement encore, à des pratiques inconnues au temps du Prophète : chapelets, tabac, musique et danse sont interdits. Pour la musique, signalons tout de même que la quintessence de l’identité européenne, au-delà de la culture classique et des éléments de christianisme qui l’ont modifiée, se manifeste, à partir de Jean-Sébastien Bach, dans la musique classique, une musique que ne goûtaient guère les puritains protestants. Une transposition de cette phobie hostile à la musique en Europe occidentale constituerait une attaque inacceptable contre l’identité européenne. L’interdiction de la danse vise essentiellement une tradition turco-mongole et chamanique incluse dans les pratiques de l’islam en territoire ottoman, sous la forme de la chorégraphie sacrée des derviches, notamment des derviches tourneurs de Konya en Anatolie. Enfin, Al-Wahhab préconise le port obligatoire de la barbe pour les hommes, pratique que reprennent les fondamentalistes déclassés de nos cités et banlieues, dans un esprit de « monstration » et d’exhibitionnisme purement exotérique. On constate également que musique, dessin, danse et gymnastique se voient parfois régulièrement rejetés par des élèves directement ou indirectement influencés par le wahhabisme ou le salafisme dans nos écoles.

Le mouvement Ikhwan en Arabie Saoudite

Dans le cadre du wahhabisme, il convient de citer, à titre de troisième pilier du fondamentalisme islamique contemporain, le mouvement « Ikhwan » dans l’Arabie Saoudite du 20ème siècle. Al-Wahhab et les ancêtres des Saoud avaient été les alliés de Napoléon contre les Anglais qui s’étaient assurés le soutien des Ottomans et des Perses. Après la défaite de Napoléon à Waterloo, les Ottomans et les Egyptiens vont se venger cruellement : au début du 19ème siècle, la péninsule arabique a été littéralement ratiboisée par les armées ottomanes et égyptiennes, qui comblent les puits, ravagent les agglomérations et massacrent un bon nombre d’habitants. La péninsule sombre alors dans l’anarchie, pour quelques décennies. Ibn Séoud, souverain d’un territoire tribal jouxtant le Nedjd, impulsera la renaissance de l’arabisme péninsulaire et du wahhabisme. Son ouvre politique de reconquête et de réorganisation d’une péninsule ravagée par la vengeance ottomane et égyptienne commencera par la soumission à son autorité du territoire du Nedjd. A partir de ce moment-là, Ibn Séoud réorganise politiquement le cœur de la péninsule arabique. Deux historiens célèbres de l’entre-deux-guerres, qui lui consacreront des ouvrages serrés et copieux, le Français Jacques Benoist-Méchin et l’Allemand Anton Zischka, jugent l’œuvre d’Ibn Séoud très positive, dans la mesure où ce souverain avisé a admis que le nomadisme traditionnel des Arabes péninsulaires ne générait que l’anarchie et a voulu, de ce fait, sédentariser les tribus, en lançant un programme de sédentarisation porté par l’idée d’un soldat/colon, animé par le rigorisme wahhabite. Ce mouvement s’appelle l’Ikhwan : il militarise la religion d’une manière plus systématique et encadre plus positivement l’impétuosité tribale des Arabes péninsulaires ; Ben Laden s’en inspirera, à la suite des Palestiniens des années 30, dont le premier mouvement de résistance armée, contre les sionistes et les Britanniques, s’appellera l’ « Ikhwan Al-Qassam », ou « Fraternité militaire Al-Qassam », du nom d’un combattant tombé dans une embuscade de l’armée anglaise. Cependant, le mouvement  —qui s’apparente in fine à des mouvements similaires de colonisation agricole de zones en friche en Europe, notamment celui des Artamanen en Allemagne ou dans les zones de Pologne ou de Roumanie, où s’étaient implantées des minorités paysannes allemandes, ou au sionisme militant des premiers kibboutzim—   sera immédiatement dissous, dès la victoire totale d’Ibn Séoud sur l’ensemble de la péninsule arabique, dès la réémergence d’un Etat saoudien dans les frontières qu’on lui connaît encore aujourd’hui.

Les frères musulmans en Egypte

Quatrième pilier du fondamentalisme islamique actuel et source d’inspiration de ses émules contemporaines : le mouvement des frères musulmans, né en Egypte à la fin des années 40. Son fondateur fut Hassan Al-Banna. Son objectif ? Mettre fin à l’inféodation à l’Occident des pays arabes, avec l’instrument de la ré-islamisation, portée par une « phalange » (kata’ib). L’idéologie baptisée « phalange » est donc islamiste en Egypte, alors qu’elle est chrétienne maronite au Liban et inspirée par la Phalange catholique espagnole. En 1949, Al-Banna est abattu par la police dans la rue, lors d’une manifestation où la foule lynchait des soldats britanniques. Détail intéressant à noter : Al-Banna a été au départ un intellectuel occidentalisé, qui avait étudié aux Etats-Unis. A son retour en Egypte, il rejette l’occidentalisation, plaide pour un retour à un rigorisme islamique strict. Dans un premier temps, il sympathise avec les « officiers libres » rassemblés autour de Gamal Abdel Nasser puis s’opposera à celui-ci qui devra affronter deux adversaires : les frères musulmans et les communistes. Ces deux forces feront donc cause commune contre Nasser, ennemi des Etats-Unis.

Les frères musulmans constitueront toutefois la principale force anti-nassérienne. Le leader nationaliste égyptien s’inspirait des nationalismes européens du 20ème siècle, ce qui, aux yeux des rigoristes musulmans, constituait une démarche « impure ». Résultat : les frères musulmans combattent ce régime national arabe, parce qu’il est syncrétisme, et deviennent ipso facto, volens nolens, les alliés objectifs des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et d’Israël. Leurs actions ont notamment empêché l’Egypte de devenir le leader naturel du monde arabe après la défaite de 1967, face à l’armée du général israélien Moshe Dayan.

L’Egypte des années 50 et 60 a été le théâtre d’une guerre civile larvée. En 1955, un an après la montée au pouvoir des « officiers libres » et de Nasser, le mouvement des frères musulmans est dissous. Plusieurs exécutions s’ensuivent. Le nouveau leader des frères musulmans, après la mort d’Al-Banna, a été Sayyib Qutb (1906-1966). Il oriente le discours des frères musulmans vers une forme originale d’islamo-socialisme, avec références hanbalistes. La grande innovation de son discours est l’appel à la djihad contre les gouvernements musulmans jugés « déviants » ou « hérétiques » : cette approche, propre de la pensée de Qutb, inspire encore et toujours les djihadistes marocains et algériens (FIS) et les fondamentalistes saoudiens s’inscrivant dans le sillage de Ben Laden. Cette notion de djihad et ce soupçon permanent jeté sur les formes contemporaines d’Etat dans le monde arabo-musulman est un facteur de guerre civile systématique. Animés par cet esprit djihadiste, les adeptes de Qutb s’opposent donc à Nasser, qui finit par emprisonner, juger et condamner à mort leur leader. Sayyib Qutb est pendu en 1966. Cette exécution ne résout nullement le problème politique des frères musulmans en Egypte : ils demeurent un facteur dangereux pour l’Etat égyptien.

CONCLUSION :

Tout esprit européen animé par ce que j’appelerais ici un « rationalisme vitaliste/historique » peut comprendre l’importance et la pertinence d’un fondamentalisme islamiste dans la péninsule arabique, ou du moins en son centre, le Nedjd, car, de toute évidence, l’islam des origines et l’œuvre politique d’Ibn Séoud, participe d’une logique vitale, d’une volonté rationnelle et intelligente de désenclavement des tribus autochtones du Nedjd. Un débordement hors du Nedjd mais limité à la péninsule arabique, également comme du temps de Mohammed ou du temps d’Ibn Séoud, peut s’expliquer par la volonté d’abriter la péninsule tout entière des convoitises étrangères, d’y sécuriser les voies de communication caravanières et de l’arracher à tout dissensus religieux. Hors de cette péninsule, il est impossible d’exiger le purisme hanbaliste ou wahhabite, sous peine de disloquer des stabilités existantes, comme le constataient les dirigeants égyptiens ou ottomans au début du 19ème siècle, quand ils ont ordonné leur œuvre de destruction dans la péninsule arabique. Les nationalismes arabes, transconfessionnels dans des pays à large majorité musulmane ou au sein de la nation palestinienne plurielle et disloquée, participaient d’une rationalité politique « vendable » en dehors de l’écoumène arabo-musulman, dans le contexte des Nations Unies, de l’UNESCO ou de l’OMS, ou, antérieurement à celles-ci, aux diverses instances internationales, comme l’Union Postale, etc.

Tout pays arabe, sans renoncer à l’Islam mais sans pour autant le « fondamentaliser », pouvait devenir un interlocuteur valable dans le concert des nations. Tout pays, recourant à des fondamentalismes, se place en dehors du concert international, c’est-à-dire en dehors du concert des nations indépendantes et souveraines. Les Etats-Unis, en laissant une large place au fondamentalisme protestant et en déchainant le fondamentalisme néolibéral, en créant, de toutes pièces et de concert avec des éléments saoudiens, un nouveau fondamentalisme islamiste, sunnite et wahhabite en Afghanistan pour lutter contre l’URSS, sont les premiers responsables de la dislocation de ce concert d’entre les nations. Les Etats-Unis ont certes été la puissance instigatrice de la formation des Nations Unies, de l’UNESCO et de l’OMS : ils ont aussi été les premiers à les dénoncer et les rejeter, lorsque ces instances contrariaient leurs projets ou constituaient un frein à la pandémie néolibérale qu’ils appelaient de leurs vœux. Les fondamentalistes islamistes qui poursuivent leurs actions, à la suite des encouragements américains, contre les Etats nationaux arabes ou musulmans, participent à la logique qui sous-tend la Doctrine Bernard Lewis, reprise par Zbigniew Brzezinski : c’est une doctrine qui vise la balkanisation maximale de tout le Grand Moyen Orient (Corne de l’Afrique comprise). On le voit en Somalie, Etat failli et disloqué, partagé en trois morceaux, un Nord, un Puntland et un Sud. On le voit dans la guerre civile larvée entre Fatah et Hamas dans l’entité palestinienne et à Gaza. On le voit au Liban depuis 1975. On le voit en Irak, où le pays est virtuellement divisé en trois entités antagonistes. Enfin, on s’en aperçoit lorsque circule la carte-projet de Ralph Peters, un stratégiste américain, issu de l’écurie néo-conservatrice de l’équipe Bush II. Peters entend « redessiner le Moyen Orient », de la Méditerranée à l’Indus, en créant de nouvelles entités étatiques comme le « Kurdistan libre », le Baloutchistan, en unissant le Hassa et le Koweït, les provinces chiites de l’Irak et le Khouzistan arabophone d’Iran, aux dépens de l’Iran, de la Turquie, du Pakistan et de la Syrie, tout en démantelant l’Arabie saoudite. L’objectif avoué ? Eliminer les frontières de sang, en rassemblant ethnies et confessions au sein d’identités étatiques homogènes. Or cette homogénéité n’a jamais existé au Moyen Orient et même le moins informé des stratégistes américains d’aujourd’hui doit le savoir. Dès la fin de la protohistoire, les peuples s’y sont télescopés, y ont fusionné, créant de la sorte une macédoine inextricable qu’aucun intellectuel, fût-il un élu de l’équipe Bush II, ne pourra jamais démêler en dessinant une nouvelle carte. La fragmentation des entités existantes créera non pas la paix mais sera source de nouveaux conflits et de nouveaux irrédentismes. La solution pour le Moyen Orient est une solution impériale et syncrétique qui ne pourrait tolérer ni le « fragmentationnisme » ni le fondamentalisme, qui en est le vecteur idéal aux yeux de ceux qui, justement, veulent la fragmentation totale.

Enfin, last but not least, les nations européennes ne peuvent tolérer de voir leurs héritages, coutumes, pratiques quotidiennes, modes d’enseignement, traditions philosophiques, modes alimentaires ou culinaires, etc. rejetés et démonisés au nom de la notion de « jalilliyah », surtout sur le territoire européen lui-même. Si le racisme, en tant que rejet de coutumes non condamnables sur le plan moral ou éthique, de personnes concrètes, ou en tant qu’a priori, est une attitude à maîtriser et à houspiller hors des règles de bienséance conviviale ou diplomatique, une notion comme celle de « jalilliyah », qui rejette, elle aussi, des modes de vie non condamnables sur les plans éthique et moral, diabolise des personnes et véhicule des a priori non fondés ou veut les faire traduire dans la réalité quotidienne par des attitudes violentes, doit retenir l’attention égale, sinon plus vigilante, du législateur, vu sa virulence plus grande, en l’état actuel des choses, que le vieux racisme, battu en brèche et en réel recul.

Robert STEUCKERS ;

(rédaction finale : février 2009).

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Les leçons de la crise libyenne

Les leçons de la crise libyenne

La division et la compromission des Européens ne paient pas face aux dictateurs

par Alexandre del Valle

Article paru dans France soir le lundi 22 février 2010

En apparence, le différend euro-libyen a été provoqué par la publication d’une liste noire de 188 Libyens interdits de visa pour la Suisse. Parmi eux toute la famille Kadhafi et la nomenclatura du régime. En réponse, le “Guide” libyen a suspendu les visas pour les citoyens européens, excepté la Grande Bretagne, qui n’est pas membre de l’espace européen Shenghen de libre-circulation. Une mesure qui touche donc des pays comme l’Italie ou la France qui ont signé avec la Libye des accords incluant investissements, lutte contre la criminalité, et immigration clandestine. Il est vrai que les accords avec les pays d’où arrivent les clandestins sont une condition de “l’immigration choisie”. Et c’est pour les préserver que l’Italie a proposé ces jours-ci "l'émission d’un visa valable pour l’espace européen de Schengen sauf pour la Suisse, afin que les problèmes helvéto-libyens ne “polluent” pas les relations euro-libyennes. En fait, l’origine réelle de la crise remonte à juillet 2008, lorsque le fils du « Guide » Kadhafi, Hannibal fut arrêté quelques heures par la justice suisse pour avoir battu des employés d’un hôtel de Genève. En riposte, la Libye fit arrêter deux hommes d’affaires suisses et exigea les excuses du président suisse Hans-Rudolph Mertz, qui refusa initialement. Kadhafi père appela alors à "démemrer" la Libye, Hannibal parla d’atomiser la Suisse”, Tripoli menaçant de retirer les avoirs libyens... Le reste de l’Europe ne se montra guère solidaire, Berlusconi proposant même d’investir l’argent libyen retiré de Suisse dans les banques italiannes...Abandonné par ses voisins européens, Rudolph Mertz fint par s’excuser à Tripoli pour une “faute” jamais commise et bien qu’Hannibal échappa à la condamnation prévue. Malgré cela, la Libye a redoublé de menaces contre la Suisse et a exiger toujours plus de millions d'euros en échange de la libération (diférée) des deux otages suisses. Morale de l’histoire: céder aux menaces d’une dictature fondée sur les rapports de force ne paie pas, et la division européenne a encouragé Tripoli à s'acharner contre la Suisse qui n'a fait que répondre à la séquestration de ses citoyens par la mesure des visas initiée d'ailleurs en juin dernier. Ceux qui invitent les Suisses à s’excuser à nouveau pour "calmer Kadhafi" oublient que depuis que son pays a été réintroduit dans le concert des nations, le Guide mégalo et irrascible n’a jamais demandé pardon, ni pour les attenats terroristes qu’il a commandités dans le passé, ni pour ses rèves d'arabo-islamiser l’Afrique noire, ni pour avoir lancé un missile sur la Sicile dans les années 80, ni pour son soutien en faveur de la dictaure mlitaro-islamiste du Soudan, coupable du génocide de 2 millions de noirs-chrétiens (sud) et du massacre de 300 000 civils (Darfour). Lorsque Khadafi accuse les Européens de “persécuter” les musulmans en Europe, il s’agit d’une vraie farce: il ne s’est jamais repenti d’avoir expulsé en quelques jours dans les années 90 des milliers de Tunisiens. Et on sait comment sont traités les clandestins noirs transitant par la Libye... Déculpabilisé, Khadhafi ne culpabilise jamais de précher la haine envers les non-musulmans et l’Occident qu’il rêve d’islamiser. Ainsi, il déclara à Tombuctu, le 10 avril 2006, devant les télévisions d’Al-Jazeera: "L'Europe et les Etats-Unis devront soit devenir musulmans soit déclarer la guerre aux musulmans, car tout le monde doit devenir musulman. (...). Il y en a déjà 50 millions de musulmans en Europe. C’est le signe qu’Allah veut le triomphe de l'Islam en Europe (...). Ces 50 millions transformeront l'Europe en un continent musulman (...). A peine un an après avior été réintroduit dans le concert des nations, Kadhafi déclara lors du sommet de Lisbonne entre l’Union européenne et l’Afrique, (8-9 décembre 2007), que “les Européens ont le choix entre payer des réparations pour les ressources volées pendant la cononisation en Afrique, ou se préparer à accueillir les immigrants africains”. Une allusion aux clandestins que la Libye laisse passer, en terme clair un énième racket en vertu duquel l’Italie doit verser chaque année des “réparations” pour ne pas que ses îles (Lampedusa) soient submergées par les immigrés illégaux. En réalité, l’affaire des visas nous rappelle que des accords ne sont jamais surs avec une dictature islamo-révolutionnaire comme la Libye, qui annule de facto l’accord ou « trêve » (hudna) conclue avec le pays « infidèle-impérialiste », ou comme l’Iran, qui fait tourner en boutique l’ONU et l’Occident depuis 2006 concernant le dossier nucléaire. Et que la haine revancharde des anciens pays colonisés est loin d’être calmée, de la Libye à l’Amérique latine, où les thèmes des « réparations » et de la « faute » que l’Occident devrait payer indéfiniment sont les prétextes d’un chantage psychologique et d’un racket collectif jamais rassasiés. Plus que jamais, il convient de répéter de Nicolas Sarkozy « Halte à la repentance », car la repentance est l’arme de guerre favorie et le cheval de Troie psychologique des ennemis de l’Occident.

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11/02/2010

La grande nuit stalinienne

Nicolas Werth explore la grande Terreur (1937-1938)

Publié le 5 février 2010

Sunt lacrimae rerum et mentem mortalia tangunt, “Il y a des larmes pour l’infortune, et les choses humaines touchent les coeurs”, se console Enée au moment où, abordant à Carthage avec ses compagnons, il découvre un temple célébrant les batailles de la guerre de Troie et gardant mémoire de leurs souffrances. Cette consolation semble refusée aux victimes du stalinisme. Nous n’avons toujours pas de larmes pour elles. Dans le récit du siècle écoulé, le Goulag, la Kolyma, la Grande Terreur de 1937-1938 n’ont pas encore leur place aux côtés d’Auschwitz et d’Hiroshima. Hypermnésie du nazisme, amnésie du communisme, le constat fait par Alain Besançon en 1988 n’a rien perdu de sa vérité. On mentionnera l’indifférence qui a entouré, en France, la sortie du film d’Andrzej Wajda, Katyn, consacré aux massacres par les armées de Staline, de milliers d’officiers polonais, jetés dans des fosses communes après avoir été exécutés par balle.

Reste à comprendre. Pourquoi cette asymétrie ? Pourquoi cette déplorable et cruelle réticence à méditer la défaite du communisme? Peut-on tout à la fois se prétendre antitotalitaire, comme s’en flatte notre époque, et rechigner non seulement à penser le communisme réel mais à le condamner avec la même énergie que le nazisme ?Le désastre communiste, quatrième blessure narcissique de l’humanit

Il y a d’abord l’hypothèque prise par la question raciale sur l’intelligence du siècle écoulé. En dépit des efforts déployés par les plus grands esprits, notre époque, paresseuse et infatuée d’elle-même, s’est contentée de réduire le totalitarisme nazi à un racisme. De sorte que nous nous tenons pour quittes de notre devoir envers les victimes du XXé siècle en apprenant à nos enfants à traquer sans relâche, dans le cadre de la lutte contre les discriminations, la résurgence de “la bête immonde qui n’est pas morte”, comme le dit un communiqué de l’ensemble des ministères européens de l’Education. En réalité, cela n’atteste qu’une chose, déjà observée par Georges Orwell : si nous sommes antiracistes, nous ne sommes pas antitotalitaires.

“Il y a des professeurs, mais ils n’entrent plus dans la salle de classe où l’on s’amuse.”1 Et même quand ils y entrent, les formules et les slogans, seuls susceptibles de mobiliser pour le grand combat, finissent par recouvrir toute réflexion. Le degré d’indigence qu’a atteint notre réflexion sur le totalitarisme va de pair, sinon avec avec la lecture, du moins avec l’inscription aux programmes des écoles d’auteurs, comme Primo Levi ou Hannah Arendt, les moins enclins à l’esprit de simplification et à ces facilités sentimentales dont nous avons l’art et le goût.

Il ne s’agit évidemment pas de minimiser le racisme et l’antisémitisme mais de comprendre que le coeur tragique du XXe siècle ne bat pas en eux ou pas seulement. Ce qui a rendu incommensurablement monstrueux ce siècle, et c’est le point sur lequel convergent nazisme et communisme, c’est le traitement mathématique, systématique auquel le dirigeant totalitaire, Staline comme Hitler, soumet la réalité des hommes en dépit de toutes les résistances qu’ils peuvent lui opposer.

Si l’on admet que là est le mal du totalitarisme alors être instruit par le XXe siècle, c’est renoncer à une conception prométhéenne ou messianique qui fait de l’homme le bâtisseur du royaume du Bien. C’est en ce sens que l’on peut dire avec Georges Steiner que “la défaite du communisme est une grande défaite de l’humanité” ou, avec les mots de Freud, qu’elle nous inflige notre quatrième blessure narcissique. Après la révolution copernicienne de l’héliocentrisme, la théorie darwinienne de l’évolution et la théorie freudienne de l’inconscient, le désastre communiste contraint les hommes à admettre qu’il ne leur revient pas d’édifier la cité morale, ce monde d’égalité et de justice promis par le récit marxiste. Les hommes ne peuvent – et c’est déjà beaucoup et excessivement rare – qu’introduire un peu de bien dans le monde. Seul leur appartient l’exercice de ce que Vassili Grossman appelle “la petite bonté sans idéologie“.

Or, otacette conclusion est celle-là même sur laquelle s’accordent les plus profonds penseurs de l’expérience totalitaire. François Furet achevait son essai sur l’idée communiste au XXe siècle par une formule qui a prêté à bien des malentendus et qui pourtant témoignait d’une réelle instruction par le siècle écoulé : “Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons”2, écrivait-il.

Il n’entendait pas par là qu’il nous fallait renoncer à agir. Il lançait seulement un appel à la réconciliation avec la finitude humaine. Libres, les hommes agissant de concert peuvent modifier, infléchir le cours des choses, empêcher que le monde se défasse ou sorte de ses gonds, pour le dire avec les mots de Camus ou avec ceux de Hamlet, mais n’ont pas vocation à changer la condition humaine, à exalter la plasticité de la nature humaine ou à arraisonner le monde. Après l’ivresse du “tout est possible”, Furet nous invitait à distinguer le possible et de l’impossible.

À l’instar d’Arendt qui, rappelons-le, au sortir de son examen du totalitarisme, publie non un traité d’antiracisme ou un manuel des droits de l’homme, mais écrit son maître-ouvrage, The Human condition3, qui longtemps dans son esprit s’est intitulé significativement amor mundi, Furet nous rapatrie, après l’exil dans le monde fictif des idéologies et des solutions définitives, dans le monde réel, taillé dans l’étoffe du particulier, de l’unicité, de l’imprévisible, où l’homme fait l’expérience du pouvoir que possèdent les choses de “triompher de toutes nos attentes, de tous nos calculs et de les dépasser”, comme le décrit Arendt, où il est aux prises avec des dilemmes, confronté à des questions qui ne se résolvent pas.

Ce savoir de la finitude ne nous sied guère. Il est pourtant infiniment accordé à ce que le présent réclame. C’est pourquoi il faut également méditer les deux expériences totalitaires.

Mais ne succombons pas au péché de la généralisation. Pour penser le stalinisme dans la chair de sa monstrueuse et singulière réalité, des ouvrages importants paraissent. J’ai retenu L’Ivrogne et la marchande de fleurs4 de Nicolas Werth. Il faut aussi lire l’impressionnant travail de mémoire de Orlando Figes, Les Chuchoteurs, Vivre et survivre sous Staline5 et voir Katyn de Wajda.

Seize mois de crime sous chape de plomb

L’Ivrogne et la marchande de fleurs couvre une période qui s’étend du mois d’août 1937 au mois de novembre 1938 au cours de laquelle s’accomplit en Union soviétique, un meurtre de masse que Nicolas Werth qualifie de “plus grand massacre d’Etat jamais mis en oeuvre en Europe en temps de paix”.

De ces années 1937-1938, n’était connue que la face volontairement et habilement rendue publique par le pouvoir stalinien : celle des grands procès de Moscou et des petits procès organisés en province qui avaient permis d’occulter les opérations d’épuration qui visaient la société dans son entier et se déroulaient, elles, dans la coulisse.

L’histoire de ces seize mois de Terreur restait à écrire. Werth s’y est attelé en ne servant pas d’autre cause que celle de la vérité, c’est-à-dire de l’établissement des faits. Mais pour lui comme pour Wajda, dire ce qui a été, c’est aussi faire acte de fidélité aux morts. Werth aurait pu, à l’instar du réalisateur de Katyn, placer son travail sous l’invocation de la figure d’Antigone qui se fait un devoir suprême de donner une sépulture aux morts. On dira que telle est la fonction de l’histoire depuis son origine – sauver de l’oubli les actions humaines, selon l’incipit des Histoires d’Hérodote ou ressusciter les morts, selon le beau mot de Michelet -, mais ici, ce qui vient grossir le fleuve du Léthé, ce n’est pas seulement le travail du temps, c’est d’abord la volonté de Staline de jeter ces morts dans les oubliettes de l’histoire. Ce ne sont pas seulement des fosses communes que les exécutants de la Grande terreur ont eu pour ordre de creuser, ce sont ce que Hannah Arendt a appelé des “trous de l’oubli”, des holes of oblivion.

Tout avait été mis en œuvre pour rendre la mémoire impossible. Pour l’essentiel, les arrestations se déroulaient la nuit. Les condamnations étaient prononcées dans le huis clos de tribunaux expéditifs. Les exécutions et les inhumations étaient très précisément réglées afin de s’assurer que toute trace en soit effacée : “Si l’on enterre les cadavres dans un bois, par exemple, expose à ses subordonnées le chef du NKVD de Sibérie occidentale, il faut au préalable découper la mousse, puis en recouvrir la terre fraîchement retournée pour masquer le lieu, afin qu’il ne devienne pas un jour un endroit où pourrait se donner libre cours le fanatisme contre-révolutionnaire de la cléricaille”. L’ordre était ainsi impérieusement donné de maintenir ces opérations secrètes, et il était rigoureusement respecté. La victime elle-même n’était pas tenue informée de la sentence prononcée contre elle : exécution immédiate ou déportation au Goulag. Quant aux familles, aux proches des personnes arrêtées qui venaient s’enquérir auprès des fonctionnaires du NKVD des raisons de ces disparitions soudaines, quel que fût le verdict rendu, une seule réponse devait être apportée : «L’individu X a été condamné à 10 ans de camp sans droit de correspondance”6. “Les victimes disparaissaient tout simplement”, écrit Nicolas Werth d’une formule lapidaire parfaitement accordée au sentiment d’incompréhension et de désarroi qui devait envahir les familles forcées de constater et d’entériner le fait de l’enlèvement.

Il était en outre rigoureusement exclu d’évoquer ces disparitions soudaines avec quiconque. L’interdit ne pesait pas seulement sur les exécutants mais s’étendait à l’ensemble de la population. C’est d’ailleurs ce motif qui sera retenu contre la marchande de fleurs artificielles du cimetière Preobrajenskii, à laquelle fait allusion le titre de l’ouvrage de Werth, pour la condamner à mort : on l’accuse d’avoir colporté la rumeur, qui gagne alors les esprits, selon laquelle “on amène de nuit des fourgons entiers de fusillés!”. À ce thème du “don de la mémoire si dangereux pour le pouvoir totalitaire”, Hannah Arendt a consacré dans Origines du totalitarisme des pages pour ainsi dire définitives. “Chacun avait appris à se taire”, écrit-elle, ou à chuchoter, selon le mot de Orlando Figes, car chacun avait compris que “le plus grand des crimes, dans un pays totalitaire, est de parler de ces ‘’secrets””. Sur ce point, il faut lire l’extraordinaire témoignage du compositeur Dimitri Chostakovitch cité par Werth: “Déjà avant la guerre, il n’existait sans doute à Leningrad pas une seule famille qui n’ait perdu un proche dans la Grande Terreur. Chacun pleurait un proche, mais il fallait pleurer en cachette. Personne ne devait être au courant. Chacun avait peur.” Celui qui s’obstine dans le deuil, dans l’affliction, qui refuse de se défaire, de “cette couleur nocturne”, comme dit Shakespeare, dresse toujours une sorte d’obstacle contre la déferlante de la vie ou de la violence, comme en ont eu l’intuition Hitler et Staline.

L’Ivrogne et la Marchande de fleurs retrace donc l’histoire de ces citoyens ordinaires, de ces petits gens happés par la machine des “opérations de masse” de la Grande Terreur et que Staline aurait aimé voir oubliés à jamais. Werth s’emploie ainsi à leur redonner un nom, un visage, une histoire. Ainsi nous raconte-t-il l’histoire de l’ivrogne, Vdovine, cet employé des chemins de fer qui, en état d’ébriété, lance une bouteille vide contre un mur qui vient briser le cadre d’un portrait du chef de l’Etat soviétique et finira arrêté et fusillé pour “propagande et propos terroristes” ; celle de la famille Presnovy, ces paysans qui acceptent de louer pour l’été deux chambres à un employé allemand de l’Ambassade d’Allemagne, et dont tous les membres seront arrêtés, sur dénonciation d’un voisin, et exécutés pour avoir “constitué un groupe d’espions à la solde de l’Allemagne” ou encore de ces trois “ex-nobles”, employés du musée d’ethnographie de la ville d’Orel qui seront arrêtés et bientôt exécutés, au motif que les “vitrines du musée passaient sous silence la dimension centrale de la lutte des classes à toutes les étapes du développement des sociétés” et que, sur huit vitrines, une seule était consacré à la lutte des serfs contre les propriétaires fonciers . C’est, ainsi, au travers du prisme de ces vies minuscules, comme dirait Pierre Michon, que Nicolas Werth nous donne à voir et à comprendre le mécanisme de la terreur. Et c’est sans doute par cet attachement au nom propre, à la personne dans son unicité, à la singularité des êtres, que l’on défait quelque chose de ce que le stalinisme a fait.

Cet arrachement à l’oubli est d’autant plus important que le vœu de Staline de rendre cet oubli définitif fut sur le point d’être exaucé. Le silence a perduré jusqu’à Khroutchev qui ne jugea pas opportun en 1956 de briser ce silence. Non qu’il ignorât ces opérations meurtrières et leur ampleur. Car non seulement – mais sans doute ceci explique-t-il cela – , il en avait été un des agents d’exécution, et des plus zélés, mais la commission chargée des travaux préparatoires à la rédaction de son fameux rapport du XXe congrès, y consacrait une dizaine de pages, reconnaissant, en conclusion, “le caractère massif des répressions qui s’étaient abattues sur un très grand nombre de simples citoyens soviétiques”. Mais il n’avait pas cru bon de mentionner ces faits dans le fameux rapport final qui se bornait à dénoncer l’épuration et l’élimination des responsables politiques, des cadres administratifs, militaires, économiques, culturelles.

Khroutchev n’avait donc de larmes que pour les “serviteurs du Parti, des Soviets, de l’armée et de l’économie” et jetait ainsi une nouvelle pelleté de terre sur les victimes, les seules véritablement massives, de la Terreur stalinienne. Sous la qualification de “grandes purges”, les Procès de Moscou pouvaient poursuivre leur carrière d’événements-écrans. Et chacun pouvait continuer de croire, après 1956 et, pour ainsi dire, jusqu’à aujourd’hui – ceci se vérifie aisément, qu’on s’interroge soi-même ou qu’on interroge autour de soi. Même une historienne aussi avertie qu’ Hélène Carrère d’Encausse pouvait écrire en 1979 : “le citoyen anonyme a été dans cette période [de 1937-1938] moins directement menacé que le communiste, militant de base ou cadre du Parti”7. C’est ce rideau tiré, par deux fois donc, à trente ans de distance, sur les meurtres de masse, que déchire Nicolas Werth, plus de soixante-dix ans après les faits, à la faveur de l’accès aux archives autorisé depuis 1991.

Tous ennemis du peuple

Le sous-titre du livre annonce l’”autopsie d’un meurtre de masse”. La promesse portée par la métaphore est parfaitement tenue : du médecin légiste, il a la passion de la précision, du détail, de l’exactitude. Il dissèque ce meurtre dans ses moindres parties, des décisions à leur mise en œuvre, s’attache aussi bien aux bourreaux qu’aux victimes. Le crime a son instigateur, Staline, qui suivra dans ses moindres détails les opérations ; son maître d’œuvre, Nicolaï Iejov, le chef du NKVD ; son objectif, affiché mais dépourvu de toute prise sur le réel : “En finir une fois pour toutes avec le travail de sape mené par les éléments contre-révolutionnaires contre les fondements mêmes de l’Etat soviétique”. Enfin, sa méthode : chaque région se voit attribuer des quotas d’individus, les uns à fusiller immédiatement (1ère catégorie), les autres à interner pour dix ans, en camps de travaux forcés (2e catégorie).

Le plus grand massacre d’Etat, affirme Werth : 750 000 citoyens soviétiques furent exécutés et plus de 800.000 Soviétiques furent condamnés à une peine de dix ans de travaux forcés et envoyés au Goulag – mais aussi et surtout qualitativement : “Un seuil différent de violence a été franchi”.

Entre les purges qui visent l’élite et en permettent le renouvellement et les opérations qui vont décimer la population russe, il n’y a pas de solution de continuité. Les purges ne sont pas la partie visible de l’iceberg. La Grande Terreur s’inscrit dans la continuité de la “brutalisation” des rapports de l’Etat stalinien à la société russe. L’histoire du stalinisme s’écrit comme un affrontement quasi permanent, comme une guerre civile entre le parti-Etat et la société. La conception de la politique que Staline a en partage avec Hitler, implique la violence. Dès lors qu’on entend refaçonner la société à la lumière d’une Idée, dès lors qu’on ne voit plus dans la pluralité humaine que du matériau à tailler, on s’autorise par avance, tout autant que le menuisier qui doit bien faire abattre des arbres pour construire un lit, le recours au geste brutal. Si l’on peut tenir comme substantielle à la politique communiste les “camps de la mort sous la bannière de la liberté”, selon la fulgurante image de Camus, et cesser de les interpréter comme de regrettables accidents de l’histoire, c’est précisément parce qu’ils sont inhérents à la politique pensée comme une ingénierie sociale. L’Union soviétique fut le laboratoire de Staline.

Dès 1929, il s’attaque en premier lieu, à la paysannerie qu’il soumet, dans le mépris le plus complet de ses pratiques ancestrales, à la collectivisation agraire avant de décider “la liquidation des Koulaks en tant que classe”. Les années 1930-1933 sont marquées par une confrontation impitoyable entre le régime et les paysans qui ne se laissent pas docilement arracher à leurs mœurs, coutumes, traditions ancestrales. Un nombre considérable de paysans “Koulaks » sont déportés en Sibérie ou au Kazakhstan. Jusqu’au paroxysme de la famine de 1933 en Ukraine dont l’accès aux archives confirme qu’elle fut littéralement fabriqué par Staline pour se débarrasser d’une population opiniâtre, impossible à faire plier. Un historien a ainsi forgé l’expression, éloquente, de man-made famines.

Une nouvelle étape commence en 1937 avec une forme de violence inédite qui se déchaîne sans le moindre rapport avec le réel. Avec l’ordre 00447 s’ouvre la chasse, non plus à l’opposant, à l’adversaire, au récalcitrant – toutes les structures d’oppositions ont désormais été matées – mais à l’ensemble de la société, la chasse non pas à des ennemis mais à de potentiels ennemis. Plus personne n’est en sécurité. C’est la société en tant que société, dans son autonomie, et les hommes en tant qu’hommes, dans leur liberté, qui sont criminalisés.

La violence cesse ainsi d’être un moyen articulé à une fin – la répression des forces d’opposition au régime -, pour devenir le principe d’action du pouvoir stalinien. On entre alors dans la phrase proprement totalitaire du régime stalinien. Peu importe la querelle sémantique : ce à quoi il nous faut nous confronter c’est à l’essence même de la violence totalitaire (au sens d’Arendt) et au défi qu’elle lance à un esprit normalement constitué. Pourtant, le seul moyen d’être à la hauteur de la nouveauté et de l’atrocité de tels régimes est d’endurer l’idée qu’il n’ y pas de réponse au pourquoi, qu’il s’agit à proprement parler d’une violence “inutile” c’est-à-dire qui ne sert aucun fin, sinon celle d’assurer au régime sa dynamique. D’où son caractère illimité, démesuré, totalement arbitraire de la violence.

“Je n’ai rien contre vous personnellement”

Werth apporte également des éléments très précieux pour penser la figure du criminel stalinien, révélant un processus de dépersonnalisation sans lequel il y aurait peut-être des meurtres mais pas des meurtres de masse. À cet égard, on retiendra, parmi un embarras de richesses le témoignage édifiant de Evguenia Breivinskaia. Lorsqu’elle fait observer à l’agent chargé d’instruire son cas que l’acte d’accusation qu’il lui présente est “un tissu de mensonges”, elle s’entend répondre : “Nous le savons bien au NKVD et nous n’avons rien contre vous personnellement, mais il faut que vous signiez le protocole, vous n’y échapperez pas, vous êtes arrêtée tout simplement parce vous êtes d’origine polonaise et que nous devons remplir la ligne.” “Je n’ai rien contre vous personnellement” : cette parole terrible de l’instructeur est, en réalité, la condition sine qua non du crime de masse. Elle dit le degré d’abstraction auquel peut, et doit, atteindre l’agent de la terreur. Il réussit à ne plus voir dans l’individu singulier, unique qui se tient face à lui, qu’une entité, une généralité, le représentant d’un genre dit ennemi.

L’instructeur ne dissimule rien de ce qui le fait agir, et c’est l’autre point majeur : la stricte soumission à la logique. Vous êtes d’origine polonaise donc vous êtes coupable. Je dois faire du chiffre donc je vous arrête. Vous êtes arrêtée donc vous devez signer. Il semble, en effet, que nulle conviction idéologique n’ait soutenu les agents de la Grande Terreur dans leur entreprise meurtrière. Le grand récit communiste a manifestement perdu de son panache. L’aiguillon de la passion révolutionnaire ne semble guère les animer. Ils ne sont les coursiers d’aucun idéal. Et plusieurs documents inclinent Werth à penser, même si la question demeure affectée d’un certain coefficient d’incertitude, qu’ils n’accordent aucun crédit à l’histoire inventée par Staline, relayée par Iejov et diffusée par les chefs régionaux du NKVD. d’une conspiration nationale et internationale menaçant l’URSS. Nombreux sont ceux qui considèrent, à l’instar de ces agents de la région de l’Oural, que “plus personne ne menace le pouvoir soviétique, [qu'] il ne reste plus que quelques débris de la bande trotsko-zinoviétiste”.

Qu’ils y aient cru ou non, après tout peu importe. Il reste qu’ils ont agi comme si la fiction stalinienne – ces “accusations ritualisés” de sabotages du régime et de complots ourdis contre l’Etat – était vraie. Si les perpetrators, comme dit la langue russe, de ces crimes ne brûlent d’aucun feu révolutionnaire, ils sont en revanche de redoutables géomètres, d’impitoyables algébristes en quête de “solutions” pour “rationaliser le travail”. Hantés par la perspective d’être à leur tour les victimes de cet arbitraire, ils n’ont qu’un but : remplir les quotas avec la plus grande efficacité, “faire du chiffre”. Werth cite le témoignage d’un dirigeant du NKVD à la veille de sa propre arrestation : “J’ai travaillé comme tout le monde à l’extermination des ennemis, mais jamais ne m’a quitté la pensée que je pouvais à tout moment être désarmé, arrêté et descendu dans une cave”.

Ils s’emploient à fabriquer des coupables comme on fabrique des objets. A cette fin, le régime stalinienne dispose d’un instrument fort précieux : la notion, forgée par Lénine, d’ ”ennemi objectif”. Son contenu n’a jamais été contraignant. Si, en 1917, elle désigne le bourgeois, en 1929, elle renverra au koulak, au paysan propriétaire réputé riche. Dès son apparition, comme l’écrit François Furet, “la catégorie vaut non par ce qu’elle englobe mais par ce qu’elle autorise”. Et, entre 1937 et 1938, ce qu’elle autorise, c’est une débauche, sans précédent, de violence qui atteindra la société russe dans la sédimentation de toutes ses couches, sans exception. Très vite, les agents sont invités à jouer de la plasticité de la catégorie d’ ”ennemi objectif”. “Vous pouvez donner des vieux”8, éperonne un chef régional du NKVD promettant récompense à ceux qui auront le mieux travaillé.

L’ordre est donné de “casser du bois’”, selon la formule en vigueur, c’est-à-dire d’obtenir des aveux, et à défaut d’aveux, d’extorquer – le plus souvent par le moyen de la torture – l’apposition d’une signature au bas de l’acte d’accusation.

Comment rendre compte d’ailleurs de cet impératif de posséder in fine un acte d’accusation signé par la victime elle-même ? Non par l’intention de la convaincre, comme le prouve le témoignage précédemment cité, d’Evguenia Breivinskaia. Mais par la volonté diabolique de substituer de façon définitive la fiction au réel, d’ensevelir à jamais la vérité, de faire que de l’innocence, il ne reste pas la moindre trace.

P. Sloterdijk, Entretien avec Elisabeth Levy et Gil Mihaely, Marianne, semaine du 2 au 8 septembre 2006 ↩

Le Passé d’une illusion, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995, p. 572 ↩

Ce n’est pas par cuistrerie que je ne traduis pas le titre orignal mais parce que la traduction (La condition de l’homme moderne) trahit l’objet même de cet ouvrage qui est de dégager les invariants, le donné de l’existence humaine. L’homme moderne, auquel Arendt s ‘attache dans son avant-propos et dans son dernier chapitre, se distingue par son entrée en rébellion contre la condition humaine. ↩

Editions Tallandier, 2009 ↩

Editions Denoël, 2009 traduction pierre-Emmanuel Dauzat, avec une belle préface d’Emmanuel Carrère. ↩

Ce mensonge ne sera pas levé sous Khroutchev. A la suite du XXe congrès, la libération des camps autorisée, dès 1954, par Khroutchev, s’accéléra. L’administration judiciaire fut alors confrontée à la mémoire des familles des condamnés à mort qui ne voyaient pas les leurs revenir du goulag. La décision fut prise, par crainte “d’introduire une grande confusion dans les esprits”, de perpétrer le mensonge de 1937-1938, en expliquant par la mort ce non-retour, et en lui fixant une date fictive “évaluée approximativement dans la limite des dix ans ayant suivi l’arrestation”. ↩

Hélène Carrère d’Encausse, Staline, L’Ordre par la Terreur, Champs-Flammarion, 1979 p.64 ↩

p.108 ↩

L'AUTEUR

Bérénice Levet est docteur en philosophie.