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24/02/2010

Europe impuissante

Bertrand Badie : "L'Europe n'est plus crédible sur le plan international"

LEMONDE.FR | 24.02.10 | 17h27  •  Mis à jour le 24.02.10 | 17h29

 

 

uze : L'Europe n'est-elle pas en train de se détricoter tranquillement ? Un traité adopté au rabais, une zone euro en difficulté, un prestige international en berne (Obama ayant renoncé à participer au sommet UE-Etats-Unis) et des opinions de plus en plus réticentes à l'égard de l'UE ?

 

Bertrand Badie : Il y a effectivement une conjonction de facteurs qui font entrer l'Europe dans une crise d'une gravité exceptionnelle. Les raisons de cet état de fait correspondent pour beaucoup à ce que vous venez d'en dire. Mais je distinguerai pour ma part trois plans sur lesquels il convient de réfléchir.

D'abord, celui de la "post-bipolarité" : on n'a probablement pas su tirer les bonnes leçons de l'effondrement du "mur" ; on s'est précipité vers un élargissement de l'Union presque automatique aux anciennes démocraties populaires et on s'est inscrit dans une logique de simultanéité avec l'agrandissement de l'OTAN. La nouvelle Europe à 27 s'est donc révélée trop diversifiée, trop hétérogène pour soutenir une politique étrangère commune et pour entreprendre une adaptation efficace à l'économie mondiale et à ses crises. Il a fallu en quelque sorte, dans cette précipitation, revenir à la case départ et reprendre ainsi au tout début les logiques d'intégration.

A cela s'ajoute un échec grave dans la traduction institutionnelle de la construction européenne. Le traité de Lisbonne a effectivement été une double catastrophe : d'abord parce qu'il a manqué le grand rendez-vous avec les opinions publiques européennes, qui auraient dû conforter l'idée d'une citoyenneté nouvelle ; ensuite parce qu'il a donné naissance à une confusion dans le leadership institutionnel de l'Union, qui a aggravé l'illisibilité internationale de celle-ci.

Enfin, troisième plan, l'Europe a dû faire face au plus mauvais moment à une crise financière puis économique mondiale à laquelle elle n'a pas su réagir, faisant hélas trop vite la preuve de son inefficacité. Du coup, face aux tensions qui apparurent dans l'économie mondiale dès l'été 2008, l'Europe est devenue paradoxalement une machine à recomposer les nationalismes et même à réactiver la concurrence entre les Etats-nations.

En résumé, peut-être vivons-nous cette période malheureuse durant laquelle les espoirs nourris par l'invention de la construction régionale se transforment en déconvenues, débordant même le cadre de la seule Europe pour atteindre la plupart des institutions régionales du monde. Il s'agit bien des limites mêmes de l'idée d'intégration qu'on n'a pas su penser jusqu'au bout de sa logique post-souverainiste. On en paie le prix.

 

Europa : Comment expliquez-vous ce déclin de l'Europe alors que tous les partenaires affirment que les Européens incarnent une vision de la paix et une pratique du multilatéralisme en adéquation avec leurs conceptions ?

 

Bertrand Badie : D'abord, comme vous le suggérez, l'Europe n'a pas su tirer parti de cette vocation particulière qui lui revenait. Elle aurait dû aller jusqu'au bout du raisonnement qui l'engageait à dépasser la puissance.

Sur le terrain de celle-ci, le Vieux Continent a fait la preuve qu'il n'était plus compétitif. Battu, fragmenté, usé par ses expériences guerrières, il devait logiquement, dans cette mondialisation naissante, incarner les chances du dépassement de la puissance.

Les atouts étaient considérables, à travers notamment la formule qui faisait de l'Etat de droit, de la démocratie, des droits de l'homme le dénominateur commun fondateur de la nouvelle Union. Celle-ci devenait en soi un modèle pour le monde : on a un temps cherché d'en tirer les dividendes en présentant l'Europe comme un modèle qui se devait d'être attractif, exemplaire, capable de diffuser son influence de par le monde.

En 1990, cette vocation disposait d'un maximum de ressources qui devaient la rendre performante : il n'y avait plus de menace militaire face aux sociétés européennes, il n'y avait plus de compétition de puissances, l'Europe n'était plus l'otage du conflit Est-Ouest.

Au lieu de miser sur cette émancipation des logiques de puissance, la plupart des dirigeants européens ont choisi de restaurer une bastille occidentale, de se réclamer d'un ensemble qui inévitablement venait s'opposer à d'autres, proches ou lointains. Pire encore, elle recouvrait cette revendication nouvelle d'une structure militaire unifiée à travers une OTAN ressuscitée qui la liait à un allié américain qui s'apprêtait à entrer dans l'ère néoconservatrice.

Il est fort probable que l'Europe y a perdu et sa capacité d'influence et son pouvoir de médiation, comme on le voit notamment dans les conflits qui ensanglantent le Proche-Orient, comme dans les grandes négociations qui placent le conflit Nord-Sud au centre de la problématique internationale.

 

Joselmann : La puissance est la condition du succès, on ne se bat pas qu'avec des idées. Ce qui est vrai pour un individu l'est aussi pour les Etats...

 

Bertrand Badie : Tout dépend d'abord de la définition qu'on donne de la puissance. Si l'on reste dans son appréhension classique, en termes de contraintes et de force, on s'aperçoit à quel point la puissance est décalée par rapport aux réalités de la mondialisation.

Celle-ci offre une place de choix à ceux qui disposent d'une CAPACITE qui justement ne relève plus de la seule contrainte. Je pense aux domaines économique, commercial, mais aussi culturel et, dans cette ambiance de juridicisation montante, au droit. On sait que dans tous ces domaines l'Europe dispose d'atouts qui surclassent même la capacité des Etats-Unis et qui peuvent faire au moins jeu égal avec l'Asie.

La puissance classique, qui ne peut être alors que militaire, conduit de plus en plus à des contre-performances que l'Europe a commencé à percevoir avec la décolonisation et dans lesquelles les Etats-Unis s'embourbent, eux qui ne parviennent plus à gagner aucune guerre.

 

Poupoulman : Le dépassement de la puissance que vous mentionnez est-il possible dans le cadre de relations internationales marquées par les menaces et tensions "primitives" et conventionnelles (guerre, terrorisme, tensions monétaires et commerciales) ? Autrement dit, la forme de l'"Europe" ne doit-elle pas être dictée par l'environnement international et la poursuite de ses intérêts, selon les moyens traditionnels de la puissance et de la realpolitik ? Pourquoi ré-inventer ou dépasser la "puissance" ?

 

Bertrand Badie: Parce que, précisément, la notion de menace doit être repensée : vous ne pouvez pas mettre dans le même sac, comme vous le faites, les guerres conventionnelles, les tensions économiques et le "terrorisme", ce gigantesque fourre-tout dans lequel on mêle des formes extrêmement diversifiées de violences qui vont de l'acte individuel jusqu'à des expressions très sophistiquées de violence sociale. En réalité, derrière tout cela, et pour vous répondre très directement, il faut prendre la mesure de ce changement profond au sein de l'espace mondial, qui nous fait passer de la compétition politico-militaire à un jeu "intersocial" dans lequel les sociétés ont de plus en plus un rôle majeur.

Celui-ci ne se gère pas à coups de tanks ou de drones.

 

007 : Quelle alternative à l'Union européenne ? Le retour des nations ? impossible ! L'Europe fédérale ? indésirable par les Etats ! Quelle est la solution ?

 

Bertrand Badie : Vous posez bien le problème, soulignant l'absence d'alternative au processus d'intégration régionale. Encore faut-il maintenant avoir le courage de comprendre ce que "intégration" veut dire. C'est probablement à ce niveau que le bât blesse. On a fait comme si l'Union était un objet non identifié qu'on pouvait continuer à institutionnaliser tout en ignorant ce qui en faisait le principe.

Retourner aux logiques souveraines ou atteindre le gouvernement unifié du monde, voire d'une de ses régions, sont des objectifs effectivement absurdes. Mais vouloir maintenant compléter l'Europe en bricolant des institutions de manière à les rendre sans cesse plus compliquées, en ajoutant à chaque réforme une couche sédimentaire qui n'abolit pas la précédente, conduit dans le mur.

La réalité est que, internationalement, l'Europe n'est plus crédible parce qu'elle n'est ni lisible ni véritablement prompte à l'intégration, la crispation nationaliste passant du rôle de contestation à celui d'instrument gouvernemental.

En bref, l'heure est venue de simplifier nos institutions et de penser des politiques publiques qui, au lieu de couper de petits cheveux en quatre, replacent un "intérêt" européen au centre de la problématique mondiale.

Mais pour faire cela, il faut l'accord des populations, il faut faire en sorte que l'Europe ne soit plus le bouc émissaire de toutes leurs frustrations. Il faut donc réconcilier, comme je l'ai dit plus haut, les opinions avec les institutions européennes, mettre un terme à ce jeu qui réserve l'Europe aux technocrates et aux hommes politiques, construire un vrai sentiment d'allégeance européenne.

Décidément, on paie très cher le défaut de démocratie et les manoeuvres de contournement, de référendums perdus parce que mal préparés et mal présentés.

 

Pit : Une Europe qui compte dans le monde, c'est une Europe unie... faut-il donc que le modèle anglo-saxon (je le crains) ou le français l'emporte définitivement sur l'autre pour "exister" à l'échelle internationale, ou une Europe respectant toutes les diversités est-elle possible ?

 

Bertrand Badie : Vous mettez le doigt sur l'une des faiblesses majeures de l'Union. Derrière la volonté d'intégration, on n'a jamais vraiment réfléchi à la compétition des modèles. Le Vieux Continent est dominé par une pluralité de représentations du monde, celles-ci trouvant elles-mêmes leur dynamique souvent hors des frontières de l'Europe.

On ne peut pas en même temps espérer une Europe unie et flatter la domination de "l'anglosphère" sur l'espace mondial. Cet hiatus a des effets directs sur la construction européenne, à travers notamment la manière dont se trouvent trop brutalement et trop rapidement bannie la tradition des services publics et flatté un néolibéralisme agressif qui pourtant a fait la preuve de ses limites. L'effondrement des social-démocraties européennes va dans ce sens. La militarisation atlantique puis occidentale de l'Europe s'inscrit dans la même dynamique.

Bref, l'Europe a fait dangereusement l'impasse sur la définition de son rôle et de sa place dans l'espace mondial post-bipolaire : elle ne peut pas vivre de manière autonome en se contentant de se penser par référence à des espaces plus vastes.

 

Roberto : Vous dites que l'Europe doit se réconcilier avec les opinions publiques. Or, les opinions publiques sont contre l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, mais de nombreux Etats et partis sont sourds à cette hostilité des opinions. Comment défaire ce nœud et respecter les opinions ? Faire entrer la Turquie dans l'UE, c'est prendre le risque de creuser le fossé entre Bruxelles et les opinions. Qu'en pensez-vous ?

 

Bertrand Badie : Les sondages montrent qu'il n'y a pas d'intensité forte des opinions sur la candidature turque. Pour une raison bien simple, c'est que le débat public sur le sujet n'a pour le moment pas été ouvert.

Si des arguments contradictoires étaient présentés de manière forte, l'opinion comprendrait que non seulement elle n'a rien à craindre de l'entrée de la Turquie dans l'Union, mais qu'elle pourrait y trouver les conditions d'une sécurité plus grande.

On a posé la question turque de la plus mauvaise façon. Justement en termes culturels, identitaires, voire para-nationalistes : la Turquie devait rester hors de l'Europe car celle-ci était définie en fonction d'illusions géographiques et d'une imagination culturaliste qui sont l'une et l'autre des principes radicalement opposés à ce qu'intégration veut dire.

 

Joselmann : Faut pas exagérer avec la Turquie ! Les frontières se trouveraient en Irak ! Il y a déjà les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'OTAN !

 

Bertrand Badie : Et vous ne croyez pas que durant la guerre froide l'Europe avait une frontière commune avec le bloc totalitaire soviétique ? Qui alors s'en inquiétait ?

 

Pit : Le "développement durable" pour lequel l'Europe tente d'en être le champion, n'est-il pas la preuve d'une certaine incapacité à compter réellement dans le monde ? Paraître comme un géant vert pour cacher le bleu à l'âme

 

Bertrand Badie : Que c'est bien dit ! Mais j'aurais tendance à retourner votre proposition : si l'Europe s'était réellement imposée comme "géant vert", elle aurait probablement marqué positivement sa présence au sein de l'espace mondial.

Après tout, dans l'accomplissement de ce "soft power" que je flattais tout à l'heure, les engagements écologiques de l'Europe auraient pu compter et lui permettre de marquer des points.

Mais Copenhague a suggéré l'inverse : une Europe marginalisée, peu écoutée, et contournée qui a ainsi conduit la perspective écologique à sa perte. Le manque de capacités diplomatiques européennes a précipité une inversion qui risque de durer et qui fait de la concurrence entre productivismes un enjeu structurant l'espace mondial et dépassant les paradigmes du développement durable tels qu'ils avaient été inventés dans le courant des années 1970.

Il en dérive un affaiblissement de l'Europe et une inaptitude probablement bien installée à faire face aux enjeux écologiques mondiaux. Que de dégâts !

 

Erg : L'Europe compte-t-elle encore dans le dossier nucléaire iranien ?

 

Bertrand Badie : Je crains que non. En choisissant la radicalité, elle perd toute aptitude à jouer sinon les médiateurs, du moins les modérateurs. L'avenir du dossier se déplace de l'Europe, qui aurait pu compter, vers la Russie et la Chine. Beau cadeau fait par les Européens à MM. Poutine et Hu Jin-Tao !

 

Joselmann : Pensez-vous que l'OTAN soit un facteur de division de l'Europe puisque les uns voient ça comme un parapluie, les autres comme une union contre un ennemi commun et les autres comme un moyen d'obtenir les faveurs de l'oncle Sam ?!

 

YassMkr : L'OTAN est-elle un obstacle au développement d'une institution militaire de l'Union ?

 

Bertrand Badie : Il est curieux de constater que l'histoire se répète et que les ruptures de contexte sont ignorées. On se retrouve un peu dans l'ambiance du début des années 1960, lorsque germait l'idée d'un directoire européen qui devait équilibrer le leadership des Etats-Unis sur l'OTAN. On sait que le général de Gaulle avait échoué dans cette tentative de rééquilibrer le gouvernement du monde atlantique et qu'il en tira les conséquences en quittant le commandement intégré de l'Alliance.

Le même espoir d'exercer une influence forte sur le géant américain renaît aujourd'hui. Alors que les Etats-Unis surclassent toujours leurs alliés par le poids de leur budget militaire, il est peu probable qu'un changement s'opère dans les choix stratégiques américains.

D'autant qu'un contexte nouveau a toutes chances de renforcer cette détermination de Washington. Tout d'abord, Barack Obama aurait pu, dans cette situation d'incertitude mondiale, procéder à une sorte de "New Deal international" : il ne l'a pas fait et a même confirmé l'idée de leadership des Etats-Unis sur le monde.

Celui-ci a changé. La "menace", si celle-ci fait sens, s'est déplacée géographiquement : l'Europe n'est plus le cratère du monde et n'en sera probablement pas le prochain champ de bataille. On voit mal dans ces conditions que le Vieux Continent renforce son rôle dans une Alliance qui est de plus en plus appelée à se projeter dans des régions lointaines où les intérêts américains l'emportent largement sur ceux du Vieux Continent. En outre, la substance même de cette fameuse "menace" place de plus en plus l'Alliance atlantique dans un décalage qui abandonne à la superpuissance l'essentiel des choix stratégiques fondamentaux.

Dans le même mouvement, l'Europe s'est élargie et a modifié sa carte : celle-ci épouse les contours de la partie européenne de l'Alliance atlantique. On risque donc de voir l'Europe de la défense confinée dans une section européenne de cette Alliance, rendant dérisoires ses propres instruments militaires.

Cette évolution est d'autant plus remarquable que l'Alliance atlantique perd de plus en plus son sens géographique pour s'élargir peut-être bientôt au Japon, à l'Australie, à la Nouvelle-Zélande, voire à Israël. On peut donc s'attendre à la juxtaposition de plusieurs sections du monde au sein d'une OTAN dont l'identité sera de plus en plus incertaine, paresseusement reconstruite autour de l'idée d'"occidentalité".

 

Billie : Peut-on parler actuellement de la genèse d'une nouvelle Europe ?

 

Bertrand Badie : Il le faudrait. La seule chance, dans le contexte actuel, est de la bâtir au sein des sociétés. C'est d'ailleurs là que les choses marchent le mieux, comme en témoignent les coopérations régionales ou les coopérations en matière universitaire, culturelle, humaine...

C'est bien le prochain exercice que l'Europe doit mener avec succès : donner aux individus un sens d'appartenance en même temps multiple, car il n'effacera pas les allégeances nationales, mais profond, motivé, informé. Bref, c'est bien de démocratie et d'humanité que l'Europe a besoin et non de gesticulations d'un personnel aux capacités improbables.

 

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