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24/09/2007

Alan Greenspan

Les Mémoires d’Alan Greenspan sortiront en librairie mercredi. Celui qui a régné près de vingt ans sur la finance mondiale se confie dans un entretien exclusif au Figaro.

LE FIGARO. – Dans votre livre, vous parlez d’obstacles culturels à la croissance en France.  De quoi s’agit-il ?
Alan GREENSPAN. – Les sondages sur la vision négative et le rejet par les Français de la libre concurrence m’ont beaucoup frappé. Le contraste avec les États-Unis est impressionnant en dépit de tout ce que nos deux pays ont en commun. Je cite Édouard Balladur qui estime que la libre concurrence, «c’est la loi de la jungle». En vérité, cette approche gouverne la politique française. Comme s’il y avait quelque chose d’antisocial dans la libre entreprise. En fait, pour assurer la croissance, il faut que le capital soit employé là où il est le plus productif et retiré des secteurs obsolescents. Or, à la fin du compte, seules des hausses de productivité assurent la progression du niveau de vie.
Pour en arriver là, il faut un processus efficient d’allocation de capital. Celui qui fonctionne le mieux est celui du marché libre. Naturellement, cette «destruction créative» est extrêmement pénible pour les individus qui sont du côté des perdants. Aux États-Unis nous avons accepté ce coût. Nous nous accommodons des pertes d’emplois et de la mobilité importante de la main-d’œuvre que cela implique. Mais, à la différence de la France, nous avons un taux de chômage très bas.
Le problème principal que M. Sarkozy s’est engagé à traiter, de manière relativement indirecte, est celui de pouvoir licencier sans encourir des coûts élevés.
En France, supprimer des emplois revient cher. Aux États-Unis, non. Notre position est que s’il coûte cher de licencier, les entreprises vont hésiter à embaucher. Cela crée un niveau structurel de chômage élevé.
Aux États-Unis, notre productivité effective est supérieure. Je sais que la France affiche un taux de productivité horaire plus élevé que le nôtre. Mais c’est une illusion statistique liée à votre taux de chômage presque deux fois plus élevé. Si l’on intégrait des chômeurs dans le calcul, la productivité française dégringolerait.
En termes de revenu par habitant, le rang de la France dans le m onde est passé de onzième en 1980 à vingt-cinquième en 2005. Le Royaume-Uni, au contraire, a grimpé. Je pense qu’en grande partie cela est dû à la manière dont la France appréhende la question de la libre concurrence et de la libre entreprise.
La France est bien sûr un pays capitaliste. Les droits de propriété y sont protégés. La règle de droit s’applique. J’admire la France pour beaucoup de raisons. Il est clair que votre histoire est plus longue que la nôtre. Ma femme adore Paris. Le Louvre est sans égal. Je comprends que les Français jugent que leur civilisation est supérieure à la nôtre. Mais notre forme de capitalisme brut n’est pas antisociale. Notre croissance extraordinaire a rendu possible des avancées importantes en matière d’éducation supérieure, en matière médicale, en matière de technologie, par exemple.
Vous voyez le président Sarkozy réconcilier la France avec l’entreprise ?
Il va être fascinant d’observer votre nouveau président. Autant que je puisse en juger, il est considérablement mieux disposé à l’égard du jeu de la libre entreprise que Jacques Chirac. Pourtant, M. Sarkozy a aussi, en public en tout cas, affiché des vues protectionnistes. Mais, pour l’avoir rencontré, je sens que cela n’est peut-être pas forcément le fond de sa pensée.
Personnellement, j’ai trouvé admirable qu’il ait passé ses vacances d’été aux États-Unis. Son choix de Wolfeboro, dans le New Hampshire, est remarquable. C’est d’ailleurs là que j’allais lorsque j’étais jeune. Ce voyage a dû donner un signal extraordinaire aux Français. C’est un acte politique courageux, à mon avis. Si son objectif était aussi de faire passer aux Américains le message que la France allait être de nouveau plus amicale à l’égard des États-Unis, cet objectif a été atteint.
Vous citez l’exemple de GDF Suez comme un acte protectionniste.  La politique française de création de «champions nationaux» va-t-elle dans le bon sens ?
Un vrai champion national est une entreprise qui existe et prospère depuis longtemps, comme General Motors ou General Electric aux États-Unis. Ce ne peut pas être une jeune société, comme Google. Il y a un risque élevé d’obsolescence pour une entreprise établie depuis longtemps. Les champions nationaux sont certes très utiles pour stimuler la conscience nationale d’un pays. Mais si l’État se met à protéger une société vieillissante, il prend le risque de soutenir une firme qui, laissée aux forces du marché, disparaîtrait logiquement. (...) Naturellement, je sais que les États-Unis protègent aussi certaines de leurs firmes ou certains de leurs secteurs. Et je pense que c’est une grave erreur. Les Britanniques sur ce point sont plus vertueux que l’Amérique et la France.
Mais, ce faisant,  le Royaume-Uni a perdu beaucoup de son industrie manufacturière…
Mais l’industrie manufacturière, c’est la technologie du XIXe siècle! C’est vrai, les Britanniques ont fait un choix en ce domaine. (…) Mais l’industrie manufacturière, ce n’est pas un secteur d’avenir. L’avenir est dans les idées qui servent à concevoir des produits.
Il n’y a rien de sacro-saint qui justifie la préservation de l’industrie manufacturière au sens traditionnel du terme. Un pays qui défend son industrie manufacturière d’antan se condamne à voir son niveau de vie stagner.
Le Royaume-Uni a clairement accepté un certain déclin de son industrie manufacturière, en faisant le choix d’une grande ouverture au commerce international. Mais la richesse par habitant du pays a augmenté, alors qu’en France elle a baissé.
Dans votre livre, vous estimez  que le PIB américain va augmenter de trois quarts d’ici à 2030. Mais vous ne parlez guère de l’évolution du dollar dans le même temps. Vous voyez le dollar faiblir pour doper la croissance américaine ?
Je me suis abstenu de faire des prévisions sur le dollar pour une raison précise. Lorsque j’étais encore à la Fed, il y a plusieurs années, j’ai rassemblé en un groupe de travail les meilleurs économètres de mes services. Des gens de grande qualité. Et nous avions accès, comme toutes les grandes banques centrales, à beaucoup de données non publiques. Nous avons tenté de créer un modèle pour anticiper les variations de taux de change du dollar à partir des données de la balance des paiements. Le rendement de cet effort a été nul.
Les marchés de change sont tellement efficients qu’on ne peut pas plus prévoir leur évolution en fonction des fondamentaux de la balance des paiements qu’on ne pourrait prévoir la manière dont une pièce tombe sur pile ou face. D’une certaine manière, c’est une bonne nouvelle. Le cours du dollar aujourd’hui intègre déjà les anticipations d’évolution de la balance des paiements courants des États-Unis.
Mais beaucoup pensent que la baisse du dollar est nécessaire à la correction du déficit commercial américain.
Oui, mais les variations du taux de change du dollar sont largement liées aux anticipations d’écart de taux d’intérêt entre les États-Unis et la zone euro.
L’Amérique, pour rester une puissance économique dominante, ce que vous prévoyez, devra continuer de disposer d’une monnaie forte ?
Oui, je vous l’accorde. Mais si mes prévisions sur le PIB des États-Unis en 2030, et particulièrement mes prévisions en matière de taux de productivité, sont exactes, cela créera les conditions d’un taux de change du dollar assez fort.
Ce serait l’inverse de l’inquiétude du président Sarkozy aujourd’hui. Il craint qu’avec un euro trop fort « le malade ne meure guéri ».
Ce serait exagérer un peu les choses. Il y a un peu de positionnement politique dans ses déclarations à propos de l’euro. Les meilleurs responsables politiques sont toujours en faveur d’une devise faible et de taux d’intérêt bas. C’est regrettable, mais c’est un travers de leur métier.
Quelles similarités voyez-vous entre la crise actuelle et les crises passées auxquelles vous avez  dû faire face à la Fed, en particulier la crise de 1997-1998 ?
Ces crises ont beaucoup de points communs. J’en parle dans mon livre. Mais il y a quelque chose que j’ai appris en écrivant ce livre et qui ne m’avait pas frappé avant. Il s’agit des grandes constantes dans le comportement humain. Les bulles spéculatives en sont un exemple. Elles apparaissent inévitablement dans des économies qui connaissent des évolutions favorables. Un degré d’euphorie commence alors à se manifester. Ces bulles ne peuvent pas être désamorcées tant que la fièvre spéculative ne cesse d’elle-même.
Nous en avons connu un exemple extraordinaire dans les années 1990 aux États-Unis. Notre objectif à la Fed n’était pas de crever la bulle boursière qui enflait. Pourtant, au fur et à mesure que nous resserrions notre politique monétaire, comme en 1994, et de manière significative, la croissance de la bulle naissante a ralenti. Mais, dès que nous avons cessé de resserrer, la bulle est repartie de plus belle. Cela s’est produit plusieurs fois. J’ai compris ce qui se passait : nous avions sous-estimé la vigueur de l’économie. Lorsque vous remontez les taux directeurs de 3% et que la bulle n’éclate pas, c’est que le niveau d’équilibre du marché boursier est monté.
J’en ai conclu que nos durcissements de politique produisaient probablement l’effet inverse et renforçaient la bulle. Le seul moyen de crever la bulle, ce qui n’était pas notre objectif, aurait été de relever les taux bien davantage que 3%. Si 5% ne suffisent pas, essayons 50% ou 100%! À un moment donné, on finira par paralyser complètement l’économie américaine et la bulle éclatera. Mais, à moins d’en arriver à cette extrémité, je ne vois aucun exemple historique d’éclatement de bulle qui ne soit pas venu de lui-même, c’est-à-dire lorsque la fièvre est tombée et que la peur lui a succédé.
Cette peur est bien plus forte que l’euphorie. Les marchés plongent beaucoup plus vite qu’ils ne sont montés. Pour comprendre le comportement de l’économie il faudrait pouvoir modéliser et mesurer l’euphorie et la peur.
Pour en revenir à la crise actuelle, j’ai là des graphiques qui remontent à 1997-1998. Les produits sont différents, mais les courbes sont les mêmes. L’histoire se répète, car la peur est un phénomène immuable, irrationnel et qui devrait être prévisible. La peur se dissipe lorsque l’incertitude sur les prix s’estompe, c’est-à-dire lorsque l’écart entre le prix de vente et le prix d’achat des valeurs se réduit et se stabilise. Aujourd’hui nous n’en sommes pas là.
Mais l’éclatement de la bulle actuelle, celle de l’immobilier, a un impact beaucoup plus direct sur les consommateurs que la bulle boursière de la fin des années 1990.
Oui vous avez raison. Nos estimations sont que l’effet «richesse» qui se transmet aux consommateurs lorsqu’ils accumulent des plus-values boursières ne représente probablement que la moitié de l’effet richesse lié aux plus-values immobilières.
On ne l’a pas encore observé, ce retournement de l’effet richesse. C’est intéressant. La réduction de la richesse immobilière a pourtant déjà été suffisante pour que l’on constate une réaction des consommateurs. Mais on ne l’a pas encore vu. Je pense qu’on va la voir. Et je pense qu’il est presque certain que l’on va connaître une baisse supplémentaire significative des prix immobiliers.
Avec le recul, vous pensez  que la Fed aurait dû réglementer plus strictement la distribution de prêts à taux ajustables à des emprunteurs aussi peu solvables ?
Nous avions vu le phénomène arriver. J’en avais parlé en 2002 avec Ed Gramlich, un des gouverneurs de la Fed. Il y avait clairement des abus flagrants dans l’offre de crédits dite 2-28 (des crédits sur 30 ans, à taux fixe les deux premières années, puis à taux variable pendant 28 ans, NDLR). La question que nous nous posions était : que peut-on faire ?
Je ne voulais pas que les régulateurs bancaires se mêlent de ça. À mon sens, ce que l’on observait relevait de la fraude pure et simple. Il s’agissait de délits, de tromperies délibérées. Or les régulateurs bancaires ont pour métier d’examiner les comptes d’une banque, leur manière de gérer leurs risques, leur concentration de prêts, mais ils n’ont pas de compétence en matière de délits. Cette tâche revenait aux autorités étatiques de la justice. Ce que ces courtiers en crédit immobilier faisaient était clairement contraire aux lois existantes. (…) S’il y a un domaine de réglementation qui mérite d’être renforcé c’est bien celui de la fraude.
Dans votre livre,  vous complimentez beaucoup le président Clinton et son Administration pour leur discipline budgétaire notamment. En revanche, vous ne complimentez pas l’Administration Bush…
Je suis un républicain libertaire. Le président Bush a hérité d’un surplus budgétaire chronique. Les républicains ont contrôlé les deux chambres du Congrès. Dans l’Administration Bush, il y a eu tant de personnalités remarquables, venues de l’Administration Ford, comme Dick Cheney, Paul O’Neill et d’autres… Le président Bush aurait pu faire des choses merveilleuses avec tous ces atouts. J’ai été attristé de voir que les républicains ont oublié leur programme de réduction de la taille du gouvernement, d’encouragement de la concurrence et de réduction des taxes et des dépenses publiques, pour choisir de conforter leur pouvoir. À la fin, ils ont tout perdu : ils n’ont pas appliqué leurs principes et ils ont perdu leur pouvoir (en perdant le contrôle du Congrès en 2006, NDLR). Comme je le dis dans le livre, les républicains méritaient de perdre. (...)
Mais mes rapports personnels avec George W. Bush sont excellents. Il n’a jamais commenté en public les actions de la Fed. Cela est rare et important.
Dominique Strauss-Kahn  est bien parti pour être le prochain directeur général du FMI. Vous avez un message pour lui? A-t-on encore besoin du FMI?
Bonne question! Le FMI a des problèmes. Il n’est pour rien dans ses problèmes d’ailleurs. Ce sont les marchés qui ont changé. La capacité d’émission d’obligations par les pays en développement a augmenté de manière spectaculaire. On va néanmoins avoir besoin de capacité d’intervention d’urgence du FMI en cas de crise que les marchés ne pourraient pas résoudre d’eux-mêmes immédiatement. Le FMI risque aussi de devenir une institution qui ne fait rien en temps normal, mais qui brusquement pour une brève période peut être obligée de faire des choses extraordinaires, un peu comme les gardes du corps du président américain.
Le FMI doit repenser sa mission. Dominique Strauss-Kahn est parfaitement équipé pour comprendre le type de réformes sensibles qui doivent être mises en place.
Avez-vous gardé des contacts avec le monde du jazz dans lequel vous avez vécu dans votre jeunesse? Jouez-vous encore?
Non, je n’ai pas le temps de faire de la musique. Je joue encore un peu de piano, à l’oreille. Les muscles des lèvres faiblissent dès qu’un saxophoniste ou un clarinettiste cesse de jouer.
Cette période vous manque?
Pas vraiment. J’aime tellement ce que je fais maintenant. Mais c’était une expérience fascinante.
Vous écoutez quoi aujourd’hui ?
Mozart, Bach, Correlli.
Plus de jazz ?
Si mais le jazz que j’écoute c’est Benny Goodman, 1938…
Le Figaro, 23 septembre 2007. Propos recueillis par Pierre-Yves Dugua.

05/09/2007

La fin des haricots

Entretien intégral

Richard Millet : la littérature a-t-elle fait son temps ?

31/08/2007 - Propos recueillis par Jacques-Pierre Amette - © Le Point

Un écrivain s’insurge contre le déclin de la littérature. Richard Millet, 54 ans, dénonce en soixante pages véhémentes le servile langage démocratique des médias, le déclin de la syntaxe, la perte du prestige de l’écrivain, la déhiérarchisation des valeurs, la foire commerciale, l’invasion d’un roman formaté à l’américaine.

La condamnation est terrible. « Le français est aujourd’hui tombé dans la fange. » « France moribonde », « nous flottons dans une langue du Bas Empire ». Voici donc un nouveau Savonarole qui allume un bûcher en pleine rentrée littéraire en même temps qu’il nous propose, au Mercure de France, un carnet de voyage au Liban, L’Orient désert, qui est un formidable document sur un écrivain en crise, et sans doute un des textes les plus excitants de cette rentrée. On pourrait hausser les épaules. Mais Richard Millet n’est pas n’importe qui. Il travaille dans le saint des saints de la littérature, puisqu’il est membre du prestigieux comité de lecture des éditions Gallimard. Il a guidé Jonathan Littell et retravaillé sur le manuscrit des Bienveillantes, prix Goncourt 2006. Enfin et surtout, c’est un authentique écrivain qui a publié une trentaine de volumes. Nous sommes allés le voir dans son bureau, chez Gallimard.

Le Point : En pleine rentrée littéraire, vous publiez un pamphlet violent, qui parle de l’actuelle littérature française comme d’« une production semblable à des eaux mortes où se réfléchit le ciel vide ».  « L’obscurité vient », ajoutez-vous : qu’est-ce qui vous arrive ?

Richard Millet :
le pouvoir d’envoûtement que notre génération a accordé à la littérature n’existe plus. J’ai choisi le mot « désenchantement » un peu comme Paul Valéry a utilisé le mot , «charme » au sens  fort. Je ne crois pas que ce soit un phénomène cyclique. Je pense que, vraiment, on est peut-être à la fin de la littérature.

Vous parlez « d’effondrement » à plusieurs reprises. Mais dans les années 1830, époque d’une génération qui va de Balzac à Musset en passant par Stendhal et Hugo, le critique Désiré Nisard se tuait déjà à proclamer : « Non ce n’est pas une grande génération et ce sont les anciens qui sont toujours les meilleurs.»

Oui, mais aujourd’hui, ce à quoi nous avons affaire n’a plus de valeur, plus de sens. Je pense, pour aller très vite à l’essentiel, que l’idée qui consiste à dire que la démocratie serait nocive à la littérature actuelle est en train de se réaliser.

Expliquez-moi pourquoi le déclin de la littérature serait lié à l’idée même de démocratie?

C’ est lié aussi à l’effondrement du stalinisme, à l’effondrement de l’autorité, à l’effondrement de l’idée de père, à l’effondrement du système de transmission. On va avoir affaire à quelque chose qui s’appelle littérature, mais qui sera, à mon avis, de langue anglaise majoritairement. A quelque chose qui oscillera entre Harry Potter et les polars de l’américain Michael Connelly. En gros ce sera ça. Avec peut-être des arborescences un peu latino-américaines pour quelques décennies encore mais ce sera tout.

Vous avez pourtant été le directeur littéraire et le conseiller de Jonathan Littell , un américain qui écrit en français, avec le succès qu’on sait...
Jonathan Littell est un objet migratoire. C’est l’exception dans tous les sens du mot. C’est un objet littéraire d’une telle ampleur qu’il apparaît dans la production française normale comme exceptionnel. De plus, dans « Désenchantement de la littérature » je vous parle de ce qui se passera dans dix ans. Tous les profs de fac se plaignent de l’inculture de leurs étudiants. Les étudiants en lettres ne lisent pas. Je ne veux pas avoir l’air du vieux con qui la ramène constamment là-dessus. Mais dans une classe j’ai vu que rien ne passait plus.

Combien d’années dans l’enseignement ?
Vingt ans. Rien ne passe. La littérature n’intéresse plus personne. Nous faisons semblant la plupart du temps.

Ce n’est pas nouveau: dans son pamphlet « la littérature à l’estomac », Julien Gracq écrit, en 1949 : «On a rarement en France autant parlé de la littérature du moment, en même temps qu’on y a si peu cru. »

Mais c’est une époque quasi paradisiaque, les années 50 !. C’est fini, «Cinna» ! Corneille ! Racine ! Personne ne sait plus qui c’est. Je ne plaisante pas en disant ça.

 C’est votre expérience à la fois de professeur et de lecteur chez Gallimard qui vous permet de dire ça ?

Chez Gallimard et partout où je suis passé. Le centre de gravité de la littérature s’est déporté vers une forme de récit beaucoup plus efficace. Le vrai succès de la littérature aujourd’hui c’est le polar. Avec quelques merdes du genre pour femmes, magazines féminins étendus au niveau d’un pseudo-roman. En gros, c’est ça.

Vous imaginez bien qu’en disant « merde », « bonnes femmes », d’un seul coup tout le monde va hurler contre vous en disant «c’est l’école du mépris».

On a besoin de ça aussi, quelque chose qui s’est perdu, à savoir le sens critique. Je ne rue pas dans les brancards, je dis seulement ce que je constate.

Vous parlez de « l’esthétique du prêt-à porter romanesque, immédiatement scénarisable en anglais... »

Je ne demande qu’à être démenti. Et quand je parle de la France, je peux parler aussi de l’Angleterre, tout ce que je lis à l’étranger me tombe de mains. Ce sont des remakes des romans du XIXe siècle, des trucs de science- fiction… Pour moi l’exemple de la fausse valeur américaine, c’est Jim Harrison. C’est pour moi de l’école de Brive en américain... En gros c’est ça. Et il est encensé…

Vous écrivez : «Ecrire, faut-il le rappeler, c’est avant tout hériter d’une langue. Et le français que nous entendons aujourd’hui est tombé dans la fange, non seulement par fadeur stylistique, et flottement syntaxique, sémantique, orthographique, mais aussi parce qu’il ne nomme plus le monde, l’ayant abandonné aux médias anglo-saxons. » Plus loin vous parlez du « sabir des banlieues ». Mais Louis-Ferdinand Céline a construit une oeuvre monumentale avec le «sabir » de la banlieue Nord, non ?

Céline est mort en 1961. Depuis je n’ai pas vu une oeuvre littéraire de cette dimension inspirée par la rue.

Vous n’attendez rien des prochaines générations?
Même un roman de Balzac, je pense que c’est illisible pour les jeunes esprits d’aujourd’hui. Il y a une syntaxe, un champ référentiel, culturel, des mots qui leur échappent. Ce n’est pas possible.

Cela veut dire que l’écrit est chassé par l’image ?

Je ne vais pas tomber dans cette opposition. Je pense que la littérature n’est plus assez puissante, n’engendre plus de mythes littéraires, de mythes d’écrivains. C’est fini ! Tout ceci est fini. Le dernier mythe français littéraire, c’est peut-être ,hélas, Françoise Sagan. C’est- à-dire quelque chose de pas très intéressant. Il n’y a plus de figure, plus de mythe. C’est peut-être une chance. C’est là que je serais moins pessimiste que j’en ai l’air. Peut-être une chance au sens où la littérature va devoir se renouveler entièrement.

Dans cet « effondrement », la critique littéraire a-t-elle joué un rôle ?

La littérature française s’est effondrée à partir du moment où on a banalisé la figure de l’écrivain. Il n’y a plus de hiérarchie entre les bons et les mauvais. N’importe qui peut être écrivain, c’est la démocratie! On sait très bien comment cela se passe : n’importe qui peut apporter un sujet, mais nous–mêmes éditeurs sommes là pour retravailler le texte, en fait nous sommes de véritables auteurs. C’est ce qui se passe en Amérique, le fantasme de l’atelier d’écriture où l’on peut apprendre à écrire, alors que c’est faux, nous le savons tous. Fantasme du succès : c’est à dire que le roman- pas la littérature- est devenu un instrument de promotion sociale.Les femmes des écrivains se sont mises à écrire, les amants des femmes d’écrivains aussi, les maîtresses se sont mises à écrire. Tout le monde écrit.

Êtes vous allé vous incliner devant vos aînés et y chercher un adoubement ? La visite au grand écrivain est un rite de passage : Sollers allant chercher l’onction de Mauriac…

Je n’ai jamais cherché à rencontrer de grands écrivains. Quignard m’a fait rencontrer Lous-René Des Forêts, c’est la seule fois où j’ai accompli ce geste de payer mon tribut aux grands aînés. Je n’ai pas cherché à rencontrer de grands écrivains, mais j’avais payé mon tribut à la grandeur.

Dans « L’Orient désert », que vous publiez en même temps que votre pamphlet, vous mettez en avant votre catholicisme. Vous sentez-vous en mission ? 

L’Eglise telle qu’elle est ne m’intéresse pas, c’est une succursale d’Emmaüs ou de l’humanitaire. Je suis totalement ailleurs, constamment ailleurs. J’ai dédié ce livre aux chrétiens d’Orient parce que je suis scandalisé qu’on ne se préoccupe pas de leur sort. Tout le monde est en larmes sur le Darfour  -avec plusieurs années de retard, d’ailleurs -, mais les chrétiens, on s’en fout, parce qu’il y a toujours ce soupçon que ce sont les nababs du Proche-Orient. Je peux vous dire, moi qui ai passé mon enfance dans ces pays, que ce ne sont pas forcément des riches. Vous avez des gens qui ne parlent pas un mot de français ou d’anglais. La messe se dit en arabe, il faut le rappeler, c’est étrange.

 Au fond en vous lisant je me suis dit que vous étiez assez proche d’un Hugo, de son rôle de mage, je parle du Hugo de « La fin de Satan » c’est-à-dire que l’écrivain doit être un guide spirituel.

Pas du tout.

Vous aimez quand même beaucoup les ruines, la mort, la prière, les cimetières, le chagrin, le passé, comme les romantiques, non ?

Vous voulez absolument désamorcer ce que j’écris ?

Non, je ne veux pas désamorcer. Je vous pose une question. Honnêtement, c’est ce qui m’est apparu en vous lisant.

Nous entrons actuellement dans la nullité de la littérature, dans la nuit de la langue, tout ce que vous voulez. C’est à dire le contraire du phare, du mage, etc.

Dans « L’Orient désert », une phrase m’a frappé : «Je suis révolté contre moi-même .» Que voulez-vous dire ?

Je ne veux pas me laisser aller aux mauvaises pentes qui sont l’image sociale, la réussite sociale, le désir d’être reconnu à travers de fausses reconnaissances, c’est-à-dire les prix, tous ces machins-là. Parce que cela n’a l’air de rien, mais le système gangrène, vous le savez vous-même – je ne sais pas comment vous avez vécu votre Goncourt…

Plutôt dans la rigolade, franchement. Quand ça m’est arrivé, j’avais un âge canonique, ce n’était pas un tourment du tout de l’avoir. C’était plutôt une rigolade, parce que ça me sauvait financièrement. Je pouvais payer mes pensions alimentaires.Et puis j’étais heureux d’avoir ce prix avec un sujet impopulaire au possible, Bertolt Brecht.

Vous avez eu de la chance. Vous savez très bien qu’il y en a qui ont été bousillés. Pour revenir à votre remarque sur le romantisme, je pencherai plutôt vers Chateaubriand. Non pas que je me compare à lui !… Les «Mémoires d’outre-tombe », dévoilent quelqu’un qui a la conscience qu’il passe d’un monde à un autre. C’est le leitmotiv des « Mémoires » je viens de les relire. Cela m’a frappé ce passage. Je suis né dans un ancien monde, je suis dans un nouveau monde… Que puis-je faire à partir de ça ? La filiation c’est important. Mais essayez de voir quelqu’un qui a une filiation aujourd’hui.…Beigbeder qui se revendique de Scott Fitzgerald. Autre chose : je pense que le fait de vivre dans cette espèce d’Europe est mortellement ennuyeux. On est sortis de l’Histoire. Cela joue aussi sur l’état du roman, de la littérature.

On vit dans une bulle ?

On vit dans une bulle.

Vous avez écrit une vingtaine de romans, mais si je vous prends au pied de la lettre, la parole de l’écrivain tombant dans un néant, pouvez vous continuer à écrire ?

Je pensais que la littérature était immortelle, que la langue française, la France étaient immortelles. Je m’aperçois aujourd’hui que tout cela est non seulement mortel mais quasi mort. Orwell avait déjà noté que la destruction d’une syntaxe était concomitante à la destruction d’un système politique. Une ère inculte s’annonce. Débâcle syntaxique et ignorance de l’étymologie. La littérature a fait son temps, mais je vais achever ce que j’ai commencé.

Vous n’êtes pas un peu comme un enfant gâté qui casse son jouet en disant : « Les gens ne me regardent pas assez »?

Pas du tout. Vous avez lu « L’Orient désert », c’est un livre de cri absolu personnel, crise sentimentale, crise existentielle, crise littéraire. Je suis confronté à des choses dans un pays, le Liban, qui est encore un peu en guerre, je vais en Syrie, où il n’y a rien, où je me confronte au vide. Je vois des gens… des prostituées de l’Est, et un type complètement tordu… replié sur lui-même, la colonne vertébrale en anneau...

Et vous dites au fond qu’intérieurement vous vous sentez proche de cet homme…
Exactement. Je suis né dans un ancien monde, je suis dans un nouveau monde... Que puis-je faire à partir de ça ?

Je vais vous poser une question brutale. Vous dites « les romans dont j’ai une nausée croissante », « je préfère actuellement lire la vie des saints plutôt que les romans ». Or vous êtes éditeur chez Gallimard. Vous allez donner votre congé ?

Cher Jacques-Pierre Amette, quand vous êtes devant votre machine à écrire, vous êtes comme moi, vous savez très bien qu’il y a des choses qu’on doit faire parce qu’on doit manger tout simplement. Sans être une pute, on peut très bien travailler sur des manuscrits qui sont honorables. Lorsque je généralise, c’est sur une distance de vingt ans et c’est avec l’espoir qu’il y ait une exception, sinon je m’en vais.

Y a-t-il eu un événement fondateur qui vous a fait dire « bon, il est temps que je parle enfin, que je vide mon sac ?

J
e pense que c’est une accumulation. Une asphyxie lente: à partir de l’an 2000, quand j’ai publié un roman qui s’appelle « Lauve le pur », là j’ai compris. Car on comprend mieux les choses quand on écrit des romans. Il se trouve que j’ai vu mourir la civilisation rurale dans laquelle je suis né.

Le côté « je suis le témoin d’une civilisation qui disparaît», le plateau de Millevaches, les paysans du Limousin ?

Oui. J’ai compris que c’était aussi la fin de la France. Ensuite, quand j’ai saisi l’enchaînement, que c’était la fin de la dimension chrétienne de la civilisation occidentale, là j’ai commencé à me dire : il faut quand même nous demander ce que nous sommes en tant qu’écrivain. Moi je ne peux pas parler en tant que citoyen ; je ne suis pas un citoyen. Je ne me considère pas comme un citoyen français, je n’ai jamais voté, jamais inscrit. Je ne suis rien, rien du tout. Quand je dis que je ne suis pas un démocrate, cela ne veut pas dire que je suis royaliste. Je ne suis rien. Donc je tente de me redéfinir. Le seul lieu à partir duquel je puisse me redéfinir, c’est la littérature, c’est ce que je connais le mieux.

Eet la réception de vos romans ? De « l’angelus » à « la Gloire des Pythre », « dévorations », « le gout des femmes laides » vous avez eu quand même des regards très attentifs, une grande reconnaissance dans la critique littéraire...

Bien sûr, je ne me plains pas. Je ne suis pas dans l’aigreur. On me traite tout à fait correctement même si j’ai beaucoup d’ennemis. Mais c’est surtout sur les blogs que cela se déchaîne.Les blogs sur le Net développent tout ce qu’il y a de mauvais. On remue la boue. Plus besoin de faire dans la Gestapo, on va sur le Net.

Pourquoi êtes-vous retourné au Liban ? A cause de vos années d’enfance, passées là-bas ?

Oui, c’est complètement lié à mon enfance. D’un seul coup, je pouvais toucher mon enfance. Ça m’intéresse beaucoup, ce sentiment : que devient l’individu quand il a l’impression que tout l’abandonne? En gros le seul endroit où je pouvais aller, c’était effectivement dans un endroit où il y avait pile la guerre. Quand vous sentez l’odeur des cadavres qui sont depuis une semaine sous les décombres, quand vous voyez les jets israéliens qui lâchent une bombe - vous ne voyez d’ailleurspas, vous entendez -, et après vous entendez un bruit très étrange. Voyez ce genre de chose, les hurlements, les sirènes. Peu à peu vous vous posez des questions sur ce que c’est que la souffrance personnelle, la souffrance anonyme, la souffrance d’autrui, le sens de l’Histoire.

Il y a quand même une grande ombre sur votre séjour au Liban : le silence de Rimbaud le brûlé dans son Harar. Avec ses fusils, ses livres de géographie, ses plaques photographiques et son oeil mauvais, mais surtout son mépris absolu de la littérature. Vous y avez forcement pensé dans votre expérience au Liban ?

Je vous assure que non. La seule question que je me posais : « Vais-je continuer à vivre et comment ?  Ou vais-je aller me foutre sous les bombes ? »
Richard Millet

Ecrivain français né à Viam, en Corrèze, en 1953. Une partie de l'enfance au Liban. Editeur chez Gallimard. Longtemps professeur de lettres. A été le directeur littéraire de Jonathan Littell pour les « Bienveillantes », prix Goncourt 2006. Membre du comité de lecture des éditions Gallimard. Revendique son héritage catholique. Une grande partie de ses romans a pour cadre le village de Siom : « La gloire des Pythre », « Lauve le pur », « Ma vie parmi les ombres », « Le goût des femmes laides » et des essais, dont « Le sentiment de la langue ». Il publie « L'Orient désert » au Mercure de France et « Désenchantement de la littérature » aux éditions Gallimard.