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05/09/2007

La fin des haricots

Entretien intégral

Richard Millet : la littérature a-t-elle fait son temps ?

31/08/2007 - Propos recueillis par Jacques-Pierre Amette - © Le Point

Un écrivain s’insurge contre le déclin de la littérature. Richard Millet, 54 ans, dénonce en soixante pages véhémentes le servile langage démocratique des médias, le déclin de la syntaxe, la perte du prestige de l’écrivain, la déhiérarchisation des valeurs, la foire commerciale, l’invasion d’un roman formaté à l’américaine.

La condamnation est terrible. « Le français est aujourd’hui tombé dans la fange. » « France moribonde », « nous flottons dans une langue du Bas Empire ». Voici donc un nouveau Savonarole qui allume un bûcher en pleine rentrée littéraire en même temps qu’il nous propose, au Mercure de France, un carnet de voyage au Liban, L’Orient désert, qui est un formidable document sur un écrivain en crise, et sans doute un des textes les plus excitants de cette rentrée. On pourrait hausser les épaules. Mais Richard Millet n’est pas n’importe qui. Il travaille dans le saint des saints de la littérature, puisqu’il est membre du prestigieux comité de lecture des éditions Gallimard. Il a guidé Jonathan Littell et retravaillé sur le manuscrit des Bienveillantes, prix Goncourt 2006. Enfin et surtout, c’est un authentique écrivain qui a publié une trentaine de volumes. Nous sommes allés le voir dans son bureau, chez Gallimard.

Le Point : En pleine rentrée littéraire, vous publiez un pamphlet violent, qui parle de l’actuelle littérature française comme d’« une production semblable à des eaux mortes où se réfléchit le ciel vide ».  « L’obscurité vient », ajoutez-vous : qu’est-ce qui vous arrive ?

Richard Millet :
le pouvoir d’envoûtement que notre génération a accordé à la littérature n’existe plus. J’ai choisi le mot « désenchantement » un peu comme Paul Valéry a utilisé le mot , «charme » au sens  fort. Je ne crois pas que ce soit un phénomène cyclique. Je pense que, vraiment, on est peut-être à la fin de la littérature.

Vous parlez « d’effondrement » à plusieurs reprises. Mais dans les années 1830, époque d’une génération qui va de Balzac à Musset en passant par Stendhal et Hugo, le critique Désiré Nisard se tuait déjà à proclamer : « Non ce n’est pas une grande génération et ce sont les anciens qui sont toujours les meilleurs.»

Oui, mais aujourd’hui, ce à quoi nous avons affaire n’a plus de valeur, plus de sens. Je pense, pour aller très vite à l’essentiel, que l’idée qui consiste à dire que la démocratie serait nocive à la littérature actuelle est en train de se réaliser.

Expliquez-moi pourquoi le déclin de la littérature serait lié à l’idée même de démocratie?

C’ est lié aussi à l’effondrement du stalinisme, à l’effondrement de l’autorité, à l’effondrement de l’idée de père, à l’effondrement du système de transmission. On va avoir affaire à quelque chose qui s’appelle littérature, mais qui sera, à mon avis, de langue anglaise majoritairement. A quelque chose qui oscillera entre Harry Potter et les polars de l’américain Michael Connelly. En gros ce sera ça. Avec peut-être des arborescences un peu latino-américaines pour quelques décennies encore mais ce sera tout.

Vous avez pourtant été le directeur littéraire et le conseiller de Jonathan Littell , un américain qui écrit en français, avec le succès qu’on sait...
Jonathan Littell est un objet migratoire. C’est l’exception dans tous les sens du mot. C’est un objet littéraire d’une telle ampleur qu’il apparaît dans la production française normale comme exceptionnel. De plus, dans « Désenchantement de la littérature » je vous parle de ce qui se passera dans dix ans. Tous les profs de fac se plaignent de l’inculture de leurs étudiants. Les étudiants en lettres ne lisent pas. Je ne veux pas avoir l’air du vieux con qui la ramène constamment là-dessus. Mais dans une classe j’ai vu que rien ne passait plus.

Combien d’années dans l’enseignement ?
Vingt ans. Rien ne passe. La littérature n’intéresse plus personne. Nous faisons semblant la plupart du temps.

Ce n’est pas nouveau: dans son pamphlet « la littérature à l’estomac », Julien Gracq écrit, en 1949 : «On a rarement en France autant parlé de la littérature du moment, en même temps qu’on y a si peu cru. »

Mais c’est une époque quasi paradisiaque, les années 50 !. C’est fini, «Cinna» ! Corneille ! Racine ! Personne ne sait plus qui c’est. Je ne plaisante pas en disant ça.

 C’est votre expérience à la fois de professeur et de lecteur chez Gallimard qui vous permet de dire ça ?

Chez Gallimard et partout où je suis passé. Le centre de gravité de la littérature s’est déporté vers une forme de récit beaucoup plus efficace. Le vrai succès de la littérature aujourd’hui c’est le polar. Avec quelques merdes du genre pour femmes, magazines féminins étendus au niveau d’un pseudo-roman. En gros, c’est ça.

Vous imaginez bien qu’en disant « merde », « bonnes femmes », d’un seul coup tout le monde va hurler contre vous en disant «c’est l’école du mépris».

On a besoin de ça aussi, quelque chose qui s’est perdu, à savoir le sens critique. Je ne rue pas dans les brancards, je dis seulement ce que je constate.

Vous parlez de « l’esthétique du prêt-à porter romanesque, immédiatement scénarisable en anglais... »

Je ne demande qu’à être démenti. Et quand je parle de la France, je peux parler aussi de l’Angleterre, tout ce que je lis à l’étranger me tombe de mains. Ce sont des remakes des romans du XIXe siècle, des trucs de science- fiction… Pour moi l’exemple de la fausse valeur américaine, c’est Jim Harrison. C’est pour moi de l’école de Brive en américain... En gros c’est ça. Et il est encensé…

Vous écrivez : «Ecrire, faut-il le rappeler, c’est avant tout hériter d’une langue. Et le français que nous entendons aujourd’hui est tombé dans la fange, non seulement par fadeur stylistique, et flottement syntaxique, sémantique, orthographique, mais aussi parce qu’il ne nomme plus le monde, l’ayant abandonné aux médias anglo-saxons. » Plus loin vous parlez du « sabir des banlieues ». Mais Louis-Ferdinand Céline a construit une oeuvre monumentale avec le «sabir » de la banlieue Nord, non ?

Céline est mort en 1961. Depuis je n’ai pas vu une oeuvre littéraire de cette dimension inspirée par la rue.

Vous n’attendez rien des prochaines générations?
Même un roman de Balzac, je pense que c’est illisible pour les jeunes esprits d’aujourd’hui. Il y a une syntaxe, un champ référentiel, culturel, des mots qui leur échappent. Ce n’est pas possible.

Cela veut dire que l’écrit est chassé par l’image ?

Je ne vais pas tomber dans cette opposition. Je pense que la littérature n’est plus assez puissante, n’engendre plus de mythes littéraires, de mythes d’écrivains. C’est fini ! Tout ceci est fini. Le dernier mythe français littéraire, c’est peut-être ,hélas, Françoise Sagan. C’est- à-dire quelque chose de pas très intéressant. Il n’y a plus de figure, plus de mythe. C’est peut-être une chance. C’est là que je serais moins pessimiste que j’en ai l’air. Peut-être une chance au sens où la littérature va devoir se renouveler entièrement.

Dans cet « effondrement », la critique littéraire a-t-elle joué un rôle ?

La littérature française s’est effondrée à partir du moment où on a banalisé la figure de l’écrivain. Il n’y a plus de hiérarchie entre les bons et les mauvais. N’importe qui peut être écrivain, c’est la démocratie! On sait très bien comment cela se passe : n’importe qui peut apporter un sujet, mais nous–mêmes éditeurs sommes là pour retravailler le texte, en fait nous sommes de véritables auteurs. C’est ce qui se passe en Amérique, le fantasme de l’atelier d’écriture où l’on peut apprendre à écrire, alors que c’est faux, nous le savons tous. Fantasme du succès : c’est à dire que le roman- pas la littérature- est devenu un instrument de promotion sociale.Les femmes des écrivains se sont mises à écrire, les amants des femmes d’écrivains aussi, les maîtresses se sont mises à écrire. Tout le monde écrit.

Êtes vous allé vous incliner devant vos aînés et y chercher un adoubement ? La visite au grand écrivain est un rite de passage : Sollers allant chercher l’onction de Mauriac…

Je n’ai jamais cherché à rencontrer de grands écrivains. Quignard m’a fait rencontrer Lous-René Des Forêts, c’est la seule fois où j’ai accompli ce geste de payer mon tribut aux grands aînés. Je n’ai pas cherché à rencontrer de grands écrivains, mais j’avais payé mon tribut à la grandeur.

Dans « L’Orient désert », que vous publiez en même temps que votre pamphlet, vous mettez en avant votre catholicisme. Vous sentez-vous en mission ? 

L’Eglise telle qu’elle est ne m’intéresse pas, c’est une succursale d’Emmaüs ou de l’humanitaire. Je suis totalement ailleurs, constamment ailleurs. J’ai dédié ce livre aux chrétiens d’Orient parce que je suis scandalisé qu’on ne se préoccupe pas de leur sort. Tout le monde est en larmes sur le Darfour  -avec plusieurs années de retard, d’ailleurs -, mais les chrétiens, on s’en fout, parce qu’il y a toujours ce soupçon que ce sont les nababs du Proche-Orient. Je peux vous dire, moi qui ai passé mon enfance dans ces pays, que ce ne sont pas forcément des riches. Vous avez des gens qui ne parlent pas un mot de français ou d’anglais. La messe se dit en arabe, il faut le rappeler, c’est étrange.

 Au fond en vous lisant je me suis dit que vous étiez assez proche d’un Hugo, de son rôle de mage, je parle du Hugo de « La fin de Satan » c’est-à-dire que l’écrivain doit être un guide spirituel.

Pas du tout.

Vous aimez quand même beaucoup les ruines, la mort, la prière, les cimetières, le chagrin, le passé, comme les romantiques, non ?

Vous voulez absolument désamorcer ce que j’écris ?

Non, je ne veux pas désamorcer. Je vous pose une question. Honnêtement, c’est ce qui m’est apparu en vous lisant.

Nous entrons actuellement dans la nullité de la littérature, dans la nuit de la langue, tout ce que vous voulez. C’est à dire le contraire du phare, du mage, etc.

Dans « L’Orient désert », une phrase m’a frappé : «Je suis révolté contre moi-même .» Que voulez-vous dire ?

Je ne veux pas me laisser aller aux mauvaises pentes qui sont l’image sociale, la réussite sociale, le désir d’être reconnu à travers de fausses reconnaissances, c’est-à-dire les prix, tous ces machins-là. Parce que cela n’a l’air de rien, mais le système gangrène, vous le savez vous-même – je ne sais pas comment vous avez vécu votre Goncourt…

Plutôt dans la rigolade, franchement. Quand ça m’est arrivé, j’avais un âge canonique, ce n’était pas un tourment du tout de l’avoir. C’était plutôt une rigolade, parce que ça me sauvait financièrement. Je pouvais payer mes pensions alimentaires.Et puis j’étais heureux d’avoir ce prix avec un sujet impopulaire au possible, Bertolt Brecht.

Vous avez eu de la chance. Vous savez très bien qu’il y en a qui ont été bousillés. Pour revenir à votre remarque sur le romantisme, je pencherai plutôt vers Chateaubriand. Non pas que je me compare à lui !… Les «Mémoires d’outre-tombe », dévoilent quelqu’un qui a la conscience qu’il passe d’un monde à un autre. C’est le leitmotiv des « Mémoires » je viens de les relire. Cela m’a frappé ce passage. Je suis né dans un ancien monde, je suis dans un nouveau monde… Que puis-je faire à partir de ça ? La filiation c’est important. Mais essayez de voir quelqu’un qui a une filiation aujourd’hui.…Beigbeder qui se revendique de Scott Fitzgerald. Autre chose : je pense que le fait de vivre dans cette espèce d’Europe est mortellement ennuyeux. On est sortis de l’Histoire. Cela joue aussi sur l’état du roman, de la littérature.

On vit dans une bulle ?

On vit dans une bulle.

Vous avez écrit une vingtaine de romans, mais si je vous prends au pied de la lettre, la parole de l’écrivain tombant dans un néant, pouvez vous continuer à écrire ?

Je pensais que la littérature était immortelle, que la langue française, la France étaient immortelles. Je m’aperçois aujourd’hui que tout cela est non seulement mortel mais quasi mort. Orwell avait déjà noté que la destruction d’une syntaxe était concomitante à la destruction d’un système politique. Une ère inculte s’annonce. Débâcle syntaxique et ignorance de l’étymologie. La littérature a fait son temps, mais je vais achever ce que j’ai commencé.

Vous n’êtes pas un peu comme un enfant gâté qui casse son jouet en disant : « Les gens ne me regardent pas assez »?

Pas du tout. Vous avez lu « L’Orient désert », c’est un livre de cri absolu personnel, crise sentimentale, crise existentielle, crise littéraire. Je suis confronté à des choses dans un pays, le Liban, qui est encore un peu en guerre, je vais en Syrie, où il n’y a rien, où je me confronte au vide. Je vois des gens… des prostituées de l’Est, et un type complètement tordu… replié sur lui-même, la colonne vertébrale en anneau...

Et vous dites au fond qu’intérieurement vous vous sentez proche de cet homme…
Exactement. Je suis né dans un ancien monde, je suis dans un nouveau monde... Que puis-je faire à partir de ça ?

Je vais vous poser une question brutale. Vous dites « les romans dont j’ai une nausée croissante », « je préfère actuellement lire la vie des saints plutôt que les romans ». Or vous êtes éditeur chez Gallimard. Vous allez donner votre congé ?

Cher Jacques-Pierre Amette, quand vous êtes devant votre machine à écrire, vous êtes comme moi, vous savez très bien qu’il y a des choses qu’on doit faire parce qu’on doit manger tout simplement. Sans être une pute, on peut très bien travailler sur des manuscrits qui sont honorables. Lorsque je généralise, c’est sur une distance de vingt ans et c’est avec l’espoir qu’il y ait une exception, sinon je m’en vais.

Y a-t-il eu un événement fondateur qui vous a fait dire « bon, il est temps que je parle enfin, que je vide mon sac ?

J
e pense que c’est une accumulation. Une asphyxie lente: à partir de l’an 2000, quand j’ai publié un roman qui s’appelle « Lauve le pur », là j’ai compris. Car on comprend mieux les choses quand on écrit des romans. Il se trouve que j’ai vu mourir la civilisation rurale dans laquelle je suis né.

Le côté « je suis le témoin d’une civilisation qui disparaît», le plateau de Millevaches, les paysans du Limousin ?

Oui. J’ai compris que c’était aussi la fin de la France. Ensuite, quand j’ai saisi l’enchaînement, que c’était la fin de la dimension chrétienne de la civilisation occidentale, là j’ai commencé à me dire : il faut quand même nous demander ce que nous sommes en tant qu’écrivain. Moi je ne peux pas parler en tant que citoyen ; je ne suis pas un citoyen. Je ne me considère pas comme un citoyen français, je n’ai jamais voté, jamais inscrit. Je ne suis rien, rien du tout. Quand je dis que je ne suis pas un démocrate, cela ne veut pas dire que je suis royaliste. Je ne suis rien. Donc je tente de me redéfinir. Le seul lieu à partir duquel je puisse me redéfinir, c’est la littérature, c’est ce que je connais le mieux.

Eet la réception de vos romans ? De « l’angelus » à « la Gloire des Pythre », « dévorations », « le gout des femmes laides » vous avez eu quand même des regards très attentifs, une grande reconnaissance dans la critique littéraire...

Bien sûr, je ne me plains pas. Je ne suis pas dans l’aigreur. On me traite tout à fait correctement même si j’ai beaucoup d’ennemis. Mais c’est surtout sur les blogs que cela se déchaîne.Les blogs sur le Net développent tout ce qu’il y a de mauvais. On remue la boue. Plus besoin de faire dans la Gestapo, on va sur le Net.

Pourquoi êtes-vous retourné au Liban ? A cause de vos années d’enfance, passées là-bas ?

Oui, c’est complètement lié à mon enfance. D’un seul coup, je pouvais toucher mon enfance. Ça m’intéresse beaucoup, ce sentiment : que devient l’individu quand il a l’impression que tout l’abandonne? En gros le seul endroit où je pouvais aller, c’était effectivement dans un endroit où il y avait pile la guerre. Quand vous sentez l’odeur des cadavres qui sont depuis une semaine sous les décombres, quand vous voyez les jets israéliens qui lâchent une bombe - vous ne voyez d’ailleurspas, vous entendez -, et après vous entendez un bruit très étrange. Voyez ce genre de chose, les hurlements, les sirènes. Peu à peu vous vous posez des questions sur ce que c’est que la souffrance personnelle, la souffrance anonyme, la souffrance d’autrui, le sens de l’Histoire.

Il y a quand même une grande ombre sur votre séjour au Liban : le silence de Rimbaud le brûlé dans son Harar. Avec ses fusils, ses livres de géographie, ses plaques photographiques et son oeil mauvais, mais surtout son mépris absolu de la littérature. Vous y avez forcement pensé dans votre expérience au Liban ?

Je vous assure que non. La seule question que je me posais : « Vais-je continuer à vivre et comment ?  Ou vais-je aller me foutre sous les bombes ? »
Richard Millet

Ecrivain français né à Viam, en Corrèze, en 1953. Une partie de l'enfance au Liban. Editeur chez Gallimard. Longtemps professeur de lettres. A été le directeur littéraire de Jonathan Littell pour les « Bienveillantes », prix Goncourt 2006. Membre du comité de lecture des éditions Gallimard. Revendique son héritage catholique. Une grande partie de ses romans a pour cadre le village de Siom : « La gloire des Pythre », « Lauve le pur », « Ma vie parmi les ombres », « Le goût des femmes laides » et des essais, dont « Le sentiment de la langue ». Il publie « L'Orient désert » au Mercure de France et « Désenchantement de la littérature » aux éditions Gallimard.

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