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24/09/2007

Alan Greenspan

Les Mémoires d’Alan Greenspan sortiront en librairie mercredi. Celui qui a régné près de vingt ans sur la finance mondiale se confie dans un entretien exclusif au Figaro.

LE FIGARO. – Dans votre livre, vous parlez d’obstacles culturels à la croissance en France.  De quoi s’agit-il ?
Alan GREENSPAN. – Les sondages sur la vision négative et le rejet par les Français de la libre concurrence m’ont beaucoup frappé. Le contraste avec les États-Unis est impressionnant en dépit de tout ce que nos deux pays ont en commun. Je cite Édouard Balladur qui estime que la libre concurrence, «c’est la loi de la jungle». En vérité, cette approche gouverne la politique française. Comme s’il y avait quelque chose d’antisocial dans la libre entreprise. En fait, pour assurer la croissance, il faut que le capital soit employé là où il est le plus productif et retiré des secteurs obsolescents. Or, à la fin du compte, seules des hausses de productivité assurent la progression du niveau de vie.
Pour en arriver là, il faut un processus efficient d’allocation de capital. Celui qui fonctionne le mieux est celui du marché libre. Naturellement, cette «destruction créative» est extrêmement pénible pour les individus qui sont du côté des perdants. Aux États-Unis nous avons accepté ce coût. Nous nous accommodons des pertes d’emplois et de la mobilité importante de la main-d’œuvre que cela implique. Mais, à la différence de la France, nous avons un taux de chômage très bas.
Le problème principal que M. Sarkozy s’est engagé à traiter, de manière relativement indirecte, est celui de pouvoir licencier sans encourir des coûts élevés.
En France, supprimer des emplois revient cher. Aux États-Unis, non. Notre position est que s’il coûte cher de licencier, les entreprises vont hésiter à embaucher. Cela crée un niveau structurel de chômage élevé.
Aux États-Unis, notre productivité effective est supérieure. Je sais que la France affiche un taux de productivité horaire plus élevé que le nôtre. Mais c’est une illusion statistique liée à votre taux de chômage presque deux fois plus élevé. Si l’on intégrait des chômeurs dans le calcul, la productivité française dégringolerait.
En termes de revenu par habitant, le rang de la France dans le m onde est passé de onzième en 1980 à vingt-cinquième en 2005. Le Royaume-Uni, au contraire, a grimpé. Je pense qu’en grande partie cela est dû à la manière dont la France appréhende la question de la libre concurrence et de la libre entreprise.
La France est bien sûr un pays capitaliste. Les droits de propriété y sont protégés. La règle de droit s’applique. J’admire la France pour beaucoup de raisons. Il est clair que votre histoire est plus longue que la nôtre. Ma femme adore Paris. Le Louvre est sans égal. Je comprends que les Français jugent que leur civilisation est supérieure à la nôtre. Mais notre forme de capitalisme brut n’est pas antisociale. Notre croissance extraordinaire a rendu possible des avancées importantes en matière d’éducation supérieure, en matière médicale, en matière de technologie, par exemple.
Vous voyez le président Sarkozy réconcilier la France avec l’entreprise ?
Il va être fascinant d’observer votre nouveau président. Autant que je puisse en juger, il est considérablement mieux disposé à l’égard du jeu de la libre entreprise que Jacques Chirac. Pourtant, M. Sarkozy a aussi, en public en tout cas, affiché des vues protectionnistes. Mais, pour l’avoir rencontré, je sens que cela n’est peut-être pas forcément le fond de sa pensée.
Personnellement, j’ai trouvé admirable qu’il ait passé ses vacances d’été aux États-Unis. Son choix de Wolfeboro, dans le New Hampshire, est remarquable. C’est d’ailleurs là que j’allais lorsque j’étais jeune. Ce voyage a dû donner un signal extraordinaire aux Français. C’est un acte politique courageux, à mon avis. Si son objectif était aussi de faire passer aux Américains le message que la France allait être de nouveau plus amicale à l’égard des États-Unis, cet objectif a été atteint.
Vous citez l’exemple de GDF Suez comme un acte protectionniste.  La politique française de création de «champions nationaux» va-t-elle dans le bon sens ?
Un vrai champion national est une entreprise qui existe et prospère depuis longtemps, comme General Motors ou General Electric aux États-Unis. Ce ne peut pas être une jeune société, comme Google. Il y a un risque élevé d’obsolescence pour une entreprise établie depuis longtemps. Les champions nationaux sont certes très utiles pour stimuler la conscience nationale d’un pays. Mais si l’État se met à protéger une société vieillissante, il prend le risque de soutenir une firme qui, laissée aux forces du marché, disparaîtrait logiquement. (...) Naturellement, je sais que les États-Unis protègent aussi certaines de leurs firmes ou certains de leurs secteurs. Et je pense que c’est une grave erreur. Les Britanniques sur ce point sont plus vertueux que l’Amérique et la France.
Mais, ce faisant,  le Royaume-Uni a perdu beaucoup de son industrie manufacturière…
Mais l’industrie manufacturière, c’est la technologie du XIXe siècle! C’est vrai, les Britanniques ont fait un choix en ce domaine. (…) Mais l’industrie manufacturière, ce n’est pas un secteur d’avenir. L’avenir est dans les idées qui servent à concevoir des produits.
Il n’y a rien de sacro-saint qui justifie la préservation de l’industrie manufacturière au sens traditionnel du terme. Un pays qui défend son industrie manufacturière d’antan se condamne à voir son niveau de vie stagner.
Le Royaume-Uni a clairement accepté un certain déclin de son industrie manufacturière, en faisant le choix d’une grande ouverture au commerce international. Mais la richesse par habitant du pays a augmenté, alors qu’en France elle a baissé.
Dans votre livre, vous estimez  que le PIB américain va augmenter de trois quarts d’ici à 2030. Mais vous ne parlez guère de l’évolution du dollar dans le même temps. Vous voyez le dollar faiblir pour doper la croissance américaine ?
Je me suis abstenu de faire des prévisions sur le dollar pour une raison précise. Lorsque j’étais encore à la Fed, il y a plusieurs années, j’ai rassemblé en un groupe de travail les meilleurs économètres de mes services. Des gens de grande qualité. Et nous avions accès, comme toutes les grandes banques centrales, à beaucoup de données non publiques. Nous avons tenté de créer un modèle pour anticiper les variations de taux de change du dollar à partir des données de la balance des paiements. Le rendement de cet effort a été nul.
Les marchés de change sont tellement efficients qu’on ne peut pas plus prévoir leur évolution en fonction des fondamentaux de la balance des paiements qu’on ne pourrait prévoir la manière dont une pièce tombe sur pile ou face. D’une certaine manière, c’est une bonne nouvelle. Le cours du dollar aujourd’hui intègre déjà les anticipations d’évolution de la balance des paiements courants des États-Unis.
Mais beaucoup pensent que la baisse du dollar est nécessaire à la correction du déficit commercial américain.
Oui, mais les variations du taux de change du dollar sont largement liées aux anticipations d’écart de taux d’intérêt entre les États-Unis et la zone euro.
L’Amérique, pour rester une puissance économique dominante, ce que vous prévoyez, devra continuer de disposer d’une monnaie forte ?
Oui, je vous l’accorde. Mais si mes prévisions sur le PIB des États-Unis en 2030, et particulièrement mes prévisions en matière de taux de productivité, sont exactes, cela créera les conditions d’un taux de change du dollar assez fort.
Ce serait l’inverse de l’inquiétude du président Sarkozy aujourd’hui. Il craint qu’avec un euro trop fort « le malade ne meure guéri ».
Ce serait exagérer un peu les choses. Il y a un peu de positionnement politique dans ses déclarations à propos de l’euro. Les meilleurs responsables politiques sont toujours en faveur d’une devise faible et de taux d’intérêt bas. C’est regrettable, mais c’est un travers de leur métier.
Quelles similarités voyez-vous entre la crise actuelle et les crises passées auxquelles vous avez  dû faire face à la Fed, en particulier la crise de 1997-1998 ?
Ces crises ont beaucoup de points communs. J’en parle dans mon livre. Mais il y a quelque chose que j’ai appris en écrivant ce livre et qui ne m’avait pas frappé avant. Il s’agit des grandes constantes dans le comportement humain. Les bulles spéculatives en sont un exemple. Elles apparaissent inévitablement dans des économies qui connaissent des évolutions favorables. Un degré d’euphorie commence alors à se manifester. Ces bulles ne peuvent pas être désamorcées tant que la fièvre spéculative ne cesse d’elle-même.
Nous en avons connu un exemple extraordinaire dans les années 1990 aux États-Unis. Notre objectif à la Fed n’était pas de crever la bulle boursière qui enflait. Pourtant, au fur et à mesure que nous resserrions notre politique monétaire, comme en 1994, et de manière significative, la croissance de la bulle naissante a ralenti. Mais, dès que nous avons cessé de resserrer, la bulle est repartie de plus belle. Cela s’est produit plusieurs fois. J’ai compris ce qui se passait : nous avions sous-estimé la vigueur de l’économie. Lorsque vous remontez les taux directeurs de 3% et que la bulle n’éclate pas, c’est que le niveau d’équilibre du marché boursier est monté.
J’en ai conclu que nos durcissements de politique produisaient probablement l’effet inverse et renforçaient la bulle. Le seul moyen de crever la bulle, ce qui n’était pas notre objectif, aurait été de relever les taux bien davantage que 3%. Si 5% ne suffisent pas, essayons 50% ou 100%! À un moment donné, on finira par paralyser complètement l’économie américaine et la bulle éclatera. Mais, à moins d’en arriver à cette extrémité, je ne vois aucun exemple historique d’éclatement de bulle qui ne soit pas venu de lui-même, c’est-à-dire lorsque la fièvre est tombée et que la peur lui a succédé.
Cette peur est bien plus forte que l’euphorie. Les marchés plongent beaucoup plus vite qu’ils ne sont montés. Pour comprendre le comportement de l’économie il faudrait pouvoir modéliser et mesurer l’euphorie et la peur.
Pour en revenir à la crise actuelle, j’ai là des graphiques qui remontent à 1997-1998. Les produits sont différents, mais les courbes sont les mêmes. L’histoire se répète, car la peur est un phénomène immuable, irrationnel et qui devrait être prévisible. La peur se dissipe lorsque l’incertitude sur les prix s’estompe, c’est-à-dire lorsque l’écart entre le prix de vente et le prix d’achat des valeurs se réduit et se stabilise. Aujourd’hui nous n’en sommes pas là.
Mais l’éclatement de la bulle actuelle, celle de l’immobilier, a un impact beaucoup plus direct sur les consommateurs que la bulle boursière de la fin des années 1990.
Oui vous avez raison. Nos estimations sont que l’effet «richesse» qui se transmet aux consommateurs lorsqu’ils accumulent des plus-values boursières ne représente probablement que la moitié de l’effet richesse lié aux plus-values immobilières.
On ne l’a pas encore observé, ce retournement de l’effet richesse. C’est intéressant. La réduction de la richesse immobilière a pourtant déjà été suffisante pour que l’on constate une réaction des consommateurs. Mais on ne l’a pas encore vu. Je pense qu’on va la voir. Et je pense qu’il est presque certain que l’on va connaître une baisse supplémentaire significative des prix immobiliers.
Avec le recul, vous pensez  que la Fed aurait dû réglementer plus strictement la distribution de prêts à taux ajustables à des emprunteurs aussi peu solvables ?
Nous avions vu le phénomène arriver. J’en avais parlé en 2002 avec Ed Gramlich, un des gouverneurs de la Fed. Il y avait clairement des abus flagrants dans l’offre de crédits dite 2-28 (des crédits sur 30 ans, à taux fixe les deux premières années, puis à taux variable pendant 28 ans, NDLR). La question que nous nous posions était : que peut-on faire ?
Je ne voulais pas que les régulateurs bancaires se mêlent de ça. À mon sens, ce que l’on observait relevait de la fraude pure et simple. Il s’agissait de délits, de tromperies délibérées. Or les régulateurs bancaires ont pour métier d’examiner les comptes d’une banque, leur manière de gérer leurs risques, leur concentration de prêts, mais ils n’ont pas de compétence en matière de délits. Cette tâche revenait aux autorités étatiques de la justice. Ce que ces courtiers en crédit immobilier faisaient était clairement contraire aux lois existantes. (…) S’il y a un domaine de réglementation qui mérite d’être renforcé c’est bien celui de la fraude.
Dans votre livre,  vous complimentez beaucoup le président Clinton et son Administration pour leur discipline budgétaire notamment. En revanche, vous ne complimentez pas l’Administration Bush…
Je suis un républicain libertaire. Le président Bush a hérité d’un surplus budgétaire chronique. Les républicains ont contrôlé les deux chambres du Congrès. Dans l’Administration Bush, il y a eu tant de personnalités remarquables, venues de l’Administration Ford, comme Dick Cheney, Paul O’Neill et d’autres… Le président Bush aurait pu faire des choses merveilleuses avec tous ces atouts. J’ai été attristé de voir que les républicains ont oublié leur programme de réduction de la taille du gouvernement, d’encouragement de la concurrence et de réduction des taxes et des dépenses publiques, pour choisir de conforter leur pouvoir. À la fin, ils ont tout perdu : ils n’ont pas appliqué leurs principes et ils ont perdu leur pouvoir (en perdant le contrôle du Congrès en 2006, NDLR). Comme je le dis dans le livre, les républicains méritaient de perdre. (...)
Mais mes rapports personnels avec George W. Bush sont excellents. Il n’a jamais commenté en public les actions de la Fed. Cela est rare et important.
Dominique Strauss-Kahn  est bien parti pour être le prochain directeur général du FMI. Vous avez un message pour lui? A-t-on encore besoin du FMI?
Bonne question! Le FMI a des problèmes. Il n’est pour rien dans ses problèmes d’ailleurs. Ce sont les marchés qui ont changé. La capacité d’émission d’obligations par les pays en développement a augmenté de manière spectaculaire. On va néanmoins avoir besoin de capacité d’intervention d’urgence du FMI en cas de crise que les marchés ne pourraient pas résoudre d’eux-mêmes immédiatement. Le FMI risque aussi de devenir une institution qui ne fait rien en temps normal, mais qui brusquement pour une brève période peut être obligée de faire des choses extraordinaires, un peu comme les gardes du corps du président américain.
Le FMI doit repenser sa mission. Dominique Strauss-Kahn est parfaitement équipé pour comprendre le type de réformes sensibles qui doivent être mises en place.
Avez-vous gardé des contacts avec le monde du jazz dans lequel vous avez vécu dans votre jeunesse? Jouez-vous encore?
Non, je n’ai pas le temps de faire de la musique. Je joue encore un peu de piano, à l’oreille. Les muscles des lèvres faiblissent dès qu’un saxophoniste ou un clarinettiste cesse de jouer.
Cette période vous manque?
Pas vraiment. J’aime tellement ce que je fais maintenant. Mais c’était une expérience fascinante.
Vous écoutez quoi aujourd’hui ?
Mozart, Bach, Correlli.
Plus de jazz ?
Si mais le jazz que j’écoute c’est Benny Goodman, 1938…
Le Figaro, 23 septembre 2007. Propos recueillis par Pierre-Yves Dugua.

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