28/01/2008
La vie philosohique
Emmanuel Picavet
Un regard en arrière sur le contexte de mes travaux publiés.
Si l'on oublie mes textes dans des publications étudiantes, mes travaux publiés les plus anciens remontent à 1993. La plupart des textes publiés depuis cette époque concernent la théorie politique, certains articles relèvent des sciences économiques, d'autres encore concernent des questions de méthode et d'épistémologie. Ce qui suit est un regard en arrière très rapide sur les circonstances de la rédaction de ces textes. Mon travail a été très souvent le résultat de rencontres, de discussions, de sollicitations amicales ; je voulais que cette invitation à commenter mon parcours soit surtout l'occasion d'en porter témoignage.
Courants d'idées au temps de mes études
On peut dire que j'appartiens à une génération marquée par l'espoir né de l'effondrement des dictatures des pays de l'Est et par l'horizon d'un règne effectif des droits de l'homme. C'était l'idéal de ma génération et c'est encore le mien. Par contraste, je me sentais plus éloigné des principes du néolibéralisme d'inspiration hayékienne - l'autre pilier des idées politiques au temps de mes études. Hayek m'intéressait, mais Marx également.
Personnellement, il m'a toujours semblé important de maintenir l'attachement à des idéaux de droits personnels, de satisfaction des besoins par une organisation efficace, de développement individuel, de participation de tous à la marche des idées, de la culture et de la connaissance ; je pense avoir choisi des voies de recherche qui privilégient ces éléments - probablement d'une manière indirecte et épurée. Mes sympathies personnelles et aussi ma curiosité intellectuelle penchent de ce côté, plutôt que du côté des idées élitistes, corporatistes, culturalistes, populistes, néo-conservatrices ou ultra-libérales - présentes les unes et les autres à droite comme à gauche - que j'ai appris à connaître sans grand plaisir et dont je suis avec une certaine inquiétude les effets sur la société française.
Peu engagé en politique, au temps de mes études, j'étais cependant spécialement intéressé par les questions politiques et économiques. D'une manière générale, j'avais en horreur la violence politique, qui était pour moi un sujet de réflexion central. Vivement impressionné par la lecture du Zéro et l'infini d'Arthur Koestler, je m'intéressais aussi beaucoup à la guerre, à la paix - suivant par exemple avec une passion toute particulière les étapes des processus de désarmement ou de contrôle des armements entre les Etats-Unis et l'Union soviétique. Certaines de mes curiosités en théorie politique viennent de là : l'observation des dernières phases de la guerre froide et de la dernière vague du « pacifisme » européen. De très bonne heure, les problèmes de l'action collective, les difficultés de la concertation entre pouvoirs et l'aspect stratégique des décisions retinrent mon attention. Les questions géostratégiques m'intéressaient, et je devais avoir ensuite l'occasion, en tant qu'appelé du contingent, de travailler sur des questions d'économie de la défense. Ce fut la source de mes travaux conjoints avec Jean-François Jacques, qui nous conduisirent à utiliser des tests de causalité conçus pour les séries chronologiques, et à étudier ensemble les problèmes épistémologiques de la détection de la causalité (dans le cadre de l'équipe de macro-économie de l'Université Paris-I).
La formation de ma réflexion politique a aussi été marquée, je pense, par les étapes de l'interaction israélo-palestinienne, par les échos de la résistance aux régimes autoritaires d'Amérique Latine, par le drame du Cambodge, par de très nombreux autres problèmes politiques. Très tôt, la politique m'a semblé être un théâtre d'oppression et de violence autant que d'aspirations à la paix et à la prospérité - et l'étude de l'histoire renforçait en moi ce sentiment, comme devaient le faire aussi, plus tard, mes conversations avec Bertrand Saint-Sernin.
Lorsque j'ai abordé l'étude professionnelle de la chose politique, je n'ai jamais perdu de vue cette certitude qu'il s'agit d'une chose utile, mais fondamentalement dangereuse. Au fond, je n'ai jamais eu envie d'y projeter des rêves ou d'en traiter sur le mode utopique. Je l'étudie comme j'étudierais, j'imagine, les procédures de sécurité dans une centrale nucléaire. Aussi n'étais-je pas spécialement attiré par l'espèce de nostalgie des utopies des années 1960 qui était encore perceptible au quartier latin au temps de mes études. C'est seulement plus tard que certains aspects de ces utopies ont rejoint mes centres d'intérêt, par des voies indirectes. Dans le domaine des sciences humaines, le centre de la vie intellectuelle à Paris au temps de mes études (la seconde moitié des années 1980 et la première moitié des années 1990) était naturellement la Sorbonne, lieu de confluence de plusieurs grandes universités. A Paris-1, où je faisais mes études, l'atmosphère était particulièrement studieuse et ne laissait guère de place à l'activisme politique, tandis que la réflexion politique et les débats culturels, moraux, politiques et religieux avaient toute leur place dans la vie estudiantine en dehors du cursus universitaire.
Le département de philosophie était encore auréolé du prestige de la Résistance, associée aux noms de certains maîtres. L'histoire de la philosophie y était cultivée avec rigueur, mais on aurait tort de réduire l'enseignement de la philosophie à la Sorbonne, vers cette époque, à cette seule dimension. Les tendances les plus diverses étaient présentes, à l'exception - assez curieusement - de celles qui, à l'étranger, sont aujourd'hui considérées comme typiques de la « philosophie continentale ».
L'enseignement de François Dagognet et celui de Louis Sallas-Molins, comme plus tard la présence de Jean-Pierre Séris (qui accompagna mes premiers pas dans l'enseignement conjointement avec François Rivenc, Michel Fichant et Etienne Balibar) et d'Anne Fagot-Largeault, devaient imprimer un tournant « appliqué » aux travaux philosophiques, les ouvrant très largement sur les métiers, les pratiques et la confrontation aux réalités historiques ou sociales. Rétrospectivement, cela me semble avoir eu un effet déterminant sur le progrès ultérieur de mes travaux.
Depuis ce temps, j'ai concentré mon attention surtout sur les problèmes (nés des efforts de compréhension) et sur les aspirations (révélées dans les pratiques ou les conflits). Un peu moins sur les doctrines, bien qu'elles m'intéressent aussi. Après une maîtrise dans le champ de l'histoire de la philosophie, j'avais aussi pris le parti de séparer assez rigoureusement les entreprises proprement philosophiques et les travaux historiques ou rétrospectifs (sans renoncer tout à fait à écrire sur les auteurs, d'ailleurs). Plus tard, dans la continuité des leçons reçues de Paulette Carrive notamment, je devais m'intéresser à nouveau aux rapports entre théorie et histoire des doctrines, surtout dans le champ de la pensée politique. Yves-Charles Zarka et Franck Lessay, Tom Sorell et Luc Foisneau ont contribué à jeter des ponts, que j'apprécie beaucoup, entre les entreprises théoriques et le regard rétrospectif sur l'histoire des doctrines. Je me suis associé plusieurs fois, modestement, à leurs efforts ; ce fut notamment le cas dans le programme de recherche franco-britannique sur Hobbes et la théorie politique du XXème siècle. Cela se voit dans mes textes sur Hobbes, Kant et Pareto.
Ce que je voulais absolument éviter, c'était de concevoir mon travail comme articulé à des époques ou à des sphères culturelles particulières. Je voulais éviter aussi le culte irrationnel du « grand auteur » et toute manière de faire de la philosophie qui consisterait en un « retour à… » ou une « reprise de… ». Je trouvais incompréhensible la fascination comme le rejet dont l'école américaine en philosophie était tour à tour l'objet.
J'ai conservé, je crois, cet état d'esprit : la philosophie est pour moi une activité théorique ou argumentative, souvent collective, à prétention universelle, très faiblement liée aux idées de personnages particuliers. Je constate sans déplaisir que les étudiants, aujourd'hui, ne semblent plus du tout embarrassés par le maniement simultané de thèses, de méthodes et d'arguments issus de plusieurs courants ou traditions. J'encourage autant que je le peux la défiance à l'endroit du « grand auteur », du « courant dominant » ou des « traditions ».
En sciences économiques, à Paris-1, certaines évolutions étaient sensibles au temps de mes études parallèles dans ce domaine. Le reflux des aspirations collectivistes ou planistes était perceptible à vu d'œil, au moment même où s'écroulait le mur de Berlin (au beau milieu d'un cours sur les méthodes de la planification socialiste !). Les étudiants semblaient séduits par les thèses néolibérales, admiraient le courant des nouveaux classiques et désertaient les cours d'économie publique (si bien que la licence d'économie publique, qui avait permis à plusieurs d'entre nous de se familiariser avec le droit, cessa bientôt d'exister).
Dans le contexte de l'Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales, où je préparais ensuite un diplôme d'études approfondies en économie, la période de transition dans les pays de l'Est était aussi au centre des préoccupations et suggérait de nombreuses pistes de recherche dans le milieu des chercheurs du DELTA, proche des centres de décision internationaux. Comme dans le pôle rival de Paris-1, les étudiants avancés étaient formés dans le voisinage direct de la recherche. Au contact de Richard Portes, qui faisait des recherches très perspicaces sur la transition à l'Est et à propos des institutions financières, je cherchais la confirmation d'une orientation méthodologique plutôt inductiviste et d'un institutionnalisme bien tempéré. C'était aussi le lieu de discussions stimulantes, tantôt théoriques, tantôt politiques, notamment avec Francisco Huanacune-Rosas (qui devait fonder plus tard, au Pérou, le magazine Generaccion).
Les intérêts, les pouvoirs et la philosophie
Aujourd'hui, l'horizon des droits de l'homme semble activement contesté, principalement parce qu'il est identifié à ce qui est perçu comme l'impérialisme américain. Egalement, parce que les idéaux de respect dignité humaine sont perçus comme des menaces pour les carrières et pour la rentabilité financière dans certains secteurs (étroitement circonscrits mais influents) de la recherche biomédicale et des biotechnologies. Enfin, les droits de l'homme gênent les relations entre Etats, notamment celles qui impliquent la Chine populaire. Ils sont devenus subversifs.
Mon parcours en philosophie m'a permis de constater que le discours philosophique, comme les autres discours d'experts, constitue un enjeu parce qu'il peut être utile à certains intérêts et en contrarier d'autres. Au fil des années, il m'est apparu absolument essentiel de chercher à comprendre cela avec rigueur, pour mettre à distance du travail proprement philosophique (même lorsqu'il concerne la société ou la politique) les enjeux pragmatiques propres à certains segments de la population, en particulier dans les milieux dirigeants. Pierre Bourdieu, lors d'une visite dans notre université, nous avait dit qu'il jugeait utile aux philosophes de chercher à « objectiver » les conditions de la production de leur discours. J'interprète cela comme voulant dire à peu près : n'oubliez pas que vous pouvez être utilisés, que vous l'êtes certainement déjà ; sachez à quoi vous devez les compliments qu'on vous envoie… Il m'est arrivé d'avoir des échanges (parfois même un travail commun) avec des responsables politiques ou avec d'anciens responsables. Ainsi, Anne Fagot-Largeault m'avait fait participer aux Etats généraux de la santé. J'accomplis un travail commun avec Nicole Questiaux lorsque je fus invité à participer aux travaux de la commission « Progrès technique et modèle de société » au Comité consultatif national d'éthique pour les sciences biomédicales. J'eus aussi l'occasion de participer à une rencontre organisée par Jack Lang autour de l'enseignement de l'économie et des rapports de cette discipline avec les disciplines voisines. Je dois participer en janvier 2006 au séminaire du CERC placé sous la présidence de Jacques Delors.
J'apprécie beaucoup ces rencontres et je trouve heureux que les responsables français consultent régulièrement les milieux universitaires, mais je ne pense pas que la philosophie politique doive s'adresser prioritairement aux responsables politiques (à la manière des anciens « miroirs des princes »). Je n'éprouve aucune fascination personnelle pour le pouvoir, qui est pour moi un objet d'étude. Ce qui reste fascinant pour moi, c'est l'architecture des pouvoirs, non pas la détention du pouvoir par tel ou tel. Je suis intéressé par la contribution de la philosophie à la clarification des choix possibles, à la pleine compréhension des revendications, des conflits de valeurs et des désaccords qui existent dans la société. De plus, je tiens beaucoup à ce que mes contributions ne portent la marque d'aucune orientation idéologique identifiable dans les termes du débat public familier. Cela ne me demande pas d'effort particulier : la recherche d'une meilleure compréhension des choses est par nature distincte de l'engagement militant, même lorsque l'objet d'enquête est sociétal ou politique. J'utilise volontiers mes propres convictions comme révélateurs de conflits de valeurs intéressants et persistants, et comme source d'idées politiques, mais je ne crois pas écrire, en règle générale, pour promouvoir les causes que je crois justes. Au reste, je crois utiliser à peu près de la même manière, à titre de révélateurs de problèmes et d'aspirations, les convictions que je trouve en moi et celles qui me sont étrangères. Je m'intéresse aux convictions ; je ne cherche pas à les neutraliser.
Si les choses sont claires d'un point de vue personnel, elles sont indéniablement plus compliquées dans le travail collectif. Il existe plusieurs manières légitimes d'articuler recherche, analyse et convictions dans le champ des études politiques. Plusieurs manières personnelles de placer le curseur indiquant où finit la recherche, où commence l'engagement militant. J'eus plusieurs fois l'occasion de m'en apercevoir dans les débats au sein et autour de la revue Cités et dans les controverses passionnées qui agitent de loin en loin le microcosme des enseignants de philosophie (à propos de Martin Heidegger et de Carl Schmitt, par exemple, ou encore à propos de l'Islam et de la laïcité à la française). N'étant pas personnellement un fervent de la neutralité, je pense qu'il faut vivre avec ces débats, au lieu d'essayer d'y mettre fin. L'orientation partisane des textes que je lis ne me met pas mal à l'aise en général et ne m'empêche pas de trouver intérêt à ce que je lis, même si je tiens, en ce qui concerne mes propres travaux, à distinguer rigoureusement doctrine et théorie. La neutralité politique ne me paraît pas un idéal mobilisateur : au lecteur de trier ce qui l'intéresse et ce qui ne l'intéresse pas dans ce qu'il lit. On s'instruit d'ailleurs toujours, me semble-t-il, en considérant la manière dont les auteurs défendent leurs idées personnelles.
Le séminaire interuniversitaire de philosophie des sciences
Inscrit en doctorat de philosophie à l'Université de Paris-Nanterre (avant de terminer ma thèse à l'Université Paris-IV), sous la direction de Bertrand Saint-Sernin, je devenais par là même un participant régulier au séminaire de philosophie des sciences, que mon directeur de thèse animait avec Anne Fagot-Largeault. J'avais lu un peu plus tôt, avec passion, les Mathématiques de la décision de Bertrand Saint-Sernin Daniel Andler devant se joignit ultérieurement à cette équipe, dont les travaux sont assez fidèlement reflétés dans les volumes de Philosophie des sciences récemment parus. Je retrouvais là mon ami Nicolas Aumonier et je fis la connaissance de Paul-Antoine Miquel, d'Alain Leplège et d'autres jeunes philosophes avec qui je devais continuer ensuite à collaborer (je retrouvai certains membres du séminaire plus tard au sein de la Société française de philosophie).
L'atmosphère était ouverte et internationale ; nous avions le sentiment que si nous avions des choses à présenter, nous pouvions les présenter, et que toute cette machinerie interuniversitaire était destinée à nous permettre de progresser rapidement et d'aller aussi loin que possible dans nos travaux. La collaboration entre enseignants et entre établissements (les universités Panthéon-Sorbonne, Paris-Sorbonne, Paris-Nanterre et l'Ecole normale supérieure) autour de la préparation de diplômes universitaires préfigurait, comme la liaison visible entre enseignement et recherche, le système européen, à dominante universitaire, finalement rejoint par la France.
L'organisation très méthodique des séances, les synthèses minutieuses d'acquis et de problèmes, ainsi que l'ouverture très large aux sciences de la nature et aux sciences sociales, faisaient notre admiration. C'était aussi le lieu d'une confrontation systématique avec les enjeux sociétaux des sciences et des techniques, dans le prolongement des activités d'Anne Fagot-Largeault en éthique médicale et de celles de Bertrand Saint-Sernin dans le domaine des politiques de la recherche. Ce fut enfin un lieu de tensions largement non dites, mais intenses, autour d'enjeux éthiques. J'observai qu'elles ne compromettaient pas les rapports d'amitié ou de reconnaissance de disciple à maître (ce qui me suggérait, dès cette époque, quelques idées anti-consensualistes en matière politique).
Progressivement, la question des rapports entre l'anthropologie philosophique et les approches naturalistes (volontiers réductionnistes) avait pris de l'importance dans les travaux de ce séminaire. A l'occasion de réunions avec Nicolas Aumonier et Antoine Danchin dans un laboratoire de l'Institut Pasteur, je m'étais aperçu de la réalité des transferts de méthodes entre sciences de la nature et sciences humaines, surtout autour de la théorie de l'information et de la théorie des jeux. J'en avais déjà eu un aperçu en suivant l'enseignement d'André Orléan aux Hautes-études. Le tabou entourant la sociobiologie et ses errements de jeunesse était tombé depuis longtemps.
Mon intérêt pour le travail d'Allan Gibbard, la lecture de certains travaux de Gordon Tullock et de nombreux échanges avec des collègues de plusieurs disciplines devaient aussi éveiller en moi le sentiment d'une collaboration possible sans réductionnisme entre sciences de la vie et sciences de la nature. Si l'on admet que le rapport critique à des normes fait partie de la réalité anthropologique, il n'y a aucun inconvénient à mettre en communication, d'un domaine à l'autre, les concepts d'information, de coordination, de coopération et de répartition des rôles. Mes références occasionnelles à des recherches qui se situent à la croisée des sciences sociales et de la biologie proviennent plutôt de cet intérêt pour des méthodes partagées que d'une quelconque idéologie « naturaliste » - ou, pour employer le terme classique, matérialiste. Il me semble qu'il y a un aspect libérateur dans la prise de conscience des servitudes de l'organisation sociale telles qu'elles peuvent exister à la fois, et sous des formes voisines, dans les sociétés animales et dans les sociétés humaines. Enfin, certaines performances remarquables de certaines sociétés animales - en particulier, en ce qui concerne la limitation des conflits - peuvent être un objet de méditation. Toutefois, mes travaux personnels laissent peu de place à l'importation directe de méthodes issues de la biologie, parce qu'ils se concentrent sur des interactions politiques dans lesquelles la part de la délibération, de la discussion, du rapport réflexif aux normes est prédominante.
Je n'ai jamais eu d'attirance pour le projet - qui me paraît se profiler logiquement à l'horizon des approches naturalistes les plus cohérentes - consistant à chercher à remplacer une partie des études philosophiques (comprises dans le périmètre actuel de la philosophie) par des études relevant des sciences de la nature. Plus généralement, je n'ai jamais partagé ces rêves de dissolution des problèmes philosophiques qui, curieusement, sont surtout l'apanage des philosophes eux-mêmes (fascinés tour à tour par la biologie, les mathématiques ou la psychologie). S'il y a des problèmes à étudier en philosophie et s'ils peuvent servir de fil conducteur à une certaine forme d'investigation de la réalité, il ne me semble pas approprié de déserter ce terrain, qui est celui de certaines questions, de certaines recherches d'explications. J'ai sur ce point des vues très classiques, qui peuvent passer aujourd'hui pour conservatrices. Outre une certaine habitude de l'interdisciplinarité, le séminaire de philosophie des sciences me donna l'exemple d'une liaison forte entre enseignement et recherche. Mes travaux ont toujours été liés à l'enseignement - l'enseignement reçu, puis l'enseignement dispensé et aussi le dialogue avec les étudiants. Ainsi, mes Approches du concret (Ellipses, 1995, préface par J.-P. Séris) provenaient dans une large mesure de mes cours d'épistémologie en Deug lorsque j'étais jeune moniteur à l'université Paris-1 ; on y trouvait aussi la trace de questions d'épistémologie générale avec lesquelles je m'étais familiarisé dans mes premiers travaux sous la direction d'Yves Michaud et aussi dans le séminaire « Méthodologie de la science empirique » qu'animaient avec passion Philippe Mongin et Alain Boyer à l'Ecole normale supérieure, dans un esprit nettement poppérien.
Plus tard, les étudiants ont largement partagé ma curiosité pour le positivisme juridique et pour la théorie morale et politique fondamentale. Ils ont du faire face à mes prétentions systématiques en théorie politique, ainsi qu'à mes hésitations théoriques concernant la conceptualisation des droits et des pouvoirs. Ils ont partagé ou contesté mes interprétations de nombreux auteurs classiques et contemporains (notamment Hobbes et Kant chez les classiques, Kelsen, Hart et Rawls du côté des contemporains). Tout cela se reflète assez fidèlement, je crois, dans mes publications.
L'individualisme méthodologique et la théorie du choix rationnel
Ma thèse de doctorat (publiée ensuite aux PUF dans une version remaniée et plus brève - Choix Rationnel et vie publique, 1996) était très largement une enquête sur la norme de rationalité, saisie en particulier dans la transition de l'échelon individuel à l'échelon collectif. Reprendre la question de la rationalité pratique et ses prolongements politiques à la lumière de la théorie de la décision pouvait sembler ambitieux. A tout le moins, cela illustrait une posture franchement théorique en philosophie, aujourd'hui banale, mais qui avait tendance à passer au second plan dans les travaux de l'époque au profit de plusieurs autres tendances : l'enquête de type historique ou « archéologique », l'insertion directe dans les « débats de société » ou le « débat éthique », ou encore la « philosophie analytique » qui devait s'infléchir progressivement (dans le contexte français tout au moins) en « philosophie exacte », tournée vers les systèmes formels considérés pour eux-mêmes à la faveur d'une sorte de fusion entre philosophie et mathématiques. Pour ma part, je voulais reprendre l'analyse proprement philosophique de problèmes intéressant la pratique et l'organisation collective, au moyen de méthodes suffisamment complexes, et en réfléchissant sur ces méthodes.
La fin de ma période de doctorat, à l'Université Paris-IV, m'avait naturellement amené à fréquenter le milieu de l'individualisme méthodologique français, qui gravitait autour de Jean Baechler, François Chazel et Raymond Boudon. Je fis la connaissance de ce dernier lors de ma soutenance de thèse (qu'il présidait). Raymond Boudon était déjà très engagé dans la critique de la méthodologie du choix rationnel, dont il trouvait dans ma thèse une sorte de célébration. Je pense que mon intérêt spécifique pour des formes argumentées et calculées d'interaction politique et politico-économique me rend moins sensible que les sociologues (fussent-ils individualistes) aux questions d'opinion publique, de normes socio-culturelles et de conformité à des « valeurs » diffuses dans la société. Mais je voulus prendre au sérieux les réticences de Raymond Boudon, qui privilégie lui aussi jusqu'à un certain point une perspective critique et réflexive des agents sociaux eux-mêmes sur les normes sociales ou éthiques.
Je ne voulais pas prendre la tangente en immunisant d'emblée les approches en termes de choix rationnel contre toute critique, comme on le fait lorsqu'on veut les réduire à une approche formelle ou mathématique. Je devais donc revenir à une étude des raisons de l'action et des raisons dans le rapport critique aux normes, ce qui fut le thème dominant d'une large part de ma production dans les années qui suivirent. Ce type d'investigation devait croiser notamment les thèmes de recherche développés à l'Université de Franche-Comté, dans le laboratoire de recherches philosophiques sur les logiques de l'agir, autour de la rationalité, de la décision collective et de l'expertise.
Cette attention renouvelée aux raisons des acteurs de la décision dans des contextes sociaux prolongeait mes lectures, mais aussi de longues discussions avec Renaud Fillieule et Pierre Demeulenaere, qui étaient également doctorants à Paris-IV, au sein d'une nouvelle Ecole doctorale qui favorisait une collaboration effective entre philosophie et sciences sociales (concrétisée notamment par une impressionnante série de colloques associant les deux branches disciplinaires). Nous avions les uns et les autres le souci de ne pas nous laisser impressionner par les effets d'annonce des programmes théoriques ou par l'appareil de modélisation mobilisé dans certains secteurs de la recherche. J'étais toutefois, probablement, le plus impressionnable des trois, à cause de ma quête de structures décisionnelles invariantes, qui me rendait réceptif, en quelque sorte par principe, aux tentatives théoriques les plus abstraites.
Mes co-équipiers sociologues (avec qui je devais éditer en 1998, conjointement avec B. Saint-Sernin, le recueil Les Modèles de l'action aux PUF) avaient un point de vue plus critique que moi sur ce qu'ils percevaient comme la dérive formaliste de la méthodologie du choix rationnel et sur l'évolution des sciences économiques et d'une partie des sciences politiques et de la philosophie politique. Mais c'est seulement en lisant attentivement la thèse de doctorat de P. Demeulenaere (publiée ensuite aux PUF - Homo oeconomicus. Enquête sur la constitution d'un paradigme, 1996) que je pris véritablement la mesure des efforts à développer pour rapprocher les modèles généraux de la rationalité des raisons accessibles aux agents dans des contextes particuliers et évolutifs d'imbrication des intérêts, de conflits et de rapprochements entre les valeurs, d'inégalités de pouvoir.
La prise de connaissance des progrès importants obtenus dans les sciences sociales et l'analyse politique à partir de perspectives institutionnalistes, notamment dans les écoles allemandes et d'Europe du Nord, devait par la suite me rendre sensible l'intérêt d'un enrichissement du paradigme du choix rationnel par une attention fine au fonctionnement des interactions inscrites dans des contextes institutionnels. Mes échanges approfondis avec des chercheuses telles que Bénédicte Reynaud, Maria Bonnafous-Boucher et Laurence Brunet, ainsi que ma collaboration régulière avec Sandra Laugier, me suggéraient aussi que c'était dans le rapport critique et réflexif aux normes que se situaient les éléments critiques à rechercher pour fournir des explications satisfaisantes des rapports d'autorité, des conflits ou des modalités de coopération.
J'avais d'ailleurs depuis longtemps acquis la conviction que l'échelon des normes publiques ne devait pas être abordé simplement comme le lieu de concrétisation de valeurs morales et politiques ; il a son épaisseur propre, sa logique et même une certaine complexité stratégique à cause de l'élément calculé dans le rapport individuel et institutionnel aux règles. Dire que l'on trouve que quelque chose est juste, cela est très éloignéde tout jugement sur les manières de faire ou les manières de s'organiser, même si les deux problématiques doivent être mises en relation. Je m'en suis souvent renducompte en participant à des débats, ou même à de simples conversations, sur des sujets éthiques.
Economie normative et éthique sociale
Pendant plusieurs années, mon enseignement à Paris-1 s'est adossé aux discussions et aux thèmes de recherche qui traversaient le séminaire d'éthique sociale et d'économie normative qui, sous divers noms et dans plusieurs configurations successives, était la suite logique, pour plusieurs de ses anciens étudiants, du séminaire de Serge-Christophe Kolm à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Lieu de passage des plus grands noms de l'éthique sociale, de l'économie normative et de la théorie des choix collectifs, le séminaire accompagna la spécialisation dans ce domaine du département d'économie de l'Université de Cergy-Pontoise, où Philippe Mongin et moi avions eu l'initiative d'un éphémère Centre « économie et philosophie » qui, d'une certaine manière, s'inscrivait dans le courant d'idées qui devait mener plus tard en France à l'organisation du secteur de recherche et d'enseignement aujourd'hui connu sous le label de la « philosophie économique ». Serge-Christophe Kolm était évidemment la figure centrale de ce groupe, au sein duquel je côtoyais plusieurs économistes de grand talent.
Le séminaire, qui se tint successivement à l'Institut international de Paris-La Défense, à l'université Paris-Dauphine et à l'Université de Cergy-Pontoise, constitua pendant plusieurs années une sorte de contrepartie parisienne à l'important pôle de recherche de l'Université de Caen sur les choix collectifs (avec lequel des échanges réguliers existaient). Parmi les philosophes, Sandra Laugier, Bertrand Saint-Sernin et Jean-François Kervégan firent partie des orateurs.
A la différence de certains membres du groupe, je n'étais pas venu à ces questions à partir de préoccupations égalitaristes. De plus, il me semblait assez difficile de séparer les intuitions éthiques de l'étude des mécanismes de concrétisation institutionnelle - ce qui est pourtant la manière de faire habituelle en théorie des choix collectifs. Je m'intéresse à ce domaine d'étude surtout à cause de ce qu'il révèle sur la manière de faire coexister différentes conceptions dans le cadre de procédures s'imposant à un groupe ou une société. Tout n'est pas possible ; il y a des raisons tantôt logiques, tantôt liées aux contraintes de la vie en société, qui limitent le domaine de ce qu'il est possible de vouloir et de choisir démocratiquement. C'est cela qui m'intéressait et qui m'intéresse encore, bien davantage que le vieux rêve de l'articulation par une élite pensante de règles « éthiques » susceptibles de régir l'ensemble de la vie sociale et « concrétisables » ensuite par des mécanismes sociaux.
C'est ce qui explique aussi mon attention spécifique, dans plusieurs articles (tour à tour historiques et théoriques) au « principe de Pareto » de l'éthique sociale et de l'économie normative - un principe qui ramène justement l'évaluation collective au constat de l'accord des jugements, lorsqu'il intervient. Dès cette époque, j'inclinais fortement en faveur d'une approche pluraliste de l'évaluation sociale - une approche privilégiant l'étude des modalités de convergence éventuelle (ou de recoupement partiel) des points de vue, plutôt que l'identification du bon modèle de la société. J'appelais cela une approche « multilatérale » ; je n'hésite plus aujourd'hui à parler d'un relativisme de méthode, permettant de renforcer (pour les rendre plus crédibles, plus conformes à la nature des choses) les hypothèses pluralistes de la philosophie politique contemporaine.
Une collaboration se noua avec Nicolas Gravel, qui déboucha sur un article commun dans L'Année sociologique, visant à doter de fondements conséquentialistes certaines thèses répandues sur la spécificité de la rationalité axiologique, qui avaient déjà donné lieu à des tentatives de systématisation, en particulier dans les travaux de Raymond Boudon. Je pense que cet article, peut-être par notre faute, n'a pas toujours été parfaitement compris. En appliquant aux exemples privilégiés de conflit entre une « rationalité instrumentale » et une « rationalité axiologique » la logique d'universalisation des raisons dans des contextes de coopération problématique (une logique préalablement éprouvée dans des travaux de Bordignon, Bilodeau et N.Gravel lui-même), nous ne voulions pas sous-estimer en quoi que ce soit l'importance du problème du passager clandestin. Nous ne voulions pas dire sur le mode prédictif que des agents confrontés à des problèmes de sous-optimalité de leurs comportements « rationnels » conjoints allaient choisir spontanément un comportement « moral » conforme à l'intérêt commun.
Ce que nous cherchions à caractériser - et nous avions le sentiment d'y être parvenus dans des cas limités - c'était la manière dont des agents rationnels pouvaient utiliser les propriétés de symétrie et leur propre connaissance de la situation d'interaction pour identifier les comportements qu'ils pourraient vraiment vouloir, sous l'hypothèse d'une identité des raisons de l'action chez les uns et les autres (au point de vue près). Mais identifier ce qui est rationnel en un certain sens est une chose, s'engager à agir de cette manière en est une autre. Il nous semblait important de caractériser en termes suffisamment généraux ce type spécial de rationalité, qui systématise ce qui est à l'œuvre dans des raisonnements courants qui jouent en effet un rôle dans l'action (par exemple : « si chacun faisait… », « si personne ne faisait… », « se croit-il différent des autres, pour s'autoriser à agir ainsi ?… »). Nous cherchions dans cette direction quelque chose d'utile pour l'instruction civique.
Mes investigations parallèles avec Nicolas Gravel dans le champ de la théorie des droits - qui utilisaient les développements de la théorie des formes de jeu, développée notamment par Bezalel Peleg et par mon collègue mathématicien de Paris-1, Joseph Abdou - demeurèrent inachevées et nous eûmes le sentiment de ne pas parvenir - pour le moment au moins - à résorber l'écart subsistant entre les méthodes des économistes et les efforts argumentatifs de la philosophie politique à ce sujet. Je poursuivais de mon côté des recherches sur la logique des droits et des pouvoirs, notamment à partir du fameux « paradoxe libéral » de Sen, et en liaison avec une reprise (motivée par les besoins de mon enseignement) des analyses classiques d'Hohfeld et de son école.
Avec Nicolas Gravel, nous avions d'abord essayé sans succès de traduire dans les termes de la théorie des choix collectifs et dans la théorie des formes de jeu ma perspective initiale - celle d'une justification rationnelle axiologiquement neutre des droits individuels à partir de conditions de compatibilité et d'absence de déploiement arbitraire de la contrainte (telle que je l'avais exposée dans mes articles des années 1995-1997). J'avais cherché dans cette direction une voie d'argumentation plus convaincante que l'appel dogmatique à une sphère privée des individus. Mais au cours de cette collaboration, nous découvrîmes que, dans les termes de la théorie formelle de la décision, il y avait en fait une très grande symétrie entre des choses que l'argumentation politique distingue vigoureusement : l'action et l'empêchement de l'action d'autrui ; la jouissance de garanties quant au résultat de nos propres actions et la possession d'assurances concernant ce qui pourrait résulter de l'action des autres. Dès lors, il m'était difficile de prétendre inscrire dans une purement formelle ou fonctionnelle le type d'argument que j'avais d'abord avancé, qui reposait réellement sur une certaine catégorisation traditionnelle de l'action imputable à un agent, et susceptible de faire face à des empêchements causés par autrui.
Ces difficultés m'amenèrent par la suite à étudier de plus près la manière dont se construit, à la faveur de controverses et de conflits, la délimitation concrète des aspects de la vie sociale qui sont considérés à la fois comme le résultat d'actes imputables aux agents (et susceptibles de rencontrer des obstacles suscités par autrui) et comme l'objet possible d'assurances données par l'organisation politique. Mes travaux sur ces questions ne sont pas achevés et me conduiront sans doute à une nouvelle formulation de mes propositions initiales, qui avaient suscité tour à tour l'enthousiasme et le scepticisme.
Contrairement à ce que l'on semble parfois avoir cru, ces propositions n'étaient d'ailleurs pas destinées à amener la théorie des droits de l'homme avec l'étude technique de l'évitement des conflits au moyen de normes pacificatrices. J'avais pu donner cette impression, je pense, parce que je partais du constat que les normes règlent des conflits en séparant le domaine des intentions qui peuvent être suivies d'effet et celui des intentions qui doivent être frustrées. Mais c'était pour moi une manière de partir d'un constat : c'est ce que font les normes. Je ne prétendais pas qu'il y eût là une fonction ou une destination des normes. J'étudiais cette opération et j'observais ce que l'on pouvait tirer de certaines conditions a priori sur la manière d'encadrer le système des normes par des principes d'arrière-plan (typiquement, des principes moraux ou politiques). Je retrouvai par mes propres moyens ce qui m'avait au demeurant semblé important de longue date : le principe universel du droit de Kant, et la logique kantienne de la dissymétrie entre le fait de consacrer une faculté d'action et le fait de réprimer un empêchement à l'action. Mais le fait troublant demeure la difficulté de donner corps aux arguments formulés en termes d'intentions ou de maximes d'action dans le contexte des analyses formelles actuelles des droits et des pouvoirs.
Mes travaux avec Alain Leplège - philosophe et médecin - sur l'efficacité et la qualité de vie reflétaient aussi le souci de l'usage des méthodes d'analyse décisionnelles et normatives pour aborder des questions d'éthique sociale. J'ai retrouvé plus tard certains de mes co-équipiers du séminaire d'éthique sociale dans le cadre du programme de philosophie économique de l'Université d'Aix-Marseille et au bureau de la Revue de philosophie économique. Le comité de rédaction de Theory and Decision m'a également donné l'occasion de collaborer avec les économistes, de même que le Cercle d'épistémologie économique de Paris-1 et nos rencontres entre philosophes et économistes lors de la conception des nouveaux « masters » s'inscrivant dans la rénovation européenne de l'enseignement supérieur.
Règles, normes, organisation et rationalité
Au cours de mes travaux à l'Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST - Université Paris-1 et Cnrs, plus tard également rattaché à l'Ecole normale supérieure) sur les règles et les organisations avec Sandra Laugier et Otto Pfersmann en particulier (et la participation régulière de nombreux collègues des universités françaises ou étrangères et d'autres institutions), le travail prit assez vite la forme d'un effort organisé d'une recherche « lourde » de type cumulatif, internationale, orientée vers les réalisations collectives. Antérieurement, l'intérêt de plusieurs membres de l'équipe pour la théorie de la décision (qui avait une histoire en ces lieux) et le séminaire « Le mental et le social » coordonné par Christiane Chauviré et Sandra Laugier avaient donné une impulsion à la philosophie des sciences sociales dans ce contexte. Etant devenu enseignant-chercheur en philosophie politique, je tenais par ailleurs à ne pas me désintéresser d'une réflexion critique sur les méthodes d'analyse. Sous l'influence d'auteurs tels que James Buchanan, James Coleman et Raymond Boudon, je ne voyais pas de raison de séparer par principe (i.e. abstraction faite des besoins propres à différents programmes de recherche) les méthodes des sciences sociales et celles de la théorie politique (je suis d'ailleurs largement resté fidèle à ce point de vue). De plus, l'invitation à l'Université Paris-I de conférenciers ou professeurs invités tels que Jürgen Habermas, Jules Coleman, Hans-Jorg Sandkühler, Michael Sandel et Thomas Scanlon était un puissant stimulant du mouvement des idées autour de la théorie des normes.
De nombreux projets apparaissaient et disparaissaient ; certains prenaient figure dans nos travaux respectifs. Le projet « Dynamique des normes et rapport aux institutions », retenu au titre de la politique scientifique de l'Université Paris-1, illustra cette dynamique collective, orientée vers la construction de schèmes explicatifs ou descriptifs systématiques, dans le souci de l'identification des méthodes adaptées à un champ de recherche spécifique. La collaboration maintenue avec de nombreux sociologues et économistes ainsi que les apports de la philosophie wittgensteinienne donnaient à nos rencontres une vitalité particulière. Le projet franco-canadien sur la rationalité, dont je m'occupais avec Jacques Dubucs, et auquel prit part également le philosophe américain John Vickers, permit par ailleurs de resserrer les liens entre les approches logiques, décisionnelles et probabilistes de la rationalité. L'apport de nos collègues d'Outre-Atlantique fut déterminant surtout autour des thèmes de philosophie générale ; sur le vieux continent, il me semble que la plupart des contributions tiraient leur intérêt du dialogue entre philosophie et sciences sociales autour de questions de modélisation et de méthode.
Le mot d'ordre de la réorientation des travaux de l'IHPST vers l'étude directe des objets scientifiques, saisis au niveau des principes et des questions de méthode, avait eu un effet d'entraînement sur nos travaux. Cela avait certainement brouillé, pendant un certain temps au moins, la distinction entre science et philosophie et conduisait à pratiquer la philosophie des sciences d'une manière essentiellement « interne », dans le but d'être directement utile au progrès des sciences spécialisées. Comme nous avions choisi comme objets d'étude les règles et les organisations, cela nous conduisit - fort logiquement - dans le voisinage de l'étude directe de ces objets telle qu'elle est pratiquée en philosophie politique ou en philosophie sociale.
L'apport le plus important de cette période est certainement, pour moi, l'habitude prise d'une collaboration régulière et substantielle entre philosophes et checheurs des sciences sociales autour d'enjeux réellement partagés et tolérant une diversité d'approches. Cela nous permit de réaliser plus profondément que par le passé l'imbrication des apports de la philosophie et des sciences sociales dans les domaines de l'ontologie sociale et de l'étude des processus sociaux, économiques ou politiques. La dernière phase de mon travail à l'IHPST en tant que responsable du pôle de philosophie des sciences sociales (je suis désormais membre associé de l'équipe) se superposait à l'implication dans le programme européen Applied Global Justice (dirigé par Jean-Christophe Merle), dans lequel prit véritablement forme, me semble-t-il, une communauté de recherche en philosophie politique à l'échelle européenne.
Un rapprochement avec la pensée sociale critique
En tant qu'individu, je suis vivement ému par la pauvreté évitable, par les situations de famine et l'absence de soins aux enfants et aux malades dans certains pays, par la condition des personnes privées de domicile, et par d'autres aspects dramatiques de l'existence. Pour autant, je ne peux pas me présenter comme un critique de longue date de la société capitaliste, même si l'inaptitude de nos mécanismes institutionnels (nationaux et internationaux) à gérer ce type de problème saute aux yeux. Je n'ai jamais éprouvé devant la « société de consommation » l'espèce de fatigue mêlée de réprobation que l'on rencontre souvent dans les milieux contestataires. J'ai tendance à rechercher dans les faiblesses de l'organisation politique et politico-économique, plutôt que dans l'économie de marché en tant que telle, la racine de nos plus grands maux. Je dois confesser que mon attitude typique est plutôt une admiration très réelle pour les mécanismes institutionnels et économiques complexes qui ont permis un développement économique remarquable et une prospérité largement partagée dans nos démocraties occidentales depuis la période d'après-guerre.
Pourtant, à mesure que je voyais se durcir un discours néolibéral manifestement dirigé contre de nombreux droits sociaux et contre les formes élémentaires de l'égalité des chances, je me suis incontestablement rapproché des voix critiques qui se font aujourd'hui entendre. N'étant pas hostile par principe à l'économie de marché, mon cheminement personnel vers une pensée critique a essentiellement pris la forme d'une réaffirmation des droits de la pluralité démocratique face aux discours officiels qui se prévalent du soutien souvent fort ambigu de l' »éthique » ou de la « théorie économique », ou encore (aujourd'hui comme hier) du « progrès ». Mes longues discussions avec Cyrille Michon et Jocelyn Benoist et les écrits de ce dernier sur la politique, comme aussi les travaux de Sandra Laugier sur la logique sociale et politique de la revendication et ceux de Christian Arnsperger, avaient fait évoluer mon point de vue sur la critique sociale, dans le sens d'une appréciation plus positive. J'en vins à considérer comme tout à fait naturel que nos sociétés soient le lieu de coexistence de points de vue mutuellement incompatibles et qui n'ont pas vocation à se fondre dans un consensus « éthique » décrété par les instances dirigeantes de la société ou dans les salons philosophiques. Face au réquisit rawlsien de rassemblement de la société autour d'une conception partagée de la justice, et devant l'évidence de la coexistence prolongée de conceptions antithétiques de la justice, j'en vins à formuler en mon for intérieur, à propos de nos sociétés pluralistes, quelque chose comme un : « Et pourtant, elles sont stables… ». Parallèlement, je reconsidérais avec un intérêt renouvelé les thèses de certains auteurs de la tradition marxiste au sujet de l'idéologie et de l'appareil d'Etat, alors même que le « marxisme analytique », qui évoluait en direction d'une théorie normative du mérite, en laquelle je ne croyais pas (j'avais été convaincu par la critique du mérite développée par Rawls) m'intéressait finalement assez peu.
Mon indignation au spectacle de la « bioéthique » et mes doutes grandissants sur le sérieux des constructions intellectuelles inspirées par le néolibéralisme furent les sources d'une sympathie nouvelle, vers la fin des années 1990, pour les formes critiques d'examen du discours idéologique et du comportement stratégique des institutions d'Etat. Par ailleurs, mes travaux sur le positivisme juridique (sur Kelsen, Hart et Eisenmann en particulier) m'avaient fait comprendre l'intérêt d'un relativisme de méthode dans l'examen des rapports entre normes publiques et convictions éthiques. En bref, à partir de plusieurs séries de raisons, j'étais mal disposé à l'endroit des approches « consensualistes » dominantes.
Je devais développer cette piste dans des conférences, à Varsovie et à Graz notamment, et aussi, dans une collaboration avec Christian Arnsperger, visant à réévaluer les chances du « compromis » en théorie politique, situé à égale distance du consensus éthique et du simple modus vivendi. Christian Arnsperger s'était lui-même rapproché de cette zone d'investigation à partir d'une relecture des maîtres de l'école de Francfort et d'une réflexion sur la coexistence de groupes animés de convictions éthiques irréductiblement distinctes au sein des sociétés libérales. Après la publication de notre article conjoint dans Social Science Information, nous avons acquis une meilleure perception des liens existant entre notre approche et celle d'autres auteurs, en particulier Bernard Dauenhauer et Richard Bellamy dans la sphère anglophone. Ce travail sur le compromis devait orienter mes travaux vers une prise en compte plus explicite de l'évolution des interprétations de normes et des rapports d'autorité dans la vie publique.
Les projets collectifs dans le cadre de NoSoPhi
Mes travaux se concentrent sur l'étude des normes et des institutions, dans le contexte de l'équipe NoSoPhi de la Sorbonne (Paris-1), en liaison avec des institutions françaises et étrangères. Notre programme collectif « Delicom », lancé sous les auspices de la nouvelle Agence nationale de la recherche, concerne la manière dont se délimite concrètement le pouvoir légitime des institutions politiques dans des processus d'interaction et de communication entre les institutions. Des processus qui, pensons-nous, sont à la fois stratégiques et argumentatifs, et doivent être étudiés (aussi bien philosophiquement qu'empiriquement) en tenant compte simultanément de ces deux aspects et de leur imbrication. Les institutions communiquent entre elles, selon des modalités complexes qui engagent aussi le pouvoir effectif des institutions elles-mêmes - ce que nous étudions dans le prolongement de quelques aperçus remarquables d'études théoriques et empiriques antérieures à nos travaux.
Par ailleurs, la collaboration avec l'université de Strasbourg autour de la philosophie du libéralisme confirme l'intérêt d'une collaboration entre philosophes et économistes autour de la question des droits et des libertés. Nous reprenons aussi dans ce contexte le projet, conçu jadis à l'IHPST en liaison avec Caroline Guibet-Lafaye et Antoinette Baujard, d'un répertoire analytique des normes d'éthique sociale devant offrir une clarification des repères éthiques disponibles dans différents champs d'interaction, et susceptibles d'être mobilisés pour orienter de telle ou telle façon l'organisation collective. Nous développons tout d'abord ce type d'approche dans le champ de l'analyse des droits, pouvoirs et libertés - autrement dit, autour des notions que nous trouvons par ailleurs mobilisées, avec un rôle structurant, dans des interactions politiques ou sociales que nous étudions et dont nous cherchons à nous instruire pour mieux comprendre ce qu'est en réalité la délimitation des pouvoirs et des droits.
11:50 Publié dans La vie des idées | Lien permanent | Commentaires (0)
27/01/2008
Rapport Attali
Inutile de l'acheter, il est ici en ligne:
19:49 | Lien permanent | Commentaires (0)
La démocratie malade de son triomphe
Jean-François Gautier, le 25-01-2008
Deux penseurs d’horizons différents, l’Américain Fredric Jameson et le Français Marcel Gauchet, concluent tous deux au désenchantement et à l’épuisement du modèle démocratique.
Les diagnostics des désenchantés concordent. En voici deux qui viennent de la gauche extrême, et dont les réflexions se croisent. Le premier, Fredric Jameson, appartient à la catégorie très particulière des néomarxistes américains : dans un pays qui n’a jamais connu de parti communiste institutionnel, ce terme désigne des intellectuels dont les travaux mêlent littérature, économie et sociologie (Cultural Studies), avec une pointe d’hommage à ce qu’on nomme là-bas French Theory, à savoir le Collège de France d’il y a trente ans (Michel Foucault et Roland Barthes) rehaussé d’emprunts à Deleuze et à Sartre.
Jameson a 73 ans. Il n’a pas pris sa retraite et enseigne la théorie critique à l’université de Duke (Caroline du Nord). La récente traduction de ses Archéologies du futur, ouvrage paru aux États-Unis en 2005, est la meilleure des introductions en français à ses écrits. Il constate que, depuis la fin de la guerre froide (Berlin, 1989), il n’existe plus de représentation d’une alternative au capitalisme financier de son pays. Dès lors, un paysage mercantile et cauchemardesque s’installe, un monde plein, total, sans bords, dans lequel la pacotille et le kitsch se généralisent et stérilisent toute « puissance d’agir ».
Si toute alternative politique ou pratique a disparu – symptôme, selon Jameson, de la véritable « révolution culturelle postmoderne » –, comment ne pas désespérer ? Pour Jameson, la seule manière de rompre avec un monde-sangsue devenu insupportable, et de retrouver une altérité, c’est de cultiver l’utopie. Par ce biais, selon lui, émergeront le désir partagé de se débarrasser d’un carcan invivable, et les idées pro pres à en finir avec lui.
Même bilan chez un autre analyste de la modernité, français celui-là, enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales et cofondateur de la revue le Débat. Marcel Gauchet, Nor mand de naissance, agitateur à Caen et boîte aux lettres du gauchisme soixante-huitard, est re venu des utopies de sa jeunesse. Dans le Dé senchantement du monde (1985), notion reprise du sociologue allemand Max Weber, il avait constaté la disparition progressive de tout horizon dépassant le quotidien, tant du point de vue religieux que politique.
Dans une longue étude consacrée à l’Avènement de la démocratie, dont deux volumes viennent de paraître, il montre combien ce qui a fondé les démocraties mo dernes (l’État, garantie des libertés) se retourne contre elles : l’État et la collectivité sont devenus des monstres honnis, au nom de la singularité et de l’autonomie des individus, elles-mêmes pourtant assurées par l’État.
Gauchet décrit comme « l’immense dilemme du premier XXe siècle » cette balance entre, d’une part, l’émergence d’un sujet juridique sans partage, revendiquant sa différence propre, et, d’autre part, le droit de l’État sans lequel il n’existe plus de nation, ni de forme politique stable offerte à cette nation. Les totalitarismes modernes ont exacerbé le second terme de l’alternative, la suprématie du collectif ; ils ont fondu au soleil de l’Un et exaspéré les valorisations de la différence singulière et de la souveraineté de l’individu, elles-mêmes devenues la norme. Mais cette norme doit bien être cautionnée quelque part. Et par quoi le serait-elle, sinon par l’État ?
Ainsi sont apparues des démocraties considérées comme modèle unique, incontestées quand elles existent, revendiquées quand elles sont absentes, mais auxquelles il est demandé d’avaliser leur exact contraire : la perte de toute efficacité pratique, aux fins de laisser ouvertes les expressions de la liberté individuelle. Les démocraties n’ont plus d’ennemi, ni interne, ni externe, et il est inimaginable de conspirer contre elles. Comme l’avait de longue date noté le situationniste Guy Debord, on ne peut plus se révolter contre le système dominant, seulement en sa faveur.
Pratiquement, la situation est intenable. « L’affaiblissement des démocraties marche au même pas que leur approfondissement », constate Gauchet. Devenues un horizon indépassable, elles s’effondrent face au marché souverain de la finance qui lamine les indépendances collectives, et rabote les illusions de libertés individuelles. Julien Freund, qui fut l’un des maîtres majeurs de la pensée politique dans la seconde moitié du XXe siècle, avait annoncé voilà vingt ans que la fin du communisme ouvrirait sans frein les portes de la finance internationale, et donc sa domination. Voilà qui est fait. Mais que lui opposer ? « Si loin que nous nous efforcions de porter le regard, écrit Gauchet, nous nous découvrons bel et bien prisonniers en pensée de ce qui s’impose à nous sous la figure d’une fin. »
Est-ce si sûr ? L’idée d’une “fin de l’Histoire” a été développée en 1992 par l’essayiste nippo-américain Francis Fukuyama, dans un grand scandale pour les bons esprits qui y lisaient une thèse néomarxiste. Ce n’était que la description pertinente d’un état social et mental actuel, bien évidemment transitoire : tant qu’il y aura des hommes, ils fabriqueront leur aventure. Le diagnostic de Gauchet est nonobstant justifié : même transitoirement, l’horizon a disparu ; il n’y a plus de figures de l’avenir disponibles pour les imaginations. Il ne reste qu’un monde vétuste et sans joie.
Sans doute est-il possible d’enrichir son constat. Dans la Fin de la Renaissance (1980), Julien Freund avait fait remonter plus haut les sources de notre moment présent de l’histoire européenne, et montré le basculement opéré à la Renaissance : l’égalité eschatologique des âmes, assurée par la ré demption à venir, s’était muée en projet de conquête de l’égalité juridique des individus, ici et maintenant, conquête à la quelle de nouveaux moyens de transport, maritimes et ter restres, avaient donné des horizons nouveaux, vers des terres alors inconnues. Mais la planète est ronde, et l’objectif a été réalisé. Dès lors, que faire ?
Marcel Gauchet ne parie pas, comme Jameson, sur quelque nouvelle utopie du sens de l’Histoire (les désastres des communismes ont vacciné les plus lucides) ; il appelle de ses vœux une manière nouvelle d’habiter le présent et de le fabriquer, dont il pense qu’elle s’épanouira à l’abri des erreurs du XXe siècle puisque les idées démocratiques ont partout absorbé celles de leurs adversaires. « À nous supposer retombés sous l’oppression, assure-t-il, nous n’aurions que cet idéal pour guider notre libération. » L’avenir se construira donc, selon lui, au-dedans de la démocratie, quoi qu’il en soit des contradictions qui l’assaillent.
Est-ce certain ? Pour reprendre une catégorie essentielle du politique, développée par Carl Schmitt et par Julien Freund, les États modernes ont deux ennemis. Le premier les désigne comme tels. Il s’agit du terrorisme. Mais la difficulté pratique avec les groupes terroristes c’est que, contrairement aux ennemis classiques, ils n’ont ni terre ni État. Dès lors, à qui s’en prendre, et comment ? S’ils ne disposent pas de tactiques capables de répondre à ce défi, les États modernes disparaîtront. Et la fermeté pour la fermeté, telle que le commandement américain la développe en Irak, a montré ses limites : sans ennemi clairement cerné, il n’y a pas de victoire possible sur lui ni, surtout, de paix à construire avec lui. La menace, latente, souligne l’impuissance des États à se déterminer.
Le second ennemi, lui aussi sans terre ni État, n’est pas partout désigné. Il est pourtant connu de longue date. Philippe IV le Bel l’avait en son temps identifié et avait résolu, contre le Temple et les banquiers lombards, le problème posé : un État qui ne contrôle pas sa monnaie a déjà perdu son indépendance. En d’autres termes, il n’y a pas de pouvoir faible ; il y a toujours du pouvoir quelque part, c’est-à-dire une faculté laissée à une institution, ou à des institutions, de décider en dernier ressort, quelle qu’en soit la modalité.
Autant dire qu’une institution de pouvoir affaiblie, comme Marcel Gau chet l’analyse dans les démocraties modernes, ne résulte pas seulement d’un dilemme interne. Elle est aussi le signe qu’un pouvoir effectif a été transféré ailleurs, sous d’autres formes. Les États européens ne contrôlent pas l’indépendance de leur monnaie. Quand le patron d’Airbus dit qu’il perd de l’argent à fabriquer des avions, à cause de questions de change, il ne pose pas un problème de technique financière mais bel et bien un problème politique, le quel ne peut être résolu que dans l’ordre politique, et selon une logique som maire : qui décide, en dernier ressort ?
Voilà un défi offert aux dirigeants européens. Seront-ils capables de le relever dans le cadre des institutions européennes ? Il n’est pas certain que vingt-sept pays puissent répondre ensemble, d’une seule voix. Il est dès lors acquis que d’au tres alliances plus serrées seront vitales.
La voie ouverte par de Gaulle et Adenauer, balisée par le traité de l’Élysée (1963), montrait un chemin : l’avenir politique européen passe par une armée franco-allemande, seul critère d’émergence d’une puissance européenne, laquelle serait alors capable d’imposer sa monnaie dans un concert planétaire en fin rééquilibré. Cet horizon-là déploierait une opportunité interne de dépassement du désenchantement, mais donnerait aussi l’occasion à ses opposants – ou à ses ennemis – de s’exprimer : retour du politique par la politique. Henry Kissinger semble être le seul dirigeant américain à l’avoir compris et écrit.
Reste que ce qui lie des individus entre eux ne s’exprime pas d’abord par des idées, mais aussi et surtout par des symboles. L’Arabie Saoudite n’existe pas d’elle-même ; le ressort de son histoire tient pour l’essentiel dans quelques centimètres cubes de matière minérale : la pierre noire de la Kaba. Qu’est-ce qui vaut, aujourd’hui en Europe, comme signe indubitable d’une destinée commune ? Le terrorisme islamique rappelle à chaque attentat suicide que ce que vaut une vie s’inscrit dans ce qui la dépasse. Où se logent, en ce début de siècle, les ressorts de ce que Georges Dumézil, résumant des traditions indo-européennes millénaires, nommait la fonction souveraine, mixte de juridique et de religieux ? Le bavardage culturel à la mode a estompé cette fonction majeure, au point d’en biffer les traces. En a-t-il fait, pour autant, disparaître la nécessité ? C’est, en creux, la question posée par les essais qui viennent de paraître.
11:25 Publié dans La vie des idées | Lien permanent | Commentaires (0)
Finkielkraut: «L'enfant gâté a succédé à l'homme cultivé»
Alain Finkielkraut juge que des menaces pèsent sur la civilisation et s'inquiète de l'appauvrissement de la langue, donc de l'être.
Recueilli par CATHERINE CALVET et BÉATRICE VALLAEYS
Libération : samedi 26 janvier 2008
Né en 1949 à Paris, Alain Finkielkraut est professeur au départemen humanités et sciences sociales de l’Ecole polytechnique. Il anime aussi l’émission Répliques sur France Culture. Parmi ses œuvres : le Juif imaginaire (Seuil, 1980) ; l’Avenir d’une négation (Seuil, 1982) ; l’Ingratitude (Gallimard, 1999) ; Nous autres modernes (Ellipses, 2005). On le dit inclassable, il l’admet, le cultive, et prétend simplement essayer de penser le monde sans œillères ni garde-fou.
Qualifié aussi de «vieux jeu» - Daniel Cohn-Bendit dit de lui qu’il arrive tout droit du XIXe siècle -, il assure n’avoir aucune nostalgie. Signes particuliers : pas de portable ni d’ordinateur.
Vous êtes un intellectuel. Comment vous définiriez-vous ?
Je ne sais pas qui je suis. Je sais que j’ai été un élève consciencieux et moins doué que voué, par l’angoisse, à faire de bonnes études. J’ai été admis en 1969 à l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, j’ai passé trois ans plus tard une agrégation de lettres modernes, j’ai enseigné le français pendant deux ans dans un lycée technique à Beauvais, puis aux Etats-Unis, à l’université de Berkeley. J’ai écrit mes premiers livres avec Pascal Bruckner, puis j’ai essayé d’unir, dans mon écriture et mon enseignement à l’Ecole polytechnique, la passion littéraire et, plus tardive, mais non moins intense, la passion philosophique. Il est dit de moi, depuis la Défaite de la pensée (Gallimard, 1987), que j’ai trahi la gauche et que je suis une «pleureuse réactionnaire». La Querelle de l’école (éditions Stock), qui vient de paraître, n’a pas arrangé les choses. C’est complètement idiot. Mais je ne cherche plus à me justifier ni à montrer patte blanche à qui que ce soit. Je prends acte de cette mauvaise nouvelle : la démocratie est sortie de son lit et elle envahit des espaces où elle n’a rien à faire, notamment l’éducation et la culture. Or refuser la dissymétrie institutionnelle de l’école pour en faire une communauté éducative, c’est tuer l’école. Refuser la hiérarchie des valeurs esthétiques, la distinction entre la culture et l’inculture, ou même entre la beauté et la trivialité, c’est tuer la culture. Ce meurtre est-il de gauche ?
Vous défendez l’idée qu’il doit y avoir de la sélection, qu’il faut mettre fin à la démagogie à l’école. Or, dans «la Querelle de l’école», il est dit que la France est l’un des pays occidentaux qui pratique le plus la sélection. Pourquoi déniez-vous le droit à la réussite pour tous ? Vous n’êtes pas d’accord avec cet autre slogan : «A chacun selon ses talents et ses mérites» ?
Le drame de notre temps, c’est la transformation de toutes choses matérielles ou spirituelles en droits de l’homme. Nous avons ainsi changé d’époque et d’idéal : l’enfant gâté succède à l’homme cultivé. Tout le monde, c’est vrai, n’est pas gâté - loin de là. Tout le monde n’est pas consommateur de tout, mais tout le monde veut l’être et le proclame. Le droit à la réussite constitue l’élève en client et en produit de la fabrique scolaire. Si le produit est défectueux, le client et ses parents sont fondés à se plaindre. Ce drôle de droit court-circuite la culture, c’est-à-dire l’effort, l’élévation que permet l’école mais qu’elle ne peut faire à la place de l’élève. La métaphore de l’ascenseur social procède du même infantilisme. Il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton pour connaître un destin meilleur. Et si la réussite est un droit, la sélection devient un sévice. Elle a donc disparu de l’enseignement secondaire. Ce qui fait que les universités sont des abattoirs et que les élèves nantis bénéficient soit des écoles privées, soit du soutien scolaire pour pallier, non leurs défaillances, mais celles de l’école publique elle-même ! L’idéal de l’enfant gâté détruit la culture sans réduire les inégalités. Comme vous le voyez, il a tout bon.
S’il y avait des classes de dix, quinze élèves dans les quartiers difficiles, les chances de transmettre le savoir seraient plus grandes qu’avec des classes de quarante. L’ascenseur social existerait bien, non pas en appuyant sur un bouton, mais par l’effort…
Il faut réintroduire l’émulation partout, et la création de classes préparatoires dans les zones dites sensibles va dans ce sens. Mais il faut savoir aussi que, comme l’a dit à Libération (1) Karen Montet-Toutain, enseignante à Etampes (Essonne), après l’agression dont elle a été victime, les professeurs ont d’autant plus de mal à imposer leur autorité qu’ils sont perçus comme des minables avec leurs 1 500 euros par mois.
Des professeurs méprisés, chahutés, ridiculisés par leurs élèves ont toujours existé. Certains sont même des figures de la littérature, comme le professeur Unrat de Heinrich Mann dans «l’Ange bleu». Qu’il s’agisse ici du salaire de l’enseignante mérite-t-il une analyse différente ?
Arrêtons de nous cacher derrière notre petit doigt bien-pensant : le chômage dans les banlieues n’est pas seulement imputable au racisme, il tient aussi à l’attrait exercé par les trafics de l’économie parallèle. Il est plus tentant, quand on rêve d’une consommation infinie, d’être dealer que plombier, maçon, avocat, médecin, sans parler de professeur, ce métier de pauvre ! Et il y a du nouveau sous le soleil. Le nouveau, en l’occurrence, c’est le règne sans partage d’une télévision sans complexes, c’est le rôle prescripteur des amuseurs, et c’est la transmission des normes sociales par les vedettes de la jet-set et du show-biz. L’écran, qui envahit tout, est lui-même envahi par une nouvelle caste dominante qui se croit libérée des préjugés bourgeois, alors qu’elle s’est affranchie de tout scrupule et dont les goûts, la langue, la connivence régressive, l’hilarité perpétuelle, l’obscénité tranquille et le barbotement dans la bassesse témoignent d’un mépris souverain pour l’expérience des belles choses que les professeurs ont la charge de transmettre. Il est toujours plus difficile de résister à ce déferlement.
Vous exonérez un peu vite les politiques. Giscard d’Estaing et Mitterrand sont sans doute les premiers à se pipoliser, de Gaulle et Pompidou n’autorisaient que rarement les micros. Quand Mitterrand intègre dans son gouvernement Tapie ou Charasse, qui empruntent au registre populaire, voire populiste, il le fait sciemment. Sarkozy, lui, n’a même plus besoin d’un Tapie ou d’un Charasse…
J’ai eu beau affirmer pendant toute la campagne électorale ma non-appartenance, on a voulu que je sois un rallié du sarkozysme. Pourtant, quand le Fouquet’s et le yacht aux sept écrans plasma ont remplacé la retraite annoncée, j’ai été le premier - je n’en tire aucune gloire - à signaler le risque d’une grimaldisation et d’une berlusconisation de la République. Mais je suis éberlué par l’aplomb des journalistes qui dénoncent vertueusement le grand déballage de la vie privée présidentielle tout en y prêtant complaisamment la main. Les mêmes qui s’indignent des frasques de Sarkozy vantent les qualités littéraires d’ouvrages qui ne sont que des ramassis de ragots et d’indiscrétions. A ces voyeurs antiexhibitionnistes, à ces tartuffes si curieux de ce qu’ils font profession de ne pas vouloir regarder, je demanderai, avec Soljenitsyne, qu’ils respectent, eux aussi, mon droit de ne pas savoir et de ne pas encombrer mon âme avec des cancans et des histoires d’alcôve. Journalistes, oubliez Carla ! Et si vous dites que Sarkozy vous instrumentalise en étalant sa vie sentimentale, soyez adultes ! Questionnez le Président sur le pouvoir d’achat, l’école, le contraste entre la politique de civilisation et la volonté non moins affichée de libérer la croissance, c’est-à-dire la consommation, de toute pesanteur civilisationnelle, l’effrayante idée d’introduire la diversité dans la Constitution pour mettre celle-ci au goût du jour, comme s’il n’importait pas plutôt de mettre le jour au goût de la République une et indivisible, et ne faites intervenir la vie privée que dans ce cadre : demandez-lui si la volonté politique de reciviliser l’être-ensemble est selon lui compatible avec une présence ostentatoire à Eurodisney.
Il n’est pas seulement question de la surexposition médiatique du Président, mais surtout de la langue employée par Sarkozy. Ceux qui l’ont précédé à l’Elysée étaient cultivés et parlaient un français parfait. Sarkozy cultive le parler vulgaire, en même temps qu’il lance sa politique de civilisation.
Vous avez raison : le destin de la civilisation est lié à celui de la langue. Si l’expression «politique de civilisation» a fait mouche, c’est parce qu’elle a rencontré et cristallisé une inquiétude diffuse aujourd’hui en France. La civilisation n’est plus la totalité qui nous enveloppe, c’est une lumière qui clignote et menace de s’éteindre. Nous sentons confusément qu’un trésor se défait. La politique de civilisation, c’est l’extension de la préoccupation écologique à l’art de vivre. Les exemples de dé-civilisation abondent.
N’est-ce pas plus grave quand ces exemples de dé-civilisation viennent d’en haut ?
Ils viennent de partout, c’est cela qui est grave. Moins vous avez de mots et moins vous avez de monde à contempler, à aimer, à penser, moins donc vous savez être seul et silencieux. La langue heureuse meuble le silence, la langue racornie conduit au vacarme. Alors que faire ? S’adapter, nager dans le sens du courant, comme le demandait mélancoliquement Jean-François Kahn dans le Monde, c’est-à-dire raccourcir les phrases, répéter le sujet, supprimer les références historiques car Yalta ne dit plus rien à personne ? Non, il faut planter ses talons dans le sol, exiger de tous les hommes publics qu’ils parlent avec soin, ne pas craindre de remettre dans la langue de la civilisation, c’est-à-dire du subjonctif, du futur antérieur, des qualités, du tremblement et des nuances. Mais les linguistes ne l’entendent pas de cette oreille, eux qui se targuent de chercher dans les cours de récréation les nouveaux mots du dictionnaire.
C’est plus compliqué que ça, l’entrée d’un mot dans le dictionnaire obéit à des règles très scrupuleuses…
Non elle obéit à une démagogie échevelée. Tous les ans, les journaux célèbrent les nouveaux entrants, surtout s’ils sont techniques ou s’ils sont dépenaillés. J’aimerais, pour ma part, que ces mêmes journaux mènent une enquête sur les pauvres et beaux mots éliminés chaque année du dictionnaire pour faire de la place. Ce serait tristement instructif.
L’introduction de mots anglais vous chagrine ?
Pas du tout. Certaines réalités humaines sont mieux cernées par l’anglais que par notre langue. Je pense par exemple à self-righteousness : un mot beaucoup plus percutant que notre «bonne conscience». En revanche, la consécration de «cool» n’est pas très heureuse car elle relève de la paresse et non du souci de précision, mais je n’aime pas d’avantage «super». Et il n’y avait pas urgence à introduire dans le Robert le mot «rebeu». Ceux qui ont eu cette idée voulaient être à la page, mais on est toujours le réactionnaire de quelqu’un. Pour avoir qualifié le mot «rebeu» de péjoratif, le dico sympatico s’est attiré les foudres des associations antiracistes.
Beaucoup de linguistes défendent l’idée qu’une langue meurt si elle n’est pas renouvelée par des mots qui apparaissent au fil du temps.
L’expérience du XXe siècle aurait dû nous guérir des illusions du progressisme. Tout mouvement n’est pas progrès, et la vie ne saurait être à elle-même son propre critère. La vie peut être bête, laide, brutale, meurtrière. Si, incapable de surmonter vos angoisses et vos obsessions, vous demandez conseil à un ami et que celui-ci vous suggère de consulter un psy de sa connaissance qui vous «renseignera sur comment gérer votre stress», vous n’avez aucune raison valable de vous réjouir, en l’écoutant, des capacités de renouvellement de la langue. Il parle comme on n’a jamais parlé, et c’est atroce. Et puis il y a les terribles serial killers de la langue, ces mots qui en effacent des centaines d’autres.
Par exemple ?
Sympa. Vous avez prêté Retour à Florence de Henry James à quelqu’un qui vous dit : «J’ai lu ce livre, c’était vraiment sympa.» S’il y a quelque chose que Henry James n’est pas, c’est «sympa».
Vous évoquez la culture de masse, née précisément avec les baby-boomers, c’est-à-dire votre génération.
Je n’ai aucun orgueil générationnel, mais je crois quand même, avec Olivier Rolin, que la révolte de 1968 contre le vieux monde avait ceci de touchant qu’elle était faite avec les ronéos, les livres, les instruments et la rhétorique du vieux monde. Mais les soixante-huitards ont une grande part de responsabilité dans le désastreux rapatriement de la grande idée critique de relativisme culturel à l’intérieur de nos sociétés. Ce qui était un défi salutaire à l’arrogance de l’Occident est devenu l’alibi du nivellement de toutes les pratiques humaines. Le cultivé se dissout ainsi dans le culturel. La culture n’est plus perçue ou pensée comme un travail de soi sur soi, comme un exercice, mais comme une identité que chacun trouve en lui-même et qu’il exprime comme il veut. Le malaise actuel dans la civilisation tient à ce remplacement de l’exercice par l’expression dans l’espace privé et dans la sphère publique, de la naissance à la mort.
Que pensez-vous de la BD ?
Si je vous en dis du mal, vous me répondrez, comme pour le rap ou la techno, «tu n’y connais rien, cette scène est d’une richesse et d’une variété extrêmes». Mais il y a tant de livres à lire, de toiles à admirer, que je n’ai pas de temps à perdre pour ce qu’on appelait autrefois les illustrés. La beauté des livres, c’est qu’ils sont sans images et qu’ils offrent ainsi libre carrière à l’imagination. Quand on me raconte une histoire, j’ai besoin qu’on me donne à penser, qu’on me donne l’envie d’interrompre ma lecture et de lever la tête, pas qu’on dessine pour moi les héros. Mais les enfants gâtés veulent rester des enfants.
Au fond, vous êtes terriblement irritant. A priori, on vous rangerait à gauche, mais vous prenez toujours tout le monde à contre-courant. Vous êtes d’ailleurs plus agaçant à l’écrit qu’à l’oral ; à l’écrit les propos apparaissent plus agressifs. Un penseur doit-il irriter pour rendre les gens intelligents ?
Pas du tout. Penser, c’est chercher à tâtons la vérité sans se laisser intimider par l’opinion majoritaire ni séduire par la tentation du paradoxe à tout prix. Il n’y a, par exemple, rien de paradoxal à approuver le projet de supprimer la publicité à la télévision : c’est peut-être le seul moyen de retrouver à une heure décente, des émissions ambitieuses ou simplement intéressantes. La gauche pourtant a fait front, elle a dénoncé comme un seul homme la manœuvre du Président et son cadeau au privé. Il faudra être très attentif, bien sûr, à la mise en œuvre de cette réforme ; mais s’y opposer, c’est signifier qu’on abandonne la promesse d’un accès de tous aux lumières humaines pour une promesse de consommation sans fin des produits. «Goinfres de tous les pays, lâchez-vous !», dit aujourd’hui la gauche. La seule réponse digne à cette invitation est : sans moi.
A propos des valeurs intellectuelles et morales, Régis Debray évoquait dans «le Monde» le fait que de Gaulle avait décrété des funérailles nationales en 1945 pour Paul Valéry, quand Sarkozy n’a pas dit un mot à la mort de Julien Gracq. Pensez-vous qu’il appartient au chef de l’Etat de célébrer ces «grands hommes» ?
Oui. J’aurais aimé aussi que le président de la République, qui aime l’Europe et les voyages, se rende aux obsèques d’Ingmar Bergman et que France 2 diffuse, à cette occasion, Fanny et Alexandre en version originale et en première partie de soirée. C’était la moindre des choses, et elle n’a pas eu lieu. Mais il faut aussi prendre acte du paradoxe où nous vivons. Sarkozy est le premier chef d’Etat de la société postculturelle, mais c’est lui qui veut supprimer la publicité à la télévision alors que François Mitterrand, ce président raffiné et bibliophile, dont Régis Debray a été un temps proche collaborateur, a fait entrer Berlusconi dans la télévision française. Ce qui m’inquiète, c’est la culture du résultat, introduite au moment même où l’on parle de politique de civilisation. Christine Albanel va être notée sur la part de marché des films français en France. Le ministère de la Culture se réjouit donc du succès à venir du nouvel Astérix. C’est à pleurer.
Le bon penseur doit aussi avoir le talent de la transmission. Croyez-vous l’avoir ? Exemple : dans les années 60, beaucoup ont hurlé contre Françoise Dolto qui «vulgarisait» la pédopsychiatrie lors d’un rendez-vous radiophonique hebdomadaire. Votre travail à France Culture s’apparente-t-il à l’esprit de l’émission de Françoise Dolto ? Vos émissions sont-elles votre moyen de transmission ?
Dans mes émissions, dans mes livres, dans mes cours, je ne cherche pas l’accessibilité à tout prix, je cherche l’exactitude. Et ce qui me garde de l’hermétisme, c’est cette réaction de l’avant-gardiste Gombrowicz aux coquetteries de l’avant-garde universitaire française : «Plus c’est savant, plus c’est bête.» Je dois dire aussi que quand j’ai commencé à écrire, je n’avais en tête que mes pairs ou mes professeurs, ou l’université. C’est la rencontre avec Pascal Bruckner et notre livre écrit ensemble - le Nouveau Désordre amoureux, en 1977 - qui m’a libéré de ce surmoi-là. Fort heureusement, j’en ai d’autres.
Pascal Bruckner vous a-t-il apporté la fantaisie ?
Non, je crois qu’elle était présente. Il m’a donné le goût et la liberté d’écrire dans la langue naturelle. Je me suis affranchi avec lui du carcan du jargon. Et puis j’ai eu la chance de ne pas faire un mariage intra-universitaire. J’ai épousé une avocate, j’écris aussi pour elle, c’est-à-dire sans clins d’œil et sans sous-entendus. Pour ce qui est de mes interventions orales, j’essaie de les préparer comme des exercices d’éloquence. La parole spontanée est informe, débraillée, et j’y reviens : ce qui rend les émissions de télévision si souvent pénibles, c’est le culte de la spontanéité.
Parler comme vous le faites au plus grand nombre vous range-t-il dans la «politique de civilisation» ?
Attention avec cette histoire du plus grand nombre.
Vous préférez que l’on dise que vous ne parlez qu’à l’élite ?
Non pas du tout. Mais si un mot rare ou difficile me paraît nécessaire, je l’emploie ; si une référence historique n’est pas connue de tous, je l’utilise aussi, en l’explicitant au maximum, mais j’essaie de ne jamais simplifier.
Il y a une récurrence chez vous, et Cohn-Bendit vous qualifie d’homme du XIXe siècle, c’est l’idée que «tout fout le camp», et qu’avant c’était sinon mieux, du moins différent. Or souvent vous citez d’illustres intellectuels de jadis faisant sur leur époque le constat que vous faites sur la vôtre.
Non. Je suis sensible aux différences. Je ne dis pas que tout fout le camp, je vois le monde changer. Et quand Daniel Pennac, dans Chagrin d’école, nous explique que depuis toujours il y a des cancres, depuis toujours les pauvres parlent fort, depuis toujours les professeurs se plaignent du niveau, il suscite un soulagement et un attendrissement général, mais au prix de la vérité. Le cancre appartient à l’époque «sergent-major» où le bon élève n’était pas un «intello» ou un «bouffon», et la violence du rap ou la langue des banlieues n’ont rien à voir avec l’argot de Casque d’or.
A vous entendre, on va tout droit au chaos.
Rien n’est sûr. L’avenir n’est pas écrit. Je pense à ce film diffusé récemment sur Canal + : l’Education nationale, un grand corps malade. Une professeure de français, dans un collège de banlieue, disait qu’elle persistait, sans tenir compte des nouveaux programmes, à enseigner le Cid à ses élèves car ils aiment le dépaysement de «Va, cours, vole et nous venge». Mais si notre société qui n’a que l’Autre à la bouche continue à tenir l’actualité, c’est-à-dire le proche, l’identique, le pareil au même, pour seule capable de susciter l’intérêt des élèves, on s’enfoncera un peu plus, non dans le chaos, mais dans l’uniformité rugissante.
Daniel Pennac, dans «Chagrin d’école», cite une phrase du «Jeu de l’amour et du hasard» de Marivaux : «Dans ce monde, il faut être un peu trop bon pour l’être assez.»
Il vaut toujours mieux ne pas être méchant, mais ce n’est pas la bonté, ce n’est pas l’amour des élèves qui résoudra le problème de la misère linguistique en milieu adolescent. C’est la responsabilité du monde et l’amour intraitable de la langue dans lesquels on veut les faire entrer. On a tellement sentimentalisé l’école qu’on en est venu à criminaliser les notes. Si vous ne faites pas la différence entre l’élève et l’enfant, donner une mauvaise note à l’élève, c’est insulter l’enfant.
Vous êtes souvent et sincèrement en colère, comme si ce que vous analysez vous agressait personnellement. N’êtes-vous pas finalement d’abord un moraliste ?
Non, mais je pense effectivement quand je pense affectivement. «Les idées, disait Proust, sont des succédanés des chagrins.»
(1) Libération du 11 janvier 2006. Karen Montet-Toutain avait été poignardée par un de ses élèves.
03:15 Publié dans La vie des idées | Lien permanent | Commentaires (0)
23/01/2008
Récession
Principales caractéristiques et conséquences de l'entrée en récession de l'économie américaine
- Extrait GEAB N°15 (15 mai 2007) -
Comme l'a souligné à maintes reprises l'équipe de LEAP/E2020 depuis plus d'un an, les évènements qui se déroulent actuellement s'intègrent dans le contexte de la première crise systémique globale de l'Histoire, et chacun d'entre eux est donc porteur d'un impact qualitativement supérieur à un événement identique dans un contexte classique. Ainsi, la récession américaine qui vient de débuter n'est pas juste " une récession de plus ", comme les Etats-Unis en ont connu plusieurs ces dernières décennies, mais elle est, comme l'a annoncé LEAP/E2020 début 2007, le déclencheur de la " Très Grande Dépression US 2007".
En effet, elle s'inscrit dans un moment historique bien particulier qui est caractérisé par une détérioration de la puissance des Etats-Unis dans toutes ses dimensions (politique, économique, financière, monétaire, militaire, stratégique, diplomatique). Son impact sera donc multiplié par autant de crises-miroirs, transformant notamment la récession en dépression. Dans ce numéro du GEAB, l'équipe LEAP/E2020 souhaite présenter les grandes lignes des enchaînements dépressionnaires qui vont dominer l'économie américaine et mondiale au cours des prochains mois. Dans le prochain numéro, nous reviendrons plus en détail sur les conséquences pour le secteur financier (notamment sur les hedge-funds, les grandes banques d'affaires et le Yen carry-trade)
1/ Aggravation de l'insolvabilité du consommateur US, chute des profits des sociétés dépendantes du marché américain et licenciements massifs aliment une boucle rétroactive négative
Dès Novembre 2006, dans le GEAB N°9, l'équipe de LEAP/E2020 annonçait que l'insolvabilité du consommateur américain serait l'une des grandes caractéristiques de 2007. Les récents chiffres (en baisse) des ventes de détail (1) illustrent qu'en effet le consommateur américain, malgré un endettement croissant (y compris désormais sous forme de crédit revolving ou d'encours en cartes de crédit, puisqu'il ne peut plus emprûnter sur la valeur de ses biens immobiliers) (2), est en train de déclarer forfait (3). Cette évolution est renforcée, au-delà du problème du marché immobilier et du crédit connexe (4), par le fait que désormais l'emploi est affecté et que les licenciements se multiplient déjà dans l'industrie manufacturière et le commerce de détail, après l'immobilier et le bâtiment, et avant de s'étendre aux services.
Evolution comparée du taux des prêts à risques non remboursés et du prix moyen des maisons / Etats-Unis - source Reuters
Sans le crédit et sans les salaires, la consommation des ménages aux Etats-Unis ne peut plus représenter un facteur porteur de croissance. Or, elle a représenté 70% de la croissance US de ces dernières années. Cette défection du consommateur explique bien entendu l'entrée en récession de l'économie des Etats-Unis, mais elle éclaire également l'évolution des prochains mois, à savoir une contagion récessionniste qui va s'étendre d'abord vers les sociétés au contact direct du consommateur (1° et 2° trimestre 2007), puis remonter vers les industries de biens d'équipement et les services aux entreprises (2° et 3° trimestre 2007) (5). Le secteur financier américain (et implanté aux Etats-Unis), déjà affecté par les conséquences et les ramifications de la crise des prêts à risques (6), sera au coeur de cette spirale récessionniste (7).
A partir de ce moment, la boucle de rétro-activité négative est enclenchée, nourrissant la baisse des profits qui alimente le chômage (comme l'illustrent déjà les licenciements massifs en cours et la faiblesse de la création d'emploi) (8), qui lui-même pèse sur la consommation, et donc les profits des entreprises principalement dépendantes du marché américain. Les entreprises qui sont également bien positionnées sur les marchés asiatiques et européens pourront au contraire jouer d'un double atout : une croissance maintenue dans ces zones, et un effet de change positif si leurs résultats sont en dollars US.
II- Accélération de la baisse du Dollar, inflation importée, hausse du déficit de la balance des paiements et tensions commerciales avec l'Asie et l'Europe provoquent l'implosion du consensus à la Réserve Fédérale et l'entrée dans la " Très Grande Dépression "
Le taux EURUSD est déjà sur la pente des 1,40 et à l'été des 1,50. La tendance est la même pour la Livre britannique et le Yuan chinois. La prise de conscience généralisée de l'entrée en récession de l'économie américaine va accélérer la baisse des flux de capitaux investis aux Etats-Unis, aggravant de ce fait le déficit de la balance des paiements du pays. Ce phénomène renforcera le déclin de la devise américaine par rapport à l'ensemble des grandes monnaies mondiales; et aura une double conséquence d'aggravation de l'inflation importée (notamment via une hausse quasi-automatique des prix du pétrole libellés en Dollars US) (9), et de renforcement des tensions commerciales entre les Etats-Unis et leurs partenaires commerciaux au premier rang desquels la Chine et le Japon qui seront simultanément exposés à une baisse de leurs recettes d'exportation (10) et à une réduction de la valeur de leurs réserves en Dollars US, mais aussi des pays européens. Pourtant le déficit commercial américain ne s'améliorera pas significativement dans les mois à venir faute de substitution possible aux importations.
Evolution des exportations américaines / Estimation jusqu'à Août 2007 - Source : Forecasts.org
Cette situation promet d'alimenter copieusement les conflits commerciaux entre les Etats-Unis et ses partenaires (11), tout en condamnant définitivement la moindre chance de relance du cycle de libéralisation des échanges de l'OMC et en renforçant les synergies régionales (Chine-Japon-Asean d'une part (12), UE dont Royaume-Uni/Euroland d'autre part). Et en ce qui concerne la Chine, ce sera un test décisif de sa capacité à affronter une telle réduction de ses exportations, entraînant notamment l'explosion de la " bulle spéculative boursière " du pays (13).
La Réserve fédérale américaine va désormais être au coeur de la tourmente politique, médiatique, économique, monétaire et financière, car ce qui n'est qu'une interrogation aujourd'hui va se transformer en accusation dans les prochaines semaines : pourquoi avoir tant tardé à baisser les taux d'intérêts et avoir condamné l'économie américaine à entrer en récession ? (14) Et la Fed ne pourra pas répondre publiquement la seule réponse valide : pour éviter un effondrement pur et simple de la devise US. Car en effet, comme l'équipe LEAP/E2020 l'a déjà longuement explicité dans les précédents numéros, la valeur de la devise américaine (déjà bien affaiblie) ne tient plus qu'à deux fils : le niveau favorable des taux d'intérêts américains et la croyance dans la valeur intrinsèque de l'économie des Etats-Unis. La prise de conscience de l'entrée en récession de cette même économie ayant coupé un fil, il ne reste plus que les taux d'intérêts pour éviter que la monnaie ne s'effondre. Mais évidemment, une telle déclaration est impossible à faire pour la Fed, car elle déclencherait aussitôt une fuite hors de la monnaie US. Alors parlons d'inflation maîtrisée, à maîtriser, maîtrisable, ... et préparons le terrain pour une baisse des taux forcément en demi-mesure (probablement 0,5%) d'ici l'été, tout en ayant l'air de maintenir une politique ferme et de ne pas céder à la panique. La panique viendra à l'automne du côté des politiques, au Congrès comme à la Maison Blanche, qui exigeront de l'action afin d'éviter la déroute électorale à l'automne 2008. Mais à ce moment là, ils devront choisir entre sauver le Dollar (15), ou sauver l'emploi de l'ouvrier Ryan, sur fond de vaste crise sociale (16).
--------
Notes:
(1) Source : MqarketWatch/DowJones, 11/05/2007
(2) Source : Mish's Global Economic Trend Analysis, 11/05/2007
(3) Source : Deloitte, 16/04/2007
(4) A Détroit, certaines maisons sont désormais moins chères qu'une voiture. Source : Reuters, 19/03/2007
(5) Ainsi, par exemple, l'immobilier commercial (hôtels, bureaux, magasins, ...) commence également à être affecté par la crise qui a touché l'immobilier d'habitation. Source : New York Times, 02/05/2007
(6) Comme déjà analysé dans le précédent GEAB, la crise du crédit aux Etats-Unis ne se limite plus aux prêts à risque (subprime). A lire : Bloomberg, 25/04/2007.
(7) Le cas de General Motors dont les profits au 1° trimestre se sont évanouis du fait des pertes de sa filiale financière GMAC, est particulièrement symbolique. Source : Yahoo, 02/05/2007
(8) Source : EpochTimes, 01/05/2007
(9) A lire: CnnMoney, 07/05/2007
(10) Au Japon, les premiers effets de l'entrée en récession de l'économie américaine se font déjà sentir via l'accumulation des stocks. Source : International Herald Tribune, 03/05/2007
(11) Le cas britannique est très symbolique en la matière. Source : Financial Times, 13/05/2007
(12) Le Japon, dont l'excédent commercial a augmenté de 80% au 1° trimestre 2007, réalise un chiffre croissant de son commerce extérieur avec la Chine, qui confirme son rôle de premier partenaire commercial. Source : YahooBiz/LaTribune, 25/04/2007
(13) A lire : MarketWatch/DowJones, 06/05/2007
(14) A Wall Street, certains opérateurs et spécialistes ont d'ailleurs déjà commencé à anticiper un futur " règlement de compte ". Source : Bloomberg, 30/04/2007
(15) Il est assez ironique de constater qu'un magazine américain aussi institutionnel que Foreign Affairs publie un article qui décrit la " fin des monnaies nationales " et appelle l'Amérique latine à rejoindre le Dollar US ... notamment pour le sauver face à l'Euro et une future monnaie commune asiatique. Foreign Affairs, 05/2007
(16) LEAP/E2020 a déjà commenté cet aspect dans les précédents numéros du GEAB et y reviendra dans l'avenir. Pour information, la crise de l'immobilier et du crédit commence à affecter durement les " babyboomers " américains qui se préparent à quitter la vie active. Source : MSNBC, 26/04/2007. Le tissu social de zones entières des métropoles américaines est déjà durement affecté par la crise immobilière en cours et les saisies qu'elle induit. Source : City Mayors, 14/04/2007 et CnnMoney, 07/05/2007
Mardi 08 Janvier 2008
22:11 | Lien permanent | Commentaires (0)
22/01/2008
Critique de la raison universitaire
Critique de la raison universitaire
Par Thierry Pech
http://www.laviedesidees.fr/Critique-de-la-raison.html
Pourquoi les mêmes intellectuels critiques qui, dans les années 1960, appelaient à l’insurrection des savoirs contre l’académisme universitaire, se sont-ils retournés contre le journalisme et les médias au nom de l’institution universitaire à partir de la fin des années 1970 ?
Recensé :
Geoffroy de Lagasnerie, L’Empire de l’université. Sur Bourdieu, les intellectuels et le journalisme, Paris, Ed. Amsterdam, 2007, 112 p., 8,5 euros.
L’opuscule de Geoffroy de Lagasnerie part d’un paradoxe où l’on est tenté de voir une contradiction : les mêmes intellectuels – Jacques Derrida, Michel Foucault, Gilles Deleuze et Pierre Bourdieu en l’occurrence – qui firent le procès de l’académisme universitaire et de son caractère « conservateur et répressif » dans les années 1960 et au début des années 1970, se révélèrent, à partir de la fin des années 1970, les plus rudes adversaires du système médiatique, et ce au nom du savoir et de l’institution universitaires. Après avoir valorisé la « vie du dehors », ils se rangèrent avec la même entière conviction à la « vie du dedans ». L’aventin universitaire, fustigé dans leurs jeunes années au profit d’une « insurrection des savoirs » et d’une libération de la parole, devint leur base de repli pratique et théorique pour critiquer une sphère médiatico-intellectuelle faite d’impostures, de gloires télévisuelles surfaites et d’essayisme bon marché. Nul n’eut alors la dent plus dure que ces clercs retournés au couvent en contempteurs implacables des turpitudes du monde…
Si G. de Lagasnerie voit dans ces deux positions successives, les visages inverses mais complices d’une même rhétorique, c’est tout de même à la critique de la seconde qu’il consacre l’essentiel de sa réflexion, parce qu’elle est, note-t-il, « devenue aujourd’hui dominante, voire hégémonique ». Le programme du livre est bien celui-ci : « s’interroger sur les effets d’une telle rhétorique de restauration de l’Université et de ses valeurs, et [en] critiquer les fondements théoriques et politiques », en évitant de retomber dans le piège de la première position, c’est-à-dire « une apologie du dehors du champ académique et des savoirs spontanés qui y naissent ». Bref, il s’agit de casser « la croyance dans la frontière » entre l’institution et son dehors, « les individus et les communautés qui portent le renouvellement théorique [n’ayant] pas d’espaces naturels assignés à l’avance ». Ce faisant, ce livre ne recherche pas le moyen terme ou la demi-mesure : il s’engage bel et bien sur le chemin d’un réarmement critique pour « comprendre selon quelle logique l’hérésie peut être véritablement soutenue et encouragée ».
Comment le revirement de ces intellectuels s’est-il produit ? G. de Lagasnerie reprend les arguments d’une croisade philosophique contre le « pouvoir journalistique » et décrit la montée en puissance d’un « fétichisme de l’université et de ses valeurs ». Deux dates semblent jouer un rôle moteur dans ce revirement : 1975 et 1976. 1975, c’est la naissance de l’émission de télévision Apostrophes qui va s’imposer rapidement comme le lieu où se font les réputations et les succès éditoriaux ; 1976, c’est la naissance des « nouveaux philosophes » dont la notoriété se construit presque entièrement dans la presse. G. de Lagasnerie propose d’analyser ce changement de pied de nos quatre intellectuels à la lumière des concepts qu’ils ont eux-mêmes forgés. Il montre ainsi que leur défense de la citadelle universitaire peut se comprendre comme un comportement « tactique » ou « stratégique », pour reprendre les catégories de M. Foucault. Il s’agit de réagir à une conjoncture qui menace leur situation acquise, car la nouvelle « capacité des médias à incarner un pouvoir alternatif de consécration » est « susceptible de produire un brouillage très puissant des hiérarchies intellectuelles ». « N’est-ce pas une sorte d’habitus intellectuel commun, confronté à un changement radical de l’ordre culturel, qui s’est exprimé dans leurs analyses (…) ? » Bref, Bourdieu, Derrida, Deleuze et Foucault auraient voulu réaffirmer leur monopole sur les choses intellectuelles et défendre une rente chèrement acquise.
L’analyse convainc d’autant plus que les mêmes n’avaient pas boudé le monde médiatique lors de la sortie de leurs livres, multipliant les interventions « extra-scientifiques » et les entretiens (Foucault en accorde onze pour la sortie des Mots et les choses et de l’Archéologie du savoir ; Bourdieu en donne quatre pour celle de la Distinction ; Deleuze six pour l’Anti-Œdipe ou l’édition des œuvres complètes de Nietzsche ; Derrida, quant à lui, intervient vingt-deux fois dans les médias entre 1980 et 1989…). « D’alliés, les journalistes seraient donc devenus des adversaires ».
Dans la deuxième partie de son livre, G. de Lagasnerie interroge « la pertinence des croyances et des représentations qui sous-tendent implicitement ou explicitement la critique du journalisme ». Les mécanismes de la « reconnaissance par les pairs », la croyance dans le titre scolaire, les conditions sociales d’accès à l’espace scientifique, l’idée selon laquelle l’université serait le seul lieu autonome de certification de la qualité d’une œuvre et que tous ceux qui cherchent à réussir hors ses murs seraient des faibles qui n’auraient pu réussir dans ses murs… L’Empire de l’université fait une brillante revue critique des mécanismes et des croyances qui organisent la cartellisation progressive des « vrais » producteurs de savoir. Ce système même dont des Roland Barthes ou des Philippe Ariès eurent à connaître les exclusives, mais aussi des Michel Foucault (refusé à la Sorbonne en 1967), des Jacques Derrida (battu par « un professeur marxiste de recrutement local à Nanterre », souligne G. de Lagasnerie)…
L’un des grands mérites de ce petit livre est précisément d’instruire ici encore une critique du fétichisme universitaire qui s’appuie sur une lecture des textes et pointe les contradictions de leurs auteurs. Ainsi Pierre Bourdieu fait l’apologie de l’autonomisation du champ universitaire et du « jugement des pairs », alors même qu’il avait brillamment souligné les effets de censure de ce type de clôture à propos du champ politique. En définitive, c’est bien souvent par une sorte de fidélité à leurs idées premières que G. de Lagasnerie s’en prend au cantonnement universitaire dont Foucault, Deleuze, Derrida et Bourdieu se firent les champions. Il fait fonctionner leurs œuvres comme une machine de guerre contre l’apologie des normes du champ académique et réveillent contre leurs auteurs toute l’énergie critique qu’elles contiennent. En ce sens, et pour le dire dans les termes de ce temps-là, le travail de G. de Lagasnerie est proprement subversif.
La dernière partie du livre montre que nombre de penseurs innovants se sont bel et bien construits contre l’ordre académique et le « conservatisme de ceux qui contrôlent les pouvoirs universitaires ». A l’apologie du jugement des pairs comme jugement des producteurs sur les producteurs (Bourdieu), l’Empire de l’université oppose une féconde critique du « jugement des reproducteurs sur les producteurs ». Manet et Zola (Zola soutenant Manet contre l’académisme) occupent une position stratégique dans ce dernier mouvement de la démonstration, non parce qu’ils auraient à voir avec le monde universitaire, mais parce que Bourdieu lui-même, dans un texte devenu quasiment introuvable, en fit les héros d’une attaque portée « au cœur même de l’art académique » [1].
La réflexion de G. de Lagasnerie ne sacrifie cependant jamais à une forme de romantisme de la création libre et inspirée contre les diktats de l’institution. Elle invite au contraire à « penser relationnellement », à observer ce qui se joue à la frontière des « champs », quitte à faire exploser les barrières qui séparent le monde savant du monde profane. Si l’on veut critiquer ce cheminement, ce n’est pas la « communauté scientifique » qu’il faut défendre contre la « communauté des hérétiques », mais l’appareil argumentatif qu’il emprunte si habilement à ses figures maîtresses et singulièrement à Bourdieu. Mais c’est une autre affaire.
05:55 | Lien permanent | Commentaires (0)
10/01/2008
Ernst Kantorowicz, biographe de Frédéric II de Hohenstaufen
Par Stefan PIETSCHMAN
„Vivet et non vivit“ (= Il vit et n’a pas vécu). A la fin de sa monumentale monographie consacrée à Frédéric II, Ernst Kantorowicz a placé cette citation latine, car il était indubitablement animé par une intention mystique : le mythe de l’Empereur Hohenstaufen, figure clef, est rappelé ainsi à la vie, au-delà des siècles, au-delà de la mort physique. Dès la parution de ce maître ouvrage en 1927, Ernst Kantorowicz acquiert d’un coup la célébrité.
Ernst Hartwig Kantorowicz, né en mai 1895 à Posen, est issu d’une vieille famille juive en vue. Après avoir passé son « Abitur » en 1913, il entame des études d’ingénieur commercial à Hambourg, afin de pouvoir, plus tard, gérer l’entreprise familiale, une fabrique de spiritueux. Dès qu’éclate la première guerre mondiale, Kantorowicz se présente comme volontaire au 20ième Régiment d’Artillerie de campagne de Posnanie, où il servira jusqu’à la fin des hostilités. Il revient du combat la poitrine constellée de décorations. En mai 1918, il s’était inscrit à l’Université de Berlin, en faculté de philosophie. C’est dans la capitale qu’il vécut la révolution, ce qui l’amena à retourner dans sa province natale de Posnanie, pour s’engager immédiatement dans un Corps Franc, dont le but était de défendre les revendications allemandes dans cette région de l’Est du Reich. Au cours du printemps 1919, il est engagé contre les Spartakistes à Berlin, et puis, en mai, alors qu’il étudie les sciences économiques, contre la République des Conseils à Munich.
Il déménage ensuite à Heidelberg. Il fait connaissance avec le poète Stefan George et, immédiatement après avoir remis sa thèse de doctorat (sur « L’essence des associations musulmanes d’artisans »), se consacre au thème de sa vie : la figure de l’Empereur Frédéric II de Hohenstaufen.
Indubitablement, il a été amené à ce choix, inspiré par les poèmes de Stefan George. Dans son poème « Rom-Fahrer », George avait averti ses disciples en faisant allusion au destin tragique de l’Empereur Frédéric II et de son petit-fils Konradin. « La grandeur des grandeurs de Frédéric, véritable nostalgie des peuples » est une nouvelle fois évoquée dans le poème « Die Gräber in Speier ». George y rappelle la figure de ce petit-fils de Béatrice de Bourgogne, dont la tombe est à Spire (Speyer) ; elle avait été la seconde épouse de Frédéric Barberousse. George voyait dans le règne de Frédéric II revivre la politique générale des Empereurs germaniques issus de ces premières lignées que furent les Carolingiens, les Ottoniens et les Saliens, une politique générale couplée au sens impérial et romain de l’Etat, à la culture grecque et orientale.
La fin des grands temps
Dans ses « Conversations avec Stefan George », Edith Landmann fait dire au poète ce qu’il ressentait face à la figure de Frédéric II, des Allemands en général. Question d’Edith Landmann : «Vous avez évoqué le passage de la belle ère allemande médiévale à l’époque plus prosaïque de Rudolf von Habsburg… ». Réponse de George : « Ce Rudolf était déjà un roi bourgeois. Avec lui, c’est autre chose. Les grands temps sont passés. C’est insaisissable, ce qui s’est passé là ; pourra-t-on jamais revenir au-delà de cette césure ? La meilleure explication de ce passage me semble celle-ci : à certaines époques, les dieux visitent un pays et quand ils repartent, les hauts temps s’évanouissent ». Le « Frédéric II » d’Ernst Kantorowicz décrit le déclin des Staufen, et fait de cette description une lecture si captivante, qu’elle ne laisse aucun lecteur indifférent. « Quelle impression cela a fait sur les Italiens, la mort de ce bel homme ! Les Allemands, en revanche, lui ont comme tapé sur l’épaule, en lui demandant de restreindre ses élans et en lui disant : tu aurais mieux fait de rester au pays, voilà ce qui arrive quand on ne le fait pas ». « Cette phrase, écrit Edith Landmann, m’est restée gravée dans la mémoire… ».
Stefan George disait de Kantorowicz qu’il était « ce que les Français nomment un ‘Chevalier’ » et, ajoutait-il, « il était si entièrement ‘Chevalier’, qu’on ne s’en apercevait plus ». Homme du monde, très élégant dans le choix de ses vêtements, dans sa gestuelle quotidienne, dans son langage ; il avait tout, dit le germaniste Boehringer, d’un escrimeur, virtuose du fleuret. « Son intelligence, qui avait la faculté de pénétrer profondément en toute matière, se doublait d’une étonnante capacité à percevoir les choses dans leurs interrelations ; c’est sur ces facultés intellectuelles-là que repose sa vision et sa présentation si grandioses et si vivantes de l’histoire ».
Le livre consacré à Frédéric II de Hohenstaufen, Kantorowicz l’a écrit, pour l’essentiel, dans son appartement de Heidelberg, charmante petite ville universitaire où George, lui aussi, tenait ses quartiers à l’époque, du moins pendant quelques étés jusqu’en 1926. Plusieurs passages du livre en témoignent. Stefan George et les frères von Stauffenberg en ont corrigé les épreuves et négocié sa publication auprès des éditeurs.
L’Allemagne secrète à Naples et à Palerme
Le livre contient une sorte de préambule, dont le style et la teneur sont typiques du Cercle de Stefan George : « Lorsqu’en mai 1924, le Royaume d’Italie a célébré le 700ième anniversaire de la fondation de l’Université de Naples, que Frédéric II de Hohenstaufen avait fondée, on a trouvé, au pied du sarcophage de l’Empereur, dans la cathédrale de Palerme, une couronne portant l’inscription suivante : ‘A ses empereurs et héros, l’Allemagne secrète’ (= Das Geheime Deutschland) ». Cette couronne et ce bandeau votif avaient été déposés, selon toute vraisemblance, par des amis de George, qui séjournaient vers Pâques 1924 à Palerme : parmi eux, il y avait Ernst Kantorowicz. Son mérite demeurera, d’avoir ramené au présent la figure sublime de Frédéric II, grâce aux stupéfiantes facultés de son intelligence critique, à la pertinence profonde de son questionnement. L’Etat, construit en Sicile par Frédéric II, fondé et gouverné par le truchement de la Constitution de Melfi, selon les lois de la raison, se référait à l’antiquité, jugée en son temps « païenne ». Ce « paganisme » antique et ce recours à la raison politique contribuèrent à faire de lui, pour ses ennemis, un « hérétique ». Il n’y avait pourtant rien d’autre d’ « hérétique », chez lui, que d’être simplement en avance sur son temps. Quelques siècles plus tard, personne n’aurait parlé de ‘stupor mundi’, en faisant référence à l’œuvre qu’il avait bâtie. Frédéric II nous interpelle, nous et nos contemporains, dans tous les domaines qu’il a touchés, tout simplement parce que sa pensée, sa sensibilité, sa volonté et son action anticipaient les époques qui allaient advenir, après l’ère proprement médiévale.
En décembre 1933, Stefan George meurt à Minusio en Suisse, sur un territoire politiquement neutre, afin d’échapper aux honneurs que n’auraient pas manqué de lui réserver le nouveau régime national-socialiste. La veillée funèbre du poète fut assumée par Ernst Kantorowicz, Claus von Stauffenberg et quelques autres. Il faut rappeler ici que c’est justement Kantorowicz, et non pas seulement Stefan George, qui a conforté les trois frères von Stauffenberg dans la certitude, mythique, qu’ils étaient les descendants des Staufer et donc, possédaient un sang royal.
Les différends d’ordre idéologique avaient pourtant déjà profondément divisé l’ « Etat », c’est-à-dire le Cercle de George, ce que ressentaient tout particulièrement les amis, sympathisants et membres de confession israélite qui étaient restés en Allemagne entre 1936 et 1938. Tout en ressassant ses souvenirs sur ces clivages qui divisaient cruellement le Cercle, Edgar Salin expliqua plus tard à Berlin, en quelques lignes poignantes, les sentiments de Kantorowicz, qui venait, lui, d’émigrer aux Etats-Unis en 1938 : « Il avait été profondément marqué par l’affliction générale qui avait uni dans la douleur tous ceux qui firent partie du Cercle mais avaient été séparés par les circonstances politiques. Mais lorsqu’il se hissa dans le train pour quitter la Suisse, il vit, à une autre fenêtre du wagon, un des ‘amis’ lever le bras à la nouvelle mode qui régnait alors en Allemagne, et deux autres, plus jeunes, répondant à son salut depuis le quai, de la même manière ». Ces deux jeunes hommes étaient ceux qui avaient soigné et aidé George, dans les derniers mois de sa vie, à Minusio.
En novembre 1938, Kantorowicz réussit à quitter l’Allemagne, grâce à son ami le Comte Albrecht von Bernstorff, qui fut assassiné en 1945 dans la prison de Berlin Moabit. En passant d’abord par l’Angleterre, son exil finit par le conduire aux Etats-Unis où il enseigna, dès 1939, à l’Université de Berkeley.
Refus des injonctions maccarthystes
En 1951, une fois de plus, Kantorowicz agit de cette manière chevaleresque, qu’admirait tant chez lui Stefan George : c’était à l’époque où sévissait la commission McCarthy. Comme en Allemagne en 1933, Kantorowicz demeura fidèle à lui-même et refusa de prêter le serment d’allégeance et de loyauté que les Etats-Unis exigeaient des professeurs. Il fut licencié sur le champ.
On est touché de constater combien les traces de la vision politico-mythique de George persistent dans l’œuvre de Kantorowicz, tant d’années après la mort du poète. Kantorowicz est resté fidèle à l’ « Allemagne secrète », à ce Reich de mystères et de mythes. Dans ses derniers ouvrages, il prouve encore qu’il ne cesse de servir ces mythes, d’explorer et d’étayer les concepts éducateurs et pédagogiques préconisés par le Cercle de Stefan George. A partir de l’automne 1951, il travaille à l’ « Institute for Advanced Study » à Princeton. En 1957, le deuxième de ses deux ouvrages majeurs sort de presse, intitulé « The King’s Two Bodies », « Les deux corps du Roi », qui ne fut traduit en allemand qu’en 1991 ! C’est un immense travail synoptique, composé d’innombrables pièces formant, toutes ensemble, une magnifique mosaïque, qui n’est pas toujours aisée à comprendre dans chacun de ses éléments. Tentons de cerner le noyau même de ce maître ouvrage en donnant ses sources principales : le point de départ de la quête de Kantorowicz se situe dans la « doctrine des deux natures » de l’église primitive, où le Christ est à la fois Dieu et homme ; ensuite dans les oeuvres des juristes de Cour anglais de l’époque des Tudor, qui avaient élaboré une « christologie royale » très sophistiquée.
En 1963, Ernst Kantorowicz rejoint Stefan George dans la mort. Il avait été un grand historien juif et allemand et aussi un patriote animé par une foi nationale infaillible.
Stefan PIETSCHMANN.
(article paru dans l’hebdomadaire berlinois « Junge Freiheit », n°30/2000 ; trad. franç. : Robert Steuckers).
14:55 | Lien permanent | Commentaires (0)
06/01/2008
Le Prophète et la Cabale
La Leo Strauss in the French newspapers
mercredi 11 avril 2007, par Adeimantos
Article originally written on September 13, 2003
Il est de bon ton ces derniers mois, en France, de réduire la politique étrangère des États-Unis d’Amérique à quelques conseillers qui auraient trouvé leur inspiration chez Leo Strauss, professeur de philosophie politique à l’Université de Chicago de 1949 à 1971, décédé en 1973 à l’âge de 74 ans. Quiconque cherche à s’informer connaît l’existence de cet homme obscur par les gazettes, la radio et la télévision. Obscur certes, mais semble t-il prodigieusement influent, puisqu’il serait à l’origine de la nouvelle doctrine américaine de défense des États-Unis et de tout ce qui de prés ou de loin peut être rapporté à l’influence du néo-conservatisme politique.
Le Philosophe et la Cité
Être l’inspirateur d’une politique est en effet l’ambition du philosophe qui se mêle des affaires de la Cité. C’est au moins à une méditation de cette expérience que nous convie Platon dans son œuvre, singulièrement dans sa Lettre VII. Si le lien entre le philosophe et la vie politique est sinon revendiqué, du moins problématisé dans les œuvres classiques de la philosophie, du Hiéron de Xénophon au Prince de Machiavel et si la vie politique est évidemment une source de méditation constante pour le philosophe, il n’en reste pas moins que la tentative de Platon pour conduire Dion de Sicile à infléchir le régime de Denys de Syracuse vers plus de modération s’est soldée par une déconvenue. C’est par euphémisme que l’on doit parler du sort du philosophe pris dans l’étau de l’action politique : Machiavel, après Platon, en fit l’amère expérience et la carrière d’Alexandre, élève d’Aristote, ne fut pas exactement à l’origine des régimes mixtes qu’avaient médités son maître. Il serait cependant inexact de dire que les idées philosophiques n’ont aucune prise sur l’expérience humaine, comme il serait imprudent d’affirmer que les idées ne sont pas au pouvoir. Encore faut-il accorder au philosophe le bénéfice du doute, se méfier de la théorie des " éminences grises ", rendre à César ce qui lui appartient , se méfier des mécaniques du complot et autres cabales, dont le fumet antisémitique est toujours nauséabond.
Puissance ou faiblesse du professeur ?
suite ici.
10:15 Publié dans Leo Strauss | Lien permanent | Commentaires (0)