21/07/2007
Mano nera
Par Jean-François Gayraud
Mafia ! A l'aube du XXIe siècle peu de mots sont aussi connus à travers le monde. Pourtant, les mafieux ne l'ont jamais utilisé, lui préférant à travers l'histoire d'autres appellations : Fraternité, Honorable Société et surtout Cosa Nostra (" notre chose "), une expression décrivant parfaitement la coupure entre " nous, les hommes d'honneur " et " eux, les autres ", typique d'une société aristocratique. Cependant, derrière ce vocable mondialisé - qui s'est d'ailleurs transformé en nom commun (mafia du sport, japonaise, chinoise, etc.) - et le folklore cinématographique se dissimule une société secrète, ancienne, moderne et surtout bien vivante.
Hier comme aujourd'hui, la Mafia représente une véritable puissance criminelle, centralisée, hiérarchisée, pyramidale et unitaire, composée d'une centaine de " familles " fonctionnant sur la base de règles très strictes (loi du silence ou omertá, interdiction du mensonge entre mafieux, etc.). Chaque famille règne sur un territoire (quartier, ville, etc.). Une commission régionale règle les conflits éventuels entre les familles et coordonne leurs activités.
Pour comprendre la genèse de cette organisation criminelle, il est essentiel d'en restituer tant l'époque que la géographie. La Mafia apparaît dans la première moitié du XIXe siècle, en Sicile occidentale, précisément à Palerme et dans son arrière-pays. La Mafia n'éclôt pas au sein d'une province pauvre et enclavée mais dans une ville portuaire riche, en plein bouillonnement capitaliste dont les alentours, la Conca d'Oro (conque d'or), représente le jardin fruitier de l'île (oranges, citrons). Les agrumes font alors la prospérité de la province palermitaine. Le berceau historique de la Mafia se situe donc dans une région célèbre pour sa beauté et sa fertilité. Aujourd'hui encore, l'organisation demeure essentiellement une réalité palermitaine et de l'ouest de la Sicile.
C'est par ailleurs l'époque de l'abolition du système féodal (1812). Ce grand bouleversement politique et économique, au milieu d'une économie en plein développement, offre à nombre de Siciliens de multiples opportunités d'enrichissement. Les grandes propriétés foncières, les latifundia, sont alors souvent administrées par des collecteurs de taxes et des gardes privés, les gabelotti et les campieri, qui s'arrogent l'autorité sur les terres face à des propriétaires complices ou apeurés, et à un Etat absent. Ainsi, la Mafia est-elle constituée de ces gabelotti, de ces campieri, de criminels (contrebandiers, voleurs de bétail) et, déjà, de représentants des élites locales. Longtemps les termes mafiosi et gabelotti seront synonymes.
Au même moment, le terme de Mafia commence à faire débat. Dans le dialecte palermitain, mafioso signifie hardi, beau, sûr de soi, honorable. Le mot prend cependant une véritable connotation criminelle après la représentation en 1863 d'une pièce de théâtre, écrite en sicilien, qui obtient un immense succès : I Mafiusi della Vicaria (Les mafieux de la prison de la Vicaria). La police n'est pas en reste puisque, dès 1865, le préfet de Palerme, le marquis Filippo Antonio Gualterio transmet au ministre de l'Intérieur un rapport secret et alarmant sur la Mafia, décrite comme une véritable " association criminelle ". En résumé, dès sa genèse, des témoignages livrent un panorama de l'organisation d'une étonnante précision (structures, fonctionnement, méthodes) qui, aujourd'hui encore, n'a pas pris une ride. Dès lors, le thème de la Mafia va constituer un élément du débat politique italien et un enjeu dans la construction de l'unité du pays. Nombre de Siciliens mettent en doute son existence : ce que l'on appelle Mafia, n'est-ce pas simplement une attitude fière et un ensemble de comportements insulaires - " la culture sicilienne " - que les Italiens du Nord tentent de criminaliser par pur mépris à l'égard de " ceux du Sud " ? La " secte criminelle " décrite n'est-elle pas un fantasme à connotation raciste ? Au pire, n'est-ce pas tout simplement le qualificatif commode pour désigner de vulgaires criminels, voire des opposants politiques ? La polémique se nourrira d'ailleurs longtemps des incertitudes sur les origines même du terme. Incertitudes qui feront naître un nombre considérable d'hypothèses, toutes invérifiables : est-ce un legs des envahisseurs arabes ? L'acronyme d'un slogan proféré contre l'occupant français : " Morte alla Francia ! Italia anela " (Mort à la France. L'Italie frémit) ?
C'est ainsi que, de sa naissance jusqu'aux années 1980 avec les révélations des " repentis " (pentiti), tout un discours politique et universitaire s'acharnera à minimiser ou à nier l'existence de la Mafia en tant qu'entité criminelle permanente, hiérarchisée et structurée. Cette négation sera encouragée par la Mafia elle-même : combat-on ce qui n'est pas censé exister ?
Quoi qu'il en soit, dès ses origines, elle s'affirme comme une " industrie de la protection " exerçant un racket de grande ampleur sur les activités légales et illégales de l'île. A travers l'impôt clandestin prélevé sur les acteurs économiques de la Sicile, la Mafia affirme un véritable pouvoir territorial, parallèle et concurrent de celui de l'Etat.
Face à un Etat italien jeune (1860-1861), maladroit, parfois naïf et souvent velléitaire, la Mafia s'impose comme une force sociale majeure dans l'île. Elle oeuvre en parfaite symbiose avec les élus, certains fonctionnaires et les milieux d'affaires, dans une ambiance de clientélisme, de corruption et d'intimidation.
Pourtant l'Etat italien n'ignore rien de la profondeur du mal, comme l'atteste l'étonnant rapport rédigé par le préfet de Palerme Ermanno Sangiorgi pour le ministre de l'Intérieur, entre 1898 et 1900. La Mafia y est présentée avec précision, en des termes en tous points comparables aux descriptions qu'en donneront les repentis presque quatre-vingts ans plus tard. L'Etat italien savait tout ce qui était nécessaire à l'éradication de l'organisation dès la fin du XIXe siècle. Son inaction est dès lors révélatrice des complicités qui existaient déjà entre la Mafia et une partie du système politique italien.
C'est dans ce contexte que survient le premier " cadavre exquis ", comme on qualifie les meurtres de personnalités, de l'histoire de la Mafia sicilienne : le marquis Emanuele Notarbatolo di San Giovanni est assassiné en février 1893. Jusque-là, la Mafia n'avait encore jamais tué un personnage de la stature du marquis : maire de Palerme (1873-1876), puis gouverneur de la Banque de Sicile, il se distinguait par son honnêteté et son combat contre la corruption. Une enquête de police de sept ans puis deux procès aboutissent au final à l'acquittement du commanditaire (le député Don Raffaele Palizzolo) et de l'un des auteurs présumés. Mais l'affaire va passionner l'opinion publique et lui faire découvrir les liens coupables unissant la Mafia et certains politiciens, fonctionnaires et policiers.
Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, près de 5 millions d'Italiens, essentiellement originaires du sud de la péninsule, le Mezzogiorno, émigrent aux Etats-Unis ; dont, entre 1901 et 1913, environ 1,1 million de Siciliens, soit un peu moins du quart de la population de l'île. Partis chercher un sort plus favorable dans le Nouveau Monde, ils se regroupent dans des quartiers homogènes, surnommés " Little Italy ", des grandes villes américaines (La Nouvelle-Orléans, New York, etc.). Au milieu d'une société largement hostile (préjugés xénophobes) et étrangère (par la langue et la culture), ces émigrants vont plus que jamais se retrouver confrontés au joug de la Mafia sicilienne qui signe alors ses forfaits du nom de Mano nera (Main noire).
Dès le début du XXe siècle, la Mafia présente aux Etats-Unis devient une véritable puissance grâce aux effets conjugués de l'inaction fédérale (jeunesse du Federal Bureau of Investigation, le FBI, et complaisance de son directeur J. Edgar Hoover) et de la Prohibition (1919-1933). La Mafia se modernise en " s'américanisant " et en " s'italianisant " : elle s'organise pour devenir une très efficace entreprise dégageant des profits et elle intègre désormais des initiés au-delà des seuls Siciliens (Calabrais, Napolitains, etc.). Surtout, cette " Mafia italo-américaine " s'émancipe pour devenir une entité distincte de sa génitrice sicilienne. Cependant, elle conservera toujours avec elle des liens culturels et surtout fonctionnels très forts.
Le fascisme (1922-1943) met un coup d'arrêt à la toute-puissance de la Mafia en Sicile. Ne pouvant admettre qu'un contre-pouvoir concurrence l'autorité de l'Etat fasciste, Benito Mussolini confie en 1925 à Cesare Mori le soin de l'éradiquer. Le nouveau préfet y parvient en usant de méthodes... mafieuses, c'est-à-dire en impressionnant les Siciliens plus par l'usage de la force que par celui de la justice : arrestations et détentions arbitraires, tortures, internements administratifs, etc. La répression est à ce point redoutable que près de 500 mafieux fuient aux Etats-Unis et vont grossir les rangs de sa consoeur américaine. Quand le " préfet de fer " est rappelé à Rome en 1929, la Mafia est sinon morte du moins moribonde.
Mais les nécessités de la guerre vont changer la donne. Les autorités de Washington, qui ont déjà passé un accord avec la Mafia américaine afin de sécuriser les docks des ports de la côte est des Etats-Unis contre d'éventuels sabotages des services fascistes et nazis, vont aussi négocier avec l'organisation sicilienne afin d'assurer le débarquement des troupes anglo-américaines dans l'île en 1943. Auréolée du brevet de l'antifascisme depuis la répression mussolinienne et grâce à la bienveillance des libérateurs, la Mafia sicilienne renaît de ses cendres. Les libérateurs américains, en connaissance de cause, la laissent se réinstaller en toute impunité. Par ailleurs, l'agitation sociale, en particulier paysanne, et la peur du communisme - le PCI est alors le parti communiste le puissant d'Europe occidentale - incitent les Américains, leurs supplétifs de la Démocratie chrétienne et les grands propriétaires terriens à s'allier à la Pieuvre pour maintenir l'ordre social à tout prix.
Débute alors une longue période de collusion entre Cosa Nostra et un large pan de la Démocratie chrétienne dans une véritable politique d'échanges de services, d'argent et de voix pour les élections. C'est dans ce climat d'impunité que la Mafia s'enrichit grâce, en particulier, aux marchés publics truqués - qui vont défigurer Palerme - et au trafic international de l'héroïne, avec l'aide des cousins italo-américains.
L'Honorable Société connaît aussi de sanglants conflits internes. La première guerre entre familles mafieuses se déroule en 1962-1963. Elle s'achève par un fait divers qui révulse l'opinion publique : la mort de sept représentants des forces de l'ordre à Ciaculli lors du désamorçage d'une voiture piégée. L'Etat italien est obligé de sortir de sa léthargie : il procède à plus de 2 000 arrestations et crée une commission d'enquête parlementaire - la première depuis 1875 - qui achève ses travaux en 1976. Comme à chaque crise, Cosa Nostra adopte sa stratégie traditionnelle : l'immersion en eaux profondes pour se faire oublier.
La seconde guerre mafieuse a lieu en 1981-1983. Elle provoque probablement plus de 1 000 morts au sein des familles et aboutit à la prise de contrôle de l'organisation par des mafieux issus de la petite ville de Corleone, au sud de Palerme, et de leurs alliés au sein des familles siciliennes. Cependant, les " Corléonais ", emmenés par Luciano Liggio, Salvatore " Toto " Riina et Bernardo Provenzano, ne se contentent pas d'éliminer la faction alors à la tête de Cosa Nostra (Bontate, Inzerillo et Badalamenti) et leurs partisans, ils éliminent aussi leurs parents (épouses, enfants, cousins, etc.), amis ou associés. Ce que l'Histoire retiendra sous le nom de " vengeances transversales ".
Ils décident également de supprimer tous les personnages publics (magistrats, policiers, carabiniers, journalistes, élus) qui s'opposent à eux. Ils adressent ainsi un message clair et arrogant de puissance, aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur de Cosa Nostra. Après l'assassinat du député communiste Pio La Torre le 30 avril 1982, l'Etat italien nomme le général Carlo Alberto Dalla Chiesa préfet de Palerme. En réalité, ce héros de la lutte contre les Brigades rouges devient malgré lui l'alibi de l'inaction d'un Etat qui lui refuse tous les pouvoirs spéciaux demandés afin de combattre efficacement Cosa Nostra. Aussi, c'est un homme isolé que la Mafia assassine le 3 septembre 1982. Probablement à la demande de politiciens démocrates chrétiens (Giulio Andreotti, par exemple) inquiets des révélations que le général des carabiniers pouvait faire sur la mort d'Aldo Moro, le leader de la Démocratie chrétienne exécuté par les Brigades rouges après le refus du gouvernement de négocier.
Face à une organisation plus riche et plus implacable que jamais, et qui développe une véritable stratégie de la peur, quelques hommes vertueux et isolés décident de mener des enquêtes judiciaires en profondeur. Grâce aux témoignages de repentis majeurs, dont le célèbre Tommaso Buscetta, le pool de magistrats spécialisés du tribunal de Palerme parvient à organiser un " maxi-procès " retentissant (1986-1987) : 474 accusés, dont 119 en fuite, et au final 360 condamnés. La justice a définitivement démontré que la Mafia est une structure unique et unifiée, faite de familles criminelles hiérarchisées que les " hommes d'honneur " intègrent par des cérémonies d'initiation. Quand la Cour de cassation confirme définitivement les sentences, en janvier 1992, Cosa Nostra comprend que ses soutiens au sein de la Démocratie chrétienne ne parviennent plus à " arranger " les verdicts. Les Corléonais se lancent alors dans une stratégie de pure terreur afin d'obliger l'Etat à négocier : assassinat du politicien Salvo Lima (12 mars 1992), des juges anti-Mafia Giovanni Falcone (23 mai 1992) et Paolo Borsellino (19 juillet 1992), attentats à Rome, Florence et Milan (1993). Après l'arrestation de " Toto " Riina (1993), Bernardo Provenzano, qui lui succède, replonge Cosa Nostra dans une politique traditionnelle d'immersion.
Pendant ce temps, la Démocratie chrétienne, parti né de la guerre froide, sombre avec la chute du mur de Berlin et les enquêtes judiciaires mani pulite, " mains propres ". A lui seul, son leader Giulio Andreotti aura incarné à la fois un demi-siècle de vie politique italienne (sept fois président du Conseil, vingt-deux fois ministre) et la collusion avec la Mafia. Certes Belzébuth ou l'Inoxydable, comme ses détracteurs le surnomment, sort judiciairement blanchi de deux procès retentissants, dont l'un pour " association mafieuse ", mais il en restera la certitude d'une proximité évidente avec le crime organisé. Il semble alors que Cosa Nostra tente de trouver avec son successeur de droite, Forza Italia et son chef Silvio Berlusconi, un allié de substitution. Il flotte en effet autour du Cavaliere et de son parti apparu en 1994 comme une " odeur de Mafia ". Le 11 avril 2006, deux événements se télescopent : Forza Italia perd les législatives et Bernardo Provenzano est interpellé après quarante-trois ans de clandestinité. Etrange raccourci de l'Histoire. Provenzano, détenu à Novara, et Riina, incarcéré à Milan, déjà maintes fois condamnés à la prison à vie, comparaissent depuis la fin mai, par vidéoconférence, devant les Assises de Palerme pour une tuerie de 1969.
Cette arrestation, comme toutes les autres, si médiatique soit-elle, ne change pas grand-chose à la vie de Cosa Nostra. Un homme est tombé, un autre a pris sa place.
Docteur en droit, diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris et de l'Institut de criminologie de Paris, Jean-François Gayraud est l'auteur du Monde des mafias, géopolitique du crime organisé (Odile Jacob, 2005). Il a publié, avec David Senat, Le Terrorisme (PUF, 2006).
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13/07/2007
Emmanuel Berl
« Vous n'avez pas le sens de l'ennemi», lui dit Malraux au moment de la guerre d'Espagne. C'est qu'il est trop civilisé pour ça : né en 1892 dans une famille d'industriels et d'universitaires juifs, mort en 1976 auprès de sa femme, la chanteuse Mireille, Emmanuel Berl a vécu sur le fil du temps perdu, le retrouvant sans cesse, léger car profond, profond car léger, ne renonçant jamais ni à lui-même ni aux temps nouveaux. Le meilleur de son milieu familial et de sa mémoire décante les passions des époques successives, les portraits d'auteurs et d'amis célèbres. En lui, comme une bulle de champagne remontant vers la surface, l'intelligence rejoint l'innocence, pour éclater. En général, c'est bref. La vulgarité est aux abonnés absents.
Il fit la première guerre mondiale et connut ce que Zweig appelait «le monde d'hier» . Proust voulut en faire une sorte de disciple en souffrance amoureuse transcendée par l'oeuvre. Il lui jeta une pantoufle à la tête lorsque Berl lui annonça qu'il allait rejoindre une femme aimée : qu'il croyait donc plus en l'amour qu'en la solitude. Ce jet de pantoufle est un acte de vérité en chambre (mais y en a t-il d'autres ?). Jamais ils ne se revirent. Berl parle de Proust comme personne et ses grands petits livres, Sylvia , Présence des morts , Rachel et autres grâces , doivent à l'auteur de la Recherche leur vibration intime, l'obsession toujours discrète qu'il a de s'analyser ou de dépeindre ceux qu'il aime pour approcher cette vérité. Jamais il n'insiste, jamais il ne pleure : la vérité exige les égards d'une plume de rapace éduqué, tendre et ferme ; c'est une politesse qu'on lui doit ou elle vous salue bien. Sur sa brève correspondance avec Proust, Berl dit : «Je n'aurais pas eu, et n'ai eu à aucun moment l'audace de lui écrire une lettre qui ne fût une réponse à l'une des siennes.»
Il épousa Mireille en 1937. Sacha Guitry était son témoin. Plus tard, le couple acheta une petite maison dans l'Oise, sans électricité, où les deux oiseaux «s'embougieront» . De Proust, Berl conclut : «Une de ses plus grandes forces est de rester, parmi les romanciers français, avec son cher Nerval, et sans doute davantage, le plus fidèle à l'enfance cette enfance pour laquelle les amours sont de sombres enfers, qu'une fois devenus romanciers ou poètes, il nous appartient de transmuer en verts paradis.» Il y a toujours une bougie d'enfance allumée dans le regard et les textes de Berl, quel que soit le sujet traité et quelle que soit l'année. Elle éclaire simplement, lucidement, une Histoire sinistre et compliquée, et qui accélère. Elle ne permet pas d'agir, car elle voit trop le pour et le contre ; mais elle autorise à comprendre.
Il détestait la guerre, pour l'avoir vécue, et l'injustice, pour la sentir partout. Cette détestation en fit un non-interventionniste pendant la guerre d'Espagne, un partisan des accords de Munich, et, pendant quelques semaines, comme presque tout le monde, un pétainiste. Il écrivit quelques discours fameux du Maréchal. La phrase, «Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal» , lui appartient. Plus tard, il précisera : «Il eût été plus exact d'écrire : "certains des mensonges". Mais je ne le savais pas, et suis resté quelque temps sans le savoir.» Il le sut vite, se sut «juif» comme il ne pensait pas l'être, et se réfugia dans le sud.
Longtemps, il fut l'ami intime de Drieu la Rochelle. Un malentendu sur un livre les éloigna : cela n'arrive jamais par hasard. Le fascisme du second finit par les séparer, un jour de 1940, entre deux gares. Drieu est arrogant, vainqueur d'être vaincu, ébloui par son «esprit prophétique» , «tous ses cauchemars de décadence étaient réalisés» . Et voici le style de Berl : «Il m'exaspérait, mes pauvres objections ne l'ébranlaient même pas. Visiblement, il ne condescendait à les entendre qu'à raison de la politesse qu'on doit aux vaincus.» Huit ans après son suicide, Berl écrit : «Obsédant pour moi, et absent, et de plus en plus, il en eût été satisfait, sans doute. Et cette pensée exaspère encore ma rancune et ma gratitude.» Si Berl évoque aussi bien les morts, c'est parce qu'ils lui parlent de lui ; et, s'il évoque aussi bien les vivants, c'est parce qu'ils l'en sortent.
Quand vint la fin de la guerre, on l'oublia. Jusqu'à sa mort, trente ans plus tard, il continua de publier des livres, dans les journaux ou les revues. Deux rééditions permettent de s'en réjouir. Sous le titre Essais , les éditions de Fallois réunissent des articles, courts ou longs, dans lesquels Berl évoque aussi bien Voltaire, Chamfort, ou Drieu, Mauriac et les Juifs, que les problèmes de l'Innocence, de la Justice ou de l'identité européenne. Dans plusieurs articles, il se demande ce qu'est un homme de droite ou de gauche. Ses réponses ont la pertinence absurde qui convient à une question qu'on n'a pas fini de poser.
La fin de la IIIe République parut, lui, en 1968, dans la collection «Trente journées qui ont fait la France» . Berl y analyse le processus de juin 1940. Il le fait aussi bien comme acteur que comme témoin : sa propre expérience du moment et des hommes éclaire et nuance ses réflexions ; il a toujours à coeur de comprendre l'état d'esprit du pays, d'autant qu'il le partageait ; son honnêteté vit des erreurs qu'il a commises. Avec L'étrange Défaite , de Marc Bloch, c'est l'un des témoignages historiques les plus justes et les mieux écrits. Les portraits de Reynaud, Mandel, Pétain et Weygand, qu'il connut tous, sont de longs médaillons intimes.
Paul Reynaud : «Chateaubriand dit qu'il y a "les hommes de la vie et les hommes de la mort". Reynaud était au plus haut degré un homme de la vie, avec tout ce que cela comporte de chatoyant et de précaire, de fertile et de fragile. La nature lui avait donné une santé excellente ; le goût sans ambivalence qu'il avait de lui-même la renforçait encore. Il soignait son corps par la culture physique et son âme par l'euphorie. Il voulait réussir et en avait besoin parce qu'il lui fallait toujours être content de soi et qu'on ne peut pas l'être tout à fait quand on échoue.» C'est cela, un classique : de la vérité saisie par la forme, dans un plaisir qui ne passe plus. On y sent Chamfort, dont il dit : «Auteur non révéré, Chamfort est un auteur pillé. Il faudrait faire de lui une édition critique à l'envers : au lieu de chercher les sources, on marquerait les plagiats. On serait vite découragé, ils sont innombrables.»
Les articles de Berl donnent la même impression : on a déjà lu ça quelque part, plus tard, en moins bien et en plus long : c'est un «vivant oublié» . Un mort qui ne l'est pas, Bernard Frank, le notait dans les années 60. D'abord, «achetez Berl, munissez-vous d'un crayon et, comme dans votre jeunesse, soulignez dans son livre les "bonnes phrases" . L'ennui, avec Berl, c'est qu'il ne reste pas de blancs.» Trop humble, et trop courtois, pour bavarder. Ensuite, ajoute Frank, vous remarquerez que «c'est le propre des chef-d'oeuvre qu'il faudrait les détruire, car ils rendent inutiles des centaines de livres publiés après eux.»
Exemple : les articles écrits sur l'Europe dans les années 50-60, présents dans Essais . Berl y résume, sans lourdeur, ce que bavardent aujourd'hui, sans légèreté, quelques centaines d'essais (sans parler des logorrhées spontanéistes de l'Internet). Il pose clairement une question à la mode : qu'est-ce-que l'Europe ? Un territoire ? Une religion ? Une histoire ? Il démonte une à une les explications simples, exclusives, qui depuis lors ont fleuri. De même que tout combat mérite un ennemi qui n'a pas entièrement tort, de même, toute conviction exige qu'on lui rappelle ses limites. Une phrase condense tout : «L'Europe ne se trouve jamais au complet devant son propre destin.»
Berl a tant de mémoire et il a connu tant d'hommes qu'il traverse les mondes en donnant toujours ses chances à l'autre. La tolérance guide ses réflexions, ses souvenirs : Voltaire, auquel il consacre un long article, est l'une de ses ombres. Et c'est peut-être ce qui, en partie, explique la perfection de son style : il survit aux ennemis qu'il a refusé de se faire tout à fait, même quand ils existaient. Il ne les a ni ignorés, ni même sous-estimés ; mais sa pensée critique, humaniste, fleurissant dans une rosée de conscience et d'ironie, les accueille d'abord, cherche à les comprendre, pour éventuellement mieux les détruire d'une caresse, d'un sourire, d'un mot, dans la transparence de prose la plus naturelle.
Sartre rompt-il avec Camus, que Berl apprécie, en 1952 ? Il prend d'abord soin de préciser qu'une «rupture constitue un grand malheur et pas seulement pour les amis qu'elle sépare» . Puis, devant les rappels de Sartre à l'engagement, il note : «On voudrait qu'ayant senti mieux que personne l'urgence d'un engagement, urgence dont ses aînés dans les années 20 avaient une conscience vive déjà, mais encore confuse, Sartre sente, d'autre part, l'urgence d'un certain dégagement.»
Rien n'indique mieux son état d'esprit et le balancement de sa phrase qu'un autre texte, Contre les Manichéens , publié en 1961 pendant la guerre d'Algérie : «Certes je ne demande, ni ne désire, qu'on édulcore l'histoire. Il me suffirait qu'on la rétablisse dans la justice et la justesse. Elles empêcheraient qu'on apprenne aux Français à détester tout le monde et à se détester entre eux.» Justice, justesse, maîtres mots de son geste dans les idées : on ne devrait sacrifier ni l'une, ni l'autre, à la clarté. Berl note à propos de Valéry qu'il «avait beaucoup plus horreur du flou que du faux.» Lui-même a beaucoup plus horreur du faux que du flou, mais quand c'est flou, et ça l'est souvent, il le dit avec clarté.
A propos de Chamfort et Nietzsche, il écrit : «Même goût de la vérité dure, de la pensée méchante, même goût de l'aphorisme, des idées qu'on énonce bien mais vite, même dégoût de ce qui est gluant, de ce qui est sucré, de ce qui est facile, de la petite compassion, de la fausse sympathie, de tous les sentiments qu'on truque, de tous les sentiments qu'on feint, de tous les sentiments qu'on force.» C'est presque un autoportrait ; mais il n'a ni l'amertume stoïque du premier, ni le génie destructif et créateur du second.
Son ton s'est formé dans la soie d'une civilisation morte, quelque part entre l'esprit des Lumières et les Juifs de Mitteleuropa : entre chandelle et salon. Il fait don d'elle à l'actualité. Paul Morand s'en souvient, un jour de 1974, en entrant chez lui. Il revoit la silhouette de Berl, invité, dans ce tissu d'une autre époque. C'est une vision proustienne : «Sur le grand canapé blanc, face à la cheminée, Berl et la reine Marie de Roumanie ; Berl se levant spontanément, fatigué de politesse, tendant sa main à la reine (qui se tordait de rire) et lui disant, rompant l'entretien : "Et maintenant, Majesté, au travail !"» Les deux hommes sont morts la même année.
Phlippe Lancon
Libération : jeudi 12 juillet 2007
Emmanuel Berl Essais Préface de Bernard de Fallois Editions de Fallois, 773 pp, 26 €. La Fin de la IIIe République Précédé de Berl, l'étrange témoin, par Bernard de Fallois. Témoins. Gallimard, 376 pp, 22,50 €.
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07/07/2007
Dignité animale
La pertinence de Mill aujourd'hui :
un point de vue personnel
Peter Singer
Traduit de l'anglais par Émilie Dardenne et Estiva Reus
Le 6 avril 2006, Peter Singer a donné une conférence à Londres dans le cadre du colloque organisé par l'UCL à l'occasion du bicentenaire de la naissance de John Stuart Millhttp://www.politicalthought.org.uk/conference/" href="#nb1" mce_href="#nb1" name=nh11. Nous le remercions d'avoir autorisé la traduction et la publication du texte de cette conférence dans les Cahiers antispécistes.
Introduction
Depuis la première fois où je l'ai lu, lorsque j'étais étudiant, je me suis toujours senti en forte affinité avec John Stuart Mill, à la fois avec ses valeurs et avec le style de son écriture, clair et sans verbiage. Mais ce n'est que beaucoup plus tard dans ma vie, lorsque dans son article paru dans l'ouvrage dirigé par Dale Jamieson Singer and his critics Roger Crisp compara certaines de mes positions à celles de Mill, que je commençai à penser plus explicitement au parallèle entre nous. (Il va sans dire que je ne compare pas la portée de mes écrits philosophiques à celle des pères fondateurs de l'utilitarisme.)
Le point commun le plus évident est que nous sommes tous deux des philosophes utilitaristes. Nous écrivons tous deux pour un large public, plutôt que de viser le seul lectorat des philosophes professionnels et, à cette fin, nous nous efforçons d'écrire clairement et sans jargon. Nous avons tous deux écrit des livres revendiquant une forme d'égalité en faveur d'un groupe qui s'est vu par le passé refuser le statut moral auquel nous pensons qu'il a droit : les femmes dans le cas de Mill, les animaux dans le mien. Ces livres ont joué un rôle dans le développement d'un mouvement populaire visant à obtenir les changements suggérés. Mais, de même que Mill est mort avant que les femmes n'accèdent à une pleine égalité avec les hommes, je suis sûr de ne pas vivre assez pour voir le moment où l'on accordera une considération égale aux intérêts des animaux non humains et aux intérêts similaires des humains. Pour faire avancer nos programmes de réforme, sur ces sujets et sur d'autres, nous avons tous deux été candidats à la fonction de député. En politique, aucun de nous n'a connu de succès électoral retentissant, bien que Mill ait été élu une fois de plus que moi.
En matière de religion, je peux dire comme Mill que " je ne suis pas de ceux qui ont perdu la foi, mais de ceux qui ne l'ont jamais eue2 ", à la différence que ce n'est plus aussi rare aujourd'hui que ça l'était au temps de Mill, en tout cas en Angleterre, où Mill a grandi, et en Australie, où j'ai grandi. Comme pour Mill, la raison essentielle pour laquelle je ne crois pas au genre de monothéisme qui constitue le fondement du christianisme, du judaïsme et de l'islam est l'existence du mal. Je trouve ridicule, et même monstrueux, de croire qu'un dieu tout puissant et omniscient puisse créer un monde dans lequel des individus totalement innocents, y compris des enfants (sans parler des animaux), agonisent dans la douleur lors des sécheresses, inondations et autres calamités naturelles. Comme Mill, je suis révolté par le spectacle de ce qu'il appelait " une défense hypocrite d'énormités morales3 ". À ceux qui déclarent, comme beaucoup le font encore aujourd'hui, que nous, simples humains, ne pouvons pas comprendre la bonté infinie de Dieu, je répondrais en reprenant là encore les mots de Mill : " Je ne qualifierai pas de bon un être qui ne l'est pas au sens qu'a cet adjectif quand je l'applique à mes semblables. Et si un tel être peut me condamner à l'enfer pour ne pas avoir dit qu'il était bon, eh bien, j'irai en enfer4. "
Il y a, bien sûr, beaucoup de choses qui nous distinguent. La plus remarquable peut-être, au plan intellectuel, c'est que Mill a écrit des textes majeurs dans les domaines de la logique, de la métaphysique et de la philosophie des sciences. Je ne peux qu'être impressionné par l'étendue des disciplines qu'il maîtrisait. Il n'est donc pas surprenant que différentes personnes fassent grand cas de différents aspects de son travail. Ce qui suit est vraiment un point de vue personnel, un exposé des raisons pour lesquelles je reviens toujours vers Mill.
L'utilitarisme5
Mill définissait l'utilitarisme ainsi :
La doctrine qui fait du principe d'utilité – ou principe du plus grand bonheur – le fondement de la morale soutient que les actions sont bonnes dans la mesure où elle tendent à engendrer le bonheur et mauvaises dans la mesure où elles tendent à produire le contraire du bonheur6.
Je suis un utilitariste, mais un utilitariste des préférences, plutôt qu'un utilitariste hédoniste. Donc, si je devais reprendre la définition de Mill, je la modifierais en disant qu'une action est bonne quand elle maximise la satisfaction des préférences, et mauvaise quand elle empêche ou frustre la satisfaction des préférences.
On peut se demander, il est vrai, si Mill exprime vraiment un avis différent. Il paraît évident que certaines personnes désirent des choses telles que le savoir, la vertu, la gloire, le fait de soutenir leurs amis ou leur famille, le pouvoir, la réussite artistique etc., pour elles-mêmes, et non pas, ou pas seulement, comme moyen de parvenir au bonheur. Puisque Mill concède que " la seule preuve qu'on puisse produire qu'une chose est désirable est que les gens la désirent effectivement ", cela lui pose un problème. Il tente de le résoudre en déclarant que quelle que soit la chose que nous désirons en elle-même, " nous la désirons en tant qu'elle est constitutive de notre bonheur ". Mais cet argument paraît faux ou vide, selon la définition qu'on donne au bonheur. Quand, par exemple, Mill reconnaît que certaines personnes désirent être vertueuses, mais déclarent qu'elles le désirent parce que la vertu est constitutive de leur bonheur, il dit quelque chose de faux, ou bien il force le sens ordinaire du mot bonheur de sorte que, quelle que soit la chose que quelqu'un désire pour elle-même, elle est constitutive de son bonheur. Les utilitaristes des préférences n'ont pas besoin d'arguments empiriques douteux, ni de définitions conditionnelles. L'utilitariste des préférences ne dit pas aux gens ce qu'ils devraient désirer en soi, il ne cherche pas non plus à faire rentrer leurs différents désirs dans le même moule. Quel que soit l'objet du désir, il est vraiment désirable, toutes choses égales par ailleurs, simplement parce qu'il est désiré. En ce sens, l'utilitarisme des préférences est moins paternaliste et autoritaire dans sa conception fondamentale du bien que la version hédoniste de Mill.
La difficulté à saisir exactement le sens des paroles de l'auteur – ainsi que l'impression générale qu'il en fait trop pour adapter l'utilitarisme aux idées reçues de son temps – est hélas un problème récurrent dans L'utilitarisme de Mill : il ne se limite pas à son propos sur le bonheur. Sa distinction notoire entre la quantité et la qualité des plaisirs, et son argumentation peu convaincante en faveur des plaisirs " nobles " en est un autre exemple. Mais son ouvrage présente d'autres faiblesses. Dit gentiment, sa tentative de fournir une espèce de " preuve " de l'utilitarisme est exprimée de façon très insatisfaisante. Si l'on est moins indulgent, on dira qu'elle est empreinte de sophismes avérés. Pour ces raisons, et malgré la grande sympathie que j'éprouve à l'évidence pour son approche de l'éthique, les travaux de Mill dans ce domaine ne sont pas ceux que je tiens en la plus haute estime. Si L'utilitarisme est devenu l'un des classiques les plus lus de l'utilitarisme, c'est peut-être que, sur la plan de la lisibilité, ni Introduction aux principes de morale et de législation7, ni Les méthodes de l'éthique8 ne peuvent rivaliser avec lui. Brièveté et élégance du style mises à part, l'ouvrage de Sidgwick est le meilleur. Quand je veux savoir comment un grand penseur utilitariste traite telle ou telle objection, c'est vers Sidgwick, et non vers Mill, que je me tourne.
De la liberté9
De la liberté est l'ouvrage de Mill auquel je retourne sans cesse, à la fois pour son argumentation en faveur de la liberté de pensée et d'expression, et pour sa défense de la liberté personnelle dans les domaines qui ne causent pas de tort à autrui. Je discuterai ces deux thèmes séparément.
Liberté de pensée et d'expression
Rien ne vous fait sentir plus vivement l'importance de la liberté d'expression que le fait de se trouver réduit au silence. En 1989, et plusieurs des années qui suivirent, l'annonce des conférences que je devais donner en Allemagne, Autriche et Suisse germanophone provoqua des protestations et des menaces de violences qui causèrent l'annulation totale de deux conférences – dont celle du fameux Symposium Wittgenstein – et le retrait, au dernier moment, d'invitations à intervenir dans des universités et des colloques. À Zurich, je fus contraint de cesser de parler après avoir été physiquement agressé sur l'estrade et avoir eu mes lunettes brisées10. Aux Etats-Unis, après que j'aie été engagé par l'Université de Princeton, le président de l'université et moi-même avons reçu des menaces de mort, et Steve Forbes, un administrateur de l'université qui fut plus tard candidat aux primaires du parti républicain pour l'élection présidentielle, jura de ne plus faire aucune donation à l'université tant que j'y serais. (Incidemment : il a brisé ce serment par la suite.) Ces protestations visaient ma position sur l'euthanasie des enfants handicapés. Je ne discuterai pas ici de la valeur de cette position. Le fait est que beaucoup de mes adversaires allemands ne cherchèrent jamais à attaquer la substance de ma thèse. Ils soutenaient plutôt qu'indépendamment de la valeur de l'argumentation, il n'est pas admissible de remettre en cause l'inviolabilité de la vie humaine en général ou le droit à la vie des personnes handicapées en particulier11. L'objection à ma position avancée par ces opposants allemands à la liberté d'expression est exactement celle discutée par Mill dans De la liberté, à propos de ceux qui dénient le droit de remettre en cause une croyance, non parce qu'ils sont certains que la croyance est vraie, mais parce qu'elle est " indispensable au bien-être " et que " nul sinon les hommes mauvais pourrait vouloir affaiblir ces croyances salutaires. " La réponse de Mill à cela me semble dévastatrice :
Cette manière de penser fait de la justification des restrictions imposées à la discussion non une question de vérité, mais une question d'utilité des doctrines ; on se flatte ce faisant d'échapper à la responsabilité de se prétendre un juge infaillible des opinions. Mais ceux qui se satisfont de la sorte ne se rendent pas compte qu'ils n'ont fait que déplacer le postulat d'infaillibilité d'un point à un autre. L'utilité d'une opinion est elle-même affaire d'opinion : elle est aussi contestable, aussi sujette à controverse, et requiert autant de discussion que l'opinion elle-même12.
C'est l'approche que j'adoptai en l'unique occasion où, au cours de ces années, une discussion profitable put s'instaurer en Allemagne entre moi et ceux qui avaient voulu me réduire au silence. (C'était à l'université de Sarrebruck, sous les auspices du professeur Georg Meggle). Puisque les protestataires sifflaient et faisaient trop de bruit pour que je puisse m'exprimer, Meggle invita l'un d'eux à monter sur l'estrade pour exposer pourquoi il faudrait m'interdire de parler. Son intervention révéla sur quelques points une conception foncièrement erronée de ce qu'est ma position – dont la croyance que je suis politiquement à droite ; il affirma aussi que le passé de l'Allemagne montrait le danger qu'il y a à considérer que certaines vies humaines ont plus de valeur ou " valent davantage la peine d'être vécues " que d'autres. Après que le porte-parole des protestataires eut été entendu, Meggle dit que l'équité exigeait qu'il me soit permis de répondre, non pour discuter du caractère sacré de la vie humaine, mais plutôt pour commenter la position de ceux qui exigent qu'il ne soit pas permis de discuter du caractère sacré de la vie humaine. Ceci conduisit, inévitablement, à débattre de ma position selon laquelle aucune société réfléchie ne peut manquer de soulever les questions qui, selon mes opposants, ne devaient pas être soulevées. Puisque peu de gens pensent que la technologie médicale doit toujours être utilisée pour préserver la vie humaine jusqu'à l'extrême limite du possible, il est nécessaire de se demander – lorsque le patient est incapable d'exprimer un avis – sur quoi on doit fonder la décision de cesser un traitement ; sur quoi sinon un jugement sur la nature de la vie que ce patient peut espérer ?
Il y a un point sur lequel mon expérience ne conforte pas entièrement ce qu'écrit Mill. Il affirme : " Et cela ne fera pas l'affaire de dire qu'il peut être permis à l'hérétique de soutenir que son opinion est utile ou qu'elle ne fait de mal à personne, mais qu'il doit lui être interdit de soutenir qu'elle est vraie. La vérité d'une opinion fait partie de son utilité. " Cela est indéniablement correct s'il s'agit d'opinions portant sur quelque chose qui peut être vrai ou faux. Mais on soutiendra peut-être que ce n'est pas le cas des opinions morales. Mes adversaires allemands semblaient divisés sur ce point. Quelques-uns étaient des chrétiens conservateurs qui pensaient que la vie humaine est sacrée de par la loi divine, et que par conséquent c'est bien une vérité morale que je niais. L'affirmation de Mill peut s'appliquer à ce groupe. D'autres cependant étaient des gens de gauche qui considéraient la morale et la politique comme une simple affaire de rapports de force. Eux-mêmes estimaient être du côté des opprimés, tandis que mes positions s'inscrivaient dans le cadre d'une entreprise capitalisto-fasciste visant à éliminer tous ceux qui ne sont pas des travailleurs productifs. C'est précisément parce qu'ils considéraient l'éthique comme liée aux intérêts économiques qu'ils rejetaient l'idée du débat et de la discussion en tant que moyens d'atteindre la vérité.
À cette question de Mill : " Lorsque nous voulons savoir s'il est souhaitable qu'une proposition soit partagée, est-il possible d'exclure la question de savoir si oui ou non elle est vraie ? ", au moins une partie des opposants allemands de gauche à la liberté d'expression aurait répondu : " Oui, il est possible d'exclure cela ", et leur position réfute cette autre affirmation de Mill : " jamais on ne les voit, eux [ceux qui défendent les opinions reçues], traiter de la question de l'utilité comme si on pouvait l'abstraire complètement de celle de la vérité. Au contraire, c'est avant tout parce que leur doctrine est "la vérité" qu'ils estiment si indispensable de la connaître ou d'y croire13. " Il se peut que les opposants allemands de gauche à mon droit à la parole représentent un type d'objection différent à la liberté d'expression : celui consistant à n'y voir qu'un simple camouflage dissimulant les enjeux réels, qui eux relèvent du pouvoir et de la domination. Cette approche n'était pas totalement inconnue du temps où Mill écrivait De la liberté – on la trouve dans Le Manifeste communiste, et on peut la faire remonter à Trasymachus, dans La République de Platon – mais elle est devenue beaucoup plus populaire depuis, en particulier parmi les postmodernes. Elle est cependant étrangère au cadre philosophique de Mill, de sorte qu'elle requiert une réfutation séparée. Cette réfutation devrait partir du fait que ceux qui adoptent cette position sont forcés de reconnaître que leurs propres revendications morales et politiques – y compris l'exigence que telle idée ne puisse pas s'exprimer – manquent tout autant d'objectivité. Ceux qui s'opposent à la liberté d'expression sans faire l'hypothèse que la raison joue un rôle dans l'argumentation éthique sapent les bases de leur propre position éthique, car ils admettent par là même qu'elle n'est ni plus vraie, ni plus justifiée, sur le plan de la raison et de l'argumentation, que la position qu'ils voudraient éliminer.
Mill divise sa discussion de la liberté d'expression en deux parties, la première fondée sur l'hypothèse que l'opinion défendue par ceux qui veulent empêcher l'expression des avis contraires est fausse, et la seconde sur l'hypothèse qu'elle est vraie. Jusqu'ici, mon propos s'est situé dans le premier des deux cas, puisque je crois fausse la doctrine conventionnelle de la sacralité de la vie humaine. Je vais maintenant passer à la discussion d'un autre cas : celui de quelqu'un dont les affirmations sont manifestement fausses. Même dans ce cas, il est important de défendre son droit à la liberté d'expression. Je pense à David Irving, qui est actuellement emprisonné en Autriche pour avoir dit que l'Holocauste n'a jamais eu lieu14.
Il convient ici de se tourner vers l'argument de Mill selon lequel si une opinion n'est pas " discutée, pleinement, fréquemment et sans crainte ", elle devient " un dogme mort et non une vérité vivante ", et de dire que le meilleur moyen de persuader quiconque douterait encore de l'énormité des atrocités nazies est de le confronter aux preuves de leur réalité. Il est difficile de voir en quoi l'emprisonnement d'une personne qui nie l'existence de l'Holocauste contribue à convaincre qui que ce soit que l'Holocauste a existé. C'est tout le contraire en fait : les gens risquent de penser que si le gouvernement met ce type de personnes en prison, c'est qu'il doit y avoir là-dessous quelque chose qu'il cherche à cacher.
Une raison plus immédiate de défendre la liberté d'expression d'Irving est liée à la récente controverse autour des caricatures danoises présentant Mahomet sous un jour peu flatteur. Pour toutes les raisons avancées par Mill en faveur de la liberté d'expression, nous devrions être libres de nier l'existence de Dieu, et de critiquer l'enseignement de Jésus, Moïse, Mahomet et Bouddha, tel qu'il est rapporté dans des textes considérés comme sacrés par des millions de personnes. Le fait que des gens se sentent offensés par l'expression d'une opinion n'est pas une raison valable pour l'interdire. Comme l'écrit Mill :
[…] si le critère est le degré d'offense éprouvé par ceux dont les opinions sont attaquées, l'expérience me paraît démontrer que l'offense existe dès que l'attaque est éloquente et puissante : ils accuseront donc de manquer de modération tout adversaire qui les mettra dans l'embarras15. "
Sans la liberté de critiquer la religion, le progrès se heurtera toujours à un mur. Nous ne devons pas préconiser non plus que les objections à la croyance religieuse soient permises quand elles sont exposées calmement mais qu'il soit interdit de tourner la religion en ridicule, car le ridicule peut être l'arme la plus efficace contre une croyance fausse mais influente. Notant que ceux qui critiquent l'opinion dominante doivent généralement se montrer beaucoup plus modérés dans leur expression (simplement pour avoir une chance d'être écoutés) que les tenants de l'orthodoxie, Mill va jusqu'à dire que " s'il fallait choisir, il y aurait un plus grand besoin de décourager les attaques offensantes contre l'infidélité que contre la religion. " Il se peut que ce ne soit plus le cas dans les pays qui de nos jours sont beaucoup moins religieux que ne l'était la Grande-Bretagne du temps de Mill. Mais c'est encore vrai aux États-Unis, où beaucoup de gens semblent croire qu'un athée qui se comporte moralement dans la vie est quelqu'un qui n'a pas compris les implications logiques de la négation de l'existence de Dieu.
Nous devons par conséquent défendre le droit des journaux à publier des caricatures dépeignant Jésus, Moïse, Brahmâ, Bouddha ou Mahomet de façon offensante pour au moins certains chrétiens, juifs, hindous, boud-dhistes ou musulmans. (Défendre le droit d'un journal à publier quelque chose n'est pas dire qu'il est sage de le publier. Rétrospectivement, quand on sait combien les émeutes consécutives ont coûté de vies innocentes, la publication des caricatures peut apparaître comme une mauvaise décision – mais cela est une autre question.) Le problème avec la condamnation de David Irving est qu'aussi longtemps qu'il reste en prison, et que les lois qui l'y ont conduit restent en vigueur, les musulmans sont fondés à croire que le fait que les gouvernements européens n'aient pris aucune mesure contre les journaux qui ont publié les caricatures témoigne de leur partialité et de leur hostilité envers l'islam. Ce n'est que lorsqu'Irving aura été libéré que les Européens pourront se tourner vers les protestataires musulmans et dire : " Nous appliquons équitablement le principe de liberté d'expression, qu'il offense des musulmans, des chrétiens, des juifs, ou qui que ce soit d'autre. "
La défense de la liberté d'expression implique-t-elle aussi que nous nous opposions aux lois réprimant l'incitation à la haine raciale ? De telles lois ne devraient certainement pas empêcher qu'on discute de l'éventualité que différentes races ou groupes ethniques présentent des caractéristiques différentes, ou qu'on porte des jugements favorables ou défavorables sur ces caractéristiques. Mais là encore, nous pouvons à nouveau convenir avec Mill que " même les opinions perdent leur immunité lorsqu'on les exprime dans des circonstances telles que leur expression devient une instigation manifeste à quelque méfait. " Cette phrase précède immédiatement le célèbre passage où Mill fait la distinction entre le fait d'exprimer dans un journal l'opinion que les marchands de grain sont des affameurs du peuple, et le fait de tenir les mêmes propos à une foule excitée massée devant la maison d'un marchand de grain16. Il n'est certes pas facile de transposer cet exemple au contexte actuel où les media électroniques permettent une diffusion immédiate que n'ont pas les journaux. Tout dépend des circonstances, et du degré auquel le climat ambiant porte à comprendre certaines propositions comme des incitations à la violence. C'est aux tribunaux de déterminer quand tel est le cas.
Liberté individuelle
L'argumentation développée par Mill dans De la liberté sur les limites à fixer à l'exercice de l'autorité sur l'individu a été importante pour moi dans divers domaines ; pour faire bref, je n'aborderai ici qu'un seul d'entre eux : l'euthanasie volontaire et le suicide assisté. (Par souci de concision, j'userai dans ce qui suit de l'expression " euthanasie volontaire " comme incluant le suicide assisté, sauf quand il sera nécessaire de distinguer les deux.) Il y a évidemment de solides arguments utilitaristes en faveur de la légalisation de ces pratiques. Malgré des soins palliatifs de bonne qualité, certains malades en phase terminale souffrent énormément ; lorsqu'ils ne souhaitent pas endurer cela jusqu'à la fin, tant les utilitaristes hédonistes que les utilitaristes des préférences estiment que, toutes choses égales par ailleurs, il y a davantage d'utilité à accéder à leur requête qu'à la rejeter. On peut opposer à cela une objection utilitariste : légaliser l'euthanasie volontaire serait s'engager sur une pente glissante menant à toutes sortes de morts non souhaitées, ce qui clairement est un mal. Mais maintenant que nous avons derrière nous deux décennies d'expérience de pratique légale de l'euthanasie volontaire aux Pays-Bas, sans la moindre preuve d'une dérive vers la " pente glissante ", nous pouvons laisser cette objection de côté17. Toutefois, beaucoup de gens ne sont pas utilitaristes, et ils sont très nombreux à considérer que l'euthanasie volontaire est moralement condamnable. C'est pourquoi ce peut être – au minimum – une bonne stratégie politique que de renforcer le plaidoyer proprement utilitariste en faveur de la légalisation de cette pratique par le recours à l'argumentation de Mill sur les limites qu'il convient de fixer à l'autorité de l'État sur l'individu.
Mill résume sa position par ces phrases célèbres :
La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée pour user de la force contre un de ses membres est de l'empêcher de nuire aux autres. Son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une raison suffisante. […] Sur lui-même, sur son corps et son esprit, l'individu est souverain18.
À l'appui de cette thèse, Mill avance que " chacun est le meilleur juge et gardien de ses propres intérêts. " Par exemple, dit-il, si vous voyez des gens s'apprêtant à franchir un pont dangereux, vous pouvez les forcer à s'arrêter pour les informer du risque que le pont s'effondre, mais s'ils décident continuer, vous devez vous écarter et les laisser traverser, car eux seuls connaissent l'importance pour eux de passer, et eux seuls savent comment la mettre en balance avec l'éventualité d'y perdre la vie. L'exemple suppose évidemment que l'on ait affaire à des êtres capables de comprendre l'information, de réfléchir et de choisir.
Il est aisé d'approuver chez Mill l'idée qu'il devrait normalement appartenir à la personne dont c'est la vie de décider si cette vie vaut la peine d'être poursuivie. Quand une personne aux capacités mentales intactes juge que, tout bien pesé, son avenir est tellement sombre qu'il vaut mieux mourir que de continuer à vivre, la raison qui amène ordinairement à condamner l'acte de tuer (à savoir que l'on prive l'individu des bienfaits que la vie lui aurait procurés) se tourne en son contraire : un motif d'accéder à la requête de cette personne.
Cela semble être un argument recevable par les défenseurs de la liberté. Curieusement pourtant, ce n'est souvent pas le cas. Voici par exemple une affirmation de quelqu'un qui, à première vue, semble partager l'opinion de Mill sur la liberté individuelle :
Ma philosophie est de faire confiance aux individus pour prendre les bonnes décisions pour leur famille et leur communauté […]. Je pense que le gouvernement devrait être limité et efficace : faire peu de choses et les faire bien19 […].
L'auteur de ces lignes est Georges W. Bush (ou du moins, elles figurent dans un livre signé de son nom). En Oregon, la loi (approuvée par la majorité de la population) autorisant le suicide médicalement assisté aurait pu donner à Bush l'occasion de mettre en application ses principes de confiance dans la justesse des décisions individuelles, et de limites à fixer au domaine d'intervention du gouvernement fédéral. Au lieu de quoi, son ministre de la justice se lança dans une longue et finalement vaine bataille pour empêcher les médecins de l'Oregon de prescrire, conformément à la loi, des substances destinées à aider des malades en phase terminale à mourir. Comme chez bien d'autres conservateurs, la défense de la liberté individuelle chez Bush ne semble pas fondée sur un principe, mais plutôt sur l'opposition à des interventions spécifiques du gouvernement, telles que l'impôt ou la protection de l'environnement.
Mais je dois me soumettre moi aussi à la même épreuve : en tant qu'utilitariste, puis-je soutenir le principe de Mill selon lequel il n'est légitime de forcer les individus que pour les empêcher de nuire à autrui ? Ou bien est-ce que je recours à son principe de façon purement stratégique, en invoquant quelque chose à quoi je ne crois pas vraiment ?
Je dois admettre qu'il y a des mesures qui violent le principe de Mill et que néanmoins j'approuve. L'obligation du port de la ceinture de sécurité est un sujet que j'ai suivi de près, peut-être parce que je viens de l'État de Victoria en Australie, qui se distingua en 1970 en étant le premier au monde à rendre le port de la ceinture obligatoire. Vers 1973, tous les autres États et territoires australiens avaient adopté une loi similaire. Avant que cette législation soit mise en place, on avait tenté d'éduquer le public sur les avantages de la ceinture de sécurité ; quelques personnes la mettaient volontairement, mais la plupart des gens ne le faisaient pas. La nouvelle législation eut un impact certain. Le nombre de morts sur la route, qui avait cru régulièrement jusqu'à cette date, commença à diminuer, et grosso modo la baisse s'est poursuivie jusqu'à nos jours. En 1999, le nombre d'accidents mortels en Australie était inférieur de moitié à son niveau de 1970, soit plus de 2000 vies épargnées par an. La diminution est encore plus sensible si on l'exprime en proportion du nombre de véhicules en circulation : le chiffre des accidents mortels en 1999 n'est alors plus que le cinquième de ce qu'il était en 197020. (Certes, le port obligatoire de la ceinture de sécurité n'est qu'une des raisons de cette chute, mais c'est un facteur important.) Pour un utilitariste, il est difficile de contester que le gain que représentent tant de vies sauvées et tant de blessures graves évitées surpasse la perte que constitue la restriction mineure de la liberté individuelle impliquée par cette loi.
Certains soutiennent qu'imposer le port de la ceinture de sécurité " empêche de causer des torts à autrui " parce que les morts et blessures provoquées par les accidents de la route sont source de coûts pour la collectivité tout entière. Mais cela ne semble pas être la raison première de soutenir cette loi. Si un millionnaire libertarien désireux de faire abroger la loi offrait de payer en contrepartie tous les coûts subis par la collectivité du fait des morts et blessures dues à l'absence de port de la ceinture de sécurité, je n'en resterais pas moins opposé à l'abrogation de la loi. Le problème, semble-t-il, est qu'il y a des circonstances où il est tout simplement faux que les individus sont les meilleurs juges et gardiens de leurs propres intérêts : il semble en particulier que la plupart d'entre nous soient mauvais juges en la matière quand il y a un risque de subir de grands dommages avec une probabilité faible21.
Est-ce à dire que je rejette le principe de Mill ? Depuis que H.L.A. Hart a partiellement défendu Mill dans son livre Law, Liberty and Morality, il est devenu courant de distinguer le moralisme légal du paternalisme légal. Alors que Mill dit que le bien de l'individu, qu'il soit " physique ou moral ", n'est pas une raison suffisante pour justifier l'intervention publique, Hart soutient que le bien physique de l'individu est une raison suffisante. Ainsi, la loi pourrait imposer le port de la ceinture de sécurité en voiture, ou le port du casque aux conducteurs de deux roues. Mais, selon cette approche, l'État ne pourrait pas décréter que l'homosexualité est immorale et exiger que les gens n'aient de relations sexuelles qu'avec des personnes du sexe opposé.
Le problème avec cette approche est qu'il n'est pas facile de saisir pourquoi le paternalisme légal est bien tandis que le moralisme légal est mal. En faveur de cette distinction, on avance souvent l'argument selon lequel l'État devrait être neutre par rapport aux idéaux moraux concurrents. Mais une telle neutralité est-elle réellement possible ? Si j'étais un défenseur du moralisme légal, je dirais que la proposition " Il vaut mieux ne pas être blessé ou tué dans un accident de voiture " est un jugement moral – qu'il soit largement partagé n'y change rien – et que la proposition " Mieux vaut mourir que vivre une ou deux semaines de plus dans la souffrance et l'inconfort provoqués par une maladie incurable " est un autre jugement moral – un peu moins largement partagé. Quelle définition tenable de la morale pourrait bien exclure de tels jugements tout en en incluant d'autres qui privilégient certaines préférences sexuelles ?
Les utilitaristes peuvent se trouver ici dans une situation bizarre. S'ils tentent de soutenir que l'État devrait pouvoir interdire des conduites qui font du tort à l'agent, mais qu'il devrait permettre d'autres conduites qui, bien qu'immorales, ne nuisent à personne d'autre, ils peuvent être mis en difficulté si on leur demande en quoi consiste selon eux cette seconde catégorie. Si un acte ne nuit ni à l'agent lui-même ni a personne d'autre, que peut-il bien avoir d'immoral ? La seule réponse envisageable semble être que cet acte produit moins de bien qu'un autre acte que l'agent pourrait accomplir. Mais cette réponse ne fait pas l'affaire, car personne ne suggère que la loi devrait nous contraindre à faire le maximum de bien possible.
En fait, quand des utilitaristes affirment que l'État devrait permettre des conduites qui, bien qu'immorales, ne font de mal ni à leur auteur ni à des tiers, ils veulent en réalité dire ceci : " l'État devrait permettre des conduites que la majorité des citoyens jugent immorales mais qui ne font de mal à personne d'autre. " Mais la raison pour laquelle l'État devrait adopter cette position n'est pas claire. Si la majorité des citoyens avait raison, et que les actes en cause étaient réellement immoraux, pourquoi ne devraient-ils pas être interdits même s'ils ne nuisent pas à des tiers ? Le véritable problème, dans la situation que nous examinons, est que des citoyens pensent que certains actes sont immoraux (l'homosexualité, la prostitution, le suicide, ou quoi que ce soit d'autre), alors qu'en réalité ils ne sont pas immoraux du tout. L'argument utilitariste le plus solide est alors que les opinions morales qui condamnent de tels actes sont erronées. Si cet argument ne parvient pas à convaincre, manifester son opposition au moralisme légal peut apparaître comme un moyen alternatif d'atteindre un objectif souhaitable, mais c'est s'aventurer sur un terrain philosophique plus douteux.
Quelques brèves remarques sur d'autres ouvrages
En dehors de De la liberté, je ferai référence à quatre autres ouvrages, ou parties d'ouvrages de Mill que j'admire particulièrement : L'asservissement des femmes, La nature, un bref passage de Whewell et la philosophie morale et Quelques mots sur la non-intervention22.
L'asservissement des femmes23
C'est un ouvrage extraordinaire auquel je ne peux rendre justice en quelques lignes. Ses revendications ne laissent aucune place au compromis : Mill défend " le principe d'égalité totale " entre les hommes et les femmes. C'est un modèle d'argumentation contre un préjugé social plus ou moins universel. Prenons, par exemple, ce passage du premier chapitre, dans lequel Mill discute des maigres chances que son projet a d'aboutir. (J'aime penser à cet extrait non seulement en rapport avec les tentatives de changer le statut des femmes, mais aussi celles de changer le statut des animaux) :
C'est la difficulté qui apparaît chaque fois qu'il s'agit d'aller à l'encontre d'un sentiment largement répandu. Une opinion solidement enracinée dans les sentiments gagne plutôt qu'elle ne perd en fermeté lorsqu'on lui oppose des arguments de poids. Car si cette opinion était acceptée comme la conséquence d'un argument, il suffirait de réfuter cet argument pour ébranler la solidité de la conviction ; mais quand une opinion repose uniquement sur des sentiments, moins elle est défendable dans une discussion, plus ses partisans sont persuadés que leurs sentiments doivent avoir un fondement profond, à l'épreuve de tout argument. Et tant que ce sentiment persiste, il est toujours possible de se retrancher derrière de nouveaux arguments pour réparer les brèches faites dans les précédents. Il y a tant de raisons pour que les arguments qui entrent en compte à propos de l'inégalité des sexes soient les plus vifs et les plus profondément enracinés de tous ceux qui concernent et qui protègent les institutions et les coutumes du passé, qu'il n'y a rien d'étonnant à les trouver jusqu'ici moins attaqués et moins ébranlés que tout autre par l'évolution intellectuelle et sociale des temps modernes. Il n'y a pas lieu non plus de penser que les institutions barbares les plus tenaces soient moins barbares que celles dont l'homme s'affranchit plus tôt24.
La nature25
En commençant son essai La nature par souligner l'influence de mots tels que " nature " et " naturel " sur notre mode de pensée et sur nos sentiments, Mill aurait aussi bien pu écrire pour le XXe ou le XXIe siècle que pour le XIXe. Dans les discussions sur des questions telles que la fertilisation in vitro, l'euthanasie, les modifications génétiques et le clonage, l'objection la plus courante consiste à dire que telle technique ou procédure nouvelle qu'on propose est " contre nature ". J'ai eu à faire face à ce type d'arguments pendant des années et je suis maintenant convaincu que Mill a absolument raison quand il écrit que ces mots sont devenus " l'une des sources les plus abondantes de faux jugements esthétiques, de fausse philosophie, de fausse moralité, et même de mauvaises lois ".
L'argumentation de l'essai est géniale de simplicité. Le mot " nature " signifie soit tout ce qui existe dans l'univers – y compris les êtres humains et tout ce qu'ils créent – soit le monde comme il serait sans les êtres humains et tout ce qu'ils provoquent. Dans la première définition, rien de ce que font les humains ne peut être " contre nature ". Dans la seconde, l'idée que l'action humaine est " contre nature " ne constitue en rien une objection, car tout ce que nous faisons affecte la nature, et à l'évidence, cette intrusion est souvent fort désirable.
Mill conclut son essai en ajoutant qu'au lieu de tenter de suivre la nature, nous devrions " nous efforcer de changer le cours de la nature, et, là où nous pouvons la contrôler, de la rendre plus conforme à des modèles de justice et de bonté. " Certains de mes amis dans le mouvement environnementaliste pourraient voir là un exemple de l'arrogance et de l'outrecuidance humaine qui ont causé tant de tort aux écosystèmes dont dépend toute forme de vie. Mais ce n'était pas l'attitude de Mill. Dans ses Principes d'Economie Politique, il montre qu'il reconnaît clairement l'importance de laisser certains endroits du monde vierges de toute activité humaine :
Un monde duquel toute solitude aurait disparu serait un pauvre idéal. La solitude, c'est-à-dire un isolement fréquent, est la condition nécessaire pour réfléchir et former son caractère en profondeur. Être seul dans la nature, dans sa beauté et sa grandeur, est le berceau de pensées et d'aspirations salutaires pour l'individu mais aussi indispensables à la société. On n'éprouverait guère de satisfaction à contempler un monde où la nature serait privée de toute activité spontanée, où le moindre lopin de terre propre à produire des aliments pour l'homme serait mis en culture ; où chaque parcelle vierge où poussent des fleurs, chaque prairie naturelle serait livrée au labour ; où tous les quadrupèdes et tous les oiseaux qui ne seraient pas apprivoisés pour l'usage de l'homme seraient exterminés pour ne pas lui disputer sa nourriture ; où on déracinerait chaque arbre et chaque haie, où il ne resterait pas d'espace pour qu'un buisson ou une fleur sauvage puisse pousser, sans qu'on vienne aussitôt les arracher au nom du progrès de l'agriculture. Si la terre doit perdre ce charme qu'elle doit en grande partie à des choses que l'accroissement illimité de la richesse et de la population feraient disparaître, et cela simplement pour nourrir une population plus nombreuse, mais qui ne serait ni meilleure ni plus heureuse, j'espère sincèrement pour la postérité qu'elle se contentera de l'état stationnaire bien avant d'y être contrainte par la nécessité26.
Les animaux
Dans sa réfutation de William Whewell, Mill a écrit quelques paragraphes qui éveillent en moi des résonances évidentes. Dans la mesure où ces paragraphes sont enfouis dans un ouvrage rarement lu aujourd'hui, je me propose de vous lire certains passages et d'en résumer d'autres.
Le Dr. Whewell met une dernière touche à sa prétendue réfutation du principe de Bentham par ce qu'il croit être une éclatante démonstration par l'absurde. Il se peut que le lecteur doive émettre une centaine d'hypothèses avant de deviner en quoi elle consiste. Moi-même, je ne suis pas encore revenu de l'étonnement que m'inspire non pas Bentham, mais le Dr Whewell. Voyez, dit-il, à quelles conséquences mène votre principe du plus grand bonheur ! Bentham soutient qu'il est de notre devoir de prendre en considération les plaisirs et les peines des autres animaux autant que ceux des humains27 […].
Mill cite alors l'objection de Whewell à Bentham, qui comporte ceci :
Nous sommes attachés aux autres humains par le lien universel de l'humanité, de la fraternité humaine. Il n'existe aucun lien de cette sorte avec les animaux. […] Pour la plupart des gens, il est impensable qu'on puisse sacrifier le bonheur humain afin de procurer un plus grand plaisir à des chats, des chiens et des cochons.
Il m'arrive couramment de rencontrer l'argumentation de Whewell dans des discussions sur l'éthique et les animaux, et je trouve cela fascinant. La réponse percutante de Mill fait partie d'une lignée d'arguments utilitaristes en faveur des animaux qui débute avec le parallèle établi par Bentham, dans une note de son Introduction aux principes de morale et de législation, entre le traitement des animaux et celui des esclaves noirs, et qui continue avec mes travaux aujourd'hui. Voici la réponse de Mill, écrite en 1852, avant la guerre de Sécession :
" Pour la plupart des gens " dans les États esclavagistes des États-Unis, ce n'est pas une doctrine tolérable que celle qui demande de sacrifier une quelconque portion du bonheur des Blancs pour obtenir quantité plus grande de bonheur pour les Noirs. " Pour la plupart des gens " de la noblesse féodale, il aurait été intolérable il y a cinq siècles d'entendre affirmer que la somme des plaisirs ou des peines de cent serfs compte plus que le plaisir d'un seul noble. Selon le critère du Dr. Whewell, les propriétaires d'esclaves et les nobles ont raison. Ils se sentent eux aussi liés par un " lien de fraternité " aux hommes blancs et à la noblesse, et n'éprouvent pas un tel lien envers les Noirs et les serfs.
Après quoi Mill clôt le débat avec une déclaration qui mérite toute notre attention :
Nous sommes tout à fait prêt à jouer notre va-tout sur cette question. Sachant qu'une pratique cause plus de souffrance aux animaux qu'elle ne procure de plaisir à l'être humain, est-elle morale ou immorale ? Si, à mesure que les êtres humains se dépouillent de l'égoïsme, ils ne répondent pas d'une seule et même voix " immorale ", alors que la morale du principe d'utilité soit condamnée à jamais.
Prenons précisément acte de ce que Mill écrit ici. Il aurait déjà été remarquable qu'il se dise prêt à jouer son va-tout utilitariste sur l'affirmation qu'il est immoral de faire souffrir les animaux de façon gratuite. Mais il va bien plus loin que cela. Il est prêt à jouer le tout pour le tout sur l'immoralité de n'importe quelle pratique qui causerait proportionnellement davantage de souffrance aux animaux qu'elle ne procurerait de plaisir à l'homme. En d'autres termes, il admet que la souffrance des animaux compte autant que les plaisirs humains. Mill ne fait pas pencher la balance d'un côté sous prétexte que les plaisirs sont réservés aux humains et la souffrance aux animaux. Il énonce en substance ce que je considérai comme une proposition radicale quand je la formulai 123 ans plus tard dans La libération animale : le principe d'égale considération des animaux. On sait donc comment Mill se positionnerait aujourd'hui sur l'un des sujets les plus importants de la question animale : l'élevage intensif, qui cause une souffrance infinie à des dizaines de milliards d'animaux dans le monde entier, alors qu'il ne profite que de façon négligeable aux humains, et que même, si on prend en compte son coût environnemental, il ne leur profite pas du tout.
Quelques mots sur la non-intervention
Je signale ce bref essai, publié pour la première fois en 1859, en raison de sa pertinence aujourd'hui. Mill commence par dire qu'il y a peu de questions plus pressantes pour les philosophes que de débattre du moment où un État qui n'est pas lui-même menacé doit entrer en guerre. Il cherchait à établir un " test précis et rationnel " pour définir ce qui justifierait une intervention, et ce qui n'en justifierait pas. Que l'absence d'intervention exige elle aussi une justification est, bien sûr, un élément important. Il signifie que Mill considère que certains cas de ce que nous appellerions aujourd'hui " l'intervention humanitaire " sont justifiés. Cependant, Mill émet des doutes sur une intervention destinée à rendre plus démocratique un pays gouverné de façon non démocratique. Il y a une seule exception à sa réserve : si le gouvernement reçoit une aide étrangère pour mettre fin à un mouvement démocratique intérieur. Alors Mill pense qu'il est justifiable d'intervenir en faveur de la démocratie, afin que l'équilibre soit rétabli. Selon lui, il est peu probable que puisse aboutir la volonté de créer une démocratie quand il n'existe aucun mouvement intérieur assez fort pour la faire naître en l'absence de soutien extérieur.
Notes :
1. [->http://www.politicalthought.org.uk/conference/
2. Robson ed., Collected Works, I 45 (Autobiography, 1873).
3. Robson ed., Collected Works, X 456 (Theism, 1874).
4. Robson ed., Collected Works, IX 103 (An Examination of Sir Hamilton's Philosophy, 1865).
5. La première édition de Utilitarianism date de 1861. Deux traductions de cet ouvrage sont disponibles en français : chez PUF (1998) et chez Flammarion (1999) [NdT].
6. L'utilitarisme, chapitre 2.
7. De Jeremy Bentham. Le Centre Bentham travaille actuellement à une traduction française de Introduction to the Principles of Morals and Legislation (1789) qui paraîtra chez Vrin. Le texte intégral de ce livre (en anglais) peut être consulté sur : http://www.econlib.org/library/Bent... [NdT].
8. De Henry Sidgwick (1874). Il n'existe pas de traduction française de The Methods of Ethics. Le texte intégral de ce livre (en anglais) peut être consulté sur : http://www.la.utexas.edu/research/p... [NdT].
9. La première édition de On liberty date de 1859. Une traduction de cet essai est disponible en français : John Stuart Mill, De la liberté, Gallimard, Collection Folio Essais, 1990 [ NdT].
10. Pour plus de détails, voir " On Being Silenced in Germany ", The New York Review of Books, 15 août 1991, reproduit en appendice dans Questions d'éthique pratique, Bayard Éditions, 1997, et dans Writings on an Ethical Life, Ecco, New York, 2000, pages 303-318.
11. Voir par exemple : Franz Christoph, " (K)ein Diskurs über "lebensunwertes Leben" ", Der Spiegel, n° 23/1989, 5 juin 1989 ; O. Tolmein, Geschätztes Leben, Konkret Literatur Verlag, Hambourg, 1990 ; T. Bastian éd., Denken, Schreiben, Töten, Hirzel, Stuttgart, 1990 ; Franz Christoph, Tödlicher Zeitgeist, Kiepenheuer und Witsch, Cologne, 1990.
12. Mill, De la liberté, chapitre 2 [page 93 de l'édition française].
13. Mill, De la liberté, chapitre 2, p. 94 de l'édition française [NdT].
14. Aux lecteurs qui penseraient que ce qui va suivre s'explique par un manque d'empathie avec ceux dont les familles ont souffert de l'Holocauste, je recommande vivement de jeter un coup d'œil à Peter Singer, Pushing Time Away : My Grandfather and the Tragedy of Jewish Vienna, Ecco, New York, 2003.
15. Mill, De la liberté, p. 141 de l'édition française [NdT].
16. De la liberté, chapitre 3. [pages 145-146 de l'édition française]
17. Cf. Peter Singer, " Voluntary Euthanasia : A Utilitarian Perspective ", Bioethics, vol. 17, n° 5-6, 2003, pages 526-541.
18. De la Liberté, chapitre 1, pages 74-75 de l'édition française [NdT].
19. Georges W. Bush, A Charge to Keep, Morrow, New York, 1999, p. 235.
20. Australian Bureau of Statistics, 2001 Yearbook Australia, Canberra, 2001, pages 854-857.
21. Voir par exemple D. Kahneman et A. Tversky, " Prospect theory : An analysis of decisions under risk ", Econometrica, n°47, 1979, pages 276-287.
22. Il n'existe pas de traduction française des deux derniers essais : Whewell on Moral Philosophy (1852) et A Few Words on Non-Intervention (1859). [NdT]
23. La première édition de The Subjection of Women date de 1869. Une traduction de cet essai est disponible en français : John Stuart Mill, L'asservissement des femmes, Petite Bibliothèque Payot, 2005 [NdT].
24. John Stuart Mill, L'asservissement des femmes, chapitre 1 [pages 27-28 de l'édition française].
25. La première édition de On Nature date de 1874. Une traduction de cet essai est disponible en français : John Stuart Mill, La Nature, La Découverte, 2003 [NdT].
26. Principles of Political Economy, livre IV, chapitre 6, § 8.
27. Collected Works, X, p.185-7. On peut vérifier cette citation et les autres en se reportant aux oeuvres complètes de Mill sur : http://oll.libertyfund.org/Home3/Co....
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06/07/2007
L'animal est un sujet
Liberté et inquiétude de la vie animale
Un livre de Florence Burgat
Estiva Reus
Une reproduction du tableau de Winslow Homer The Fox Hunt (1893) orne la couverture du dernier livre de Florence Burgat. Un renard avance dans la neige, surplombé d'un vol de corbeaux ; au fond, les vagues d'un océan froid se brisent sur les rochers1. C'est une illustration remarquable du titre et du thème du livre : Liberté et inquiétude de la vie animale2. La marche du renard dans l'immensité glacée fait écho à la citation de Merleau-Ponty qui figure en exergue sur la première page : " Ce déploiement de l'animal, c'est comme un pur sillage qui n'est rapporté à aucun bateau. " Le renard fuyant dans l'étendue désolée personnifie magnifiquement l'animal tel que Florence Burgat le donne à voir : un être qui a le pouvoir de donner une direction à sa vie, mais aussi un être à qui le manque et la peur sont inhérents. Plus tard, en pianotant sur Internet, j'ai trouvé ces quelques lignes sur la réalisation du tableau :
Pendant qu'il travaillait à ce tableau, Homer enfouissait chaque nuit un renard mort dans une congère pour qu'il gèle figé dans la position voulue, puis il se dépêchait de le peindre chaque matin avant qu'il ne redevienne flasque ; pendant ce temps, des corbeaux étaient tués et suspendus à sa corde à linge dans une position de vol convaincante3.
Nous contemplons l'image de vivants parcourant la terre et le ciel ; pourtant, ceux qui ont servi de modèles n'étaient plus que des cadavres. Le peintre a trouvé naturel de sacrifier leurs vies pour se livrer commodément à son art. Ainsi, le tableau de Homer illustre-t-il aussi l'autre versant du livre de Florence Burgat : l'exploration des idéologies qui ont appauvri à l'extrême notre représentation des animaux pour les réduire à des corps disponibles, innocemment exploitables.
Conceptions négatives et privatives de l'animal
Florence Burgat parachève ici l'examen critique entrepris dans Animal mon prochain4 des discours sur " l'Animal " dont regorge la philosophie. Ces discours pour la plupart n'ont nullement pour objet de comprendre les animaux, dans leur immense diversité. Ils ne sont que monuments élevés à la gloire de l'Homme (singulier, majuscule), une gloire qui s'alimente sans fin du mépris et de la mise à distance des non humains, présentés tantôt comme " mauvais doubles " tantôt comme " faux doubles " de l'homme.
Selon la première voie (les conceptions négatives), l'animal n'a de commun avec l'homme que la mauvaise part de ce dernier. L'animalité se définit comme une série de tares : les appétits sexuels, la violence, la cruauté, la prédation…
Selon la seconde voie (les conceptions privatives), l'animal n'est saisi qu'à travers ce qui lui manque, par la carence d'un quelque chose – toujours essentiel – que possèdent les humains : " La théologie prive l'animal d'âme, la métaphysique moderne le prive de la raison, l'anthropologie de la culture5… " (p. 27).
Les oppositions " âme/corps, nature/culture, intelligence/instinct […] forment un véritable dispositif dont la finalité est la production de ce que l'on peut appeler l'indigence ontologique de l'animal " (p. 25). " Le concept d'animalité ainsi construit ne vise en rien […] à penser l'être animal, mais à produire un modèle d'abjection " (p. 40). Il s'agit si peu de bâtir un savoir sur les animaux réels que ce même " modèle d'abjection " a pu être appliqué à des groupes humains (les femmes, les Noirs, les sauvages6…). Eux aussi ont été décrits comme englués dans une nature dont l'humanité véritable a réussi à s'arracher. " L'animalisation " ou la " naturalisation " est avant tout un procédé de flétrissure. Il rabaisse ceux qui en font l'objet ; il les désigne comme privés de ce qui rend un individu digne de respect, et méritant de ce fait d'être protégé par des droits. Le processus de " naturalisation " sert in fine à exclure les " animalisés " du cercle de la considération morale. Ne leur est pas reconnue cette précieuse dignité qui conditionne le bénéfice du droit à ne pas être traité comme un simple moyen au service des buts d'autrui. Ils sont relégués au rang des choses, non seulement par la permission d'en user sans merci, mais par la description même qui en est faite. Les conceptions privatives – celles qui caractérisent l'animal par son déficit d'être – aboutissent à sa réification en le dépossédant des caractères qui le distinguent des cailloux. Une des forces de Florence Burgat est d'avoir saisi que la thèse cartésienne en la matière n'était pas qu'une forme extrême de ce processus de réification, appartenant à un passé révolu.
L'empreinte cartésienne
Dans l'antiquité, on s'est efforcé de penser la spécificité de la vie selon des conceptions (panpsychisme, animisme) qui ne peuvent plus être ressuscitées aujourd'hui.
Dans le monisme aristotélicien, les vivants et les non vivants sont faits des mêmes éléments, mais les vivants se distinguent par les causes formelle et finale. La forme anime la matière, qui est tendue vers divers buts. Si l'âme rationnelle est le propre de l'homme, les animaux partagent avec lui l'âme sensitive qui permet à la fois de se mouvoir et d'éprouver le plaisir et la douleur.
Au XVIIIe siècle, quelques auteurs essaient encore de penser une matière spécifiquement vivante (Maupertuis, Buffon), une matière dotée d'une capacité de sentir et de se mouvoir (Diderot, d'Holbach), ou un principe vital (Bichat).
L'avènement du dualisme cartésien au siècle précédent a néanmoins marqué un tournant décisif. Les animaux y sont entièrement privés de la faculté de sentir. L'âme perçoit son union avec le corps dans la perception sensorielle et dans l'expérience de la douleur. Les animaux n'ayant pas d'âme, ils ne perçoivent rien, ni ne souffrent. Nombre de critiques et de théories concurrentes fleurissent en réponse à Descartes (Gassendi, Malebranche, Leibniz…) dont il ne reste pas trace aujourd'hui7. Le dualisme cartésien semble lui-même avoir définitivement sombré car incapable de produire une explication convaincante de l'articulation entre l'âme et le corps. Le paradigme dominant est désormais un monisme matérialiste, celui des sciences. Selon Hans Jonas, c'est un " monisme mécanique ", héritier du cartésianisme, qui a succédé à l'antique " monisme vitaliste ". Une fois l'esprit et le corps assignés à des continents différents, il devint impossible de dépasser cette opposition. Le monisme matérialiste n'est autre que le dualisme cartésien amputé d'une de ses branches.
Le rôle du monisme matérialiste consiste donc à épurer le domaine physique de tout élément spirituel, léguant ainsi à la postérité un ensemble lisse, connaissable de part en part par les lois de la physique. Avec l'émergence des sciences physiques, la matière étend son domaine à la compréhension de tous les phénomènes ; la vie est dépouillée de ce qui la spécifie, réduite aux propriétés de la simple étendue – on reconnaît là l'œuvre cartésienne. Seul ce qui satisfait les exigences de la connaissance exacte sera tenu pour réel. […] pour le dire en langage moderne, le réel se ramène à ce qui peut être soumis à l'expérimentation. Cette édification se confond, souligne Jonas, avec le triomphe d'une ontologie de la mort sur l'ontologie de la vie des premiers temps (le panpsychisme antique), puisque c'est la conception d'une nature dépouillée de toute animation qui y domine. (p. 106-107)
Mais alors que faire de la sentience ? Elle n'a aucune place. D'ailleurs il existe un courant philosophique qui préconise de mettre fin au problème matière-esprit en… éliminant l'esprit : " Je crois que l'esprit c'est le cerveau " déclare sa fondatrice Patricia Smith-Churchland (p. 109). Au mieux, la matière se voit chargée d'incorporer l'esprit, ce que le monisme matérialiste ne peut faire qu'en attribuant à celle-ci la " faculté occulte " de générer la conscience comme épiphénomène.
Désormais, ce sont en principe les mêmes facteurs explicatifs qui s'appliquent aux hommes et aux bêtes puisque l'ensemble de l'existant relève d'une science d'où l'âme a officiellement quitté la scène. Mais cela n'a pas rendu service aux animaux. Car l'esprit revient par la porte de service, attribuable de façon d'autant plus arbitraire qu'il n'appartient plus au champ du discours scientifique.
Aussi bouleversantes que soient les découvertes en psychologie cognitive et en éthologie […] elles n'affaiblissent pas la logique classificatoire selon laquelle l'homme prend place dans un ordre d'autant plus séparé de l'animal que le lieu de la coupure n'est, finalement, assignable à aucun critère. Parce que la différence, que l'on (se) l'avoue ou non, est dévolue à la métaphysique, la démonstration faite par les sciences du vivant d'une proximité entre tous les êtres sensibles […] ne parvient pas à porter atteinte à une distinction qui doit être intangible pour traverser victorieusement ces épreuves. Et que reste-t-il de la métaphysique dans le matérialisme triomphant, sinon cette croyance tue en une suprématie absolue de l'être humain, qui se manifeste dans la quasi-absence de bornes à ses droits sur tout ce qui ne l'est pas ? (p. 111)
Les animaux, eux, sont livrés tout entiers à ce que la science peut saisir, de sorte qu'ils peuvent être réduits à des corps sans âme8.
La déréalisation de la douleur animale
Le traitement du thème de douleur est exemplaire de la prégnance de la conception inaugurée par Descartes. Au niveau sémantique d'abord, qui distingue volontiers la douleur (" purement physique ") de la souffrance (tourment psychique proprement humain). Florence Burgat cite quelques " perles " extraites de dictionnaires philosophiques ou d'écrits émanant de scientifiques, où le dualisme entre le corps animal et l'âme humaine s'exprime sans complexes.
Dans un savoureux chapitre consacré aux xénogreffes, on apprend que l'unique problème moral soulevé à leur propos par les autorités officielles en matière de bioéthique a consisté à se préoccuper de ce que les personnes transplantées ne se sentent pas atteintes dans leur humanité par l'apport d'un greffon animal. Ainsi lit-on dans le rapport n°61 du Comité national d'éthique :
L'individu qui arrive à transcender le niveau purement organique de son être et qui estime que l'essence de son humanité est sa pensée, qui permet précisément cette transcendance, n'aura pas ou peu de réticences à l'égard d'un greffon animal. À l'inverse, celui qui refuse ou n'arrive pas à faire la différence entre son humanité et son être matériel n'acceptera pas la xénogreffe. (p. 54)
Le monisme matérialiste (mécaniste) cohabite tranquillement avec un discours sur l'exception humaine habitée par un esprit qui transcende les organes. Il s'applique par contre rigoureusement quand il s'agit de vider de tout contenu la notion de douleur animale. L'animal peut bien servir de modèle de la douleur humaine, il n'est que cela : un modèle, une structure abstraite qui renvoie à autre chose qu'elle-même.
Pour Descartes, les mouvements semblables aux nôtres qu'accomplissent les animaux (marcher, réagir à une perception visuelle…) sont dépourvus de tout ressenti ; la biologie mécaniste obéit aux mêmes lois chez les humains et les animaux : elle relève uniquement d'un principe corporel. Mais parce que – chez les humains – les nerfs qui transportent les données vers le cerveau passent par l'endroit où la jonction se fait avec l'âme, ces mouvements suscitent chez eux des sensations
Aucun scientifique ne s'aviserait aujourd'hui de se revendiquer de pareille théorie, ni de dire en clair que les animaux n'éprouvent rien. Cependant :
C'est dans les laboratoires, ces " salons du monde scientifique ", que s'élabore une définition enfin " objective " de la douleur, c'est dans ce lieu que se décide le partage entre ce qui peut être soumis aux procédures expérimentales (ce qui est réel) et ce qui ne le peut pas (ce qui n'est pas objectivable, ce qui relève de l'opinion ; ce qui est non mesurable et donc dépourvu de consistance). (p. 68)
Cette douleur objectivable, la seule scientifiquement reconnue aux animaux, n'a pas de contenu psychique :
Plus radicale encore est en effet la notion de nociception, d'inspiration béhavioriste, forgée par les biologistes pour les besoins d'une définition de la douleur propre à en expurger toute connotation mentale et tout sentiment de vécu. […] Il y aurait donc une " expérience sensorielle aversive " pure, ne s'accompagnant d'aucune expérience émotionnelle. Bref, quelque chose comme une sensation qui ne sent pas… (p. 67)
Pour ces corps sans intériorité, la douleur n'est qu'une relation établie par un observateur entre un stimulus et une réaction, une séquence s'inscrivant dans un temps atomisé. Selon la même logique, les comportements sont réduits à de telles séquences. " Contre le sens commun, tout caractère téléologique [leur] est refusé […]. " (p. 211)
Penser l'être animal
Le concept d'animalité en philosophie manque nécessairement son objet tant qu'il n'est qu'un moyen déguisé de faire valoir l'excellence humaine. La science, parce qu'elle ne sait pas rendre compte du propre de la vie sensible, ne donne aucune épaisseur à l'existence des bêtes. Le tout se conjugue pour servir des fins idéologiques9.
Mais alors, où trouver une approche de la vie animale qui s'efforce de la dessiner en traits pleins au lieu de la caractériser par son déficit d'être ? F. Burgat ne cherche pas du côté des travaux sur les capacités cognitives des animaux, qui reviennent toujours à les situer par rapport à l'homme. Elle ne s'attarde pas davantage sur les conceptions évolutionnistes : l'évolutionnisme du sens commun tend trop à faire de l'évolution une histoire dont l'homme constitue le sommet (trahissant en cela l'authentique théorie darwinienne). C'est vers le courant phénoménologique que Florence Burgat se tourne pour penser la condition animale dans ce qu'elle a de propre, parce qu'il place le comportement au centre, conçu " comme un rapport dialectique, et donc jamais donné d'avance, entre l'animal et son milieu " (p. 21). C'est dans ce courant qu'elle discerne les éléments d'une alternative au réductionnisme mécaniste, une ouverture au jaillissement de la vie animale " dans ce qu'elle a d'irrécupérable par l'expérimentation, dans ce qui résiste à sa mise en tableaux, dans ce qui échappe à son embrigadement par une biologie qui s'aligne sur les méthodes des sciences physico-chimiques " (p. 264).
La rupture ontologique majeure se situe entre le végétal et l'animal et non entre l'animal et l'humain. À l'appui de cette thèse, Florence Burgat mobilise des réflexions empruntées à nombre d'auteurs (Hegel, Buytendijk, Schopenhauer, Merleau-Ponty, Bergson, Uexküll, Straus, Jonas…).
Motricité et liberté
La plante est rivée à son milieu. Elle occupe un lieu dont elle ne peut s'échapper. La contiguïté avec son milieu crée une continuité du processus d'échange (la nutrition est continue). La séparation entre soi et non-soi n'est pas franche. C'est pourquoi la plante n'a pas de subjectivité. Le monde végétal revêt une " forme muette et paisible " (Schopenhauer, p. 167), celle d'une existence passive : " La plante est livrée à son milieu et sa vie se passe à s'adapter sans possibilité de résistance ou d'opposition. " (Buytendijk, p. 157). Les mouvements de la plante (croissance, tropismes) n'impliquent ni intentionnalité ni contingence. Ils répondent à une cause immédiate. Même des phénomènes a priori surprenants tels que la communication entre acacias ou la saisie de proies par les plantes carnivores peuvent être expliqués de la sorte.
Les animaux, à la différence des plantes, possèdent la motricité. Ils échappent à l'enracinement. L'animal se tient en sa propre puissance. Il n'est pas mû, il se meut. Mobilité et conscience vont de pair. Avec le déplacement s'opère la scission entre soi et le monde ; la possibilité se fait jour de s'éprouver comme distinct de son environnement. Avec la mobilité, c'est aussi la liberté qui s'ouvre aux animaux : la pluralité des possibles, et la contrainte de devoir choisir un chemin plutôt qu'un autre.
Désir, manque, inquiétude… :
une existence médiate
La naissance fait sortir l'animal d'un milieu où il puisait directement sa subsistance. La satisfaction des besoins n'est plus immédiate. L'individu doit y pourvoir. Le différé entre le besoin et la satisfaction est la condition de possibilité du désir, dont le corrélat est le manque. L'individu est séparé de ce dont il veut s'approcher. Le processus nécessité par l'atteinte du but requiert une " intention émotive continue " (Jonas, p. 193). L'existence animale est médiate et marquée par l'incomplétude : la distance entre le désir et son objet, le fait de vivre toujours en tendant vers quelque chose, l'expérience vécue de soi en transition, le déplacement entre ici et là…
Le caractère indirect de la vie animale ouvre le champ de la souffrance et de la jouissance. L'animal mène une existence précaire dans un monde hostile dont il perçoit les dangers. La souffrance inhérente à son existence tient au manque et à la peur (Jonas). Il est habité d'un " sentiment inquiet, anxieux et malheureux " (Hegel, p. 193). Même sans représentation de la mort, il est hanté par la menace d'annihilation qui pèse sur lui, absorbé dans la préservation inquiète de sa vie et de celle de sa progéniture (Schopenhauer).
Des êtres créateurs de sens
L'espace et le temps sont constitutifs de l'expérience subjective : plus que des contenants extérieurs où s'inscriraient des points géographiques ou des événements, ils sont des dimensions inhérentes au sentir.
L'espace. C'est en s'éprouvant " ici " face aux choses qui sont " là " que l'animal fait l'expérience de lui-même et du monde.
Le temps. " En désirant ce qui est encore à venir, l'animal fait exister quelque chose sur le mode du pas encore. Il a, ce faisant, rapport au non-être. En ce sens, le désir fait figure d'analogon du langage, en tant qu'il rend présent ce qui est absent. " (p. 192).
Straus illustre par l'exemple de la mélodie ce " rapport au non-être " dans sa dimension temporelle : nous ne percevons pas une musique comme une succession de notes séparées, mais comme une unité s'accomplissant. La note individuelle nous apparaît incomplète, nous la relions à celle qui n'est déjà plus et sommes suspendus dans l'attente de celle qui n'est pas encore. La mélodie forme une unité de signification.
C'est aussi dans une unité de signification et non dans un temps atomisé que s'inscrivent les comportements : guetter, repérer, approcher, fuir… Les animaux agissent selon des motifs, c'est pourquoi la biologie ne devrait jamais exclure de son domaine " toute considération de sens " (Canguilhem, p. 70). Chaque animal est un sujet placé au centre d'un monde qui lui est propre. Pour chacun, ce sont certains objets et événements qui présentent un caractère saillant, et les mêmes objets revêtent un sens différent selon l'individu ou l'espèce. Le chêne est un abri possible pour la chouette, un support pour l'écureuil bondissant de branche en branche, un arbre à abattre pour le forestier… (Uexküll). Selon Merleau-Ponty ou Buytendijk, la causalité physique ne suffit pas pour rendre compte du comportement. " C'est la signification qui est le fil directeur sur lequel la biologie doit se guider et non la misérable règle de causalité qui ne peut voir plus loin qu'un pas en avant ou un pas en arrière " écrit Uexküll (p. 221).
Un soi côtoyant le monde
Si la conscience émerge parallèlement à une façon médiate d'accéder aux ressources, la vie mentale des animaux ne s'arrête pas aux émotions liées à la satisfaction des besoins vitaux. Il est des activités où l'animal satisfait son soi. Ainsi la voix ou le chant ne servent-il pas uniquement des fins utilitaires. Ils sont aussi des manières d'exprimer sa subjectivité, d'extérioriser son désir, sa douleur, sa joie… (Hegel, Buytendijk). Cela vaut aussi pour le cri d'agonie de la bête qui succombe.
L'animal n'a pas uniquement avec les choses une relation d'appropriation (prendre pour consommer). Il a aussi avec elles un rapport de " laisser-être ce qui est autre sans y être indifférent " (Hegel, p. 192). L'existence de choses qui ne lui sont pas vitales lui procure une satisfaction ; il est modifié par elles. Il existe ainsi chez lui un pur plaisir de savoir. Il éprouve une satisfaction intérieure qui est celle de la contemplation.
Les animaux supérieurs goûtent aussi le repos. Il n'est pas qu'une phase de restauration des forces de l'organisme : les animaux jouissent de la volupté du repos, ils décident de s'y livrer, tel le chat qui " s'abandonne activement à la sieste " (Buytendijk, p. 261).
Dans leur sommeil, les animaux rêvent, ils connaissent cette autre forme du vécu à la première personne. " Celui qui rêve peut devenir fou " ; " la possibilité pour un animal de dormir et de rêver […] inscrit à l'intérieur même de son organisation un potentiel d'anomalies psychopathologiques " écrit le psychiatre Henri Ey (p. 260).
Les animaux sont des sujets
Parce qu'ils agissent et perçoivent, les animaux sont des sujets. Ils sont les auteurs de mouvements spontanés qui seuls peuvent être qualifiés de comportements. Ils sont parmi les vivants ceux dont l'existence est médiate, toujours en quête, ceux qui ont des désirs, des affects, une intériorité (un " soi "). Il y a une dimension tragique dans cette vie qui se devine vouée à la mort, perpétuellement menacée. C'est aussi chez ces êtres mobiles dont le rapport à l'environnement n'est pas donné d'avance que jaillit la liberté.
En dégageant ces lignes de force, Florence Burgat restitue aux animaux l'épaisseur de leur existence, oeuvrant à les délivrer de cette indigence ontologique dont on s'acharne à les marquer, et qui banalise tous les abus commis envers eux. Pour y parvenir, l'auteure défriche au fil des pages une forêt d'écrits souvent obscurs, parsemés de propositions hasardeuses ou contestables. C'est parce qu'elle nous guide à travers eux qu'on parvient à en retenir les moments d'inspiration, et à saisir que ces étincelles, une fois rassemblées et ordonnées, forment une lumière. C'est pourquoi ce livre qui parcourt tant d'auteurs de façon érudite est aussi une construction profondément personnelle. Florence Burgat est l'architecte qui travaille des matériaux épars jusqu'à révéler qu'ils sont porteurs d'une autre vision des bêtes, une vision qui en finit " avec cette image d'une vie animale tranquille, qui se confond avec la toujours bonne nature et la certitude de l'issue immanquablement favorable que procure l'instinct " (p. 265).
Notes :
1. Une grande image en couleur de ce tableau est accessible ici
2. Florence Burgat, Liberté et inquiétude de la vie animale, Éditions Kimé, 2006, 314 pages, 28 euros.
3. " While working on this lonely picture, Homer buried a dead fox every night in a snowdrift to freeze it stiff in the position he wanted, then painted it hurriedly each morning before it went limp again ; meanwhile crows were shot and hung, flapping convincingly, on his washing line. " (Jackie Wullschlager, " Frontier artist ahead of his time ", Financial Times, 9 mars 2006, http://www.ft.com/cms/s/2fee2a68-af...
4. Florence Burgat, Animal mon prochain, Odile Jacob, 1997. Le numéro 17 des Cahiers antispécistes (avril 1999) contient trois articles consacrés à cet ouvrage.
5. Toutes les citations contenues dans cet article sont tirées de Liberté et inquiétude de la vie animale, c'est pourquoi la référence associée à chacune se réduit à l'indication de la page où elle se trouve.
6. Florence Burgat renvoie notamment aux analyses de Colette Guillaumin. Ces dernières ont également retenu l'attention d'Yves Bonnardel dans " De l'appropriation… à l'idée de Nature ", C.A. n° 11, décembre 1994
7. Sur Descartes et quelques uns de ses critiques, on peut lire également : Agnese Pignataro, " Le lien entre la sensibilité et la pensée dans la critique de l'automatisme animal de Descartes : Bayle, La Mettrie, Maupertuis ", C.A. n° 26, novembre 2005.
Voir aussi les textes rassemblés par Luc Ferry et Claudine Germé dans Des animaux et des hommes, parties I et II, Le Livre de Poche, 1994.
8. Sur la difficulté de la physique et de la philosophie à théoriser la sentience et sur la manière dont cette difficulté est exploitée au détriment des animaux, voir aussi : - David Olivier, " Le subjectif est objectif ", C.A. n°23, décembre 2003 - Les deux dernières sections de l'article d'Estiva Reus, " Lectures de pensée animale ", C.A. n°23 - David Olivier et Estiva Reus, " La science et la négation de la conscience animale ", C.A. n°26, novembre 2005
9. " on entend par "idéologique" un système de représentations qu'un groupe cherche à faire passer pour le reflet de la réalité, afin de consolider une posture déjà établie et donc de servir ses intérêts (ici, l'utilisation des animaux " (p. 69).
Source: http://www.cahiers-antispecistes.org/spip.php?article335
09:40 Publié dans Peter Singer | Lien permanent | Commentaires (1)