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21/07/2007

Mano nera

02e45aafe73458992dec5e6ae0cf464d.jpgPar Jean-François Gayraud

Mafia ! A l'aube du XXIe siècle peu de mots sont aussi connus à travers le monde. Pourtant, les mafieux ne l'ont jamais utilisé, lui préférant à travers l'histoire d'autres appellations : Fraternité, Honorable Société et surtout Cosa Nostra (" notre chose "), une expression décrivant parfaitement la coupure entre " nous, les hommes d'honneur " et " eux, les autres ", typique d'une société aristocratique. Cependant, derrière ce vocable mondialisé - qui s'est d'ailleurs transformé en nom commun (mafia du sport, japonaise, chinoise, etc.) - et le folklore cinématographique se dissimule une société secrète, ancienne, moderne et surtout bien vivante.

Hier comme aujourd'hui, la Mafia représente une véritable puissance criminelle, centralisée, hiérarchisée, pyramidale et unitaire, composée d'une centaine de " familles " fonctionnant sur la base de règles très strictes (loi du silence ou omertá, interdiction du mensonge entre mafieux, etc.). Chaque famille règne sur un territoire (quartier, ville, etc.). Une commission régionale règle les conflits éventuels entre les familles et coordonne leurs activités.

Pour comprendre la genèse de cette organisation criminelle, il est essentiel d'en restituer tant l'époque que la géographie. La Mafia apparaît dans la première moitié du XIXe siècle, en Sicile occidentale, précisément à Palerme et dans son arrière-pays. La Mafia n'éclôt pas au sein d'une province pauvre et enclavée mais dans une ville portuaire riche, en plein bouillonnement capitaliste dont les alentours, la Conca d'Oro (conque d'or), représente le jardin fruitier de l'île (oranges, citrons). Les agrumes font alors la prospérité de la province palermitaine. Le berceau historique de la Mafia se situe donc dans une région célèbre pour sa beauté et sa fertilité. Aujourd'hui encore, l'organisation demeure essentiellement une réalité palermitaine et de l'ouest de la Sicile.

C'est par ailleurs l'époque de l'abolition du système féodal (1812). Ce grand bouleversement politique et économique, au milieu d'une économie en plein développement, offre à nombre de Siciliens de multiples opportunités d'enrichissement. Les grandes propriétés foncières, les latifundia, sont alors souvent administrées par des collecteurs de taxes et des gardes privés, les gabelotti et les campieri, qui s'arrogent l'autorité sur les terres face à des propriétaires complices ou apeurés, et à un Etat absent. Ainsi, la Mafia est-elle constituée de ces gabelotti, de ces campieri, de criminels (contrebandiers, voleurs de bétail) et, déjà, de représentants des élites locales. Longtemps les termes mafiosi et gabelotti seront synonymes.

Au même moment, le terme de Mafia commence à faire débat. Dans le dialecte palermitain, mafioso signifie hardi, beau, sûr de soi, honorable. Le mot prend cependant une véritable connotation criminelle après la représentation en 1863 d'une pièce de théâtre, écrite en sicilien, qui obtient un immense succès : I Mafiusi della Vicaria (Les mafieux de la prison de la Vicaria). La police n'est pas en reste puisque, dès 1865, le préfet de Palerme, le marquis Filippo Antonio Gualterio transmet au ministre de l'Intérieur un rapport secret et alarmant sur la Mafia, décrite comme une véritable " association criminelle ". En résumé, dès sa genèse, des témoignages livrent un panorama de l'organisation d'une étonnante précision (structures, fonctionnement, méthodes) qui, aujourd'hui encore, n'a pas pris une ride. Dès lors, le thème de la Mafia va constituer un élément du débat politique italien et un enjeu dans la construction de l'unité du pays. Nombre de Siciliens mettent en doute son existence : ce que l'on appelle Mafia, n'est-ce pas simplement une attitude fière et un ensemble de comportements insulaires - " la culture sicilienne " - que les Italiens du Nord tentent de criminaliser par pur mépris à l'égard de " ceux du Sud " ? La " secte criminelle " décrite n'est-elle pas un fantasme à connotation raciste ? Au pire, n'est-ce pas tout simplement le qualificatif commode pour désigner de vulgaires criminels, voire des opposants politiques ? La polémique se nourrira d'ailleurs longtemps des incertitudes sur les origines même du terme. Incertitudes qui feront naître un nombre considérable d'hypothèses, toutes invérifiables : est-ce un legs des envahisseurs arabes ? L'acronyme d'un slogan proféré contre l'occupant français : " Morte alla Francia ! Italia anela " (Mort à la France. L'Italie frémit) ?

C'est ainsi que, de sa naissance jusqu'aux années 1980 avec les révélations des " repentis " (pentiti), tout un discours politique et universitaire s'acharnera à minimiser ou à nier l'existence de la Mafia en tant qu'entité criminelle permanente, hiérarchisée et structurée. Cette négation sera encouragée par la Mafia elle-même : combat-on ce qui n'est pas censé exister ?

Quoi qu'il en soit, dès ses origines, elle s'affirme comme une " industrie de la protection " exerçant un racket de grande ampleur sur les activités légales et illégales de l'île. A travers l'impôt clandestin prélevé sur les acteurs économiques de la Sicile, la Mafia affirme un véritable pouvoir territorial, parallèle et concurrent de celui de l'Etat.

Face à un Etat italien jeune (1860-1861), maladroit, parfois naïf et souvent velléitaire, la Mafia s'impose comme une force sociale majeure dans l'île. Elle oeuvre en parfaite symbiose avec les élus, certains fonctionnaires et les milieux d'affaires, dans une ambiance de clientélisme, de corruption et d'intimidation.

Pourtant l'Etat italien n'ignore rien de la profondeur du mal, comme l'atteste l'étonnant rapport rédigé par le préfet de Palerme Ermanno Sangiorgi pour le ministre de l'Intérieur, entre 1898 et 1900. La Mafia y est présentée avec précision, en des termes en tous points comparables aux descriptions qu'en donneront les repentis presque quatre-vingts ans plus tard. L'Etat italien savait tout ce qui était nécessaire à l'éradication de l'organisation dès la fin du XIXe siècle. Son inaction est dès lors révélatrice des complicités qui existaient déjà entre la Mafia et une partie du système politique italien.

C'est dans ce contexte que survient le premier " cadavre exquis ", comme on qualifie les meurtres de personnalités, de l'histoire de la Mafia sicilienne : le marquis Emanuele Notarbatolo di San Giovanni est assassiné en février 1893. Jusque-là, la Mafia n'avait encore jamais tué un personnage de la stature du marquis : maire de Palerme (1873-1876), puis gouverneur de la Banque de Sicile, il se distinguait par son honnêteté et son combat contre la corruption. Une enquête de police de sept ans puis deux procès aboutissent au final à l'acquittement du commanditaire (le député Don Raffaele Palizzolo) et de l'un des auteurs présumés. Mais l'affaire va passionner l'opinion publique et lui faire découvrir les liens coupables unissant la Mafia et certains politiciens, fonctionnaires et policiers.

Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, près de 5 millions d'Italiens, essentiellement originaires du sud de la péninsule, le Mezzogiorno, émigrent aux Etats-Unis ; dont, entre 1901 et 1913, environ 1,1 million de Siciliens, soit un peu moins du quart de la population de l'île. Partis chercher un sort plus favorable dans le Nouveau Monde, ils se regroupent dans des quartiers homogènes, surnommés " Little Italy ", des grandes villes américaines (La Nouvelle-Orléans, New York, etc.). Au milieu d'une société largement hostile (préjugés xénophobes) et étrangère (par la langue et la culture), ces émigrants vont plus que jamais se retrouver confrontés au joug de la Mafia sicilienne qui signe alors ses forfaits du nom de Mano nera (Main noire).

Dès le début du XXe siècle, la Mafia présente aux Etats-Unis devient une véritable puissance grâce aux effets conjugués de l'inaction fédérale (jeunesse du Federal Bureau of Investigation, le FBI, et complaisance de son directeur J. Edgar Hoover) et de la Prohibition (1919-1933). La Mafia se modernise en " s'américanisant " et en " s'italianisant " : elle s'organise pour devenir une très efficace entreprise dégageant des profits et elle intègre désormais des initiés au-delà des seuls Siciliens (Calabrais, Napolitains, etc.). Surtout, cette " Mafia italo-américaine " s'émancipe pour devenir une entité distincte de sa génitrice sicilienne. Cependant, elle conservera toujours avec elle des liens culturels et surtout fonctionnels très forts.

Le fascisme (1922-1943) met un coup d'arrêt à la toute-puissance de la Mafia en Sicile. Ne pouvant admettre qu'un contre-pouvoir concurrence l'autorité de l'Etat fasciste, Benito Mussolini confie en 1925 à Cesare Mori le soin de l'éradiquer. Le nouveau préfet y parvient en usant de méthodes... mafieuses, c'est-à-dire en impressionnant les Siciliens plus par l'usage de la force que par celui de la justice : arrestations et détentions arbitraires, tortures, internements administratifs, etc. La répression est à ce point redoutable que près de 500 mafieux fuient aux Etats-Unis et vont grossir les rangs de sa consoeur américaine. Quand le " préfet de fer " est rappelé à Rome en 1929, la Mafia est sinon morte du moins moribonde.

Mais les nécessités de la guerre vont changer la donne. Les autorités de Washington, qui ont déjà passé un accord avec la Mafia américaine afin de sécuriser les docks des ports de la côte est des Etats-Unis contre d'éventuels sabotages des services fascistes et nazis, vont aussi négocier avec l'organisation sicilienne afin d'assurer le débarquement des troupes anglo-américaines dans l'île en 1943. Auréolée du brevet de l'antifascisme depuis la répression mussolinienne et grâce à la bienveillance des libérateurs, la Mafia sicilienne renaît de ses cendres. Les libérateurs américains, en connaissance de cause, la laissent se réinstaller en toute impunité. Par ailleurs, l'agitation sociale, en particulier paysanne, et la peur du communisme - le PCI est alors le parti communiste le puissant d'Europe occidentale - incitent les Américains, leurs supplétifs de la Démocratie chrétienne et les grands propriétaires terriens à s'allier à la Pieuvre pour maintenir l'ordre social à tout prix.

Débute alors une longue période de collusion entre Cosa Nostra et un large pan de la Démocratie chrétienne dans une véritable politique d'échanges de services, d'argent et de voix pour les élections. C'est dans ce climat d'impunité que la Mafia s'enrichit grâce, en particulier, aux marchés publics truqués - qui vont défigurer Palerme - et au trafic international de l'héroïne, avec l'aide des cousins italo-américains.

L'Honorable Société connaît aussi de sanglants conflits internes. La première guerre entre familles mafieuses se déroule en 1962-1963. Elle s'achève par un fait divers qui révulse l'opinion publique : la mort de sept représentants des forces de l'ordre à Ciaculli lors du désamorçage d'une voiture piégée. L'Etat italien est obligé de sortir de sa léthargie : il procède à plus de 2 000 arrestations et crée une commission d'enquête parlementaire - la première depuis 1875 - qui achève ses travaux en 1976. Comme à chaque crise, Cosa Nostra adopte sa stratégie traditionnelle : l'immersion en eaux profondes pour se faire oublier.

La seconde guerre mafieuse a lieu en 1981-1983. Elle provoque probablement plus de 1 000 morts au sein des familles et aboutit à la prise de contrôle de l'organisation par des mafieux issus de la petite ville de Corleone, au sud de Palerme, et de leurs alliés au sein des familles siciliennes. Cependant, les " Corléonais ", emmenés par Luciano Liggio, Salvatore " Toto " Riina et Bernardo Provenzano, ne se contentent pas d'éliminer la faction alors à la tête de Cosa Nostra (Bontate, Inzerillo et Badalamenti) et leurs partisans, ils éliminent aussi leurs parents (épouses, enfants, cousins, etc.), amis ou associés. Ce que l'Histoire retiendra sous le nom de " vengeances transversales ".

Ils décident également de supprimer tous les personnages publics (magistrats, policiers, carabiniers, journalistes, élus) qui s'opposent à eux. Ils adressent ainsi un message clair et arrogant de puissance, aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur de Cosa Nostra. Après l'assassinat du député communiste Pio La Torre le 30 avril 1982, l'Etat italien nomme le général Carlo Alberto Dalla Chiesa préfet de Palerme. En réalité, ce héros de la lutte contre les Brigades rouges devient malgré lui l'alibi de l'inaction d'un Etat qui lui refuse tous les pouvoirs spéciaux demandés afin de combattre efficacement Cosa Nostra. Aussi, c'est un homme isolé que la Mafia assassine le 3 septembre 1982. Probablement à la demande de politiciens démocrates chrétiens (Giulio Andreotti, par exemple) inquiets des révélations que le général des carabiniers pouvait faire sur la mort d'Aldo Moro, le leader de la Démocratie chrétienne exécuté par les Brigades rouges après le refus du gouvernement de négocier.

Face à une organisation plus riche et plus implacable que jamais, et qui développe une véritable stratégie de la peur, quelques hommes vertueux et isolés décident de mener des enquêtes judiciaires en profondeur. Grâce aux témoignages de repentis majeurs, dont le célèbre Tommaso Buscetta, le pool de magistrats spécialisés du tribunal de Palerme parvient à organiser un " maxi-procès " retentissant (1986-1987) : 474 accusés, dont 119 en fuite, et au final 360 condamnés. La justice a définitivement démontré que la Mafia est une structure unique et unifiée, faite de familles criminelles hiérarchisées que les " hommes d'honneur " intègrent par des cérémonies d'initiation. Quand la Cour de cassation confirme définitivement les sentences, en janvier 1992, Cosa Nostra comprend que ses soutiens au sein de la Démocratie chrétienne ne parviennent plus à " arranger " les verdicts. Les Corléonais se lancent alors dans une stratégie de pure terreur afin d'obliger l'Etat à négocier : assassinat du politicien Salvo Lima (12 mars 1992), des juges anti-Mafia Giovanni Falcone (23 mai 1992) et Paolo Borsellino (19 juillet 1992), attentats à Rome, Florence et Milan (1993). Après l'arrestation de " Toto " Riina (1993), Bernardo Provenzano, qui lui succède, replonge Cosa Nostra dans une politique traditionnelle d'immersion.

Pendant ce temps, la Démocratie chrétienne, parti né de la guerre froide, sombre avec la chute du mur de Berlin et les enquêtes judiciaires mani pulite, " mains propres ". A lui seul, son leader Giulio Andreotti aura incarné à la fois un demi-siècle de vie politique italienne (sept fois président du Conseil, vingt-deux fois ministre) et la collusion avec la Mafia. Certes Belzébuth ou l'Inoxydable, comme ses détracteurs le surnomment, sort judiciairement blanchi de deux procès retentissants, dont l'un pour " association mafieuse ", mais il en restera la certitude d'une proximité évidente avec le crime organisé. Il semble alors que Cosa Nostra tente de trouver avec son successeur de droite, Forza Italia et son chef Silvio Berlusconi, un allié de substitution. Il flotte en effet autour du Cavaliere et de son parti apparu en 1994 comme une " odeur de Mafia ". Le 11 avril 2006, deux événements se télescopent : Forza Italia perd les législatives et Bernardo Provenzano est interpellé après quarante-trois ans de clandestinité. Etrange raccourci de l'Histoire. Provenzano, détenu à Novara, et Riina, incarcéré à Milan, déjà maintes fois condamnés à la prison à vie, comparaissent depuis la fin mai, par vidéoconférence, devant les Assises de Palerme pour une tuerie de 1969.

Cette arrestation, comme toutes les autres, si médiatique soit-elle, ne change pas grand-chose à la vie de Cosa Nostra. Un homme est tombé, un autre a pris sa place.

Docteur en droit, diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris et de l'Institut de criminologie de Paris, Jean-François Gayraud est l'auteur du Monde des mafias, géopolitique du crime organisé (Odile Jacob, 2005). Il a publié, avec David Senat, Le Terrorisme (PUF, 2006).

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