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28/06/2007

Heurs et malheurs du sarkozysme

Nous remercions Jacques Sapir de nous avoir adressé le texte suivant.

 

Mini-traité et maxi-déboires :

Heurs et malheurs du sarkozysme et de la classe politique française

 

Jacques SAPIR

Directeur d’Études à l’EHESS

 

25 juin 2007

 

 

Comme il l’avait annoncé Durant la campagne électorale, Nicolas Sarkozy a obtenu des pays de l’Union Européenne l’approbation d’un " mini-Traité " censé relancer la démarche européenne. On pouvait y craindre une tentative pour contourner le rejet massif du Traité Constitutionnel Européen par les électeurs français et néerlandais en 2005. L’accord survenu dans la nuit du 22 au 23 juin 2007 contient cependant plusieurs changements significatifs avec le texte du défunt Traité Constitutionnel Européen. Ces changements viennent s’inscrire dans la logique d’un discours qui affirme l’importance de protections douanières, une remise en cause de la politique de l’Euro fort pratiquée par la BCE et autres coups de canifs au contrat moral du politiquement correct européiste que l’on a connu, à droite comme à gauche, ces dernières années en France.

 

Que l’on ne soit pour l’instant que dans l’espace du discours est une évidence. Cependant, on doit constater la continuité de ce discours entre l’avant et l’après-élection présidentielle. Il faut aussi remarquer que la position de Nicolas Sarkozy a été affaiblie par les résultats du 2ème tour des élections législatives et l’importante abstention qui s’y manifestât. Même si les dirigeants de l’UMP refusent de l’admettre, passer d’une estimation de 405 à 420 sièges à une réalité de 318 élus a un sens, en dépit du fait que la majorité au Parlement soit conservée. Le décalage entre la prévision et le résultat réel a bien été perçu dans l’opinion comme une correction significative donnée au mandat confié au nouveau Président. Ce dernier ne connaîtra pas un " état de grâce " comparable à celui de ses prédécesseurs.

 

Ces différents événements forment un tout. Il éclaire les contradictions et dynamiques du " sarkozysme ", mais aussi de l’ensemble de la classe politique française. Les commentaires euphoriques des défenseurs du système après l’élection Présidentielle se trouvent ainsi démentis. La crise du système politique français est toujours présente. On l’avait diagnostiqué dans le fait que les 3 principaux candidats de l’élection Présidentielle avaient dû reprendre à leur compte une bonne partie des éléments du discours des adversaires du système. Ce diagnostic est ainsi confirmé. Il doit cependant être enrichi par l’analyse des récents événements.

 

 

I. Un traité aux forceps pour une Constitution défunte.

 

L’élément le plus significatif réside dans la posture adoptée par Nicolas Sarkozy lors des négociations du Conseil Européen qui ont abouti à l’accord sur un mini-Traité.

Se présentant explicitement comme le représentant d’un pays qui avait massivement rejeté le TCE, Nicolas Sarkozy a fait retirer du futur Traité tous les éléments issus du TCE et visant à construire les éléments symboliques d’une souveraineté supranationale, ainsi que les références à la trop fameuse " concurrence libre et non faussée " que l’auteur de ces lignes avait durement attaqué avant et après le Référendum de 2005. Enfin, la place des services publics à la Française est officiellement reconnue.

 

On peut soutenir que ces changements ne sont que de pure forme. La Commission de Bruxelles en effet reste maîtresse de l’interprétation des normes de concurrence et peut ainsi venir s’opposer aux politiques industrielles nationales là et quand ces dernières exigeraient une suspension de la concurrence. La reconnaissance des services publics peut être vue comme une simple concession. Il est indiscutable que le cadre réglementaire de l’Union Européenne va toujours dans le sens d’un affaiblissement, voire d’un démantèlement des services publics. L’absence des symboles de souveraineté pour l’UE ne doit pas, non plus, être compris comme un renoncement complet au projet fédéral.

Tout cela est vrai et il est important de mettre en garde contre toute interprétation triomphaliste de ce qui s’est joué dans la nuit des 22 au 23 juin 2007. Nicolas Sarkozy, défenseur du " oui " lors du référendum ne s’est pas mué en une nuit en partisan du " non ". Cependant, il serait tout aussi erroné de ne pas saisir ce que les concessions symboliques représentent, justement parce qu’il s’agit de symboles.

Comme dans l’analyse que l’on a faite de la campagne du 1er tour des élections présidentielles, on veut ici mettre en garde contre l’analyse simpliste qui considère que l’opposition " discours-faits " doit être conçue comme une opposition entre un élément superstructurel (le discours) n’engageant nullement un élément infrastructurel (les faits de la politique réelle). Une telle vision relève du matérialisme vulgaire au sens le plus péjoratif du terme.

 

La politique réelle ne peut se mettre en oeuvre qu’en adéquation à des représentations symboliques partagées. Quand la politique heurte de front ces représentations, elle soulève des oppositions qui deviennent rapidement insurmontables. Ceux qui contestent les politiques ont le droit symbolique pour eux. On l’a vu de manière éclatante avec le Mouvement Social de l’automne 1995 qui n’a eu la force et la signification qu’on lui a connues que parce qu’il était en cohérence avec le cadre symbolique qui s’était mis en place lors de l’élection Présidentielle de 1995.

En reconnaissant qu’il était légitime de contester la " concurrence libre et non faussée ", que la concurrence ne pouvait au mieux être qu’un instrument et non une fin, que la notion de services publics est consubstantielle d’une certaine vision d’une société solidaire, enfin que seuls les Etats-Nations ont les symboles de la souveraineté, Nicolas Sarkozy vient d’accepter et de faire accepter le cadre symbolique que les partisans du " non " au référendum avaient soutenu.

En affirmant clairement que le TCE est mort et que tout projet de faire revoter une Constitution est illusoire, Nicolas Sarkozy prend acte d’un fait politique qu’une partie de la classe politique et des élites médiatiques françaises ont nié avec constance et énergie depuis 2005.

 

On doit rapprocher le compromis Bruxellois de la nuit du 22 au 23 juin des déclarations que Sarkozy a faites au Salon du Bourget le 23 dans l’après-midi. En réaffirmant la nécessité de mesures protectionnistes pour permettre un développement des industries françaises, en mettant à nouveau l’accent sur la surévaluation de l’Euro, il identifie des axes possibles d’une véritable politique de rupture face au consensus européiste. Cependant, la faiblesse des réponses apportées est aussi une claire indication des contradictions du sarkozysme. Ces dernières ont déjà commencé à se manifester avec le tournant que l’on a vu entre le 1er et le 2ème tour de l’élection législative.

 

 

II. Par-delà la TVA sociale, les contradictions d’une démarche politique.

 

Ce qui s’est joué entre les deux tours de l’élection, et a conduit un Président élu avec une des plus fortes majorités de ces dernières années se retrouver avec une majorité parlementaire inférieure à celle dont il avait hérité, est un événement majeur, qui mérite une analyse approfondie. Il s’agit d’un ensemble complexe de faits et de postures qu’il convient de désassembler pour en comprendre le sens.

 

Le premier élément se joue au soir du 1er tour. La classe politique et les élites médiatiques se trouvent confrontées à une des plus fortes abstentions enregistrées pour des élections législatives (39,4%). Ceci vient en partie invalider la thèse d’une fin de la crise politique que l’on avait entendue à satiété après l’élection présidentielle. Même si la tension politique était naturellement retombée compte tenu de la dramatisation des enjeux de la Présidentielle, ceci est vrai pour TOUTES les élections législatives faites dans la foulée de cette dernière (1981, 1988, 2005). L’écart de participation ne pouvait pas ne pas être remarqué.

Dans ce contexte, le camp de Président avait cependant le vent en poupe car les projections lui annoncent une des plus fortes majorités de ces dernières années (de 405 à 420 sièges sur 577 pour la seule UMP). Or, les représentants du sarkozysme délégués sur les plateaux télévisés se sont fait magnifiquement piéger par un Laurent Fabius dont il faut ici saluer le sens politique. Ayant compris la faille qui s’ouvre dans le discours sarkozyste entre l’affirmation volontariste d’une baisse des charges fiscales et parafiscales et la nécessité de maintenir les équilibres budgétaires, Fabius débusque la TVA sociale. Les ministres présents sur les plateaux ne peuvent nier et le PS, à court d’idées, de programme, et pleine crise des ego politico-médiatiques retrouve un axe de bataille grâce à celui qui reste l’homme du " non " de gauche au référendum de 2005.

 

Le second élément survient au second tour. Après s’êtres empêtrés dans des déclarations contradictoires, les responsables de l’UMP qui ont été incapables de tenir un discours cohérent de politique économique payent l’addition : leur majorité passe des 405-420 sièges annoncés à 318, ce qui est moins que dans l’assemblée élue en 2005. Et là se situe un second fait. Alors que l’une des forces du discours sarkozyste durant la campagne présidentielle avait été de se présenter (et dans une certaine mesure d’avoir été) un discours du réel, un affichage du refus des faux-semblants, les ministres présents sur les plateaux se réfugient dans un discours du déni. On entend, de manière assez pathétique, un Brice Hortefeux ou une Rashida Dati proclamer que l’on est en présence d’une grande victoire de l’UMP et qu’il ne s’est rien passé entre les deux tours.

Bien sûr, à ne parler que chiffres, l’UMP conserve une majorité confortable (encore qu’elle soit en dessous des 3/5ème nécessaire pour une révision constitutionnelle). Mais l’important est l’inversion de tendance. Rien ne semblait pouvoir résister au sarkozysme conquérant. Ses adversaires politiques s’étaient laissé piéger dans la diabolisation de l’homme et le " tout sauf Sarko ". Les voici remis en selle et qui plus est sur un terrain qui avait fait la force du candidat Sarkozy : la politique économique et sociale.

Ne pas vouloir admettre qu’il s’est passé quelque chose d’important relève alors du déni du réel. Son expression publique que l’on a entendue à satiété par les principaux représentants du sarkozysme vient alors fracasser la prétention à tenir un " discours du réel ". S’ouvre alors un second malaise entre le Président nouvellement élu et l’opinion, malaise qui va au-delà de la question de la TVA sociale.

Le bilan dès lors s’impose : Nicolas Sarkozy n’aura pas d’état de grâce.

 

Une comparaison militaro-historique vient alors à l’esprit. Du 22 juin 1941 à début août les armées allemandes pénétrèrent en URSS avec une relative facilité. L’Armée Rouge vaincue dans la " bataille des Frontières " semblait brisée. Fin août, Joukov lança une contre-attaque contre les éléments avancés allemands dans la région de Yelna et infligea à l’envahisseur des pertes sérieuses. On était encore loin du renversement de la balance des forces et l’Armée Rouge devait connaître d’autres défaites et temps difficiles. Mais, Yelna est une véritable défaite pour les forces allemandes. C’est la fin de la Blitzkrieg. Les généraux ne voulurent pas reconnaître. On sait ce qu’il en advint.

D’autres exemples pourraient être fournis. Ils convergent vers la même conclusion. En politique comme dans l’Art de la guerre, il est essentiel de conserver la dynamique que l’on a acquise après une première victoire. Que cette dynamique soit brisée et la situation se modifie en profondeur. Là où la confiance régnait, le doute s’installe et la discorde se propage. Là où l’abattement, la peur, la défaite semblaient s’imposer renaît l’espoir.

Les activités humaines dépendent beaucoup de la volonté des acteurs, de ce que l’on appelait autrefois les " forces morales ", et ces dernières s’enracinent dans les constructions psychologiques qui se mettent en place à travers des événements qui font contexte. Qui ne le comprend pas, qui ignore le poids qu’un événement symbolique peut avoir, se trompe lourdement.

 

Plus que l’image d’un échec induit par la dissonance cognitive induite par l’écart entre la " vague bleue " annoncée et le résultat réel, c’est l’émergence d’une clôture autistique chez les tenants du sarkozysme qu’il fut retenir. Cette émergence est significative de l’évolution que l’on pourrait connaître dans les mois à venir.

 

 

III. Les sources d’une défaite.

 

Il faut donc bien reconnaître que, au-delà des simples chiffres, l’UMP et le sarkozysme ont subi une défaite en ce soir du second tour des élections législatives. Elle est, bien sure, loin d’être irrémédiable, et même décisive. Mais elle existe et implique d’être analysée.

 

L’intervention de Nicolas Sarkozy à TF1 quelques jours après le 2ème tour des élections législatives nous fournit une clé.

Le Président a défendu l’idée de la TVA sociale par deux arguments. Le premier est qu’il convient de faire baisser l’imposition sur le travail (ce qui n’est pas faux) et qu’il convient d’accroître les taxes portant sur les importations (ce qui est aussi exact) afin d’éviter les délocalisations. Le second est que le transfert des taxes vers la TVA a bien marché en Allemagne et doit donc être tenté en France.

Le second argument est le plus fragile. Effectivement, on a vu en Allemagne un allègement des taxes liées à la protection sociale être compensé par une hausse de la TVA. Ceci a correspondu à une dévaluation d’environ 10%. Cependant, on oublie de dire qu’en même temps les entreprises allemandes continuaient de délocaliser la production de composants dans des pays de l’UE où le coût du travail est très bas (Pologne, République tchèque) en conservant l’assemblage final. Se constitue alors une chaîne de valeur qui permet aux entreprises allemandes d’accroître leurs profits et à la balance commerciale de l’Allemagne de devenir fortement positive. Cependant, en matière d’emploi, le résultat est moins convaincant. Une large part de l’amélioration des chiffres de l’emploi est liée à la démographie déclinante du pays et les pertes en emplois industriels sont tout aussi fortes qu’en France. Le " modèle " Allemand n’en est pas vraiment un. De plus, comme nous n’avons pas à nos frontières les mêmes pays, il n’est pas duplicable en France.

 

Le premier argument présenté par Nicolas Sarkozy est certainement le plus fort et mérite d’être pris en considération.

La question ici est de savoir si la TVA sociale est la bonne réponse. Notons immédiatement la maladresse insigne qui a consisté à défendre l’idée d’une hausse de la TVA pour financer la seule baisse des cotisations patronales. Une baisse simultanée des cotisations salariées aurait pu rendre la mesure plus acceptable. Sur le fond, la TVA sociale dans sa forme actuelle, est une solution insatisfaisante. Sauf à accepter des taux très élevés elle ne permet au mieux qu’un effet de dévaluation de 10% alors que l’économie française, face à montée de l’Euro, devrait pouvoir dévaluer de 20% à 25%.

La TVA sociale ne peut se substituer à une réelle réflexion sur le protectionnisme et surtout à la présentation d’une stratégie monétaire cohérente. Le candidat Sarkozy avait à plusieurs reprises, et à juste titre, dénoncé l’Euro fort. Le président Sarkozy en a reparlé le 23 juin. Mais fors le constat et la dénonciation, il n’y a pas de stratégie. Ici aussi la posture du " discours du réel " est renvoyée à sa propre image et doit choisir entre une véritable rupture intellectuelle et politique avec le consensus des élites politico-médiatiques françaises et le reniement.

 

La question de la TVA sociale devient donc un véritable révélateur, au-delà de la manière dont elle a été utilisée avec brio par Laurent Fabius pour décrédibiliser en partie l’UMP.

Personne, ni à droite ni à gauche, ne conteste aujourd’hui le fait que la désindustrialisation qui frappe la France est un phénomène négatif. Le temps où certains " experts " y voyaient une preuve de " modernité " est bien passé. Personne ne conteste aujourd’hui que le commerce international ne peut être réglé par la simple concurrence, en raison des différences de situations sociales entre les pays. La question du taux de change commence à être posée quand l’Euro atteint les sommets, et qu’il se prépare à continuer de s’apprécier que ce soit vis-à-vis du Dollar américain mais aussi du Yen. L’idée que les économies de la France et de l’Allemagne ne réagissent pas de la même manière au taux de change se fait aussi jour. On peut constater une réelle convergence dans des constats qui, hier, n’étaient portés que par des forces politiques périphériques ou marginales. Mais, à droite comme à gauche, nul ne veut tirer les conséquences logiques et cohérentes de ces constats.

Il est vrai que les options sont limitées, tant que l’on veut rester à l’intérieur du périmètre défini par le consensus politico-médiatique.

L’imitation du modèle Allemand supposerait – on l’a dit - que soit démontrée la généralité des solutions adoptées par l’Allemagne. Or, fors la TVA, les solutions y sont spécifiques, issues à la fois de la spécialisation historique de l’industrie allemande et de sa proximité géographique avec l’ancienne Europe de l’Est.

Certains éléments de la social-démocratie française imaginent de réactiver un " modèle nordique " (tarte à la crème idéologique des années 1968-1981) en insistant sur les performances de pays comme la Finlande, le Danemark et la Suède, qui combinent ouverture à la globalisation et performances économiques et sociales. Ici encore, il est abusif de parler de " modèle " car ces résultats sont hautement spécifiques.

Tout d’abord, on est en présence de " petits " pays, c’est-à-dire d’ensembles socio-politiques dont les dynamiques (la " densité sociale " au sens de Durkheim) sont moins complexes que celles de pays de 40 à 70 millions d’habitants. Par ailleurs, au sein de ces pays, on a 3 situations particulières. La Finlande est tractée depuis 5 ans par la très forte croissance russe. Cette dernière explique entre 40% et 60% de la croissance finnoise. La Suède combine les coûts de l’énergie les plus bas (grâce à sa géographie qui lui assure une hydro-électricité abondante en regard de sa population réduite) et une politique de délocalisation de fait avec contrôle de la chaîne de valeur, similaire à celle pratiquée par l’Allemagne, et centrée sur les Pays Baltes. Le Danemark, pays de la " flex-sécurité " tant vantée, tire profit d’une ancienne spécialisation dans l’agro-alimentaire complétée aujourd’hui par les revenus des hydrocarbures de la Mer du Nord. On le voit, aucune de ces situations n’est transposable à la France.

 

Il reste, bien entendu, le couple acceptation-accompagnement où l’acceptation des logiques libre-échangistes va de paire avec une politique sociale compassionnelle. On retrouve ici le fonds de commerce d’un Pascal Lamy, Dominique Strauss-Kahn et François Bayrou. Il n’a qu’un défaut, mais il est rédhibitoire : la politique de l’accompagnement social est infinançable dans les conditions d’ouverture commerciale et de contrainte monétaire qui sont celles de la France aujourd’hui.

 

IV. La crise du sarkozysme est-elle inéluctable ?

 

La force du candidat Sarkozy face à ses adversaires avait été justement de pointer du doigt le problème de financement, tout en proposant une sortie par le haut autour de la mise en cause d’un commerce dérégulé et des attaques contre l’Euro fort. Sarkozy avait sur ce point gagné la bataille de la cohérence face à Ségolène Royale, qui n’a jamais su choisir entre politique active et politique d’accompagnement, entre la figure de la Vierge consolatrice (son agneau des Charentes dans les bras) et celle de la Vierge combattante (Jeanne d’Arc), et un François Bayrou resté prisonnier de son européisme.

Aujourd’hui, les éléments de sa victoire se retournent contre lui.

 

Ceci était prévisible dès le 1er tour de la Présidentielle, comme on l’avait signalé à l’époque. Cependant, le " style " Sarkozy accélère le processus.

On l’a vu et entendu lors de son interview à TF1, la Président entend assumer toutes les responsabilités et tout ramener à sa personne. Non seulement ceci est-il contraire à l’esprit de la Constitution de la Vè République, mais politiquement ceci conduit à renvoyer directement le Président aux symboles et thématiques qu’il a lui-même mis en avant. La logique charismatique-bonapartiste de ce comportement (qu’il partage dans une large mesure avec Ségolène Royale qui a imposé sa candidature au PS de cette manière) impose que le " chef " soit victorieux et qu’il détienne en permanence le " charisme ".

Or, on l’a indiqué plus haut, cette condition est déjà battue en brèche par le résultat du 2ème tour des législatives. L’auto-proclamation d’un " succès " lors du sommet Européen de Bruxelles ne saurait suffire à combler cette brèche. Si elle devait continuer de s’ouvrir cet été, la rentrée 2007 pourrait ressembler à celle de 1995.

Dès lors, le Président, comme ses adversaires, devront affronter la question d’une politique économique alternative, qui soit cohérente et logique.

 

Une politique logique et cohérente, dans un pays aux caractéristiques et à la taille de la France, implique de réviser et le parti-pris de l’ouverture commerciale et celui de la norme monétaire dominantes dans la zone Euro.

La TVA sociale apparaît alors comme un moyen de ruser devant le choix véritable : soit admettre la vacuité des promesses électorales et l’inanité du " discours du réel " qui fit la force réelle du sarkozysme, soit aller bien au-delà de ce que le consensus politico-médiatique Français pourra accepter. On serait, alors, dans une réelle logique de la " rupture ". Notons que le dirigeant qui s’y engagerait ne manquerait pas d’atouts. L’Allemagne constatera vite qu’elle ne pourra avoir et la zone Euro qu’elle préfère et le couple Franco-Allemand. Si elle sacrifie le second au premier, elle provoquera une sortie de la France, imitée par l’Italie de l’Euro (très certainement accompagnée d’une politique de contrôle des flux de capitaux à court terme). Sans les " mauvais élèves ", la Zone Euro connaîtra une réévaluation telle, que la politique Allemande actuelle ne pourra y faire face. Si elle choisit raisonnablement la survie du couple Franco-Allemand, alors elle devra négocier les formes de gestion de la Zone Euro. En réalité, les marges de manœuvres sont ici du côté de la France, si son gouvernement est résolu à aller au bout de sa logique.

Il faut aussi noter que le retournement protectionniste, venant après deux décennies de construction du Libre-Échange en dogme, est désormais bien perceptible, que ce soit aux Etats-Unis (où les démocrates ont autant gagné les élections de mi-mandat sur ce thème que sur la guerre en Irak), ou dans le blocage du Cycle de Doha. L’évolution de la position russe sur l’OMC est aussi à méditer.

Enfin, le thème des politiques industrielles, avec ce qu’elles impliquent comme action volontariste de l’État, est en train de revenir d’actualité. Ici aussi, l’exemple russe commence à faire école.

 

La question de la crise du sarkozysme est donc ouvertement posée moins de 6 semaines après l’élection. Ceci ne signifie pas qu’elle soit tranchée.

La réponse est pour partie entre les mains du Président lui-même, puisqu’il entend assumer la totalité des responsabilités. Il a le choix entre donner un contenu stratégique cohérent à la rupture économique que ses propos de campagne ont dessinée, ou se replier sur des solutions tactiques faites d’une succession de " coups " médiatiques aux résultats toujours aléatoires et qui ne peuvent qu’entraîner la " pipolisation " de son image, et l’effritement de son autorité.

La réponse est aussi pour partie entre les mains de ses adversaires. La dénonciation de la TVA sociale a permis au PS, grâce à Laurent Fabius, de porter un coup d’arrêt. Elle ne se substitue pas à un programme ni à une stratégie. Ici aussi le choix est entre la cohérence d’une stratégie de rupture ou l’enlisement dans les opérations tacticiennes avec à la clé la même logique de " pipolisation " et de perte de crédibilité.

17/06/2007

Une critique du progressisme libéral

John Fonte, une critique du progressisme transnational

Thierry Giaccardi


Dans toute la littérature conservatrice américaine actuelle une date revient sans cesse, jusqu'à provoquer une sorte de vertige : celle du 11 septembre[1]. Il se pourrait bien en effet que nous passions plusieurs décennies à essayer d'assimiler toutes les implications qu'un tel événement a produit dans le pays le plus puissant de la planète, et à partir de cet épicentre qu'est la ville de New York, dans tout l'Occident.

Entre la chute du Mur de Berlin en 1989 et les attentats du 11 septembre 2001, nous sommes passés d'une opposition idéologique, entre un Ouest capitaliste et un Est communiste, à une opposition d'ordre spirituel entre l'Occident et l'Orient. Plus précisément, entre un Occident chrétien (États-Unis) et post-chrétien (Europe) d'une part, et, d'autre part, un Orient musulman.

Cette période lourde de menaces peut s'avérer paradoxalement un moment propice d'unité entre ces deux aires sociologiques définissant l'Occident, tout en préservant dans le même temps sa diversité et sa richesse. Cela n'ira pas de soi car les intérêts de chaque région peuvent différer à cause de leur ambition respective et de leur histoire récente. En effet, l'Europe est sur le déclin, elle est même en voie de suicide démographique, alors que les États-Unis demeurent la seule hyperpuissance de la planète[2]. D'où un défi majeur pour les Occidentaux, en particulier pour les intellectuels chrétiens qui peuvent jouer un rôle clé : celui d'empêcher un nouveau schisme, comme celui qui s'est produit entre l'Empire romain d'Occident et l'Empire romain d'Orient. Ce schisme fut la cause directe de deux types d'invasions : les invasions barbares et l'expansion du colonialisme arabo-musulman.

Ce défi est avant tout de nature religieuse ; afin de le relever, nous devons réaliser deux "grands travaux" en ce début de XXIe siècle : l'un de nature intellectuelle, l'autre de nature spirituelle. Il s'agit dans un premier temps de mener une critique systématique du "progressisme transnational". Celui-ci affaiblit aussi bien l'Europe que les États-Unis, au profit d'autres civilisations comme les civilisations islamique et chinoise. Cette critique une fois achevée, la réévangélisation des intelligences en Europe, seule région de la planète avec la Chine à rejeter Dieu dans la conduite de ses affaires, en sera facilitée.


UN "REGIME HYBRIDE"

Le premier de ces "grands travaux" a été largement identifié dans l'œuvre d'un grand théoricien conservateur américain. Dans un article de référence [3], John Fonte, malheureusement peu connu en France, a défini le "progressisme transnational" comme une sorte de "régime hybride " menaçant directement la démocratie libérale, et dont l'Union européenne en serait l'illustration la plus achevée.

On peut résumer les principales caractéristiques de cette idéologie qu'énumère brillamment John Fonte.

1/ La prédominance du groupe sur l'individu. Ce dernier ne choisit plus en opérant librement des choix mais se détermine en fonction d'un groupe auquel il s'identifie. La conscience individuelle cède la place à une conscience de groupe, ce qui veut dire que l'individu ne peut plus se retrouver avec tous les autres membres de sa communauté nationale dans une volonté commune de faire prospérer cette dernière, mais qu'il s'arrête aux intérêts de son groupe.

2/ La compréhension du fonctionnement des groupes humains à partir de la pensée marxiste, en particulier gramscienne. Celle-ci pose comme principe que les groupes se divisent en "opprimés" et "oppresseurs". John Fonte rappelle qu'aux États-Unis, mais on pourrait tout aussi bien dire dans tout le monde occidental, les oppresseurs sont invariablement présentés comme des hommes blancs, hétérosexuels. En revanche, les "idéologues multiculturalistes" [4] répandent activement l'idée selon laquelle les opprimés sont les immigrés provenant d'anciennes colonies, les homosexuels subissant des préjuges infondés, en particulier des préjugés religieux, et les femmes, qui revendiquent de nouveaux droits ("les droits de la femme avant ceux du fœtus et avant les devoirs de la mère", tel que le rappelle Élisabeth Badinter [5]). En somme, des phénomènes considérés, il y a encore peu de temps, comme des phénomènes d'inversion dangereux, sont jugés comme parfaitement normaux de nos jours.

De cette typologie des groupes humains foncièrement trompeuse découlent plusieurs idées typiques de l'idéologie progressiste transnationale :

La première, c'est l'importance que l'on doit accorder à la trop grande représentation ou la sous-représentation de chaque groupe. En effet, si ce dernier en vient à dominer l'espace publique et privé, au détriment de l'individu et de ses qualités propres, il importe que le groupe soit représenté en fonction de son importance numérique, aussi bien dans le marché de l'emploi que dans les différents postes de la fonction publique. Cette corrélation entre les différents groupes et leur représentation est supposée rétablir une certaine justice, profitant aux victimes (de ce point de vue, la femme serait une victime de l'homme par exemple). C'est ainsi qu'on en vient à justifier la discrimination positive.

La deuxième idée, qui lui est liée, est que les institutions traditionnelles ont tendance à refléter les intérêts des groupes oppresseurs. Il faut donc les changer de manière à ce qu'elles reflètent d'abord la "perspective des groupes de victimes".


"L'IMPERATIF DEMOGRAPHIQUE"

Enfin, on pourra regrouper opportunément trois autres caractéristiques de ce "progressisme transnational" car ils reposent avant tout sur la notion "d'impératif démographique" :

1/ La promotion d'un paradigme de la diversité réfutant l'idée même d'intégration, au détriment d'un paradigme de la citoyenneté nationale, jugée rigide parce que cette dernière pousse justement à l'intégration.

2/ Une redéfinition des idéaux démocratiques qui ne seraient plus "une organisation politique dans laquelle les citoyens exercent la souveraineté" [6] et se gouvernent en formant des majorités plus ou moins stables, mais "le partage du pouvoir parmi les différents groupes ethniques composés à la fois de citoyens et de non citoyens".

3/ Enfin, et peut-être surtout, la "déconstruction" des symboles nationaux, lesquels ne peuvent plus avoir leur place dans une société proprement multiculturelle. On en vient ainsi à penser que chaque pays n'a plus le droit de se définir par rapport à un passé, forcément scandaleux, et à des hommes providentiels, par définition brutaux et injustes, mais en tant que "communauté de communautés". Si la critique qu'adresse Fonte vise surtout les dysfonctionnements de la société américaine, on peut voir quels bénéfices peuvent en tirer les Européens dans leur critique de la bureaucratie de l'Union. D'autant que le "transnationalisme" est considéré comme l'étape avancée du "multiculturalisme", et qu'il vise en premier lieu à réfuter "l'idée de citoyenneté nationale". À ce titre, il mérite toute notre attention.

LE TERREAU LAÏQUE

On pourrait ajouter à la thèse générale de Fonte que le "progressisme transnational", qui est tout simplement une forme de suicide collectif, a pu trouver un écho favorable dans nos sociétés parce que ces dernières ont rejeté leur héritage religieux. À partir du moment où s'est élaborée en Europe une philosophie de l'autonomie humaine, l'Européen s'est trouvé dans l'impossibilité de formuler des vérités absolues dans la mesure où tout être est, par essence, limité. Toute vérité étant considérée comme relative, celle-ci est devenue en fait une simple information : dès lors, elle peut se révéler tour à tour utile pour tel groupe ou odieuse pour tel autre. C'est ainsi que dans certaines villes britanniques, on ne célèbre plus Noël dans les écoles publiques car la célébration de la naissance du Fils de Dieu est considérée comme une fête religieuse parmi d'autres. Par conséquent, sa seule célébration n'est plus justifiée, et du reste elle est susceptible d'incommoder les membres d'autres communautés.

À l'ère de la mondialisation et de la société de l'information — on serait tenté de dire de l'inflation de l'information, souvent superflue — l'Européen se trouve ainsi démuni lorsqu'il est obligé de choisir entre tel ou tel système de croyances, à la différence par exemple du musulman qui les rejette toutes, sauf celles de l'Islam. D'où le fait que le Moderne occidental a tendance à penser de manière quantitative plutôt que qualitative, ce qui est un des symptômes de la culture de masse.

L' "impératif démographique", mais on pourrait tout aussi bien dire l'impératif du nombre, devient le nouvel impératif catégorique. Il est sans doute le symptôme majeur de cette tyrannie du relatif dans laquelle se perd avec une certaine jubilation morbide l'Occidental.

Th. G.


Notes

[1] Cf. Hélène Bodenez, à propos du film "Vol 93, la tragédie du vrai et de l'invraisemblable",

[2] Cf. Mary Ann Glendon, "L'immigration en principes", Liberté politique n° 34, août 2006 (Ndlr).

[3] John Fonte, "Liberal Democracy vs Transnational Progressivism: The Future of the Ideological Civil War Within the West" , article publié originellement dans la revue Orbis, été 2002.

[4] John Fonte, ibid. Toutes les citations ultérieures sont tirées de cet article, à moins qu'il n'en soit indiqué autrement.

[5] Elisabeth Badinter, L'un est l'autre, Editions Odile Jacob, 1986, Le livre de poche, page 240.

[6] Définition classique de la démocratie telle que la donne le Robert.

http://www.libertepolitique.com/public/decryptage/article...

 

10/06/2007

Droite & gauche

Droite et Gauche. Essai sur une distinction politique

Norberto BOBBIO

par Frédéric Combelle

Édition originale : Destra e sinistra. Ragioni e significati di una distinzione politica, Donzelli editore, Rome, 1994.

Édition française : Éditions du Seuil, 1996, 154 pages.

Résumé de l’ouvrage (les titres et les références sont ceux de l’édition française).

I. LA DISTINCTION CONTESTÉE.

1. Les notions de " droite " et " gauche ", depuis plus de deux siècles, sont exclusives l’une de l’autre et rendent compte à elles seules de la totalité du champ politique. Or, depuis quelques années s’affirme avec force l’idée selon laquelle cette dyade aurait perdu son caractère opératoire.

2. On a ainsi parlé de " crise des idéologies ". Mais, d’une part, cette vision n’est elle-même pas exempte de parti pris idéologique. D’autre part, gauche et droite ne sont pas uniquement des idéologies, mais s’appuient sur des divergences d’intérêts bien réelles.

3. Dans des sociétés complexes, il convient de relativiser la nature dyadique du système en prenant en compte la pluralité des opinions. Il est alors nécessaire d’ajouter un " tiers inclus ", qui se définit par la formule " ni ni ". Mais l’existence de ce centre ne remet aucunement en question celle de la droite et de la gauche.

4. On peut alors complexifier cette nouvelle triade en rajoutant autant de niveaux intermédiaires qu’on le souhaite entre l’extrême droite et extrême gauche. La validité de la vision dichotomique de l’univers politique n’est pas pour autant remise en question, chacun persistant à considérer ceux qui se situent plus au centre comme d’éventuels agents du camp opposé.

5. La recherche d’une " troisième voie ", contrairement au centre, " ne se situe pas entre la droite et la gauche, mais prétend aller au-delà de l’une et de l’autre " (p. 49 sq.) On est alors face à un " tiers incluant ", qui se présente comme " une doctrine à la recherche d’une praxis qui, au moment où elle est mise en œuvre, se transforme en position centriste " (p. 50). Ces idéologies de " troisième voie ", qu’il s’agisse du social-libéralisme aujourd’hui ou de la révolution conservatrice après la Première Guerre mondiale s’apparentent toujours à une tentative de sauver un modèle en crise " en attirant à soi, donc en neutralisant, la position adverse " (p. 51).

6. Une troisième façon de contester la dyade est de mettre sur agenda des problématiques transversales. C’est le cas de l’écologie qui a, depuis l’avènement des Verts, été reprise par les partis traditionnels de droite comme de gauche, sans nécessiter de leur par d’abandon ou de remise à jour du reste de leur programme. C’est que le rapport de l’homme à la nature et les limites qu’il se fixe dans l’exploitation de celle-ci peuvent finalement très bien trouver leur place dans le fonds programmatique de l’un ou l’autre bord.

7. On pourrait aussi reprocher à la droite et à la gauche l’anachronisme de leurs programmes. Les progrès de la science ont fait naître de nouvelles questions politiques, notamment en matière de bioéthique, qui ne sont pas prises en charge par les programmes traditionnels de la dyade. Les réponses qui ont pu y être apportées se répartissent en deux camps, les " laxistes " et les " rigoriste ". Mais cette opposition purement morale ne recoupe pas l’opposition politique entre droite et gauche.

8. Droite et gauche sont rigoureusement dépendantes l’une de l’autre : que l’une vienne à disparaître et l’autre perd du même coup sa raison d’être. C’est ce qui s’est passé en Italie après la chute du fascisme : la droite était alors si décrédibilisée et marginalisée que la seule façon pour les tenants de cette position de s’affirmer dans le champ politique fut de nier la validité des notions de gauche et de droite, à la fois pour occulter leur propre faiblesse et pour dévaluer l’adversaire.

9. Or, la chute du Mur reproduit ce mouvement, mais cette fois aux dépens de la gauche. Certains sont tentés d’y voir une obsolescence des notions de droite et gauche, puisque cette dernière aurait disparu avec le communisme.

D’autre, au contraire, voient dans l’effondrement des " démocraties populaires " une chance de faire émerger d’autres visions de la gauche qui avaient jusqu’ici été étouffées. Mais s’il existe plusieurs gauche (et plusieurs droites), c’est que la dyade reste encore et toujours d’actualité.

10. Enfin, le dernier argument en faveur de la disparition de la dyade est apporté par ceux qui, constatant que les partis politiques mettent en avant des programmes électoraux de plus en plus semblables, en viennent à considérer l’opposition entre droite et gauche comme mensongère. Une tentative de réponse à ces critique sera apportée dans les derniers chapitres de l’ouvrage.

II. EXTRÉMISTES ET MODÉRÉS.

1. La validité de la dyade a pu paraître remise en cause dans le champ intellectuel par des rapprochements apparemment contre nature. Ainsi des auteurs compromis avec le nazisme ont-ils été remis au goût du jour par des intellectuels de gauche, et une certaine pensée de droite s’inspire-t-elle de Gramsci et Sorel. Ce confusionnisme s’explique par l’opposition, par delà la droite et la gauche, entre modérés et extrémistes, ces derniers se retrouvant sur un commun rejet de la démocratie.

2. Les extrémistes sont unis par un commun rejet des Lumières et du rationalisme, qui peut prendre un aspect fidéiste et religieux, propre aux extrémistes de droite, ou un aspect vitaliste, plus compatibles avec l’extrémisme de gauche. Cette philosophie irrationaliste conçoit l’histoire comme une succession de catastrophes et de ruptures, au contraire du modérantisme, plus gradualiste et évolutionniste, et donc aussi plus déterministe.

3. Ces visions fantasmées de l’histoire se sont développées sur des terreaux bien différents : alors que le XIXe siècle, avec le développement des techniques et de la production, nourrissait l’idée d’un progrès continu et irréversible, le XXe siècle fut marqué par une série de catastrophes (deux Guerres mondiales, l’équilibre de la terreur, la méfiance envers certains développements de la science, la conscience de la fragilité de notre écosystème) qui favorisent un plus grand décisionnisme.

4. Les extrémistes des deux bords s’opposent aux valeurs fondatrices de la démocratie, conçues comme mercantiles et médiocres. Ceci les conduit à une glorification de la violence.

5. Fascisme et communisme, qui d’une certaine façon tendaient à dépasser l’opposition droite-gauche par leur haine commune de la démocratie libérale-bourgeoise, ont en même temps marqué l’affrontement le plus agonistique entre la droite et la gauche.

6. En période de crise, on a même pu voir ou envisager une alliance entre extrémistes et modérés d’un même bord pour faire pendant à l’autre position. Mais on n’a jamais vu d’alliance durable entre communisme et fascisme, car leurs fins sont irréconciliables, comme le sont finalement les fins de la droite et de la gauche.

III. SURVIE DE LA DYADE.

1. Même si les mouvements politiques peuvent de façon conjoncturelle, pour des raisons électorales ou autres, refuser de se déclarer de droite ou de gauche, il n’en reste pas moins que cette dichotomie est bien présente dans tous les systèmes pluralistes.

2. L’univers de la politique, comme celui de la guerre ou de la religion, est par nature dyadique, puisqu’il repose sur l’opposition ami-ennemi. Des alliances peuvent se créer, mais les membres de la coalition constituent alors un seul camp, qui s’oppose à l’autre.

3. Dans la vision duale de la politique, ce n’est que par accident que la distinction droite-gauche s’est imposée à la suite de la Révolution française. D’autres métaphores spatiales pourraient être utilisées (haut-bas, avant-garde-arrière-garde, etc.)

4. De même, une métaphore temporelle est souvent utilisée, lorsqu’il s’agit d’opposer progressistes et réactionnaires. Ces antithèses existent parce qu’il y a des conflits. C’est la mutation des circonstance qui détermine à laquelle il reviendra d’acquérir le rôle principal.

5. Les notions de droite et de gauche sont revêtues d’une double signification. Elles peuvent être employées dans un sens positif, purement descriptif qui seul intéresse le chercheur. Mais le militant les emploiera dans un sens axiologique, en fonction de ses jugements de valeur qui le conduisent à déprécier les opinions opposées. La persistance de cette opposition axiologique dans le langage courant suffit à démonter la validité de la dyade.

IV. À LA RECHERCHE D’UN CRITÈRE DE DISTINCTION.

1. J. A. Laponce, professeur à l’université de Toronto, croit pouvoir opposer une dichotomie dominante, verticale (haut-bas) à la dichotomie horizontale (droite-gauche), plus faible car issue de l’épisode contingent de la Révolution française. Pour lui, la perversité foncière de notre époque se manifesterait par la domination de cette dyade horizontale, du fait des jugements de valeur systématiquement positifs associés aujourd’hui à la gauche. Cet ordre démocratique, de gauche et athée se substituerait à un ordre pré-moderne fondé sur le sacré et la religion, à la restauration duquel il aspire.

En réalité, cette thèse se heurte à trois obstacles majeurs :

– D’une part, la dichotomie verticale s’applique aux rapports entre gouvernants et gouvernés. Elle ne saurait être antinomique, parce qu’elle est d’un autre ordre, à la dichotomie horizontale, qui ressortit à l’action politique ;

– D’autre part, il n’est pas vrai que la gauche est toujours connotée positivement dans l’ordre politique. On a vu au contraire que cette connotation dépendait des préférences axiologiques de chacun ;

– Enfin, il est pour le moins hasardeux d’opposer la gauche et la religion. Nombreux sont ceux dont les convictions de gauche s’appuient sur un fondement religieux, et il existe des courants, notamment au sein de la " nouvelle droite ", qui sont radicalement irréligieux.

V. AUTRES CRITÈRES.

1. L’Italien Dino Cofrancesco, dans une perspective analytique et critique, propose de définir la droite et la gauche par les attitudes fondamentales et les intentions qui en forment le socle. Ainsi, la droite est marquée par une attention à la tradition, alors que la gauche se démarque par sa visée émancipatrice. Ces valeurs finales peuvent être atteintes par différents moyens, qui ne sont en eux-mêmes ni de droite, ni de gauche, ce qui explique que droite et gauche peuvent se référer alternativement ou simultanément, selon les circonstances, aux mêmes valeurs instrumentales.

Il est à noter que l’émancipation n’est pas l’exact contraire de la tradition. Le choix de ces termes pour des raisons de neutralité axiologique, s’il exprime bien la distinction classique entre progressistes et conservateurs, est donc de nature à jeter le doute sur l’exhaustivité des valeurs mises en évidence, ce qui a conduit l’auteur à proposer d’autres critères, comme l’attitude face au pouvoir.

Enfin, il ajoute une nouvelle dichotomie, qui ne recouvre pas la dyade tradition-émancipation mais lui est transversale : à droite comme à gauche, les idéologies politiques peuvent être soit classiques (basées sur une attitude critique et réaliste), soit romantiques (basées sur une approche sentimentale de la politique).

2. Elisabetta Galeotti, pour sa part, aborde la dyade du point de vue de l’analyse des discours, ce qui la conduit à faire de la hiérarchie le critère distinctif de la droite, et de la recherche de l’égalité celui de la gauche.

Encore une fois, ces deux termes ne sont pas rigoureusement antithétiques, ce que l’auteur justifie par la nécessité de distinguer l’idéologie libérale, pour laquelle il peut exister des inégalités, des idéologies autoritaires et hiérarchisées. Il faut voir dans ce choix sémantique le reflet inconscient des jugements de valeur de l’auteur : " Dire qu’on fait du tort au libéralisme en le classant à droite, c’est une opinion qui relève de l’emploi axiologiquement positif du mot "libéralisme" et négatif du mot "droite" " (p. 106).

Elisabetta Galeotti aborde aussi la notion de différence, qu’elle dissocie justement du principe de justice. Les inégalités ne sont pas nécessairement injustes : " La différence ne devient pertinente que lorsqu’elle est à la base d’une discrimination. Mais le fait que la discrimination soit injuste ne dépend pas de la différence, mais de l’inexistence de raisons valables pour un traitement inégal " (p. 109).

3. Piero Revelli, enfin, insiste sur le fait que droite et gauche ne sont pas des concepts ontologiques, dont le contenu serait fixé une fois pour toutes : ils n’existent que par leur opposition. Leur contenu concret a donc varié au fil du temps. Il y a donc plusieurs critères permettant de les différencier : progrès-conservation, autodirection-hétérodirection, classes inférieures-classes supérieures, rationalisme-irrationalisme, égalité-inégalité. De tous, c’est le dernier critère qui a le moins varié, et qui est donc qualifié de fondateur.

VI. ÉGALITÉ ET INÉGALITÉ.

1. L’égalité n’est pas une notion substantielle. Elle nécessite la réponse à une triple question : " L’égalité d’accord, mais entre qui, en quoi et selon quel critère ? " (p. 118 sq.)

Il existe donc une infinité de visions possibles de l’égalité, et l’on pourrait dire à la limite qu’aucune société n’est purement inégalitaire.

2. L’égalité ne peut donc, et ne doit pas être confondue avec l’égalitarisme, entendu comme " l’égalité de tous en tout ". Une telle utopie se révèlerait rapidement totalitaire, si elle n’était heureusement irréalisable.

3. Il existe plusieurs types d’inégalités. Certaines sont naturelles, d’autres naissent de l’organisation de la société. Toutes ne peuvent pas être combattues, et le débat entre la gauche et la droite porte sur la question de savoir s’il est bon de corriger les inégalités qui peuvent l’être. Les hommes sont égaux sur certains points (et en premier lieu par leur commune appartenance à l’espèce humaine) et inégaux sur d’autres (le lieu et les conditions de la naissance, le zèle apporté à son industrie, etc.)

Les attitudes face à l’égalité sont essentiellement émotionnelles et tiennent à la place accordée par chacun aux propriétés communes : " Ainsi, il est correct d’appeler égalitaires ceux qui, tout en n’ignorant pas que les hommes sont à la fois égaux et inégaux, mettent l’accent avant tout sur ce qui les rapproche pour permettre une bonne vie en commun ; et, au contraire, d’appeler inégalitaires ceux qui, partant du même état de fait, jugent plus important, pour bien vivre ensemble, de donner la première place à la diversité " (p. 127).

Les égalitaires seront en outre portés à faire œuvre d’" artificialisme ", en imputant à la société des inégalités en apparence tout à fait " naturelles " (division sexuée du travail), alors que les inégalitaires verront dans la tradition, pourtant éminemment sociale, une " seconde nature " dont il faut s’accommoder.

4. Sur le plan académique, la dichotomie entre égalitaires et inégalitaires recouvre l’opposition entre Rousseau et Nietzsche.

5. Le débat entre la droite et la gauche porte sur la légitimité des critères permettant de qualifier d’injustice un traitement inégalitaire. Ces critères ne sont pas fixés une fois pour toutes : de nouveaux droits peuvent apparaître (cf. les droits sociaux) quand le parti égalitaire parvient à imposer la légitimité de leur mise en application dans le débat public.

VII. LIBERTÉ ET AUTORITÉ.

1. La valeur de l’égalité est habituellement associée à la passion de la liberté. S’agissant d’un concept au contenu émotionnel fort, il importe de définir précisément à qui s’adresse cette liberté (en justifiant les exceptions), et en quoi elle consiste vraiment.

2. Or, pas plus qu’une égalité totale de tous sans critère distinctif, une liberté totale de chacun en tous domaines n’est souhaitable. Sans même aller jusqu’aux extrêmes, tout développement de l’un de ces termes peut se traduire par un recul de la possibilité de jouir du second, qui peut certes ne pas affecter l’ensemble de la population dans les mêmes proportions.

3. La liberté entendue comme terme générique n’existe pas. Ce qui existe, ce sont les libertés particulières (de la presse, d’association, etc.) De plus, il faut distinguer entre l’existence d’une liberté dans l’absolu des idées et la possibilité réelle d’en jouir. Celle-ci peut nécessiter des mesures correctrices d’inspiration égalitaire, qui dans certains cas restreindront la liberté des autres.

En effet, la liberté est une caractéristique personnelle, alors que l’égalité est une caractéristique sociale (on ne peut être égal tout seul). C’est pourquoi " l’égalité dans la liberté n’exclut pas le désir d’autres formes d’égalité, comme celle des chances ou des revenus, lesquelles, exigeant d’autres formes de mise à niveau, peuvent entrer en conflit avec l’égalité dans la liberté " (p. 141).

4. Le champ politique peut être décrit en combinant ces deux critères : l’attitude face à l’égalité traduit l’appartenance à la gauche ou à la droite, et à l’intérieur de chaque position, l’attachement à la liberté ou à l’autorité marque la différence entre modérés, attachés à la démocratie, et extrémistes qui la rejettent.

VIII. L’ÉTOILE POLAIRE.

1. Tous les partis et les mouvements de gauche ont placé l’égalité au centre de leurs préoccupations. Un des moyens pour y parvenir a été le collectivisme.

2. Cette logique est bien sûr porteuse d’effets pervers, qui ont d’ailleurs conduit à l’écroulement du bloc soviétique, seule tentative jusqu’à présent de mettre en application l’utopie égalitaire. Mais l’effondrement du communisme n’a pas mis fin aux problèmes qui l’avaient fait naître, encore moins si l’on porte le regard vers le Tiers-monde. Plus que jamais, l’idéal égalitaire doit être l’étoile polaire vers laquelle tous les regards de la gauche sont fixés.

3. N. Bobbio, issu d’une famille bourgeoise et qui a connu le fascisme, justifie son engagement à gauche par la prise de conscience morale du caractère injustifié des énormes différences sociales et des discriminations.

4. L’égalité n’est pas une valeur intrinsèquement positive. Il existe des courants de pensée pour lesquels les inégalités sont non seulement inévitables, mais aussi utiles. La raison démocratique pousse non pas à éliminer ces différences d’appréciation, mais au contraire à les respecter, y compris en auto-limitant la prise en compte de ses propres aspirations.

D’autant que si la gauche est aujourd’hui en mauvaise posture, l’idéal égalitaire, lui, n’a jamais été aussi présent dans nos sociétés.

Loi de puissance

La probabilité qu'un nouveau venu dans un réseau social crée des liens avec un membre donné de ce réseau est proportionnelle au nombre de liens déjà créés par ce membre. C'est une conséquence de la loi d'attachement préférentiel.

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