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13/07/2007

Emmanuel Berl

« Vous n'avez pas le sens de l'ennemi», lui dit Malraux au moment de la guerre d'Espagne. C'est qu'il est trop civilisé pour ça : né en 1892 dans une famille d'industriels et d'universitaires juifs, mort en 1976 auprès de sa femme, la chanteuse Mireille, Emmanuel Berl a vécu sur le fil du temps perdu, le retrouvant sans cesse, léger car profond, profond car léger, ne renonçant jamais ni à lui-même ni aux temps nouveaux. Le meilleur de son milieu familial et de sa mémoire décante les passions des époques successives, les portraits d'auteurs et d'amis célèbres. En lui, comme une bulle de champagne remontant vers la surface, l'intelligence rejoint l'innocence, pour éclater. En général, c'est bref. La vulgarité est aux abonnés absents.

Il fit la première guerre mondiale et connut ce que Zweig appelait «le monde d'hier» . Proust voulut en faire une sorte de disciple en souffrance amoureuse transcendée par l'oeuvre. Il lui jeta une pantoufle à la tête lorsque Berl lui annonça qu'il allait rejoindre une femme aimée : qu'il croyait donc plus en l'amour qu'en la solitude. Ce jet de pantoufle est un acte de vérité en chambre (mais y en a t-il d'autres ?). Jamais ils ne se revirent. Berl parle de Proust comme personne et ses grands petits livres, Sylvia , Présence des morts , Rachel et autres grâces , doivent à l'auteur de la Recherche leur vibration intime, l'obsession toujours discrète qu'il a de s'analyser ou de dépeindre ceux qu'il aime pour approcher cette vérité. Jamais il n'insiste, jamais il ne pleure : la vérité exige les égards d'une plume de rapace éduqué, tendre et ferme ; c'est une politesse qu'on lui doit ou elle vous salue bien. Sur sa brève correspondance avec Proust, Berl dit : «Je n'aurais pas eu, et n'ai eu à aucun moment l'audace de lui écrire une lettre qui ne fût une réponse à l'une des siennes.» 

Il épousa Mireille en 1937. Sacha Guitry était son témoin. Plus tard, le couple acheta une petite maison dans l'Oise, sans électricité, où les deux oiseaux «s'embougieront» . De Proust, Berl conclut : «Une de ses plus grandes forces est de rester, parmi les romanciers français, avec son cher Nerval, et sans doute davantage, le plus fidèle à l'enfance cette enfance pour laquelle les amours sont de sombres enfers, qu'une fois devenus romanciers ou poètes, il nous appartient de transmuer en verts paradis.» Il y a toujours une bougie d'enfance allumée dans le regard et les textes de Berl, quel que soit le sujet traité et quelle que soit l'année. Elle éclaire simplement, lucidement, une Histoire sinistre et compliquée, et qui accélère. Elle ne permet pas d'agir, car elle voit trop le pour et le contre ; mais elle autorise à comprendre.

Il détestait la guerre, pour l'avoir vécue, et l'injustice, pour la sentir partout. Cette détestation en fit un non-interventionniste pendant la guerre d'Espagne, un partisan des accords de Munich, et, pendant quelques semaines, comme presque tout le monde, un pétainiste. Il écrivit quelques discours fameux du Maréchal. La phrase, «Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal» , lui appartient. Plus tard, il précisera : «Il eût été plus exact d'écrire : "certains des mensonges". Mais je ne le savais pas, et suis resté quelque temps sans le savoir.» Il le sut vite, se sut «juif» comme il ne pensait pas l'être, et se réfugia dans le sud.

Longtemps, il fut l'ami intime de Drieu la Rochelle. Un malentendu sur un livre les éloigna : cela n'arrive jamais par hasard. Le fascisme du second finit par les séparer, un jour de 1940, entre deux gares. Drieu est arrogant, vainqueur d'être vaincu, ébloui par son «esprit prophétique» , «tous ses cauchemars de décadence étaient réalisés» . Et voici le style de Berl : «Il m'exaspérait, mes pauvres objections ne l'ébranlaient même pas. Visiblement, il ne condescendait à les entendre qu'à raison de la politesse qu'on doit aux vaincus.» Huit ans après son suicide, Berl écrit : «Obsédant pour moi, et absent, et de plus en plus, il en eût été satisfait, sans doute. Et cette pensée exaspère encore ma rancune et ma gratitude.» Si Berl évoque aussi bien les morts, c'est parce qu'ils lui parlent de lui ; et, s'il évoque aussi bien les vivants, c'est parce qu'ils l'en sortent.

Quand vint la fin de la guerre, on l'oublia. Jusqu'à sa mort, trente ans plus tard, il continua de publier des livres, dans les journaux ou les revues. Deux rééditions permettent de s'en réjouir. Sous le titre Essais , les éditions de Fallois réunissent des articles, courts ou longs, dans lesquels Berl évoque aussi bien Voltaire, Chamfort, ou Drieu, Mauriac et les Juifs, que les problèmes de l'Innocence, de la Justice ou de l'identité européenne. Dans plusieurs articles, il se demande ce qu'est un homme de droite ou de gauche. Ses réponses ont la pertinence absurde qui convient à une question qu'on n'a pas fini de poser.

La fin de la IIIe République parut, lui, en 1968, dans la collection «Trente journées qui ont fait la France» Berl y analyse le processus de juin 1940. Il le fait aussi bien comme acteur que comme témoin : sa propre expérience du moment et des hommes éclaire et nuance ses réflexions ; il a toujours à coeur de comprendre l'état d'esprit du pays, d'autant qu'il le partageait ; son honnêteté vit des erreurs qu'il a commises. Avec L'étrange Défaite , de Marc Bloch, c'est l'un des témoignages historiques les plus justes et les mieux écrits. Les portraits de Reynaud, Mandel, Pétain et Weygand, qu'il connut tous, sont de longs médaillons intimes.

Paul Reynaud : «Chateaubriand dit qu'il y a "les hommes de la vie et les hommes de la mort". Reynaud était au plus haut degré un homme de la vie, avec tout ce que cela comporte de chatoyant et de précaire, de fertile et de fragile. La nature lui avait donné une santé excellente ; le goût sans ambivalence qu'il avait de lui-même la renforçait encore. Il soignait son corps par la culture physique et son âme par l'euphorie. Il voulait réussir et en avait besoin parce qu'il lui fallait toujours être content de soi et qu'on ne peut pas l'être tout à fait quand on échoue.» C'est cela, un classique : de la vérité saisie par la forme, dans un plaisir qui ne passe plus. On y sent Chamfort, dont il dit : «Auteur non révéré, Chamfort est un auteur pillé. Il faudrait faire de lui une édition critique à l'envers : au lieu de chercher les sources, on marquerait les plagiats. On serait vite découragé, ils sont innombrables.» 

Les articles de Berl donnent la même impression : on a déjà lu ça quelque part, plus tard, en moins bien et en plus long : c'est un «vivant oublié» . Un mort qui ne l'est pas, Bernard Frank, le notait dans les années 60. D'abord, «achetez Berl, munissez-vous d'un crayon et, comme dans votre jeunesse, soulignez dans son livre les "bonnes phrases" . L'ennui, avec Berl, c'est qu'il ne reste pas de blancs.» Trop humble, et trop courtois, pour bavarder. Ensuite, ajoute Frank, vous remarquerez que «c'est le propre des chef-d'oeuvre qu'il faudrait les détruire, car ils rendent inutiles des centaines de livres publiés après eux.» 

Exemple : les articles écrits sur l'Europe dans les années 50-60, présents dans Essais . Berl y résume, sans lourdeur, ce que bavardent aujourd'hui, sans légèreté, quelques centaines d'essais (sans parler des logorrhées spontanéistes de l'Internet). Il pose clairement une question à la mode : qu'est-ce-que l'Europe ? Un territoire ? Une religion ? Une histoire ? Il démonte une à une les explications simples, exclusives, qui depuis lors ont fleuri. De même que tout combat mérite un ennemi qui n'a pas entièrement tort, de même, toute conviction exige qu'on lui rappelle ses limites. Une phrase condense tout : «L'Europe ne se trouve jamais au complet devant son propre destin.» 

Berl a tant de mémoire et il a connu tant d'hommes qu'il traverse les mondes en donnant toujours ses chances à l'autre. La tolérance guide ses réflexions, ses souvenirs : Voltaire, auquel il consacre un long article, est l'une de ses ombres. Et c'est peut-être ce qui, en partie, explique la perfection de son style : il survit aux ennemis qu'il a refusé de se faire tout à fait, même quand ils existaient. Il ne les a ni ignorés, ni même sous-estimés ; mais sa pensée critique, humaniste, fleurissant dans une rosée de conscience et d'ironie, les accueille d'abord, cherche à les comprendre, pour éventuellement mieux les détruire d'une caresse, d'un sourire, d'un mot, dans la transparence de prose la plus naturelle.

Sartre rompt-il avec Camus, que Berl apprécie, en 1952 ? Il prend d'abord soin de préciser qu'une «rupture constitue un grand malheur et pas seulement pour les amis qu'elle sépare» . Puis, devant les rappels de Sartre à l'engagement, il note : «On voudrait qu'ayant senti mieux que personne l'urgence d'un engagement, urgence dont ses aînés dans les années 20 avaient une conscience vive déjà, mais encore confuse, Sartre sente, d'autre part, l'urgence d'un certain dégagement.» 

Rien n'indique mieux son état d'esprit et le balancement de sa phrase qu'un autre texte, Contre les Manichéens , publié en 1961 pendant la guerre d'Algérie : «Certes je ne demande, ni ne désire, qu'on édulcore l'histoire. Il me suffirait qu'on la rétablisse dans la justice et la justesse. Elles empêcheraient qu'on apprenne aux Français à détester tout le monde et à se détester entre eux.» Justice, justesse, maîtres mots de son geste dans les idées : on ne devrait sacrifier ni l'une, ni l'autre, à la clarté. Berl note à propos de Valéry qu'il «avait beaucoup plus horreur du flou que du faux.» Lui-même a beaucoup plus horreur du faux que du flou, mais quand c'est flou, et ça l'est souvent, il le dit avec clarté.

A propos de Chamfort et Nietzsche, il écrit : «Même goût de la vérité dure, de la pensée méchante, même goût de l'aphorisme, des idées qu'on énonce bien mais vite, même dégoût de ce qui est gluant, de ce qui est sucré, de ce qui est facile, de la petite compassion, de la fausse sympathie, de tous les sentiments qu'on truque, de tous les sentiments qu'on feint, de tous les sentiments qu'on force.» C'est presque un autoportrait ; mais il n'a ni l'amertume stoïque du premier, ni le génie destructif et créateur du second.

Son ton s'est formé dans la soie d'une civilisation morte, quelque part entre l'esprit des Lumières et les Juifs de Mitteleuropa : entre chandelle et salon. Il fait don d'elle à l'actualité. Paul Morand s'en souvient, un jour de 1974, en entrant chez lui. Il revoit la silhouette de Berl, invité, dans ce tissu d'une autre époque. C'est une vision proustienne : «Sur le grand canapé blanc, face à la cheminée, Berl et la reine Marie de Roumanie ; Berl se levant spontanément, fatigué de politesse, tendant sa main à la reine (qui se tordait de rire) et lui disant, rompant l'entretien : "Et maintenant, Majesté, au travail !"» Les deux hommes sont morts la même année.

Phlippe Lancon

Libération : jeudi 12 juillet 2007
Emmanuel Berl Essais Préface de Bernard de Fallois Editions de Fallois, 773 pp, 26 €. La Fin de la IIIe République Précédé de Berl, l'étrange témoin, par Bernard de Fallois. Témoins. Gallimard, 376 pp, 22,50 €.

Commentaires

Le Charme de l'intelligence Européenne, bien plus doux qu'on ne le crois...

Bien à Vous...

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Écrit par : Nebo | 28/07/2007

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