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19/05/2010

Gaston Berger : philosophe et homme d’action

par Geneviève de Pesloüan

Etude d’auteur in Livres & Lectures n° 153 – mars 1961



Le 13 novembre 1960, Gaston Berger a trouvé la mort dans un accident de voiture sur l’autoroute du Sud, à quelque 20 kilomètres de Paris. Aussitôt, l’Institut de France, le ministère de l’Education nationale, l’Unesco, l’Encyclopédie française, l’Institut international de philosophie, une dizaine de sociétés savantes en France et à l’étranger, prenaient le deuil. Qui était donc Gaston Berger, dont la disparition frappait tant d’amis, de collaborateurs, de disciples ?

Un self-made man
Gaston Berger était, dans la meilleure acception du mot, un self-made man. Il était entré tardivement dans l’université. Né le 1er octobre 1896 à Saint-Louis du Sénégal, il avait dû interrompre ses études secondaires pour raisons familiales. Il les reprit plus tard avec courage ; il les termina brillamment, alors qu’il avait déjà acquis une situation. Industriel de profession, il ne prit un poste universitaire à la Faculté des Lettres d’Aix-Marseille qu’en 1941, après avoir soutenu deux thèses de doctorat, l’une sur la connaissance, l’autre sur la phénoménologie de Husserl. Mais par goût, par vocation, G. Berger cultivait la philosophie depuis 1922. Licencié ès lettres, diplômé d’études supérieures, il songea en 1925 à préparer le concours d’agrégation, puis en 1935 à entreprendre des études de médecine. Sa tâche professionnelle ajourna la réalisation de ces projets. Cependant, son amour des idées, sa ferveur pour l’enseignement, étaient tels qu’il s’est plu pendant des années à donner des cours de philosophie dans des institutions libres.

En 1925, il fonda la Société d’études philosophiques dont le siège resta longtemps à son domicile marseillais et dont l’organe d’expression était la revue Etudes philosophiques, qui depuis a pris un bel essor. En 1938, il organisa le premier congrès des Sociétés de philosophie de langue française.

De 1941 à 1944, G. Berger prit une part active à la Résistance. A la Libération, il fut nommé directeur régional des services d’information de la Région du Sud-Est. A cette époque il trouvait le moyen d’assurer une triple besogne : son enseignement de Faculté, qui était très apprécié, la marche de son usine, la direction de la Radiodiffusion et de la presse régionales. Un tel effort supposait une puissance de travail exceptionnelle. Les plus étonnant est que G. Berger y apportait, avec un soin méthodique, cette aisance, cette égalité d’humeur, cette efficacité souriante, qui suscitent tous les dévouements.

En 1948, il fut Visiting Professor à l’Université de Buffalo, aux Etats-Unis. De 1949 à 1952, il devint secrétaire général de la Commission franco-américaine d’échanges universitaires. En 1952, il rêva un instant d’entrer au Collège de France et d’employer tout son temps à des recherches intellectuelles. Il se retrouva la même année directeur général adjoint de l’Enseignement supérieur. L’année suivante il était nommé directeur général. Il le resta jusqu’en octobre 1960 : il se démit volontairement de sa charge pour retrouver des possibilités de travail personnel. Une chaire de prospective avait été créée pour lui à la section des sciences sociales de l’Ecole pratique des Hautes Etudes.

Ses hautes fonctions au Ministère de la rue de Grenelle, sa réputation, sa courtoisie, son dévouement, lui avaient valu de nombreuses distinctions. Membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, il était président de la Société française de philosophie, du Centre universitaire international, du Centre international de prospective, directeur de la Revue de l’enseignement supérieur, des Etudes philosophiques, de plusieurs collections. Commandeur de la Légion d’honneur, il était docteur honoris causa de plusieurs universités étrangères. De 1957 à 1960, il avait présidé l’Institut international de philosophie, où son prestige, son don des langues et son don des contacts ont laissé le plus durable souvenir.

Le philosophe
Sa carrière d’administrateur a sans doute ralenti sa production philosophique. Elle ne l’a pas tarie. Outre ses thèses, il a publié un Traité pratique d’analyse du caractère (où se reconnaît l’influence de son maître René Le Senne), un Questionnaire caractérologique (d’utilisation commode pour tous les éducateurs), un petit livre sur Caractère et personnalité, une soixantaine d’articles, de communications, de notices. A la veille de sa mort, il travaillait à deux ouvrages qu’il avait depuis longtemps sur le chantier : une Phénoménologie du temps, une Psychologie des peintres. En outre, il préparait le lancement d’une Encyclopédie mondiale, qui aurait eu des éditions dans les différentes langues de culture.

Cette diversité de tâches, de talents, donne une idée de l’extraordinaire personnalité de G. Berger. Mais seuls ceux qui l’ont connu peuvent dire à quel point cette personnalité était attachante. Je voudrais rappeler brièvement certaines de ses idées et décrire son style particulier, sa manière.

Philosophe, G. Berger s’est attaché à méditer un seul mystère : celui de la clarté. Si l’angoisse des profonds est parfois supérieure, disait-il, à la trahison des clairs, la joie la plus pure est de comprendre et la question qui mérite le plus de fixer l’attention est : « Qu’est-ce que comprendre ? » Aussi bien s’est-il efforcé de fonder une nouvelle discipline philosophique, la théorétique, science de la compréhension, science des démarches du connaître. Il avait deux maîtres pour cela : un maître allemand, Edmund Husserl, qui fut surtout un logicien de la perception ; un maître français, Descartes, qu’il cite abondamment et pour qui il éprouvait une véritable ferveur. S’il pense souvent comme Husserl, il s’exprime à la manière cartésienne. Il n’accueille que des idées claires et distinctes. Et il a la chance, ou le mérite, de les traduire dans des formules simples, parfois chaleureuses, toujours nettes. Constamment, il donne une leçon de précision, d’ordre, d’élégance, qui font de lui un maître à écrire autant qu’un maître à penser.

Sa recherche philosophique est restée centrée sur les grandes réalités de la conscience. Ses thèmes préférés sont la valeur de la connaissance, la présence de l’être, l’appel de l’art et de la poésie, la situation du moi, l’engagement, le dialogue, l’amour, le temps, le courage. Mais la phénoménologie ne l’a pas détourné de la métaphysique. Il et demeuré fidèle à la mémoire de Maurice Blondel, dont il fut l’un des familiers, ainsi qu’à l’enseignement de Jacques Paliard, dont il fut l’élève et l’ami. Ses convictions spiritualistes, son goût pour les études mystiques où il retrouvait une clarté supérieure, car à ses yeux le mysticisme n’était pas une expérience sans structure, sa fidélité au théisme chrétien où il voyait une exigence permanente de conversion, il les doit sans conteste à ce qu’il appelait l’Ecole d’Aix.

Praticien et théoricien
Comme caractérologue, G. Berger a été tour à tour praticien et théoricien. Il a participé à la création d’un Institut de biométrie humaine et d’orientation professionnelle à Marseille, où il forma des équipes de chercheurs. En même temps, il prolongeait les études de Le Senne sur la caractérologie d’Heymans. A la classification de celui-ci, il a ajouté des « Facteurs complémentaires de caractère » dont il a vérifié l’intérêt à l’aide de la description monographique et de la méthode statistique. Egalement, il a souligné, parmi les éléments psychologiques de la personnalité, l’importance des facteurs sociaux qui nous constituent un « personnage ». Et il a étudié comment ces déterminismes psychologiques, sociaux, encadrent notre liberté, composent avec elle, lui servent de soutien, d’aliment, ou lui font obstacle. Sa préoccupation constante, même en caractérologie, fut toujours de rechercher à quelles conditions un homme peut atteindre à l’ « épanouissement des valeurs ». Chez lui, le moraliste n’est jamais loin du psychologue. Une théorie des vertus accompagne une théorie des fonctions.

Comme « prospecteur », comme fondateur du mouvement « Prospective », G. Berger a conçu une discipline inédite, qui complète la théorétique. Celle-ci était la science du comprendre. La prospective est une systématique de la prévision, non du projet à court ou à moyen terme, mais du projet à long terme. Elle est science du comprendre en avant, du comprendre l’avenir, afin de contribuer à le faire. Pour réaliser cet idéal, des philosophes, des médecins, des industriels, des sociologues, des diplomates, des juristes, des financiers, des physiciens, des mathématiciens, etc., se sont réunis ; ils ont décidé d’associer leurs efforts, de prévoir les besoins de demain, non à partir du passé ou du présent, mais à partir de l’expansion calculée, des transformations attendues, voulues ou à vouloir.

Il s’agit, par exemple, d’anticiper ce que seront dans l’avenir les conditions matérielles, culturelles, de vie, et même les conditions morales ou spirituelles. De la sorte, non seulement l’avenir aura été préparé, mais il aura été appelé et compris. C’est notre unique chance de ne plus voir les sociétés surprises ou les individus victimes de retards, de décalages, d’inadaptations, qu’on pourrait éviter. A certains égards, l’attitude « prospective » peut paraître utopique. En réalité, elle anime des intelligences positives, des spécialistes soucieux de contrôle. Elle réclame un effort d’imagination créatrice, puisqu’il n’est pas question de déduire le futur du passé. Cette imagination se donne des formes sociales qui ne sont pas encore. Mais elle appuie ses calculs sur le calcul, sur la réflexion. Elle part de possibilités vérifiées ; elle n’extrapole les résultats de leur progression de leur transformation que dans des limites jugées raisonnables. Il n’est pas facile de dire ce que sera l’an 2102. Mais déjà l’an 2000 est dans le regard du savant. Si ce savant a l’esprit « prospectif », il n’aura pas seulement conjecturé cette époque. Il aura tout fait pour qu’elle accueille l’homme selon des cadres de vie, de pensée, que dès maintenant il met en place. G. Berger a réuni sur ce terrain une élite de chercheurs. Il sera donné à plusieurs d’entre nous d’observer comment leur projet aura en partie créé la réalité de demain.

Administrateur et humaniste
L’action de G. Berger comme administrateur est largement connue. Il ne sera pas nécessaire d’y insister. Il a renouvelé, assoupli, élargi, les structures de l’enseignement supérieur. Il a fait communiquer entre elles l’Université et l’industrie, l’Université et l’armée, l’Université et la presse, l’Université et la grande administration. Là aussi, il avait l’esprit « prospectif ». il savait que, par la force des choses, sous la pression conjuguée de l’expansion démographique, du renouveau scientifique, des échanges internationaux, l’Université de demain sera très différente de ce qu’elle était hier, de ce qu’elle est aujourd’hui. Il aidait cette mue, il tentait de la comprendre, de la normaliser. Il souhaitait que l’Université restât fidèle à ses traditions tout en s’adaptant. S’il a encouragé le développement des sciences humaines dans les facultés des Lettres, ce n’est ni pour faire pièce à la culture classique ni aux dépens de la philosophie. Son problème était le suivant : comment faire pour que la philosophie passe aux sciences humaines et reste la philosophie ? Il estimait que le rôle de la philosophie est de s’appliquer aux tâches concrètes de l’homme, d’y introduire la réflexion, d’en juger les méthodes et les buts. Il voulait que les techniques fussent dominées, il voulait que les valeurs de l’esprit pussent garder leur primauté dans un monde en perpétuelle refonte.

Si l’on cherche à embrasser d’ensemble la carrière, l’œuvre, la personnalité de G. Berger, on peut dire qu’avant tout il fut un humaniste. Eveilleur d’idées, organisateur, administrateur méthodique, il l’a été. Mais on doit préciser que cet industriel-philosophe fut autre chose qu’un technicien supérieur. A travers les questions d’organisation, d’administration, il voyait l’homme. Il pensait même que la plupart des difficultés qui surgissent dans la marche d’une affaire, dans la conduite d’une institution, sont des problèmes de relations humaines. Il excellait à les résoudre parce qu’il se préoccupait d’abord de saisir la psychologie de ses interlocuteurs, de ses subordonnés ou de ses collaborateurs. Ce qu’on retient le plus de son exemple, c’est cette manière douce et ferme d’accueillir, d’écouter, d’encourager. Quiconque l’approchait se sentait estimé, compris. C’est pourquoi G. Berger ne laisse que des regrets. Il est rare de rencontrer tant de bienveillance jointe à tant de simplicité.


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Principaux ouvrages : Recherches sur les conditions de la connaissance, Paris, 1941, PUF (épuisé). – Le Cogito dans la philosophie de Husserl, Paris, Aubier 1re éd., 1941 ; 2e éd., 1950. – Traité pratique d’analyse du caractère, Paris, 1950, PUF. – Questionnaire caractérologique, Paris, PUF 1re éd., 1950 ; 2e éd., 1951. – Caractère et personnalité, Paris, 1954, PUF.

M. Berger présidait notamment le Comité de l’Encyclopédie française (Larousse) : nombreux articles, principalement dans les tomes XIV, (Civilisation quotidienne), XIX (Philosophie-Religion) et XX, (Le monde en devenir).

15/11/2009

In memoriam

IN MEMORIAM

Le dernier des Mohicans. À propos de Claude Lévi-Strauss : un étrange maître

Claude Karnoouh

Novembre 2009

 

La disparition dans la nuit du samedi 31 octobre au 1er novembre de Claude Lévi-Strauss, retentit pour moi comme la fin d’une époque. Avec le philosophe-sociologue Henri Lefebvre et le philosophe Gérard Granel, il compose le triptyque des maîtres de mon apprentissage des humanités. Ces deux derniers disparus depuis longtemps, Claude Lévi-Strauss qui fut chronologiquement le second, représentait aujourd’hui le dernier nom d’une généalogie d’anthropologues, héritiers directs des fondateurs les plus glorieux de cette discipline qui, en sa définition théorique et pratique inaugurale, n’existe plus, parce qu’en l’espace de trois-quarts de siècle les derniers sauvages ont totalement disparu de la surface de la terre, la plupart s’étant transformés en lumpen de bidonville ou marionnettes exotiques pour touristes ignares en goguette… Devenue soit une sociologie d’une grande médiocrité, soit lorsqu’il s’agit des syncrétismes postmodernes les anthropologues, dans leur écrasante majorité, repoussent l’essence de la dynamique de la modernité techno-économique, ce que la vulgate médiatico-universitaire nomme la globalisation, aussi vieille que la conquête de l’Amérique, qui a totalement intégré, d’une manière ou d’une autre, l’ensemble des sociétés humaines non occidentales dans le « village global » occidental. Que ce soit sous forme d’élites mimétiques et très occidentalisées dans l’efficacité programmatique de la techno-économie (Japon, Chine, Inde, Brésil, Iran), d’élites compradores, simples concierges locaux du capital impérialiste ou, enfin, que ce soit, plus spectaculairement sinistre, les dizaines de millions d’hommes miséreux qui occupent les bidonvilles tentaculaires aux marges de villes tout aussi tentaculaires : tous appartiennent à la modernité tardive distribuée à ses deux pôles qui en constituent l’essence : le pôle de la misère, de l’extrême pauvreté, le pôle de la richesse, de l’extrême richesse ; bidonvilles de Bombay versus les quartiers protégés de la Californie, de la Floride, ou cet obscène Disneyland du super-capitalisme tardif, situé dans ce « nowhere » nommé Dubaï, avec ses grattes ciel monstrueux, ses centres commerciaux gigantesques voués à l’or et aux gadgets, ses îles artificielles pour milliardaires côté face, et, côté pile, sa main-d’œuvre étrangère quasi esclave venue d’Asie (Inde, Philippines, Indonésie) !1

Une fois passées les louanges insensées, les dithyrambes ignorants, les rodomontades médiatiques, les interviews et les biographies de scribouillards serviles où cet anthropologue, certes fort important dans l’histoire de la discipline, est présenté comme l’un des plus grands esprits du XXe siècle (Le Monde du 5 novembre 2009 titre : « Un géant de la pensée », mais alors quid de Bergson, Wittgenstein, Freud, Walter Benjamin, Martin Heidegger, Adorno, voire même de Sartre ou de Derrida ! Ce ne sont plus des géants, mais des demi-dieux, voire pour deux ou trois d’entre eux des dieux !). Une fois donc passé l’ouragan de l’enflure grotesque, on peut essayer de tirer rapidement un premier bilan d’une très longue vie consacrée à l’interprétation de la pensée et des pratiques sociales et cultuelles des peuples sauvages, essentiellement des Amérindiens et des Australiens d’une part, et, de l’autre, à méditer sur le devenir de l’espèce humaine en général.

Ce que l’on doit d’abord mettre en exergue, c’est le côté toujours modéré de Claude Lévi-Strauss. Dans les faits, il a fait fort peu de terrain, moins de trois mois en plusieurs séjours2, mais orienté par une bonne intuition et habité d’une empathie certaine à l’égard des sauvages, Nambikwara et autre Bororo, il put saisir certaines choses importantes de leur organisation sociale. De plus, doué d’un excellent talent narratif, d’une grande élégance d’écriture et du sens de la formule, il sut, au bon moment, populariser une posture en partie nouvelle à l’égard des sauvages. « Je hais les voyages et les explorateurs », ainsi commençait, par un oxymore, Tristes tropiques, son ouvrage de vulgarisation qui lui a assuré un large succès, très au-delà des cercles savants de la discipline, le faisant reconnaître auprès d’un vaste public a priori peu intéressé aux problématiques de l’anthropologie… Toutefois, n’étant pas en cette matière un amateur, lorsque je me remémore son œuvre en sa totalité, il me semble que son chef œuvre demeure Les Structures élémentaires de la parenté (sa thèse publiée en 1949, PUF, Paris), auquel il convient d’ajouter deux petits ouvrages essentiels, Le Totémisme aujourd’hui (Paris, PUF, 1962) d’une part, et La Geste d’Asdiwall (École Pratique des Hautes Études, Section des Sciences religieuses, Annuaire, Paris, 1958) de l’autre, ce dernier petit opuscule exposant et interprétant un mythe des Indiens du Nord-Ouest des États-Unis dans le cadre d’une analyse structuralo-phénoménologique qui malheureusement sera étendue, comparée et généralisée à l’ensemble du continent américain dans quatre lourds volumes, sans une connaissance directe des langues très différentes parlées par des dizaines de peuples. Or pendant les années où il dirigeait, parallèlement à son cours magistral du Collège de France, son séminaire dans le cadre du Laboratoire d’Anthropologie sociale qu’il avait créé, Claude Lévi-Strauss ne cessait d’inviter ses auditeurs, de jeunes universitaires et jeunes chercheurs, à faire de longs séjours de terrain en y apprenant la ou les langues parlées par les indigènes, seule approche empathique d’une culture… Il y avait là une contradiction jamais soulevée ni traitée par le maître…

Il y a toujours eu chez cet esprit élevé dans le champ d’une vaste culture classique, la personnalité d’une sorte de Rousseau modéré par un positivisme néokantien aporétique en ce que d’un côté, dans le regard et l’approche sentimentale, Lévi-Strauss manifestait une indéniable sympathie pour ces hommes étranges en voie d’extinction, tandis que du côté de l’intellect, il faisait passer la « pensée sauvage » à la moulinette des catégories a priori de la logique binaire propre à la cybernétique, lesquelles ont fort peu à voir avec la vie de l’esprit de cette pensée, avec ses ambiguïtés, ses paradoxes, ses polysémies, ses contradictions, ses niveaux et ses jeux de langue. Méthode et théorie incapables de mettre en évidence, en raison de la réduction à un jeu formel, l’innovation inouïe que représente la modernité dans l’histoire de l’humanité, quel que soit le nom qu’on lui donne, métaphysique du Capital ou métaphysique de la Technique. Ce qui se dégageait de cette posture n’était, au bout du compte, qu’une version, certes « soft », d’un universalisme sans Dieu, sans Divine providence ni Raison dans l’histoire, encore moins de dialectique, une sorte de monstre froid éradicateur des différences ontologiques au profit d’une combinatoire de facteurs identiques. De fait, nous avions affaire à l’une des résurgences du fond de la pensée de l’Occident : d’un côté, l’un des aspects caractéristiques de la soumission à une sorte d’ordre transcendant de la loi, ici de la loi des combinatoires (aspect profondément kantien de sa pensée), de l’autre une version du nihilisme généralisé propre à la modernité inscrit au cœur même de la prétendue scientificité des humanités.

Penseur paradoxal donc, car pendant longtemps il défendit bec et ongles la scientificité des sciences humaines, allant jusqu’à susciter des recherches afin d’élaborer les modèles mathématiques des structures de parenté telles qu’il les avait représentées, refusant avec dédain, comme son prédécesseur Émile Durkheim, les « creux bavardages » de la philosophie sur les essences, en particulier les approches de la phénoménologie, il surprit son monde un jour tardif de sa longue carrière quand le 8 octobre 1991, dans une interview donnée au journal Le Monde, il énonça cette profession de foi : « Les < sciences humaines > ne sont des sciences que par une flatteuse imposture. Elles se heurtent à une limite infranchissable, car les réalités qu’elles aspirent à connaître sont du même ordre de complexité que les moyens intellectuels qu’elles mettent en œuvre. » En d’autres mots, les objets de l’anthropologie sont des hommes doués d’une langue qui énonce, comme celle de celui qui les interroge, des abstractions. Ainsi Lévi-Strauss, sans le dire explicitement, en terminait tardivement avec la pensée sauvage comme « bricolage » (cf. Anthropologie structurale I). En effet, si les moyens d’énonciation de l’observateur et du sujet observé ressortent d’une même catégorie de la communication, la langue dans ses diversités grammaticales et ses multiples sens concrets et abstraits, ce sont donc deux conceptions du monde qui se font face, et souvent sans se comprendre, aussi la célèbre affirmation quant au bricolage qui serait la marque de la pensée sauvage doit-elle s’effacer, car, selon la proposition tardive du maître, les moyens intellectuels étant les mêmes chez l’observateur et l’observé (qualité ontologique de la langue-pensée), le bricolage est présent aussi bien chez l’un que chez l’autre. A cette unité ontologique des langues, il convient d’ajouter la différence ontique propre au rapport entre de deux langues, à savoir que la langue de l’observé est prise dans l’incertitude des approximations « domestiques » de celui qui l’observe (celle avec laquelle s’élabore le discours anthropologique) comme l’avait si justement remarqué et souligné Derrida. Dès lors que l’on tient compte en premier lieu de la capacité de conceptualisation de la langue de l’autre, la compréhension en devient de plus en plus énigmatique, de plus en plus cryptique, de plus en plus limitée à ce que nous pouvons formuler d’une pensée qui ne nous pense point, nous Occidentaux, et pour laquelle nous n’avons souvent pas de syntagmes nominaux et verbaux ou de foncteurs logiques équivalents. Donc, à 82 ans, Lévi-Strauss énonçait, un peu à l’emporte pièce, quelque chose que l’on savait depuis belle lurette, depuis les critiques de Nietzsche proférées contre les interprétations des présocratiques avec les moyens de la raison logique de la philosophie postplatonicienne, puis, cinquante ans plus tard, avec les critiques formulées par le second Heidegger sous le nom de « critique de la philosophie des valeurs », avec, à la même époque, les remarques subtiles de Werner Sombart promoteur en sociologie d’une empathie interne (Verstehen) entre sujet et objet, plutôt qu’une compréhension (Begreifen), enfin avec les insolentes et stimulantes remarques de Wittgenstein sur Le Rameau d’Or de Frazer. La prétendue scientificité des humanités ou des sciences de l’esprit n’a jamais été autre chose qu’un mauvais décalque des sciences de la nature. Jamais les humanités n’eussent dû quitter le terrain de l’herméneutique, domaine de l’interprétation qui commence dès l’observation et la détermination de l’objet, en bref, les laisser à ce rapport unique d’interrogations inquiètes (Sorge) que les hommes en leurs multiples voies et manières singulières entretiennent avec eux-mêmes, les autres et le monde qu’ils créent. Renvoyées à l’anthropologie, ces interrogations présentent en de multiples guises ce qui ferait de l’être-là de l’homme (Das Dasein) un événement unique dans le monde animal, sans que jamais il soit possible d’assigner une universalité à ce que nous pouvons entendre des interrogations des sauvages, sauf à les modeler sur les Weltanschauungen de notre Occident conquérant. Occident qui a déployé la conquête du monde sous l’égide d’une onto-théologie inaugurale (la philosophie grecque de Platon et d’Aristote) et ses incarnations successives : le tour chrétien (catholique et réformé), le tour des Lumières (la Raison transcendante), le premier tour économique (la première et la seconde colonisation), le second tour économique (la décolonisation pour une mise en dépendance de tous les dominés grâce à la dette) et, enfin, le tour politique (l’imposition de nos modes de pensée politique et de nos institutions comme le meilleur des mondes possibles, alors que les Sauvages, si j’en crois les meilleurs voyageurs, s’intéressaient essentiellement à cultiver leur jardin ou à guerroyer entre eux). Si la non-scientificité des sciences humaines est l’état indépassable des énoncés anthropologiques, alors ce sont des rayons entiers de bibliothèques, des centaines de kilogrammes d’ouvrages qu’il convient de jeter aux poubelles de l’histoire… Il semble que, selon son habitude de modération, le vieux maître n’ait pas osé aller plus avant dans la mise en cause de la « flatteuse imposture scientifique »… et cette attitude prudente fut toujours sa manière d’être tant dans le monde académique que dans la cité…

Certes, directeur d’études à ce qui se nommait alors la VIe section de l’EPHE, devenue plus tard l’EHESS, il n’a jamais été professeur à la Sorbonne lorsque ce titre avait encore une haute valeur symbolique… Ces travaux d’alors, ses recherches sur la structure sociale des Indiens Bororo et sur les éléments primaires de la parenté, manifestaient quelque chose de sulfureux pour le frileux establishment sorbonnard de l’époque, quoiqu’il fût pendant la guerre, le secrétaire de l’EPHE libre réfugiée à New York… Cependant, en le cantonnant à l’EPHE, puis en le faisant élire professeur au Collège de France en 1959, l’establishment se protégeait de son enseignement novateur tout en laissant manifester l’originalité de sa pensée (l’analyse structurale des faits de parenté et des faits sociaux des sauvages plus généralement) et en le maintenant éloigné des cursus des étudiants. Chacun y trouvait son compte, car son travail novateur ou paraissant tel était hautement valorisé par son poste dans l’Institution d’enseignement la plus prestigieuse de France fondée par François Ier en 1530 (à l’époque le Collège Royal), et cependant déliée de la délivrance de tout diplôme.

En dépit de ce début de carrière intellectuellement brillante parce qu’il allait y produire son chef œuvre publié en 1949 (et de manière surprenante non repris dans la collection de la Pléiade) et institutionnellement remarquable (en dépit de la Sorbonne), le professeur Lévi-Strauss se montra toujours d’une circonspection attentive à ne jamais s’opposer au courant général dans ses prises de positions sur les événements politiques majeurs de ce bas monde. Ainsi on ne lui connaît aucune protestation lors de la guerre française au Vietnam, ni au cours de la guerre d’Algérie bien plus proche et sensible pour l’ensemble du peuple français, ni enfin lors de la guerre étasunienne au Vietnam avec les moyens chimiques redoutables qu’elle mit en œuvre (napalm, défoliant ou Yellow rain dont les séquelles se font sentir encore aujourd’hui). Certes, Lévi-Strauss protesta contre le traitement destructeur des Indiens d’Amazonie dû à l’impéritie économique des autorités brésiliennes au cours des années 1960-1980, mais cela n’engageait ni le citoyen français, ni le professeur se rendant fréquemment aux États-Unis, car les Indiens étaient depuis fort longtemps des peuples sans pouvoir réduits à vivre dans des réserves : il s’agissait là d’une philanthropie sans danger aucun. À la même époque, un jeune anthropologue américain qui devait réaliser une brillantissime carrière institutionnelle, Marshall Shalins, s’était rendu à Hanoï, au Nord Vietnam, écrasé sous les bombes étasuniennes, ce qui à son retour lui valut la confiscation de son passeport et sa mise à l’index par les autorités étasuniennes jusqu’à la fin du conflit. Bref, Claude Lévi-Strauss s’est toujours gardé de tout excès d’engagement pour la défense des causes morales qui occupent souvent les intellectuels bien intentionnés (pas ceux qui pratiquent la morale à géométrie variable), avec certes les risques de se tromper, et parfois lourdement (errare humanum est !), voire même de se brûler, mais en s’ouvrant la possibilité de demeurer dans l’histoire comme témoin lucide et prémonitoire… C’est la différence fondamentale avec celui qui était son alter ego concurrentiel sur la scène publique française pendant les années 1950-1975, Jean-Paul Sartre, qu’il commença à fustiger dès lors que l’étoile de l’existentialisme commença à pâlir au profit de celle du structuralisme. C’est en raison de cette attitude mesurée et respectueuse des institutions, de cette discrétion toujours courtoise et distante, qu’il fut le premier et le seul anthropologue élu à l’Académie française. Or, là aussi, je ne crois pas que son élection comme membre de cette institution très mondaine (comme celle de Dumézil pour laquelle il mit en jeu son aura intellectuelle et son poids institutionnel) augmentât son grand prestige international ni ne diminuât les controverses tenues sur ses interprétations théoriques.

La gloire intellectuelle de Claude Lévi-Strauss est due à la mise en œuvre d’une méthode et de ses résultats théoriques que les ignorants et les flatteurs ont présentés plus ou moins comme sa propre invention : le structuralisme, un système ou des systèmes de combinatoires de catégories paradigmatiques binaires (nature et culture, le cru et le cuit, endogamie et exogamie, exemples fondateurs) ou ternaires (le triangle de la parenté fort bien explicité dans l’Anthropologie structurale I). Or ce que les spécialistes savent, c’est qu’elle a pour source les travaux linguistiques de Baudouin de Courtenay, Ferdinand de Saussure, ceux des formalistes russes, Troubetzkoy et Jakobson, et pour ce dernier l’influence directe qu’il exerça sur L-S fut déterminante dans son exil new-yorkais, entre 1940 et 1944, à la New School où tous deux enseignaient. Certes, l’originalité de Lévi-Strauss c’est d’avoir étendu l’axiomatique et la méthode structurale aux domaines de la parenté d’abord, de la mythologie ensuite. L’ensemble s’articulait, selon son postulat général et universel, valable pour toutes les sociétés humaines, autour de l’opposition nature/culture envisagée comme le fond ontologique de toute relation de parenté dans toute culture sous l’enjeu de l’inceste/non-inceste et de structure narrative mythologique. En déployant le général ou l’universel après une analyse de la parenté australienne, considérée comme le cœur des structures élémentaires de la parenté tant pour ce qui concerne l’alliance symétrique que pour l’alliance asymétrique, L-S ouvrait là la théorie à une interprétation générale et globale du devenir des sociétés humaines selon le modèle de la théorie des jeux qu’il consigna dans Race et histoire. Et c’est cette interprétation qui fit problème et engendra de violents débats avec tous les philosophes et les sociologues marxisants d’un côté, Gurvitch et Lefebvre, et, de l’autre, avec les phénoménologues philosophes ou anthropologues, Sartre, Levinas, Derrida, Guidieri. En effet, selon L-S, l’évolution tenait en quelque sorte au fait que telle société possédait de bonnes cartes et d’autres de mauvaises (comment et pourquoi ? Cela il ne le dit pas !) et que les unes les battaient d’une manière, les autres d’une autre manière et qu’ensuite certaines s’en tiraient mieux que d’autres. C’en était fini de toute dimension historique de la culture, de toute problématique liée à la lutte de classe, au fait que certaines avaient été colonisées et d’autres les colonisateurs, et donc à l’intégration des combats pour l’indépendance nationale. Le monde représenté par le structuralisme, sur le modèle de l’analyse linguistique structurale était donc un monde non pas anti-historique, mais ahistorique, car la linguistique structurale étant synchronique, elle ne s’intéresse pas à la philologie, ni au sens, ni à l’évolution contrastée des sens. Et Derrida, à coup sûr l’un des meilleurs critiques français du structuralisme, remarqua très tôt que : « […] le relief et dessin des structures apparaissent mieux quand le contenu, qui est l’énergie vivante, est neutralisé. »3

En linguistique, c’est pendant la Première Guerre mondiale en Russie lors de la fondation du Cercle linguistique moscovite, puis, après la Révolution, durant l’exil tchécoslovaque, avec l’École de Prague, que le structuralisme (parfois pour confirmer les buts civilisationnels de la théorie eurasiatique4 à laquelle adhéra Jakobson jusqu’à son émigration aux États-Unis) commencerait à devenir une approche essentielle de la langue comme fait social. Mais les linguistes de Prague étaient aussi accompagnés dans leur exil d’un autre émigré, un ethnographe, Piotr Bogatyrev qui publia à Bratislava l’article fondateur de la méthode : « Prispevek k strukturálni etnografii » (Pour une ethnographie structurale), in Slovenská miscellanea, Bratislava, 1931, suivi quatre ans plus tard par « Funkcno-strukturálna metoda a iné metody etnografie a folklorisiky », (Méthodes fonctionnelles, structurelles et autres en ethnographie et folklore), in Slovenske pohl’ady 51, 1935.5 Quant aux prédécesseurs de l’analyse structurale des alliances élémentaires asymétriques, de manière fort étrange, Lévi-Strauss, et c’est quelque peu gênant, fait un quasi-silence sur l’École de Leyde, De Josseling de Jong, van Ossenbruggen, et le plus important, van Wouden (Sociale structuurtypen in de Groote Oost, Ginsberg, Leyde, 1935. Traduit en anglais par Rodney Needham, Types of Social Structure in Eastern Indonesia, Nijhoff, La Haye, 1967).6 Quoiqu’ils puissent apparaître peut-être oiseux pour certains, ces détails ne sont pas, loin s’en faut, insignifiants, à tout le moins pour celui qui, comme moi, a enseigné l’histoire de la pensée anthropologique en France, et surtout à Cluj pendant 12 ans. En effet, ces détails rendent compte de la place relative de l’innovation lévistraussienne dans le champ des analyses anthropologiques de la parenté. Comme il est aussi véridique que pendant les années 1950-1980, la controverse sur les problèmes du sens entre Claude Lévi-Strauss et les anthropologues britanniques était plus que vive, au point que le maître finit par refuser de répondre aux remarques critiques de Leach et surtout à celles de Needham qui était pourtant son traducteur en anglais et un éminent spécialiste des problèmes de parenté et de croyance. À Paris, au séminaire du maître, la rupture fut définitivement consommée lors de la publication de l’ouvrage de Needham, Belief, Language and Experience (Basil Blackwell, Oxford, Angleterre, 1972), ouvrage dans lequel l’auteur critiquait fermement, selon l’optique wittgensteinienne des jeux de langage, mêlée à la sémantique de certaines langues indigènes de Bornéo dont il était un spécialiste réputé, la manière dont Lévi-Strauss avait fait du concept d’inceste tel qu’il est défini, de facto et de jure par le droit romain, un concept universel sans tenir compte des significations singulières que telle ou telle prohibition exprime ici ou là ; et, par-delà et simultanément, la critique du même procédé d’universalisation appliqué au rapport nature/culture fondateur de l’ensemble des développements théoriques de son œuvre. En effet, pourquoi, par exemple, ce qui définissait le rapport nature/culture dans le champ de la philosophie des Lumières eût-il été et serait-il un concept universel ? Déjà lorsqu’on se penche sur les conceptions grecques on rencontre une « autre nature » que notre nature. Là, dans le monde qui court d’Hésiode à Aristote, la nature ou mieux la physis n’a pas grand-chose à faire avec notre conception, puisque pour l’homme grec, la Polis tient aussi de la physis où les dieux et les demi-dieux habitent, souvent proches des hommes, parfois en symbiose avec eux ! Pour Saint Thomas d’Aquin aussi, la cité est dans l’ordre de la nature, sauf que, pareil à cette nature elle-même, elle est réalisée par le Dieu unique créateur et incréé. Que pourrait-on dire alors des sauvages ? Pour lors, dans un style très français, disciples ou simples groupies maintiendront le silence, et la critique, source enrichissante d’approfondissement de la pensée, se clôtura sur une sorte d’omertá : faire carrière en anthropologie dans certaines institutions françaises exigea de repousser les positions de Needham, voire celles de Leach, ou mieux encore, de les taire… Le maître, en cela très et trop humain, n’appréciait point les controverses où ses interprétations pouvaient être sérieusement mises à mal.

Ce qui faisait de Lévi-Strauss un professeur et un maître différent de nombreux autres, c’est qu’il manifestait un réel souci pour les chercheurs qui travaillaient dans son laboratoire et pour les doctorants qu’il choisissait, peu nombreux, usant de tout son poids institutionnel afin de leur trouver les fonds nécessaires à l’exercice leur talent aux quatre coins du monde… De ce point de vue, avec sa mort, un monde de grands mandarins universitaires distants et soucieux, hautains et courtois, savants certes, parfois très savants, mais retenus par peur de l’excès qui brise les grandes carrières institutionnelles, disparaît, remplacé majoritairement par des cliques d’hommes et de femmes sans envergure, des cohortes de bureaucrates affairés, enfilant les clichés les plus dénués de bon sens, toujours à l’affût de la dernière mode, soumis au pouvoir politico-bureaucratique, papillonnant dans tous les directions offertes par les voyages aériens, grands amateurs de « colloquite » et de tourisme universitaire, et, deçà delà, cahin-caha, ad nauseam, répétant les mêmes banalités de bistrot.

Grand amateur de musique – les Mythologiques ne sont-elles point composées comme la partition d’une fugue –, amateur éclairé d’art antique, d’objets et de maquillages sauvages (l’un de ses plus beaux textes concerne les quelques lignes consacrées à la description de l’effet érotisant que faisaient sur son imaginaire les maquillages des visages des femmes Caduveo d’Amazonie) ; admirateur d’art classique, son père n’avait-il pas été peintre ? Or son rejet de l’art depuis le cubisme (avec une parenthèse pour le surréalisme de Breton) s’inscrit dans sa vocation à se tenir toujours dans le juste milieu, c’est pourquoi je pense qu’il était peu en phase avec l’hybris des arts contemporains, peut-être n’avait-il pas tort, encore eût-il fallu qu’il en explicitât la raison.

Il est vrai, n’en déplaise à certains esprits chagrins, que je dois à Claude Lévi-Strauss ma vocation première d’anthropologue. En effet, c’est en lisant le Totémisme aujourd’hui dans le laboratoire de chimie organique où je surveillais d’un œil ennuyé une série d’expériences sur la neutralisation de la quinoléine (1-azanaphthalène), que je décidai en 1965 d’abandonner les odeurs méphitiques des solvants benzéniques, pour reprendre des études en sciences sociales et plus précisément d’anthropologie, de sociologie, d’économie et de linguistique. Un peu plus tard, en 1970, c’est fasciné par la statue du commandeur que je pénétrais pour la première fois dans l’antre sacré du séminaire, et c’est aussi là, pendant les controverses avortées, en observant la servilité et les mensonges des uns, la rugueuse critique d’une infime minorité bientôt renvoyée (je pense, en dépit de mes différents, à Pierre Clastre trop tôt disparu), que j’ai compris combien la critique du maître pouvait être une source d’enrichissement de ma pensée tout en sachant reconnaître ma dette. C’est encore, faut-il le rappeler, en dépit de toutes les réserves post-factum que j’ai formulées tout au long de ce texte, parce que Lévi-Strauss était un authentique maître que la critique pouvait, malgré lui, vivre pleinement, y compris en s’en éloignant pour toujours : en vérité, penser contre Lévi-Strauss, c’était toujours authentiquement penser. Mais à l’heure du départ définitif de celui qui sera dorénavant un voyageur de l’éther éternel, je dirai ce que l’on dit entre Tisa et Danube, quand la finalité de la vie a accompli son labeur ultime : Sà-i fie tàrina usoarà (que la terre qui l’ensevelit lui soit légère)…

Claude Karnoouh

Paris novembre 2009

1 Voir la force roborative de Mike Davis, Le Stade Dubaï du capitalisme, Les Prairies ordinaires, Paris, 2007.

2 L’une des antithèses à Lévi-Strauss en matière de terrain est représentée par le grand Malinowski. Cf., A Diary in the Strict Sens of the Term, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1967.

3 Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, p. 13.

4 Cf. l’ouvrage de synthèse de Patrick Sériot sur le thème du structuralisme russe et l’Eurasie : Structure et totalité. Les origines intellectuelles du structuralisme en Europe centrale et orientale, P.U.F, Paris, 1998.

5 En Roumanie, un chercheur connaissait parfaitement cette généalogie, le Professeur Mihai Pop qui avait fait sa thèse d’ethno-linguistique à Prague avec Bogatyrov et Jakobson, d’où il tira plus tard ses interprétations des variations culturelles en termes de grammaire des cultures. Cf., M. Pop & P. Ruxàndoiu, Folclor litterar românesc, Bucarest, 1976

6 Le lecteur curieux trouvera tous les détails de ces rappels historiques essentiels pour comprendre le développement historique des analyses structurelles de la parenté dans l’ouvrage sous la direction de Rodney Needham, Rethinking Kinship and Marriage, Tavistock, Londres, 1971.

12/12/2008

Le Graal, un mythe chrétien entre fiction et théologie

LapenseeduGraal.jpgJean-René Valette, La Pensée du Graal. Fiction littéraire et théologie (XIIe-XIIIe siècle), Paris, Champion, 2008, 793 p., EAN 9782745316165.

L’ouvrage de J.-R. Valette prend pour objet les Hauts Livres du Graal que sont les romans en prose du Perlesvaus, L’Estoire del Saint Graal, La Queste del Saint Graal ainsi que la trilogie attribuée à Robert de Boron. Il s’agit d’un travail d’importance qui renoue avec les recherches sur le Graal en littérature sous un angle complexe et savant. Les œuvres retenues sont en effet considérées comme des moyens d’édification par le biais de fictions où le Graal apparaît comme le medium privilégié entre l’homme et Dieu. Entre littérature, poétique et théologie, l’auteur exploite un champ de recherches transversales jusque là négligé. Jusqu’à présent, les travaux sur la matière graalienne rejoignent séparément les domaines de l’ethno-religieux, de l’invention artistique et de la spéculation théologique. Laissant de côté le premier aspect, l’auteur se donne pour but de « s’interroger sur le statut dont jouit la composante théologique au sein du texte romanesque, sur les rapport que la fiction entretient avec la théologie » (p. 16). Il délimite pour cela en introduction son propre espace de recherche, en marge d’une part de l’ésotérisme et des apocryphes dans la mesure où les Hauts Livres du Graal restent des fictions théologiques qui n’engagent pas formellement la croyance, et d’autre part du catharisme. Il se démarque également des travaux antérieurs qui rattachent les textes étudiés à l’idéologie de Cluny ou de Cîteaux. Loin d’en proposer une lecture doctrinale, la théologie mystique et le néoplatonisme chrétien constituent un horizon de référence qui permet de « raisonner non pas en termes de causalité mais d’analogie et de participation, selon les catégories même de la civilisation à laquelle appartiennent la littérature et la théologie du Graal » (p. 55). L’étude des relations entre ces structures mentales et théologiques et les textes littéraires se déroule selon un parcours en quatre étapes abordant la question sous des angles différents : l’analogie (I. « Image et ressemblance »), la révélation (II. « Les signes du Graal »), la vision (III. « Visible et invisible ») et le temps (IV. « L’histoire du salut »).

À partir des données savantes et théologiques sur le statut de l’image au Moyen Âge, la première partie interroge le rapport de l’homme à Dieu à travers la dialectique de la ressemblance et de la dissemblance. À ce titre, La Queste del Saint Graal occupe une place de choix dans le corpus, dans la mesure où elle « confère au thème de l’image et de la ressemblance son plus grand éclat » (p. 76).

Du point de vue d’abord anthropologique, les Hauts Livres du Graal présentent des situations où le statut de l’homme-image se manifeste doublement, dans son rapport au monde (« l’homme microcosme ») et dans son rapport à Dieu. C’est ce dernier cas qui retient particulièrement l’attention : dans la Queste, « roman de l’homme intérieur », il s’agit pour les personnages de passer d’une ressemblance à une autre, c'est-à-dire « de quitter les habits d’une chevalerie qui ressemble au monde […] pour revêtir ceux de la chevalerie céleste » (p. 105). Les romans du Graal se rattachent ainsi à la notion de spiritualité intentionnelle et à l’usage du bon arbitre qui permet à l’homme de restaurer sa liberté.

À partir des trois degrés de liberté exposés par saint Bernard, J.-R. Valette propose ainsi une lecture théologique des œuvres où la quête et les apparitions du Graal favorisent l’itinéraire spirituel des héros. Chacune des libertés, la libertas a necessitate (la volonté ou liberté de l’arbitre), la libertas a peccato (valeur morale et liberté de grâce qui affranchit l’homme du péché) et la libertas a miserio (qui permet la vision spirituelle de Dieu et « délivre définitivement l’homme de l’esclavage de la corruption et de la mort », p. 159), correspond à un degré supplémentaire de ressemblance entre l’homme et Dieu. Au contraire de Gauvain dont le vouloir imparfait le prive de la grâce, Galaad accède aux trois libertés dont le déploiement se manifeste dans la Queste et le Lancelot à travers les diverses apparitions du Graal. Si la quête du Graal illustre dans son ensemble « la condition pécheresse de l’homme in via, c'est-à-dire de la liberté de grâce » (p. 146), la vision finale de Galaad de même que le ravissement initial du narrateur de l’Estoire del Saint Graal s’apparentent à une mort mystique et permettent à l’élu d’accéder à la troisième ressemblance « qui le [Galaad] fait vouloir de la volonté même de Dieu, qui le fait voir de la vision de Dieu » (p. 169).

À la notion de ressemblance répond également dans les textes celle de dissemblance : au lieu de se rapprocher de l’image divine, l’homme emprunte au contraire l’itinéraire du péché. La notion théologique de « région de dissemblance » s’actualise dans les textes par une représentation d’ordre géographique — l’horrible château du Noir Ermite dans le Perlesvaus par exemple — ou par le système des personnages. En tant que « médiateur de ressemblance » (p. 187), Galaad le chevalier christique permet de mesurer le degré de ressemblance ou de dissemblance des autres personnages. Comme Perlesvaus, il suscite une attente universelle et son absence creuse l’espace de la fiction comme un espace de dissemblance : rejoindre Galaad et les chevaliers célestes ou être privé de leur compagnie, tel est finalement l’enjeu de la Queste.

À l’issue de cette première partie, l’auteur parvient à articuler de façon particulièrement fine et convaincante la doctrine de l’image et de la ressemblance et la poétique littéraire à travers le prisme du Graal. Les données métaphysiques et théologiques sont clairement synthétisées et exposées sans jamais forcer la lecture des textes. Au contraire, le principe d’analogie présenté en introduction est un mode opératoire efficace qui permet d’éviter l’écueil d’une lecture purement exégétique.

La deuxième partie aborde le corpus du point de vue de la sémiotique et des théories du signe augustinienne et dionysienne propres au Moyen Âge où les choses sont susceptibles de se lire comme des signes, c'est-à-dire d’entretenir un rapport de ressemblance avec Dieu. En tant que « chose-signe », le Graal peut être appréhendé à la fois sous l’angle ontologique — étudié dans la première partie — et sous l’angle noétique (« le point de vue n’est plus celui de l’aparoir mais du voir et du connaître », p. 214) à travers justement la problématique du signe.

La confrontation de la poétique et de la sémiotique passe d’abord par la notion de merveilleux. Le mode de perception de la merveille et du miracle souligne dans les textes la prégnance de la première sur le second : ce qui importe avant tout, c’est l’aspect psychologique du miracle, l’effet qu’il produit sur les hommes, et son aspect sémiologique. La perspective subjective participe d’un processus qui transforme la chose en signe, comme en témoigne l’expérience des héros. Le signe merveilleux suit un mécanisme qui mène le sujet de la perception visuelle — la semblance — à la nécessité d’interpréter – la senefiance. Dans les Hauts Livres du Graal prédomine ainsi manifestement la vision augustinienne du miracle, celle qui fait passer « la valeur signifiante du miracle au premier plan ». Quant aux signes du Graal, c’est selon l’auteur « entre le merveilleux profane développé par les romans arthuriens et l’efficacité pastorale recherchée par l’Église qu’il convient sans doute de [les] chercher (p. 272).

À travers la délimitation d’un champ lexical et conceptuel constitué des termes semblance, senefiance, demostrance, remembrance et certefiance, J.-R. Valette s’intéresse ensuite aux manifestations du sens produit par le signe. L’ensemble apparaît subordonné à la notion de révélation auxquelles de nombreuses scènes sont consacrées. Entre la demostrance qui oriente la semblance vers le dévoilement de la chose et s’adresse à la vision, et la senefiance qui « l’inscrit dans un processus de signification » (p. 285-286) et s’adresse à l’intelligence, le Graal apparaît comme le medium privilégié de la révélation. Comme le rapport de la semblance à la senefiance, la remembrance constitue un principe de structuration des œuvres. Elle repose à travers certains objets sur une double valeur rétrospective et prospective. Toutefois, l’événement essentiel dont les textes évoquent la remembrance reste la Passion à travers la mise en scène récurrente des sacrements du baptême, de la confession, de la communion et de l’ordre et des symboles sacramentaux que sont les formules de bénédiction, les aspersions d’eau bénite et le signe de la croix. Le traitement réservé au Graal en fait par ailleurs un véritable sacramentum : « il appartient bien à ces mystères et à ces signes divins qui jalonnent l’histoire humaine et qui concernent l’accomplissement du dessein de Dieu : il permet en particulier de faire entrer la chevalerie dans l’âge de la grâce » (p. 322). Il rejoint la théorie de Thomas d’Aquin selon laquelle le sacrement revêt un triple aspect commémoratif, démonstratif et prognostique. Or le Graal de la Queste croise justement ce triple symbolisme « en l’associant à un véritable imaginaire du contenant » (p. 328) où le vaissel donné à voir contient la Grâce, devient à Corbenic le lieu des commémorations eucharistiques et recèle finalement à Sarras la promesse de gloire future. Le fonctionnement des signes du Graal est donc d’abord déterminé par « une métaphysique commémorative » (p. 330). Avec la notion de certefiance se pose la question du statut de la vérité constamment identifiée à Dieu dans les Hauts Livres du Graal. Dans la Queste, la distinction du vrai et du faux est avant tout d’ordre moral. La fausseté est ainsi associée au péché et au diable tentateur par opposition au Christ, « seul garant d’une veritas signorum constamment mise à mal par un diable manipulateur » (p. 341).

L’étude sémiologique aboutit enfin à celle des discours de senefiance dans les nombreuses séquences herméneutiques que présentent les textes. S’appuyant notamment sur les travaux d’Armand Strubel consacrés au discours allégorique, l’auteur souhaite déterminer le lien entre d’un côté les termes et thèmes de l’exégèse et, de l’autre, la langue vulgaire et les milieux littéraires. Face au danger d’une transposition simpliste, il doit se résoudre à « aborder la question sur le mode de l’inspiration, de la transposition ou du comme si » (p. 349). Afin, par ailleurs, de se garder des extrapolations hasardeuses, il lui convient de s’attacher « au plan poétique sur lequel s’actualise le sens » (p. 350). Bien que l’acte herméneutique constitue l’élément essentiel des Hauts Livres du Graal, les Estoires se distinguent ainsi des Questes dans la mesure où elles laissent la senefiance en marge. Les romans du Graal se différencient également selon leur régime sémiologique : soit « le merveilleux parvient à clore le signe herméneutique grâce à la mise en adéquation de la semblance et de la senefiance » (p. 355), soit le texte déjoue la clôture du sens et maintient, sous l’influence de la diabolie, la dissociation du signifiant et du signifié. Sous l’angle ensuite de la théologie exégétique, l’auteur cherche à définir la place occupée par la doctrine des quatre sens de l’Écriture dans et à l’époque des textes. Alors que le sens littéral conserve dans les Hauts Livres du Graal toute son importance, la typologie joue un rôle de premier plan et « semble précéder l’émergence du sens tropologique » (p. 378), tandis que la perspective anagogique, bien que repérable dans la Queste, « ne coïncide pas avec le discours de senefiance » (p. 384).

L’auteur conclut finalement à une véritable poétique de l’interprétation et à une lecture double caractéristique de la doctrine du quadruple sens. Mais les Hauts Livres du Graal restent avant tout des romans arthuriens dans la mesure où l’exégèse biblique se heurte constamment à une autre exégèse dont le propos est esthétique. Les textes « relèvent de l’allégorie des poètes, ce qui n’empêche pas que celle-ci soit construite en semblance sur l’allégorie des théologiens » (p. 386). L’intérêt de cette deuxième partie réside particulièrement dans la démarche comparative et analogique entre les données théologiques et la réalité des textes. Malgré les rapprochements nombreux et précis, l’étude souligne le caractère fictif des œuvres et l’appropriation du discours théologique par le littéraire et non l’inverse.

La troisième partie s’interroge ensuite sur les rapports qu’entretiennent les Hauts Livres du Graal avec la culture chrétienne visuelle du Moyen Âge en insistant sur l’importance des relations du visible et de l’invisible dans la théologie et dans les scènes graaliennes. C’est en effet « à la faveur de ce processus d’oblation-privation que s’élabore le mystère, en un mouvement comparable […] à celui qui gouverne les manifestations du Graal » (p. 393). On retrouve en effet dans les textes, et notamment dans la Queste, l’opposition entre les réalités terrienes et spirituelles et la distinction qu’Hugues de Saint-Victor opère entre l’œil de la chair (oculus carnis), l’œil du cœur (oculus rationis) et l’œil de Dieu (oculus mentis). En donnant lieu à un certain nombre de scènes visuelles où le regard se substitue progressivement au motif initial de la question à poser, le Graal participe de ce mouvement et revêt un caractère épiphanique en instaurant justement la médiation entre le visible et l’invisible. En ce sens, les mostrances favorisent la conversion des païens et la croyance, si bien que le rapport entre le voir et le croire relève du registre de la vérité.

L’auteur envisage d’abord cette relation sur le plan mystique : le croire suscite, sur le mode de la quête, le désir de voir le Graal qui s’apparente au désir de Dieu selon les trois modes de connaissance établis dans la tradition : la raison, la foi et la vision face à face. Le désir de voir est ainsi formulé selon ces dimensions dans les Hauts Livres et notamment dans la Queste où son expression récurrente « doit être mise en relation avec la mystérieuse traction de la grâce, avec le déploiement d’une efficace divine » (p. 436). De nombreuses demostrances s’accomplissent par ailleurs selon la vision paulinienne per speculum, in aenigmate, dans la mesure où les aventures et les réalités terrienes appellent nécessairement des senefiances et un autre degré de réalité spirituel. Le Graal est ainsi ce medium qui permet de combler le désir de voir l’invisible à deux conditions : la spiritualisation du sujet connaissant et l’illumination opérée par la puissance divine. Se pose dès lors la question de la vue aperte de Dieu à travers la contemplation dont le Graal agit comme intermédiaire.

Les scènes du Graal sont ensuite abordées selon un angle esthétique. Le terme de « scène » semble particulièrement approprié dans la mesure où les passages concernés se détachent du continuum narratif et subordonnent théâtralement l’action au regard des spectateurs du cortège. Ces scènes s’élaborent à la croisée de l’écriture théâtrale et d’une métaphysique fondée sur le rapport du visible et de l’invisible. Le rappel des différentes scènes du Graal dans le corpus souligne leur profonde relation avec les demostrances et avec la liturgie. Le Graal « permet l’inscription du regard au point où l’invisible advient dans le visible, où le désir de voir rencontre les mostrances divines » (p. 487).

Dans un dernier temps, la relation entre voir et croire s’inverse : s’il faut croire pour accéder à une vision mystique transcrite artistiquement, il faut également voir pour croire. La vision prend alors un aspect didactique par le recours à l’image et à la merveille. Celle-ci « appelle en effet son propre dépassement [et] invite au transfert d’un registre de vérité à un autre » (p. 511). Le Graal fonctionne comme une « matrice souterraine » qui touche songes et visions, lesquels mettent en jeu le regard en s’opposant « à ce que saisit l’oculus carnis et […] ce qui relève de la vue aperte » (p. 521) et favorisent la conversion des païens. Un certain nombre de mystères de la foi font également l’objet de mostrances dominées par la figure du Christ. Ces révélations visuelles, « le plus souvent covertes, en appellent [ainsi] à la vertu certificatrice de ce qui est offert au regard » (p. 558).

Le Graal est donc traité dans les œuvres comme un objet épiphanique qui médiatise les visions extérieures et intérieures, apertes et covertes selon l’œil de chair, du cœur et de Dieu. Il opère dès lors une double fonction artistique et idéologique. Cette dernière est remplie dans la mesure où « le texte se fait image pour donner à voir les mystères du Graal […] afin de développer une pastorale et une apologétique à l’intention de la chevalerie, afin de renforcer la foi ou de lutter contre l’hérésie » (p. 561).

La dernière partie aborde les thèmes du temps et de l’Histoire à travers la problématique du Salut. Le lien souvent souligné dans la critique entre économie du Salut et littérature du Graal est en effet assuré par la notion d’histoire. L’auteur rappelle à ce propos l’importance de la prose et du modèle scripturaire dans les compositions cycliques qui s’apparentent à ce titre à des récits en semblance. Se posent alors les question centrales, dans ce chapitre, du rôle de l’Histoire dans l’histoire, de la façon dont la figure christique s’inscrit dans les Hauts Livres du Graal et des rapports que cette figure entretient avec la chevalerie et la « philosophie du péché ».

Afin d’y répondre, l’auteur étudie d’abord « la façon dont fonctionne l’histoire feinte, ainsi « prise comme un tout », dans le rapport qu’elle entretient avec une autre « totalité » de signification offerte sub specie temporis, celle de l’Histoire (du Salut) » (p. 591). Les seuils et les clôtures du récit ainsi que l’organisation cyclique des œuvres (à l’exception du Perlesvaus) mettent en évidence l’importance de la représentation christique et les relations entre structure théologique et littéraire. La Passion fonctionne ainsi comme point d’origine inscrit dans la trame littéraire, en particulier dans l’Estoire del Saint Graal dont l’ouverture narrative coïncide avec l’avènement du Christ. Le lien entre poétique fictionnelle et Histoire du Salut se manifeste à travers des ouvertures et des clôtures placées sous le signe du Christ-Sauveur, lequel constitue « l’alpha et l’oméga des Hauts Livres du Graal » (p. 635). Les thèmes a priori opposés du Graal et de la Mort Artu se rejoignent ainsi si l’on considère l’idée d’un temps finalisé : « La disparition du Graal marque bien la fin des aventures mais, avant que n’intervienne la fin des temps, il importe de donner à voir un monde qui « ja ne sera sanz pechié » […], un monde où […] le Christ advient dans les hommes […]. Dans le même temps, il s’agit d’un monde dont on représente la fin, ce qui est évidemment une façon de suggérer – métaphoriquement – la fin des temps, de faire apparaître en creux la figure du Christ de la Parousie » (p. 636). L’organisation cyclique comparable au modèle scripturaire suscite enfin l’idée que le cycle arthurien participe, d’une certaine manière, au Livre Sacré : « sur un plan littéraire, les Hauts Livres du Graal se présentent, sinon comme un troisième livre, du moins comme un autre livre, distinct de l’Ecriture Sainte » (p. 647).

L’étude s’achève ensuite par une réflexion sur les liens entre le Graal, le Christ et la chevalerie. C’est en effet « le chevalier en tant que personnage qui […] donne accès au Graal-fiction, à ce Graal qui se présente […] tantôt comme une relique contenant le sang du Crucifié, tantôt comme le réceptacle d’une imago christique » (p. 651). Le Perlesvaus et la Queste del Saint Graal retiennent dans cette perspective particulièrement l’attention, dans la mesure où ils représentent deux comportements chevaleresques et deux modalités de la conversion différents. Le premier, fondé sur le thème de la question libératrice, s’articule autour du conflit entre l’Ancienne et la Nouvelle Loi, tandis que le second, davantage axé sur l’aspect contemplatif, développe l’opposition entre chevalerie terriene et celestiele. Deux structures théologiques se dégagent alors de ces histoires du Salut ; celle du Perlesvaus est empruntée à la typologie tandis que celle de la Queste relève de la tropologie. Dans les deux cas, l’auteur souligne l’importance de la pensée de saint Bernard « car elle réunit en elle action et contemplation » (p. 705).

Au bout de ce foisonnant parcours théologique et littéraire, le Graal se définit bien comme le support d’une « invention artistique » et d’une spéculation théologique » dans des œuvres qui, de ce fait, brouillent la frontière entre fiction et théologie. En ce sens, les Hauts Livres  du Graal participent d’une mythologie du christianisme, laquelle n’a cessé à la fois de se développer et, en même temps, de susciter la méfiance de la culture chrétienne savante. Lire les Hauts Livres du Graal comme des mythes chrétiens consiste donc, conclut J.-R. Valette, « à prendre en considération les deux aspects qui distinguent ces derniers, le mythos et le logos, et à faire apparaître, à côté de l’éclat d’une écriture du Graal, celui d’une pensée du Graal » (p. 716). C’est à une telle lecture, à la fois assise sur les critiques antérieures et novatrices, que nous invite l’auteur, au terme d’une approche extrêmement stimulante d’un corpus d’œuvres qui, plus que jamais, doivent être perçues dans leur intertexte. Les synthèses sur le contexte théologique et philosophique propre au Moyen Âge sont particulièrement éclairantes et pédagogiques et permettent toujours une mise en perspective efficace, parfois distanciée, avec les textes. Le thème si souvent  étudié du Graal dans la littérature romanesque trouve ici une approche qui n’avait été abordée que de façon fragmentaire, et qui, surtout, laisse entrevoir les conditions d’une réception « médiévale » des œuvres.

par Hélène Bouget

Publié sur Acta le 5 décembre 2008
Pour citer cet article : Hélène Bouget , "Le Graal, un mythe chrétien entre fiction et théologie", Acta Fabula, Notes de lecture, URL : http://www.fabula.org/revue/document4722.php

28/01/2008

La vie philosohique

Emmanuel Picavet 

Un regard en arrière sur le contexte de mes travaux publiés.

Si l'on oublie mes textes dans des publications étudiantes, mes travaux publiés les plus anciens remontent à 1993. La plupart des textes publiés depuis cette époque concernent la théorie politique, certains articles relèvent des sciences économiques, d'autres encore concernent des questions de méthode et d'épistémologie. Ce qui suit est un regard en arrière très rapide sur les circonstances de la rédaction de ces textes. Mon travail a été très souvent le résultat de rencontres, de discussions, de sollicitations amicales ; je voulais que cette invitation à commenter mon parcours soit surtout l'occasion d'en porter témoignage.

Courants d'idées au temps de mes études

On peut dire que j'appartiens à une génération marquée par l'espoir né de l'effondrement des dictatures des pays de l'Est et par l'horizon d'un règne effectif des droits de l'homme. C'était l'idéal de ma génération et c'est encore le mien. Par contraste, je me sentais plus éloigné des principes du néolibéralisme d'inspiration hayékienne - l'autre pilier des idées politiques au temps de mes études. Hayek m'intéressait, mais Marx également.

Personnellement, il m'a toujours semblé important de maintenir l'attachement à des idéaux de droits personnels, de satisfaction des besoins par une organisation efficace, de développement individuel, de participation de tous à la marche des idées, de la culture et de la connaissance ; je pense avoir choisi des voies de recherche qui privilégient ces éléments - probablement d'une manière indirecte et épurée. Mes sympathies personnelles et aussi ma curiosité intellectuelle penchent de ce côté, plutôt que du côté des idées élitistes, corporatistes, culturalistes, populistes, néo-conservatrices ou ultra-libérales - présentes les unes et les autres à droite comme à gauche - que j'ai appris à connaître sans grand plaisir et dont je suis avec une certaine inquiétude les effets sur la société française.

Peu engagé en politique, au temps de mes études, j'étais cependant spécialement intéressé par les questions politiques et économiques. D'une manière générale, j'avais en horreur la violence politique, qui était pour moi un sujet de réflexion central. Vivement impressionné par la lecture du Zéro et l'infini d'Arthur Koestler, je m'intéressais aussi beaucoup à la guerre, à la paix - suivant par exemple avec une passion toute particulière les étapes des processus de désarmement ou de contrôle des armements entre les Etats-Unis et l'Union soviétique. Certaines de mes curiosités en théorie politique viennent de là : l'observation des dernières phases de la guerre froide et de la dernière vague du « pacifisme » européen. De très bonne heure, les problèmes de l'action collective, les difficultés de la concertation entre pouvoirs et l'aspect stratégique des décisions retinrent mon attention. Les questions géostratégiques m'intéressaient, et je devais avoir ensuite l'occasion, en tant qu'appelé du contingent, de travailler sur des questions d'économie de la défense. Ce fut la source de mes travaux conjoints avec Jean-François Jacques, qui nous conduisirent à utiliser des tests de causalité conçus pour les séries chronologiques, et à étudier ensemble les problèmes épistémologiques de la détection de la causalité (dans le cadre de l'équipe de macro-économie de l'Université Paris-I).

La formation de ma réflexion politique a aussi été marquée, je pense, par les étapes de l'interaction israélo-palestinienne, par les échos de la résistance aux régimes autoritaires d'Amérique Latine, par le drame du Cambodge, par de très nombreux autres problèmes politiques. Très tôt, la politique m'a semblé être un théâtre d'oppression et de violence autant que d'aspirations à la paix et à la prospérité - et l'étude de l'histoire renforçait en moi ce sentiment, comme devaient le faire aussi, plus tard, mes conversations avec Bertrand Saint-Sernin.

Lorsque j'ai abordé l'étude professionnelle de la chose politique, je n'ai jamais perdu de vue cette certitude qu'il s'agit d'une chose utile, mais fondamentalement dangereuse. Au fond, je n'ai jamais eu envie d'y projeter des rêves ou d'en traiter sur le mode utopique. Je l'étudie comme j'étudierais, j'imagine, les procédures de sécurité dans une centrale nucléaire. Aussi n'étais-je pas spécialement attiré par l'espèce de nostalgie des utopies des années 1960 qui était encore perceptible au quartier latin au temps de mes études. C'est seulement plus tard que certains aspects de ces utopies ont rejoint mes centres d'intérêt, par des voies indirectes. Dans le domaine des sciences humaines, le centre de la vie intellectuelle à Paris au temps de mes études (la seconde moitié des années 1980 et la première moitié des années 1990) était naturellement la Sorbonne, lieu de confluence de plusieurs grandes universités. A Paris-1, où je faisais mes études, l'atmosphère était particulièrement studieuse et ne laissait guère de place à l'activisme politique, tandis que la réflexion politique et les débats culturels, moraux, politiques et religieux avaient toute leur place dans la vie estudiantine en dehors du cursus universitaire.

Le département de philosophie était encore auréolé du prestige de la Résistance, associée aux noms de certains maîtres. L'histoire de la philosophie y était cultivée avec rigueur, mais on aurait tort de réduire l'enseignement de la philosophie à la Sorbonne, vers cette époque, à cette seule dimension. Les tendances les plus diverses étaient présentes, à l'exception - assez curieusement - de celles qui, à l'étranger, sont aujourd'hui considérées comme typiques de la « philosophie continentale ».

L'enseignement de François Dagognet et celui de Louis Sallas-Molins, comme plus tard la présence de Jean-Pierre Séris (qui accompagna mes premiers pas dans l'enseignement conjointement avec François Rivenc, Michel Fichant et Etienne Balibar) et d'Anne Fagot-Largeault, devaient imprimer un tournant « appliqué » aux travaux philosophiques, les ouvrant très largement sur les métiers, les pratiques et la confrontation aux réalités historiques ou sociales. Rétrospectivement, cela me semble avoir eu un effet déterminant sur le progrès ultérieur de mes travaux.

Depuis ce temps, j'ai concentré mon attention surtout sur les problèmes (nés des efforts de compréhension) et sur les aspirations (révélées dans les pratiques ou les conflits). Un peu moins sur les doctrines, bien qu'elles m'intéressent aussi. Après une maîtrise dans le champ de l'histoire de la philosophie, j'avais aussi pris le parti de séparer assez rigoureusement les entreprises proprement philosophiques et les travaux historiques ou rétrospectifs (sans renoncer tout à fait à écrire sur les auteurs, d'ailleurs). Plus tard, dans la continuité des leçons reçues de Paulette Carrive notamment, je devais m'intéresser à nouveau aux rapports entre théorie et histoire des doctrines, surtout dans le champ de la pensée politique. Yves-Charles Zarka et Franck Lessay, Tom Sorell et Luc Foisneau ont contribué à jeter des ponts, que j'apprécie beaucoup, entre les entreprises théoriques et le regard rétrospectif sur l'histoire des doctrines. Je me suis associé plusieurs fois, modestement, à leurs efforts ; ce fut notamment le cas dans le programme de recherche franco-britannique sur Hobbes et la théorie politique du XXème siècle. Cela se voit dans mes textes sur Hobbes, Kant et Pareto.

Ce que je voulais absolument éviter, c'était de concevoir mon travail comme articulé à des époques ou à des sphères culturelles particulières. Je voulais éviter aussi le culte irrationnel du « grand auteur » et toute manière de faire de la philosophie qui consisterait en un « retour à… » ou une « reprise de… ». Je trouvais incompréhensible la fascination comme le rejet dont l'école américaine en philosophie était tour à tour l'objet.

J'ai conservé, je crois, cet état d'esprit : la philosophie est pour moi une activité théorique ou argumentative, souvent collective, à prétention universelle, très faiblement liée aux idées de personnages particuliers. Je constate sans déplaisir que les étudiants, aujourd'hui, ne semblent plus du tout embarrassés par le maniement simultané de thèses, de méthodes et d'arguments issus de plusieurs courants ou traditions. J'encourage autant que je le peux la défiance à l'endroit du « grand auteur », du « courant dominant » ou des « traditions ».

En sciences économiques, à Paris-1, certaines évolutions étaient sensibles au temps de mes études parallèles dans ce domaine. Le reflux des aspirations collectivistes ou planistes était perceptible à vu d'œil, au moment même où s'écroulait le mur de Berlin (au beau milieu d'un cours sur les méthodes de la planification socialiste !). Les étudiants semblaient séduits par les thèses néolibérales, admiraient le courant des nouveaux classiques et désertaient les cours d'économie publique (si bien que la licence d'économie publique, qui avait permis à plusieurs d'entre nous de se familiariser avec le droit, cessa bientôt d'exister).

Dans le contexte de l'Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales, où je préparais ensuite un diplôme d'études approfondies en économie, la période de transition dans les pays de l'Est était aussi au centre des préoccupations et suggérait de nombreuses pistes de recherche dans le milieu des chercheurs du DELTA, proche des centres de décision internationaux. Comme dans le pôle rival de Paris-1, les étudiants avancés étaient formés dans le voisinage direct de la recherche. Au contact de Richard Portes, qui faisait des recherches très perspicaces sur la transition à l'Est et à propos des institutions financières, je cherchais la confirmation d'une orientation méthodologique plutôt inductiviste et d'un institutionnalisme bien tempéré. C'était aussi le lieu de discussions stimulantes, tantôt théoriques, tantôt politiques, notamment avec Francisco Huanacune-Rosas (qui devait fonder plus tard, au Pérou, le magazine Generaccion).

Les intérêts, les pouvoirs et la philosophie

Aujourd'hui, l'horizon des droits de l'homme semble activement contesté, principalement parce qu'il est identifié à ce qui est perçu comme l'impérialisme américain. Egalement, parce que les idéaux de respect dignité humaine sont perçus comme des menaces pour les carrières et pour la rentabilité financière dans certains secteurs (étroitement circonscrits mais influents) de la recherche biomédicale et des biotechnologies. Enfin, les droits de l'homme gênent les relations entre Etats, notamment celles qui impliquent la Chine populaire. Ils sont devenus subversifs.

Mon parcours en philosophie m'a permis de constater que le discours philosophique, comme les autres discours d'experts, constitue un enjeu parce qu'il peut être utile à certains intérêts et en contrarier d'autres. Au fil des années, il m'est apparu absolument essentiel de chercher à comprendre cela avec rigueur, pour mettre à distance du travail proprement philosophique (même lorsqu'il concerne la société ou la politique) les enjeux pragmatiques propres à certains segments de la population, en particulier dans les milieux dirigeants. Pierre Bourdieu, lors d'une visite dans notre université, nous avait dit qu'il jugeait utile aux philosophes de chercher à « objectiver » les conditions de la production de leur discours. J'interprète cela comme voulant dire à peu près : n'oubliez pas que vous pouvez être utilisés, que vous l'êtes certainement déjà ; sachez à quoi vous devez les compliments qu'on vous envoie… Il m'est arrivé d'avoir des échanges (parfois même un travail commun) avec des responsables politiques ou avec d'anciens responsables. Ainsi, Anne Fagot-Largeault m'avait fait participer aux Etats généraux de la santé. J'accomplis un travail commun avec Nicole Questiaux lorsque je fus invité à participer aux travaux de la commission « Progrès technique et modèle de société » au Comité consultatif national d'éthique pour les sciences biomédicales. J'eus aussi l'occasion de participer à une rencontre organisée par Jack Lang autour de l'enseignement de l'économie et des rapports de cette discipline avec les disciplines voisines. Je dois participer en janvier 2006 au séminaire du CERC placé sous la présidence de Jacques Delors.

J'apprécie beaucoup ces rencontres et je trouve heureux que les responsables français consultent régulièrement les milieux universitaires, mais je ne pense pas que la philosophie politique doive s'adresser prioritairement aux responsables politiques (à la manière des anciens « miroirs des princes »). Je n'éprouve aucune fascination personnelle pour le pouvoir, qui est pour moi un objet d'étude. Ce qui reste fascinant pour moi, c'est l'architecture des pouvoirs, non pas la détention du pouvoir par tel ou tel. Je suis intéressé par la contribution de la philosophie à la clarification des choix possibles, à la pleine compréhension des revendications, des conflits de valeurs et des désaccords qui existent dans la société. De plus, je tiens beaucoup à ce que mes contributions ne portent la marque d'aucune orientation idéologique identifiable dans les termes du débat public familier. Cela ne me demande pas d'effort particulier : la recherche d'une meilleure compréhension des choses est par nature distincte de l'engagement militant, même lorsque l'objet d'enquête est sociétal ou politique. J'utilise volontiers mes propres convictions comme révélateurs de conflits de valeurs intéressants et persistants, et comme source d'idées politiques, mais je ne crois pas écrire, en règle générale, pour promouvoir les causes que je crois justes. Au reste, je crois utiliser à peu près de la même manière, à titre de révélateurs de problèmes et d'aspirations, les convictions que je trouve en moi et celles qui me sont étrangères. Je m'intéresse aux convictions ; je ne cherche pas à les neutraliser.

Si les choses sont claires d'un point de vue personnel, elles sont indéniablement plus compliquées dans le travail collectif. Il existe plusieurs manières légitimes d'articuler recherche, analyse et convictions dans le champ des études politiques. Plusieurs manières personnelles de placer le curseur indiquant où finit la recherche, où commence l'engagement militant. J'eus plusieurs fois l'occasion de m'en apercevoir dans les débats au sein et autour de la revue Cités et dans les controverses passionnées qui agitent de loin en loin le microcosme des enseignants de philosophie (à propos de Martin Heidegger et de Carl Schmitt, par exemple, ou encore à propos de l'Islam et de la laïcité à la française). N'étant pas personnellement un fervent de la neutralité, je pense qu'il faut vivre avec ces débats, au lieu d'essayer d'y mettre fin. L'orientation partisane des textes que je lis ne me met pas mal à l'aise en général et ne m'empêche pas de trouver intérêt à ce que je lis, même si je tiens, en ce qui concerne mes propres travaux, à distinguer rigoureusement doctrine et théorie. La neutralité politique ne me paraît pas un idéal mobilisateur : au lecteur de trier ce qui l'intéresse et ce qui ne l'intéresse pas dans ce qu'il lit. On s'instruit d'ailleurs toujours, me semble-t-il, en considérant la manière dont les auteurs défendent leurs idées personnelles.

Le séminaire interuniversitaire de philosophie des sciences

Inscrit en doctorat de philosophie à l'Université de Paris-Nanterre (avant de terminer ma thèse à l'Université Paris-IV), sous la direction de Bertrand Saint-Sernin, je devenais par là même un participant régulier au séminaire de philosophie des sciences, que mon directeur de thèse animait avec Anne Fagot-Largeault. J'avais lu un peu plus tôt, avec passion, les Mathématiques de la décision de Bertrand Saint-Sernin Daniel Andler devant se joignit ultérieurement à cette équipe, dont les travaux sont assez fidèlement reflétés dans les volumes de Philosophie des sciences récemment parus. Je retrouvais là mon ami Nicolas Aumonier et je fis la connaissance de Paul-Antoine Miquel, d'Alain Leplège et d'autres jeunes philosophes avec qui je devais continuer ensuite à collaborer (je retrouvai certains membres du séminaire plus tard au sein de la Société française de philosophie).

L'atmosphère était ouverte et internationale ; nous avions le sentiment que si nous avions des choses à présenter, nous pouvions les présenter, et que toute cette machinerie interuniversitaire était destinée à nous permettre de progresser rapidement et d'aller aussi loin que possible dans nos travaux. La collaboration entre enseignants et entre établissements (les universités Panthéon-Sorbonne, Paris-Sorbonne, Paris-Nanterre et l'Ecole normale supérieure) autour de la préparation de diplômes universitaires préfigurait, comme la liaison visible entre enseignement et recherche, le système européen, à dominante universitaire, finalement rejoint par la France.

L'organisation très méthodique des séances, les synthèses minutieuses d'acquis et de problèmes, ainsi que l'ouverture très large aux sciences de la nature et aux sciences sociales, faisaient notre admiration. C'était aussi le lieu d'une confrontation systématique avec les enjeux sociétaux des sciences et des techniques, dans le prolongement des activités d'Anne Fagot-Largeault en éthique médicale et de celles de Bertrand Saint-Sernin dans le domaine des politiques de la recherche. Ce fut enfin un lieu de tensions largement non dites, mais intenses, autour d'enjeux éthiques. J'observai qu'elles ne compromettaient pas les rapports d'amitié ou de reconnaissance de disciple à maître (ce qui me suggérait, dès cette époque, quelques idées anti-consensualistes en matière politique).

Progressivement, la question des rapports entre l'anthropologie philosophique et les approches naturalistes (volontiers réductionnistes) avait pris de l'importance dans les travaux de ce séminaire. A l'occasion de réunions avec Nicolas Aumonier et Antoine Danchin dans un laboratoire de l'Institut Pasteur, je m'étais aperçu de la réalité des transferts de méthodes entre sciences de la nature et sciences humaines, surtout autour de la théorie de l'information et de la théorie des jeux. J'en avais déjà eu un aperçu en suivant l'enseignement d'André Orléan aux Hautes-études. Le tabou entourant la sociobiologie et ses errements de jeunesse était tombé depuis longtemps.

Mon intérêt pour le travail d'Allan Gibbard, la lecture de certains travaux de Gordon Tullock et de nombreux échanges avec des collègues de plusieurs disciplines devaient aussi éveiller en moi le sentiment d'une collaboration possible sans réductionnisme entre sciences de la vie et sciences de la nature. Si l'on admet que le rapport critique à des normes fait partie de la réalité anthropologique, il n'y a aucun inconvénient à mettre en communication, d'un domaine à l'autre, les concepts d'information, de coordination, de coopération et de répartition des rôles. Mes références occasionnelles à des recherches qui se situent à la croisée des sciences sociales et de la biologie proviennent plutôt de cet intérêt pour des méthodes partagées que d'une quelconque idéologie « naturaliste » - ou, pour employer le terme classique, matérialiste. Il me semble qu'il y a un aspect libérateur dans la prise de conscience des servitudes de l'organisation sociale telles qu'elles peuvent exister à la fois, et sous des formes voisines, dans les sociétés animales et dans les sociétés humaines. Enfin, certaines performances remarquables de certaines sociétés animales - en particulier, en ce qui concerne la limitation des conflits - peuvent être un objet de méditation. Toutefois, mes travaux personnels laissent peu de place à l'importation directe de méthodes issues de la biologie, parce qu'ils se concentrent sur des interactions politiques dans lesquelles la part de la délibération, de la discussion, du rapport réflexif aux normes est prédominante.

Je n'ai jamais eu d'attirance pour le projet - qui me paraît se profiler logiquement à l'horizon des approches naturalistes les plus cohérentes - consistant à chercher à remplacer une partie des études philosophiques (comprises dans le périmètre actuel de la philosophie) par des études relevant des sciences de la nature. Plus généralement, je n'ai jamais partagé ces rêves de dissolution des problèmes philosophiques qui, curieusement, sont surtout l'apanage des philosophes eux-mêmes (fascinés tour à tour par la biologie, les mathématiques ou la psychologie). S'il y a des problèmes à étudier en philosophie et s'ils peuvent servir de fil conducteur à une certaine forme d'investigation de la réalité, il ne me semble pas approprié de déserter ce terrain, qui est celui de certaines questions, de certaines recherches d'explications. J'ai sur ce point des vues très classiques, qui peuvent passer aujourd'hui pour conservatrices. Outre une certaine habitude de l'interdisciplinarité, le séminaire de philosophie des sciences me donna l'exemple d'une liaison forte entre enseignement et recherche. Mes travaux ont toujours été liés à l'enseignement - l'enseignement reçu, puis l'enseignement dispensé et aussi le dialogue avec les étudiants. Ainsi, mes Approches du concret (Ellipses, 1995, préface par J.-P. Séris) provenaient dans une large mesure de mes cours d'épistémologie en Deug lorsque j'étais jeune moniteur à l'université Paris-1 ; on y trouvait aussi la trace de questions d'épistémologie générale avec lesquelles je m'étais familiarisé dans mes premiers travaux sous la direction d'Yves Michaud et aussi dans le séminaire « Méthodologie de la science empirique » qu'animaient avec passion Philippe Mongin et Alain Boyer à l'Ecole normale supérieure, dans un esprit nettement poppérien.

Plus tard, les étudiants ont largement partagé ma curiosité pour le positivisme juridique et pour la théorie morale et politique fondamentale. Ils ont du faire face à mes prétentions systématiques en théorie politique, ainsi qu'à mes hésitations théoriques concernant la conceptualisation des droits et des pouvoirs. Ils ont partagé ou contesté mes interprétations de nombreux auteurs classiques et contemporains (notamment Hobbes et Kant chez les classiques, Kelsen, Hart et Rawls du côté des contemporains). Tout cela se reflète assez fidèlement, je crois, dans mes publications.

L'individualisme méthodologique et la théorie du choix rationnel

Ma thèse de doctorat (publiée ensuite aux PUF dans une version remaniée et plus brève - Choix Rationnel et vie publique, 1996) était très largement une enquête sur la norme de rationalité, saisie en particulier dans la transition de l'échelon individuel à l'échelon collectif. Reprendre la question de la rationalité pratique et ses prolongements politiques à la lumière de la théorie de la décision pouvait sembler ambitieux. A tout le moins, cela illustrait une posture franchement théorique en philosophie, aujourd'hui banale, mais qui avait tendance à passer au second plan dans les travaux de l'époque au profit de plusieurs autres tendances : l'enquête de type historique ou « archéologique », l'insertion directe dans les « débats de société » ou le « débat éthique », ou encore la « philosophie analytique » qui devait s'infléchir progressivement (dans le contexte français tout au moins) en « philosophie exacte », tournée vers les systèmes formels considérés pour eux-mêmes à la faveur d'une sorte de fusion entre philosophie et mathématiques. Pour ma part, je voulais reprendre l'analyse proprement philosophique de problèmes intéressant la pratique et l'organisation collective, au moyen de méthodes suffisamment complexes, et en réfléchissant sur ces méthodes.

La fin de ma période de doctorat, à l'Université Paris-IV, m'avait naturellement amené à fréquenter le milieu de l'individualisme méthodologique français, qui gravitait autour de Jean Baechler, François Chazel et Raymond Boudon. Je fis la connaissance de ce dernier lors de ma soutenance de thèse (qu'il présidait). Raymond Boudon était déjà très engagé dans la critique de la méthodologie du choix rationnel, dont il trouvait dans ma thèse une sorte de célébration. Je pense que mon intérêt spécifique pour des formes argumentées et calculées d'interaction politique et politico-économique me rend moins sensible que les sociologues (fussent-ils individualistes) aux questions d'opinion publique, de normes socio-culturelles et de conformité à des « valeurs » diffuses dans la société. Mais je voulus prendre au sérieux les réticences de Raymond Boudon, qui privilégie lui aussi jusqu'à un certain point une perspective critique et réflexive des agents sociaux eux-mêmes sur les normes sociales ou éthiques.

Je ne voulais pas prendre la tangente en immunisant d'emblée les approches en termes de choix rationnel contre toute critique, comme on le fait lorsqu'on veut les réduire à une approche formelle ou mathématique. Je devais donc revenir à une étude des raisons de l'action et des raisons dans le rapport critique aux normes, ce qui fut le thème dominant d'une large part de ma production dans les années qui suivirent. Ce type d'investigation devait croiser notamment les thèmes de recherche développés à l'Université de Franche-Comté, dans le laboratoire de recherches philosophiques sur les logiques de l'agir, autour de la rationalité, de la décision collective et de l'expertise.

Cette attention renouvelée aux raisons des acteurs de la décision dans des contextes sociaux prolongeait mes lectures, mais aussi de longues discussions avec Renaud Fillieule et Pierre Demeulenaere, qui étaient également doctorants à Paris-IV, au sein d'une nouvelle Ecole doctorale qui favorisait une collaboration effective entre philosophie et sciences sociales (concrétisée notamment par une impressionnante série de colloques associant les deux branches disciplinaires). Nous avions les uns et les autres le souci de ne pas nous laisser impressionner par les effets d'annonce des programmes théoriques ou par l'appareil de modélisation mobilisé dans certains secteurs de la recherche. J'étais toutefois, probablement, le plus impressionnable des trois, à cause de ma quête de structures décisionnelles invariantes, qui me rendait réceptif, en quelque sorte par principe, aux tentatives théoriques les plus abstraites.

Mes co-équipiers sociologues (avec qui je devais éditer en 1998, conjointement avec B. Saint-Sernin, le recueil Les Modèles de l'action aux PUF) avaient un point de vue plus critique que moi sur ce qu'ils percevaient comme la dérive formaliste de la méthodologie du choix rationnel et sur l'évolution des sciences économiques et d'une partie des sciences politiques et de la philosophie politique. Mais c'est seulement en lisant attentivement la thèse de doctorat de P. Demeulenaere (publiée ensuite aux PUF - Homo oeconomicus. Enquête sur la constitution d'un paradigme, 1996) que je pris véritablement la mesure des efforts à développer pour rapprocher les modèles généraux de la rationalité des raisons accessibles aux agents dans des contextes particuliers et évolutifs d'imbrication des intérêts, de conflits et de rapprochements entre les valeurs, d'inégalités de pouvoir.

La prise de connaissance des progrès importants obtenus dans les sciences sociales et l'analyse politique à partir de perspectives institutionnalistes, notamment dans les écoles allemandes et d'Europe du Nord, devait par la suite me rendre sensible l'intérêt d'un enrichissement du paradigme du choix rationnel par une attention fine au fonctionnement des interactions inscrites dans des contextes institutionnels. Mes échanges approfondis avec des chercheuses telles que Bénédicte Reynaud, Maria Bonnafous-Boucher et Laurence Brunet, ainsi que ma collaboration régulière avec Sandra Laugier, me suggéraient aussi que c'était dans le rapport critique et réflexif aux normes que se situaient les éléments critiques à rechercher pour fournir des explications satisfaisantes des rapports d'autorité, des conflits ou des modalités de coopération.

J'avais d'ailleurs depuis longtemps acquis la conviction que l'échelon des normes publiques ne devait pas être abordé simplement comme le lieu de concrétisation de valeurs morales et politiques ; il a son épaisseur propre, sa logique et même une certaine complexité stratégique à cause de l'élément calculé dans le rapport individuel et institutionnel aux règles. Dire que l'on trouve que quelque chose est juste, cela est très éloignéde tout jugement sur les manières de faire ou les manières de s'organiser, même si les deux problématiques doivent être mises en relation. Je m'en suis souvent renducompte en participant à des débats, ou même à de simples conversations, sur des sujets éthiques.

Economie normative et éthique sociale

Pendant plusieurs années, mon enseignement à Paris-1 s'est adossé aux discussions et aux thèmes de recherche qui traversaient le séminaire d'éthique sociale et d'économie normative qui, sous divers noms et dans plusieurs configurations successives, était la suite logique, pour plusieurs de ses anciens étudiants, du séminaire de Serge-Christophe Kolm à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Lieu de passage des plus grands noms de l'éthique sociale, de l'économie normative et de la théorie des choix collectifs, le séminaire accompagna la spécialisation dans ce domaine du département d'économie de l'Université de Cergy-Pontoise, où Philippe Mongin et moi avions eu l'initiative d'un éphémère Centre « économie et philosophie » qui, d'une certaine manière, s'inscrivait dans le courant d'idées qui devait mener plus tard en France à l'organisation du secteur de recherche et d'enseignement aujourd'hui connu sous le label de la « philosophie économique ». Serge-Christophe Kolm était évidemment la figure centrale de ce groupe, au sein duquel je côtoyais plusieurs économistes de grand talent.

Le séminaire, qui se tint successivement à l'Institut international de Paris-La Défense, à l'université Paris-Dauphine et à l'Université de Cergy-Pontoise, constitua pendant plusieurs années une sorte de contrepartie parisienne à l'important pôle de recherche de l'Université de Caen sur les choix collectifs (avec lequel des échanges réguliers existaient). Parmi les philosophes, Sandra Laugier, Bertrand Saint-Sernin et Jean-François Kervégan firent partie des orateurs.

A la différence de certains membres du groupe, je n'étais pas venu à ces questions à partir de préoccupations égalitaristes. De plus, il me semblait assez difficile de séparer les intuitions éthiques de l'étude des mécanismes de concrétisation institutionnelle - ce qui est pourtant la manière de faire habituelle en théorie des choix collectifs. Je m'intéresse à ce domaine d'étude surtout à cause de ce qu'il révèle sur la manière de faire coexister différentes conceptions dans le cadre de procédures s'imposant à un groupe ou une société. Tout n'est pas possible ; il y a des raisons tantôt logiques, tantôt liées aux contraintes de la vie en société, qui limitent le domaine de ce qu'il est possible de vouloir et de choisir démocratiquement. C'est cela qui m'intéressait et qui m'intéresse encore, bien davantage que le vieux rêve de l'articulation par une élite pensante de règles « éthiques » susceptibles de régir l'ensemble de la vie sociale et « concrétisables » ensuite par des mécanismes sociaux.

C'est ce qui explique aussi mon attention spécifique, dans plusieurs articles (tour à tour historiques et théoriques) au « principe de Pareto » de l'éthique sociale et de l'économie normative - un principe qui ramène justement l'évaluation collective au constat de l'accord des jugements, lorsqu'il intervient. Dès cette époque, j'inclinais fortement en faveur d'une approche pluraliste de l'évaluation sociale - une approche privilégiant l'étude des modalités de convergence éventuelle (ou de recoupement partiel) des points de vue, plutôt que l'identification du bon modèle de la société. J'appelais cela une approche « multilatérale » ; je n'hésite plus aujourd'hui à parler d'un relativisme de méthode, permettant de renforcer (pour les rendre plus crédibles, plus conformes à la nature des choses) les hypothèses pluralistes de la philosophie politique contemporaine.

Une collaboration se noua avec Nicolas Gravel, qui déboucha sur un article commun dans L'Année sociologique, visant à doter de fondements conséquentialistes certaines thèses répandues sur la spécificité de la rationalité axiologique, qui avaient déjà donné lieu à des tentatives de systématisation, en particulier dans les travaux de Raymond Boudon. Je pense que cet article, peut-être par notre faute, n'a pas toujours été parfaitement compris. En appliquant aux exemples privilégiés de conflit entre une « rationalité instrumentale » et une « rationalité axiologique » la logique d'universalisation des raisons dans des contextes de coopération problématique (une logique préalablement éprouvée dans des travaux de Bordignon, Bilodeau et N.Gravel lui-même), nous ne voulions pas sous-estimer en quoi que ce soit l'importance du problème du passager clandestin. Nous ne voulions pas dire sur le mode prédictif que des agents confrontés à des problèmes de sous-optimalité de leurs comportements « rationnels » conjoints allaient choisir spontanément un comportement « moral » conforme à l'intérêt commun.

Ce que nous cherchions à caractériser - et nous avions le sentiment d'y être parvenus dans des cas limités - c'était la manière dont des agents rationnels pouvaient utiliser les propriétés de symétrie et leur propre connaissance de la situation d'interaction pour identifier les comportements qu'ils pourraient vraiment vouloir, sous l'hypothèse d'une identité des raisons de l'action chez les uns et les autres (au point de vue près). Mais identifier ce qui est rationnel en un certain sens est une chose, s'engager à agir de cette manière en est une autre. Il nous semblait important de caractériser en termes suffisamment généraux ce type spécial de rationalité, qui systématise ce qui est à l'œuvre dans des raisonnements courants qui jouent en effet un rôle dans l'action (par exemple : « si chacun faisait… », « si personne ne faisait… », « se croit-il différent des autres, pour s'autoriser à agir ainsi ?… »). Nous cherchions dans cette direction quelque chose d'utile pour l'instruction civique.

Mes investigations parallèles avec Nicolas Gravel dans le champ de la théorie des droits - qui utilisaient les développements de la théorie des formes de jeu, développée notamment par Bezalel Peleg et par mon collègue mathématicien de Paris-1, Joseph Abdou - demeurèrent inachevées et nous eûmes le sentiment de ne pas parvenir - pour le moment au moins - à résorber l'écart subsistant entre les méthodes des économistes et les efforts argumentatifs de la philosophie politique à ce sujet. Je poursuivais de mon côté des recherches sur la logique des droits et des pouvoirs, notamment à partir du fameux « paradoxe libéral » de Sen, et en liaison avec une reprise (motivée par les besoins de mon enseignement) des analyses classiques d'Hohfeld et de son école.

Avec Nicolas Gravel, nous avions d'abord essayé sans succès de traduire dans les termes de la théorie des choix collectifs et dans la théorie des formes de jeu ma perspective initiale - celle d'une justification rationnelle axiologiquement neutre des droits individuels à partir de conditions de compatibilité et d'absence de déploiement arbitraire de la contrainte (telle que je l'avais exposée dans mes articles des années 1995-1997). J'avais cherché dans cette direction une voie d'argumentation plus convaincante que l'appel dogmatique à une sphère privée des individus. Mais au cours de cette collaboration, nous découvrîmes que, dans les termes de la théorie formelle de la décision, il y avait en fait une très grande symétrie entre des choses que l'argumentation politique distingue vigoureusement : l'action et l'empêchement de l'action d'autrui ; la jouissance de garanties quant au résultat de nos propres actions et la possession d'assurances concernant ce qui pourrait résulter de l'action des autres. Dès lors, il m'était difficile de prétendre inscrire dans une purement formelle ou fonctionnelle le type d'argument que j'avais d'abord avancé, qui reposait réellement sur une certaine catégorisation traditionnelle de l'action imputable à un agent, et susceptible de faire face à des empêchements causés par autrui.

Ces difficultés m'amenèrent par la suite à étudier de plus près la manière dont se construit, à la faveur de controverses et de conflits, la délimitation concrète des aspects de la vie sociale qui sont considérés à la fois comme le résultat d'actes imputables aux agents (et susceptibles de rencontrer des obstacles suscités par autrui) et comme l'objet possible d'assurances données par l'organisation politique. Mes travaux sur ces questions ne sont pas achevés et me conduiront sans doute à une nouvelle formulation de mes propositions initiales, qui avaient suscité tour à tour l'enthousiasme et le scepticisme.

Contrairement à ce que l'on semble parfois avoir cru, ces propositions n'étaient d'ailleurs pas destinées à amener la théorie des droits de l'homme avec l'étude technique de l'évitement des conflits au moyen de normes pacificatrices. J'avais pu donner cette impression, je pense, parce que je partais du constat que les normes règlent des conflits en séparant le domaine des intentions qui peuvent être suivies d'effet et celui des intentions qui doivent être frustrées. Mais c'était pour moi une manière de partir d'un constat : c'est ce que font les normes. Je ne prétendais pas qu'il y eût là une fonction ou une destination des normes. J'étudiais cette opération et j'observais ce que l'on pouvait tirer de certaines conditions a priori sur la manière d'encadrer le système des normes par des principes d'arrière-plan (typiquement, des principes moraux ou politiques). Je retrouvai par mes propres moyens ce qui m'avait au demeurant semblé important de longue date : le principe universel du droit de Kant, et la logique kantienne de la dissymétrie entre le fait de consacrer une faculté d'action et le fait de réprimer un empêchement à l'action. Mais le fait troublant demeure la difficulté de donner corps aux arguments formulés en termes d'intentions ou de maximes d'action dans le contexte des analyses formelles actuelles des droits et des pouvoirs.

Mes travaux avec Alain Leplège - philosophe et médecin - sur l'efficacité et la qualité de vie reflétaient aussi le souci de l'usage des méthodes d'analyse décisionnelles et normatives pour aborder des questions d'éthique sociale. J'ai retrouvé plus tard certains de mes co-équipiers du séminaire d'éthique sociale dans le cadre du programme de philosophie économique de l'Université d'Aix-Marseille et au bureau de la Revue de philosophie économique. Le comité de rédaction de Theory and Decision m'a également donné l'occasion de collaborer avec les économistes, de même que le Cercle d'épistémologie économique de Paris-1 et nos rencontres entre philosophes et économistes lors de la conception des nouveaux « masters » s'inscrivant dans la rénovation européenne de l'enseignement supérieur.

Règles, normes, organisation et rationalité

Au cours de mes travaux à l'Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST - Université Paris-1 et Cnrs, plus tard également rattaché à l'Ecole normale supérieure) sur les règles et les organisations avec Sandra Laugier et Otto Pfersmann en particulier (et la participation régulière de nombreux collègues des universités françaises ou étrangères et d'autres institutions), le travail prit assez vite la forme d'un effort organisé d'une recherche « lourde » de type cumulatif, internationale, orientée vers les réalisations collectives. Antérieurement, l'intérêt de plusieurs membres de l'équipe pour la théorie de la décision (qui avait une histoire en ces lieux) et le séminaire « Le mental et le social » coordonné par Christiane Chauviré et Sandra Laugier avaient donné une impulsion à la philosophie des sciences sociales dans ce contexte. Etant devenu enseignant-chercheur en philosophie politique, je tenais par ailleurs à ne pas me désintéresser d'une réflexion critique sur les méthodes d'analyse. Sous l'influence d'auteurs tels que James Buchanan, James Coleman et Raymond Boudon, je ne voyais pas de raison de séparer par principe (i.e. abstraction faite des besoins propres à différents programmes de recherche) les méthodes des sciences sociales et celles de la théorie politique (je suis d'ailleurs largement resté fidèle à ce point de vue). De plus, l'invitation à l'Université Paris-I de conférenciers ou professeurs invités tels que Jürgen Habermas, Jules Coleman, Hans-Jorg Sandkühler, Michael Sandel et Thomas Scanlon était un puissant stimulant du mouvement des idées autour de la théorie des normes.

De nombreux projets apparaissaient et disparaissaient ; certains prenaient figure dans nos travaux respectifs. Le projet « Dynamique des normes et rapport aux institutions », retenu au titre de la politique scientifique de l'Université Paris-1, illustra cette dynamique collective, orientée vers la construction de schèmes explicatifs ou descriptifs systématiques, dans le souci de l'identification des méthodes adaptées à un champ de recherche spécifique. La collaboration maintenue avec de nombreux sociologues et économistes ainsi que les apports de la philosophie wittgensteinienne donnaient à nos rencontres une vitalité particulière. Le projet franco-canadien sur la rationalité, dont je m'occupais avec Jacques Dubucs, et auquel prit part également le philosophe américain John Vickers, permit par ailleurs de resserrer les liens entre les approches logiques, décisionnelles et probabilistes de la rationalité. L'apport de nos collègues d'Outre-Atlantique fut déterminant surtout autour des thèmes de philosophie générale ; sur le vieux continent, il me semble que la plupart des contributions tiraient leur intérêt du dialogue entre philosophie et sciences sociales autour de questions de modélisation et de méthode.

Le mot d'ordre de la réorientation des travaux de l'IHPST vers l'étude directe des objets scientifiques, saisis au niveau des principes et des questions de méthode, avait eu un effet d'entraînement sur nos travaux. Cela avait certainement brouillé, pendant un certain temps au moins, la distinction entre science et philosophie et conduisait à pratiquer la philosophie des sciences d'une manière essentiellement « interne », dans le but d'être directement utile au progrès des sciences spécialisées. Comme nous avions choisi comme objets d'étude les règles et les organisations, cela nous conduisit - fort logiquement - dans le voisinage de l'étude directe de ces objets telle qu'elle est pratiquée en philosophie politique ou en philosophie sociale.

L'apport le plus important de cette période est certainement, pour moi, l'habitude prise d'une collaboration régulière et substantielle entre philosophes et checheurs des sciences sociales autour d'enjeux réellement partagés et tolérant une diversité d'approches. Cela nous permit de réaliser plus profondément que par le passé l'imbrication des apports de la philosophie et des sciences sociales dans les domaines de l'ontologie sociale et de l'étude des processus sociaux, économiques ou politiques. La dernière phase de mon travail à l'IHPST en tant que responsable du pôle de philosophie des sciences sociales (je suis désormais membre associé de l'équipe) se superposait à l'implication dans le programme européen Applied Global Justice (dirigé par Jean-Christophe Merle), dans lequel prit véritablement forme, me semble-t-il, une communauté de recherche en philosophie politique à l'échelle européenne.

Un rapprochement avec la pensée sociale critique

En tant qu'individu, je suis vivement ému par la pauvreté évitable, par les situations de famine et l'absence de soins aux enfants et aux malades dans certains pays, par la condition des personnes privées de domicile, et par d'autres aspects dramatiques de l'existence. Pour autant, je ne peux pas me présenter comme un critique de longue date de la société capitaliste, même si l'inaptitude de nos mécanismes institutionnels (nationaux et internationaux) à gérer ce type de problème saute aux yeux. Je n'ai jamais éprouvé devant la « société de consommation » l'espèce de fatigue mêlée de réprobation que l'on rencontre souvent dans les milieux contestataires. J'ai tendance à rechercher dans les faiblesses de l'organisation politique et politico-économique, plutôt que dans l'économie de marché en tant que telle, la racine de nos plus grands maux. Je dois confesser que mon attitude typique est plutôt une admiration très réelle pour les mécanismes institutionnels et économiques complexes qui ont permis un développement économique remarquable et une prospérité largement partagée dans nos démocraties occidentales depuis la période d'après-guerre.

Pourtant, à mesure que je voyais se durcir un discours néolibéral manifestement dirigé contre de nombreux droits sociaux et contre les formes élémentaires de l'égalité des chances, je me suis incontestablement rapproché des voix critiques qui se font aujourd'hui entendre. N'étant pas hostile par principe à l'économie de marché, mon cheminement personnel vers une pensée critique a essentiellement pris la forme d'une réaffirmation des droits de la pluralité démocratique face aux discours officiels qui se prévalent du soutien souvent fort ambigu de l' »éthique » ou de la « théorie économique », ou encore (aujourd'hui comme hier) du « progrès ». Mes longues discussions avec Cyrille Michon et Jocelyn Benoist et les écrits de ce dernier sur la politique, comme aussi les travaux de Sandra Laugier sur la logique sociale et politique de la revendication et ceux de Christian Arnsperger, avaient fait évoluer mon point de vue sur la critique sociale, dans le sens d'une appréciation plus positive. J'en vins à considérer comme tout à fait naturel que nos sociétés soient le lieu de coexistence de points de vue mutuellement incompatibles et qui n'ont pas vocation à se fondre dans un consensus « éthique » décrété par les instances dirigeantes de la société ou dans les salons philosophiques. Face au réquisit rawlsien de rassemblement de la société autour d'une conception partagée de la justice, et devant l'évidence de la coexistence prolongée de conceptions antithétiques de la justice, j'en vins à formuler en mon for intérieur, à propos de nos sociétés pluralistes, quelque chose comme un : « Et pourtant, elles sont stables… ». Parallèlement, je reconsidérais avec un intérêt renouvelé les thèses de certains auteurs de la tradition marxiste au sujet de l'idéologie et de l'appareil d'Etat, alors même que le « marxisme analytique », qui évoluait en direction d'une théorie normative du mérite, en laquelle je ne croyais pas (j'avais été convaincu par la critique du mérite développée par Rawls) m'intéressait finalement assez peu.

Mon indignation au spectacle de la « bioéthique » et mes doutes grandissants sur le sérieux des constructions intellectuelles inspirées par le néolibéralisme furent les sources d'une sympathie nouvelle, vers la fin des années 1990, pour les formes critiques d'examen du discours idéologique et du comportement stratégique des institutions d'Etat. Par ailleurs, mes travaux sur le positivisme juridique (sur Kelsen, Hart et Eisenmann en particulier) m'avaient fait comprendre l'intérêt d'un relativisme de méthode dans l'examen des rapports entre normes publiques et convictions éthiques. En bref, à partir de plusieurs séries de raisons, j'étais mal disposé à l'endroit des approches « consensualistes » dominantes.

Je devais développer cette piste dans des conférences, à Varsovie et à Graz notamment, et aussi, dans une collaboration avec Christian Arnsperger, visant à réévaluer les chances du « compromis » en théorie politique, situé à égale distance du consensus éthique et du simple modus vivendi. Christian Arnsperger s'était lui-même rapproché de cette zone d'investigation à partir d'une relecture des maîtres de l'école de Francfort et d'une réflexion sur la coexistence de groupes animés de convictions éthiques irréductiblement distinctes au sein des sociétés libérales. Après la publication de notre article conjoint dans Social Science Information, nous avons acquis une meilleure perception des liens existant entre notre approche et celle d'autres auteurs, en particulier Bernard Dauenhauer et Richard Bellamy dans la sphère anglophone. Ce travail sur le compromis devait orienter mes travaux vers une prise en compte plus explicite de l'évolution des interprétations de normes et des rapports d'autorité dans la vie publique.

Les projets collectifs dans le cadre de NoSoPhi

Mes travaux se concentrent sur l'étude des normes et des institutions, dans le contexte de l'équipe NoSoPhi de la Sorbonne (Paris-1), en liaison avec des institutions françaises et étrangères. Notre programme collectif « Delicom », lancé sous les auspices de la nouvelle Agence nationale de la recherche, concerne la manière dont se délimite concrètement le pouvoir légitime des institutions politiques dans des processus d'interaction et de communication entre les institutions. Des processus qui, pensons-nous, sont à la fois stratégiques et argumentatifs, et doivent être étudiés (aussi bien philosophiquement qu'empiriquement) en tenant compte simultanément de ces deux aspects et de leur imbrication. Les institutions communiquent entre elles, selon des modalités complexes qui engagent aussi le pouvoir effectif des institutions elles-mêmes - ce que nous étudions dans le prolongement de quelques aperçus remarquables d'études théoriques et empiriques antérieures à nos travaux.

Par ailleurs, la collaboration avec l'université de Strasbourg autour de la philosophie du libéralisme confirme l'intérêt d'une collaboration entre philosophes et économistes autour de la question des droits et des libertés. Nous reprenons aussi dans ce contexte le projet, conçu jadis à l'IHPST en liaison avec Caroline Guibet-Lafaye et Antoinette Baujard, d'un répertoire analytique des normes d'éthique sociale devant offrir une clarification des repères éthiques disponibles dans différents champs d'interaction, et susceptibles d'être mobilisés pour orienter de telle ou telle façon l'organisation collective. Nous développons tout d'abord ce type d'approche dans le champ de l'analyse des droits, pouvoirs et libertés - autrement dit, autour des notions que nous trouvons par ailleurs mobilisées, avec un rôle structurant, dans des interactions politiques ou sociales que nous étudions et dont nous cherchons à nous instruire pour mieux comprendre ce qu'est en réalité la délimitation des pouvoirs et des droits.

http://calle-luna.org/article.php3?id_article=240

27/01/2008

La démocratie malade de son triomphe

Jean-François Gautier, le 25-01-2008
Deux penseurs d’horizons différents, l’Américain Fredric Jameson et le Français Marcel Gauchet, concluent tous deux au désenchantement et à l’épuisement du modèle démocratique.

Les diagnostics des désenchantés concordent. En voici deux qui viennent de la gauche extrême, et dont les réflexions se croisent. Le premier, Fredric Jameson, appartient à la catégorie très particulière des néomarxistes américains : dans un pays qui n’a jamais connu de parti communiste institutionnel, ce terme désigne des intellectuels dont les travaux mêlent littérature, économie et sociologie (Cultural Studies), avec une pointe d’hommage à ce qu’on nomme là-bas French Theory, à savoir le Collège de France d’il y a trente ans (Michel Foucault et Roland Barthes) rehaussé d’emprunts à Deleuze et à Sartre.

Jameson a 73 ans. Il n’a pas pris sa retraite et enseigne la théorie critique à l’université de Duke (Caroline du Nord). La récente traduction de ses Archéologies du futur, ouvrage paru aux États-Unis en 2005, est la meilleure des introductions en français à ses écrits. Il constate que, depuis la fin de la guerre froide (Berlin, 1989), il n’existe plus de représentation d’une alternative au capitalisme financier de son pays. Dès lors, un paysage mercantile et cauchemardesque s’installe, un monde plein, total, sans bords, dans lequel la pacotille et le kitsch se généralisent et stérilisent toute « puissance d’agir ».

Si toute alternative politique ou pratique a disparu – symptôme, selon Jameson, de la véritable « révolution culturelle postmoderne » –, comment ne pas désespérer ? Pour Jameson, la seule manière de rompre avec un monde-sangsue devenu insupportable, et de retrouver une altérité, c’est de cultiver l’utopie. Par ce biais, selon lui, émergeront le désir partagé de se débarrasser d’un carcan invivable, et les idées pro pres à en finir avec lui.

Même bilan chez un autre analyste de la modernité, français celui-là, enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales et cofondateur de la revue le Débat. Marcel Gauchet, Nor mand de naissance, agitateur à Caen et boîte aux lettres du gauchisme soixante-huitard, est re venu des utopies de sa jeunesse. Dans le Dé senchantement du monde (1985), notion reprise du sociologue allemand Max Weber, il avait constaté la disparition progressive de tout horizon dépassant le quotidien, tant du point de vue religieux que politique.

Dans une longue étude consacrée à l’Avènement de la démocratie, dont deux volumes viennent de paraître, il montre combien ce qui a fondé les démocraties mo dernes (l’État, garantie des libertés) se retourne contre elles : l’État et la collectivité sont devenus des monstres honnis, au nom de la singularité et de l’autonomie des individus, elles-mêmes pourtant assurées par l’État.
Gauchet décrit comme « l’immense dilemme du premier XXe siècle » cette balance entre, d’une part, l’émergence d’un sujet juridique sans partage, revendiquant sa différence propre, et, d’autre part, le droit de l’État sans lequel il n’existe plus de nation, ni de forme politique stable offerte à cette nation. Les totalitarismes modernes ont exacerbé le second terme de l’alternative, la suprématie du collectif ; ils ont fondu au soleil de l’Un et exaspéré les valorisations de la différence singulière et de la souveraineté de l’individu, elles-mêmes devenues la norme. Mais cette norme doit bien être cautionnée quelque part. Et par quoi le serait-elle, sinon par l’État ?

Ainsi sont apparues des démocraties considérées comme modèle unique, incontestées quand elles existent, revendiquées quand elles sont absentes, mais auxquelles il est demandé d’avaliser leur exact contraire : la perte de toute efficacité pratique, aux fins de laisser ouvertes les expressions de la liberté individuelle. Les démocraties n’ont plus d’ennemi, ni interne, ni externe, et il est inimaginable de conspirer contre elles. Comme l’avait de longue date noté le situationniste Guy Debord, on ne peut plus se révolter contre le système dominant, seulement en sa faveur.

Pratiquement, la situation est intenable. « L’affaiblissement des démocraties marche au même pas que leur approfondissement », constate Gauchet. Devenues un horizon indépassable, elles s’effondrent face au marché souverain de la finance qui lamine les indépendances collectives, et rabote les illusions de libertés individuelles. Julien Freund, qui fut l’un des maîtres majeurs de la pensée politique dans la seconde moitié du XXe siècle, avait annoncé voilà vingt ans que la fin du communisme ouvrirait sans frein les portes de la finance internationale, et donc sa domination. Voilà qui est fait. Mais que lui opposer ? « Si loin que nous nous efforcions de porter le regard, écrit Gauchet, nous nous découvrons bel et bien prisonniers en pensée de ce qui s’impose à nous sous la figure d’une fin. »

Est-ce si sûr ? L’idée d’une “fin de l’Histoire” a été développée en 1992 par l’essayiste nippo-américain Francis Fukuyama, dans un grand scandale pour les bons esprits qui y lisaient une thèse néomarxiste. Ce n’était que la description pertinente d’un état social et mental actuel, bien évidemment transitoire : tant qu’il y aura des hommes, ils fabriqueront leur aventure. Le diagnostic de Gauchet est nonobstant justifié : même transitoirement, l’horizon a disparu ; il n’y a plus de figures de l’avenir disponibles pour les imaginations. Il ne reste qu’un monde vétuste et sans joie.

Sans doute est-il possible d’enrichir son constat. Dans la Fin de la Renaissance (1980), Julien Freund avait fait remonter plus haut les sources de notre moment présent de l’histoire européenne, et montré le basculement opéré à la Renaissance : l’égalité eschatologique des âmes, assurée par la ré demption à venir, s’était muée en projet de conquête de l’égalité juridique des individus, ici et maintenant, conquête à la quelle de nouveaux moyens de transport, maritimes et ter restres, avaient donné des horizons nouveaux, vers des terres alors inconnues. Mais la planète est ronde, et l’objectif a été réalisé. Dès lors, que faire ?

Marcel Gauchet ne parie pas, comme Jameson, sur quelque nouvelle utopie du sens de l’Histoire (les désastres des communismes ont vacciné les plus lucides) ; il appelle de ses vœux une manière nouvelle d’habiter le présent et de le fabriquer, dont il pense qu’elle s’épanouira à l’abri des erreurs du XXe siècle puisque les idées démocratiques ont partout absorbé celles de leurs adversaires. « À nous supposer retombés sous l’oppression, assure-t-il, nous n’aurions que cet idéal pour guider notre libération. » L’avenir se construira donc, selon lui, au-dedans de la démocratie, quoi qu’il en soit des contradictions qui l’assaillent.

Est-ce certain ? Pour reprendre une catégorie essentielle du politique, développée par Carl Schmitt et par Julien Freund, les États modernes ont deux ennemis. Le premier les désigne comme tels. Il s’agit du terrorisme. Mais la difficulté pratique avec les groupes terroristes c’est que, contrairement aux ennemis classiques, ils n’ont ni terre ni État. Dès lors, à qui s’en prendre, et comment ? S’ils ne disposent pas de tactiques capables de répondre à ce défi, les États modernes disparaîtront. Et la fermeté pour la fermeté, telle que le commandement américain la développe en Irak, a montré ses limites : sans ennemi clairement cerné, il n’y a pas de victoire possible sur lui ni, surtout, de paix à construire avec lui. La menace, latente, souligne l’impuissance des États à se déterminer.

Le second ennemi, lui aussi sans terre ni État, n’est pas partout désigné. Il est pourtant connu de longue date. Philippe IV le Bel l’avait en son temps identifié et avait résolu, contre le Temple et les banquiers lombards, le problème posé : un État qui ne contrôle pas sa monnaie a déjà perdu son indépendance. En d’autres termes, il n’y a pas de pouvoir faible ; il y a toujours du pouvoir quelque part, c’est-à-dire une faculté laissée à une institution, ou à des institutions, de décider en dernier ressort, quelle qu’en soit la modalité.

Autant dire qu’une institution de pouvoir affaiblie, comme Marcel Gau chet l’analyse dans les démocraties modernes, ne résulte pas seulement d’un dilemme interne. Elle est aussi le signe qu’un pouvoir effectif a été transféré ailleurs, sous d’autres formes. Les États européens ne contrôlent pas l’indépendance de leur monnaie. Quand le patron d’Airbus dit qu’il perd de l’argent à fabriquer des avions, à cause de questions de change, il ne pose pas un problème de technique financière mais bel et bien un problème politique, le quel ne peut être résolu que dans l’ordre politique, et selon une logique som maire : qui décide, en dernier ressort ?

Voilà un défi offert aux dirigeants européens. Seront-ils capables de le relever dans le cadre des institutions européennes ? Il n’est pas certain que vingt-sept pays puissent répondre ensemble, d’une seule voix. Il est dès lors acquis que d’au tres alliances plus serrées seront vitales.

La voie ouverte par de Gaulle et Adenauer, balisée par le traité de l’Élysée (1963), montrait un chemin : l’avenir politique européen passe par une armée franco-allemande, seul critère d’émergence d’une puissance européenne, laquelle serait alors capable d’imposer sa monnaie dans un concert planétaire en fin rééquilibré. Cet horizon-là déploierait une opportunité interne de dépassement du désenchantement, mais donnerait aussi l’occasion à ses opposants – ou à ses ennemis – de s’exprimer : retour du politique par la politique. Henry Kissinger semble être le seul dirigeant américain à l’avoir compris et écrit.

Reste que ce qui lie des individus entre eux ne s’exprime pas d’abord par des idées, mais aussi et surtout par des symboles. L’Arabie Saoudite n’existe pas d’elle-même ; le ressort de son histoire tient pour l’essentiel dans quelques centimètres cubes de matière minérale : la pierre noire de la Kaba. Qu’est-ce qui vaut, aujourd’hui en Europe, comme signe indubitable d’une destinée commune ? Le terrorisme islamique rappelle à chaque attentat suicide que ce que vaut une vie s’inscrit dans ce qui la dépasse. Où se logent, en ce début de siècle, les ressorts de ce que Georges Dumézil, résumant des traditions indo-européennes millénaires, nommait la fonction souveraine, mixte de juridique et de religieux ? Le bavardage culturel à la mode a estompé cette fonction majeure, au point d’en biffer les traces. En a-t-il fait, pour autant, disparaître la nécessité ? C’est, en creux, la question posée par les essais qui viennent de paraître. 

Finkielkraut: «L'enfant gâté a succédé à l'homme cultivé»


Alain Finkielkraut juge que des menaces pèsent sur la civilisation et s'inquiète de l'appauvrissement de la langue, donc de l'être.
Recueilli par CATHERINE CALVET et BÉATRICE VALLAEYS
Libération : samedi 26 janvier 2008
 
Né en 1949 à Paris, Alain Finkielkraut est professeur au départemen humanités et sciences sociales de l’Ecole polytechnique. Il anime aussi l’émission Répliques sur France Culture. Parmi ses œuvres : le Juif imaginaire (Seuil, 1980) ; l’Avenir d’une négation (Seuil, 1982) ; l’Ingratitude (Gallimard, 1999) ; Nous autres modernes (Ellipses, 2005). On le dit inclassable, il l’admet, le cultive, et prétend simplement essayer de penser le monde sans œillères ni garde-fou.

Qualifié aussi de «vieux jeu» - Daniel Cohn-Bendit dit de lui qu’il arrive tout droit du XIXe siècle -, il assure n’avoir aucune nostalgie. Signes particuliers : pas de portable ni d’ordinateur.

Vous êtes un intellectuel. Comment vous définiriez-vous ?

Je ne sais pas qui je suis. Je sais que j’ai été un élève consciencieux et moins doué que voué, par l’angoisse, à faire de bonnes études. J’ai été admis en 1969 à l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, j’ai passé trois ans plus tard une agrégation de lettres modernes, j’ai enseigné le français pendant deux ans dans un lycée technique à Beauvais, puis aux Etats-Unis, à l’université de Berkeley. J’ai écrit mes premiers livres avec Pascal Bruckner, puis j’ai essayé d’unir, dans mon écriture et mon enseignement à l’Ecole polytechnique, la passion littéraire et, plus tardive, mais non moins intense, la passion philosophique. Il est dit de moi, depuis la Défaite de la pensée (Gallimard, 1987), que j’ai trahi la gauche et que je suis une «pleureuse réactionnaire». La Querelle de l’école (éditions Stock), qui vient de paraître, n’a pas arrangé les choses. C’est complètement idiot. Mais je ne cherche plus à me justifier ni à montrer patte blanche à qui que ce soit. Je prends acte de cette mauvaise nouvelle : la démocratie est sortie de son lit et elle envahit des espaces où elle n’a rien à faire, notamment l’éducation et la culture. Or refuser la dissymétrie institutionnelle de l’école pour en faire une communauté éducative, c’est tuer l’école. Refuser la hiérarchie des valeurs esthétiques, la distinction entre la culture et l’inculture, ou même entre la beauté et la trivialité, c’est tuer la culture. Ce meurtre est-il de gauche ?

Vous défendez l’idée qu’il doit y avoir de la sélection, qu’il faut mettre fin à la démagogie à l’école. Or, dans «la Querelle de l’école», il est dit que la France est l’un des pays occidentaux qui pratique le plus la sélection. Pourquoi déniez-vous le droit à la réussite pour tous ? Vous n’êtes pas d’accord avec cet autre slogan : «A chacun selon ses talents et ses mérites» ?

Le drame de notre temps, c’est la transformation de toutes choses matérielles ou spirituelles en droits de l’homme. Nous avons ainsi changé d’époque et d’idéal : l’enfant gâté succède à l’homme cultivé. Tout le monde, c’est vrai, n’est pas gâté - loin de là. Tout le monde n’est pas consommateur de tout, mais tout le monde veut l’être et le proclame. Le droit à la réussite constitue l’élève en client et en produit de la fabrique scolaire. Si le produit est défectueux, le client et ses parents sont fondés à se plaindre. Ce drôle de droit court-circuite la culture, c’est-à-dire l’effort, l’élévation que permet l’école mais qu’elle ne peut faire à la place de l’élève. La métaphore de l’ascenseur social procède du même infantilisme. Il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton pour connaître un destin meilleur. Et si la réussite est un droit, la sélection devient un sévice. Elle a donc disparu de l’enseignement secondaire. Ce qui fait que les universités sont des abattoirs et que les élèves nantis bénéficient soit des écoles privées, soit du soutien scolaire pour pallier, non leurs défaillances, mais celles de l’école publique elle-même ! L’idéal de l’enfant gâté détruit la culture sans réduire les inégalités. Comme vous le voyez, il a tout bon.

S’il y avait des classes de dix, quinze élèves dans les quartiers difficiles, les chances de transmettre le savoir seraient plus grandes qu’avec des classes de quarante. L’ascenseur social existerait bien, non pas en appuyant sur un bouton, mais par l’effort…

Il faut réintroduire l’émulation partout, et la création de classes préparatoires dans les zones dites sensibles va dans ce sens. Mais il faut savoir aussi que, comme l’a dit à Libération (1) Karen Montet-Toutain, enseignante à Etampes (Essonne), après l’agression dont elle a été victime, les professeurs ont d’autant plus de mal à imposer leur autorité qu’ils sont perçus comme des minables avec leurs 1 500 euros par mois.

Des professeurs méprisés, chahutés, ridiculisés par leurs élèves ont toujours existé. Certains sont même des figures de la littérature, comme le professeur Unrat de Heinrich Mann dans «l’Ange bleu». Qu’il s’agisse ici du salaire de l’enseignante mérite-t-il une analyse différente ?

Arrêtons de nous cacher derrière notre petit doigt bien-pensant : le chômage dans les banlieues n’est pas seulement imputable au racisme, il tient aussi à l’attrait exercé par les trafics de l’économie parallèle. Il est plus tentant, quand on rêve d’une consommation infinie, d’être dealer que plombier, maçon, avocat, médecin, sans parler de professeur, ce métier de pauvre ! Et il y a du nouveau sous le soleil. Le nouveau, en l’occurrence, c’est le règne sans partage d’une télévision sans complexes, c’est le rôle prescripteur des amuseurs, et c’est la transmission des normes sociales par les vedettes de la jet-set et du show-biz. L’écran, qui envahit tout, est lui-même envahi par une nouvelle caste dominante qui se croit libérée des préjugés bourgeois, alors qu’elle s’est affranchie de tout scrupule et dont les goûts, la langue, la connivence régressive, l’hilarité perpétuelle, l’obscénité tranquille et le barbotement dans la bassesse témoignent d’un mépris souverain pour l’expérience des belles choses que les professeurs ont la charge de transmettre. Il est toujours plus difficile de résister à ce déferlement.

Vous exonérez un peu vite les politiques. Giscard d’Estaing et Mitterrand sont sans doute les premiers à se pipoliser, de Gaulle et Pompidou n’autorisaient que rarement les micros. Quand Mitterrand intègre dans son gouvernement Tapie ou Charasse, qui empruntent au registre populaire, voire populiste, il le fait sciemment. Sarkozy, lui, n’a même plus besoin d’un Tapie ou d’un Charasse…

J’ai eu beau affirmer pendant toute la campagne électorale ma non-appartenance, on a voulu que je sois un rallié du sarkozysme. Pourtant, quand le Fouquet’s et le yacht aux sept écrans plasma ont remplacé la retraite annoncée, j’ai été le premier - je n’en tire aucune gloire - à signaler le risque d’une grimaldisation et d’une berlusconisation de la République. Mais je suis éberlué par l’aplomb des journalistes qui dénoncent vertueusement le grand déballage de la vie privée présidentielle tout en y prêtant complaisamment la main. Les mêmes qui s’indignent des frasques de Sarkozy vantent les qualités littéraires d’ouvrages qui ne sont que des ramassis de ragots et d’indiscrétions. A ces voyeurs antiexhibitionnistes, à ces tartuffes si curieux de ce qu’ils font profession de ne pas vouloir regarder, je demanderai, avec Soljenitsyne, qu’ils respectent, eux aussi, mon droit de ne pas savoir et de ne pas encombrer mon âme avec des cancans et des histoires d’alcôve. Journalistes, oubliez Carla ! Et si vous dites que Sarkozy vous instrumentalise en étalant sa vie sentimentale, soyez adultes ! Questionnez le Président sur le pouvoir d’achat, l’école, le contraste entre la politique de civilisation et la volonté non moins affichée de libérer la croissance, c’est-à-dire la consommation, de toute pesanteur civilisationnelle, l’effrayante idée d’introduire la diversité dans la Constitution pour mettre celle-ci au goût du jour, comme s’il n’importait pas plutôt de mettre le jour au goût de la République une et indivisible, et ne faites intervenir la vie privée que dans ce cadre : demandez-lui si la volonté politique de reciviliser l’être-ensemble est selon lui compatible avec une présence ostentatoire à Eurodisney.

Il n’est pas seulement question de la surexposition médiatique du Président, mais surtout de la langue employée par Sarkozy. Ceux qui l’ont précédé à l’Elysée étaient cultivés et parlaient un français parfait. Sarkozy cultive le parler vulgaire, en même temps qu’il lance sa politique de civilisation.

Vous avez raison : le destin de la civilisation est lié à celui de la langue. Si l’expression «politique de civilisation» a fait mouche, c’est parce qu’elle a rencontré et cristallisé une inquiétude diffuse aujourd’hui en France. La civilisation n’est plus la totalité qui nous enveloppe, c’est une lumière qui clignote et menace de s’éteindre. Nous sentons confusément qu’un trésor se défait. La politique de civilisation, c’est l’extension de la préoccupation écologique à l’art de vivre. Les exemples de dé-civilisation abondent.

N’est-ce pas plus grave quand ces exemples de dé-civilisation viennent d’en haut ?

Ils viennent de partout, c’est cela qui est grave. Moins vous avez de mots et moins vous avez de monde à contempler, à aimer, à penser, moins donc vous savez être seul et silencieux. La langue heureuse meuble le silence, la langue racornie conduit au vacarme. Alors que faire ? S’adapter, nager dans le sens du courant, comme le demandait mélancoliquement Jean-François Kahn dans le Monde, c’est-à-dire raccourcir les phrases, répéter le sujet, supprimer les références historiques car Yalta ne dit plus rien à personne ? Non, il faut planter ses talons dans le sol, exiger de tous les hommes publics qu’ils parlent avec soin, ne pas craindre de remettre dans la langue de la civilisation, c’est-à-dire du subjonctif, du futur antérieur, des qualités, du tremblement et des nuances. Mais les linguistes ne l’entendent pas de cette oreille, eux qui se targuent de chercher dans les cours de récréation les nouveaux mots du dictionnaire.

C’est plus compliqué que ça, l’entrée d’un mot dans le dictionnaire obéit à des règles très scrupuleuses…

Non elle obéit à une démagogie échevelée. Tous les ans, les journaux célèbrent les nouveaux entrants, surtout s’ils sont techniques ou s’ils sont dépenaillés. J’aimerais, pour ma part, que ces mêmes journaux mènent une enquête sur les pauvres et beaux mots éliminés chaque année du dictionnaire pour faire de la place. Ce serait tristement instructif.

L’introduction de mots anglais vous chagrine ?

Pas du tout. Certaines réalités humaines sont mieux cernées par l’anglais que par notre langue. Je pense par exemple à self-righteousness : un mot beaucoup plus percutant que notre «bonne conscience». En revanche, la consécration de «cool» n’est pas très heureuse car elle relève de la paresse et non du souci de précision, mais je n’aime pas d’avantage «super». Et il n’y avait pas urgence à introduire dans le Robert le mot «rebeu». Ceux qui ont eu cette idée voulaient être à la page, mais on est toujours le réactionnaire de quelqu’un. Pour avoir qualifié le mot «rebeu» de péjoratif, le dico sympatico s’est attiré les foudres des associations antiracistes.

Beaucoup de linguistes défendent l’idée qu’une langue meurt si elle n’est pas renouvelée par des mots qui apparaissent au fil du temps.

L’expérience du XXe siècle aurait dû nous guérir des illusions du progressisme. Tout mouvement n’est pas progrès, et la vie ne saurait être à elle-même son propre critère. La vie peut être bête, laide, brutale, meurtrière. Si, incapable de surmonter vos angoisses et vos obsessions, vous demandez conseil à un ami et que celui-ci vous suggère de consulter un psy de sa connaissance qui vous «renseignera sur comment gérer votre stress», vous n’avez aucune raison valable de vous réjouir, en l’écoutant, des capacités de renouvellement de la langue. Il parle comme on n’a jamais parlé, et c’est atroce. Et puis il y a les terribles serial killers de la langue, ces mots qui en effacent des centaines d’autres.

Par exemple ?

Sympa. Vous avez prêté Retour à Florence de Henry James à quelqu’un qui vous dit : «J’ai lu ce livre, c’était vraiment sympa.» S’il y a quelque chose que Henry James n’est pas, c’est «sympa».

Vous évoquez la culture de masse, née précisément avec les baby-boomers, c’est-à-dire votre génération.

Je n’ai aucun orgueil générationnel, mais je crois quand même, avec Olivier Rolin, que la révolte de 1968 contre le vieux monde avait ceci de touchant qu’elle était faite avec les ronéos, les livres, les instruments et la rhétorique du vieux monde. Mais les soixante-huitards ont une grande part de responsabilité dans le désastreux rapatriement de la grande idée critique de relativisme culturel à l’intérieur de nos sociétés. Ce qui était un défi salutaire à l’arrogance de l’Occident est devenu l’alibi du nivellement de toutes les pratiques humaines. Le cultivé se dissout ainsi dans le culturel. La culture n’est plus perçue ou pensée comme un travail de soi sur soi, comme un exercice, mais comme une identité que chacun trouve en lui-même et qu’il exprime comme il veut. Le malaise actuel dans la civilisation tient à ce remplacement de l’exercice par l’expression dans l’espace privé et dans la sphère publique, de la naissance à la mort.

Que pensez-vous de la BD ?

Si je vous en dis du mal, vous me répondrez, comme pour le rap ou la techno, «tu n’y connais rien, cette scène est d’une richesse et d’une variété extrêmes». Mais il y a tant de livres à lire, de toiles à admirer, que je n’ai pas de temps à perdre pour ce qu’on appelait autrefois les illustrés. La beauté des livres, c’est qu’ils sont sans images et qu’ils offrent ainsi libre carrière à l’imagination. Quand on me raconte une histoire, j’ai besoin qu’on me donne à penser, qu’on me donne l’envie d’interrompre ma lecture et de lever la tête, pas qu’on dessine pour moi les héros. Mais les enfants gâtés veulent rester des enfants.

Au fond, vous êtes terriblement irritant. A priori, on vous rangerait à gauche, mais vous prenez toujours tout le monde à contre-courant. Vous êtes d’ailleurs plus agaçant à l’écrit qu’à l’oral ; à l’écrit les propos apparaissent plus agressifs. Un penseur doit-il irriter pour rendre les gens intelligents ?

Pas du tout. Penser, c’est chercher à tâtons la vérité sans se laisser intimider par l’opinion majoritaire ni séduire par la tentation du paradoxe à tout prix. Il n’y a, par exemple, rien de paradoxal à approuver le projet de supprimer la publicité à la télévision : c’est peut-être le seul moyen de retrouver à une heure décente, des émissions ambitieuses ou simplement intéressantes. La gauche pourtant a fait front, elle a dénoncé comme un seul homme la manœuvre du Président et son cadeau au privé. Il faudra être très attentif, bien sûr, à la mise en œuvre de cette réforme ; mais s’y opposer, c’est signifier qu’on abandonne la promesse d’un accès de tous aux lumières humaines pour une promesse de consommation sans fin des produits. «Goinfres de tous les pays, lâchez-vous !», dit aujourd’hui la gauche. La seule réponse digne à cette invitation est : sans moi.

A propos des valeurs intellectuelles et morales, Régis Debray évoquait dans «le Monde» le fait que de Gaulle avait décrété des funérailles nationales en 1945 pour Paul Valéry, quand Sarkozy n’a pas dit un mot à la mort de Julien Gracq. Pensez-vous qu’il appartient au chef de l’Etat de célébrer ces «grands hommes» ?

Oui. J’aurais aimé aussi que le président de la République, qui aime l’Europe et les voyages, se rende aux obsèques d’Ingmar Bergman et que France 2 diffuse, à cette occasion, Fanny et Alexandre en version originale et en première partie de soirée. C’était la moindre des choses, et elle n’a pas eu lieu. Mais il faut aussi prendre acte du paradoxe où nous vivons. Sarkozy est le premier chef d’Etat de la société postculturelle, mais c’est lui qui veut supprimer la publicité à la télévision alors que François Mitterrand, ce président raffiné et bibliophile, dont Régis Debray a été un temps proche collaborateur, a fait entrer Berlusconi dans la télévision française. Ce qui m’inquiète, c’est la culture du résultat, introduite au moment même où l’on parle de politique de civilisation. Christine Albanel va être notée sur la part de marché des films français en France. Le ministère de la Culture se réjouit donc du succès à venir du nouvel Astérix. C’est à pleurer.

Le bon penseur doit aussi avoir le talent de la transmission. Croyez-vous l’avoir ? Exemple : dans les années 60, beaucoup ont hurlé contre Françoise Dolto qui «vulgarisait» la pédopsychiatrie lors d’un rendez-vous radiophonique hebdomadaire. Votre travail à France Culture s’apparente-t-il à l’esprit de l’émission de Françoise Dolto ? Vos émissions sont-elles votre moyen de transmission ?

Dans mes émissions, dans mes livres, dans mes cours, je ne cherche pas l’accessibilité à tout prix, je cherche l’exactitude. Et ce qui me garde de l’hermétisme, c’est cette réaction de l’avant-gardiste Gombrowicz aux coquetteries de l’avant-garde universitaire française : «Plus c’est savant, plus c’est bête.» Je dois dire aussi que quand j’ai commencé à écrire, je n’avais en tête que mes pairs ou mes professeurs, ou l’université. C’est la rencontre avec Pascal Bruckner et notre livre écrit ensemble - le Nouveau Désordre amoureux, en 1977 - qui m’a libéré de ce surmoi-là. Fort heureusement, j’en ai d’autres.

Pascal Bruckner vous a-t-il apporté la fantaisie ?

Non, je crois qu’elle était présente. Il m’a donné le goût et la liberté d’écrire dans la langue naturelle. Je me suis affranchi avec lui du carcan du jargon. Et puis j’ai eu la chance de ne pas faire un mariage intra-universitaire. J’ai épousé une avocate, j’écris aussi pour elle, c’est-à-dire sans clins d’œil et sans sous-entendus. Pour ce qui est de mes interventions orales, j’essaie de les préparer comme des exercices d’éloquence. La parole spontanée est informe, débraillée, et j’y reviens : ce qui rend les émissions de télévision si souvent pénibles, c’est le culte de la spontanéité.

Parler comme vous le faites au plus grand nombre vous range-t-il dans la «politique de civilisation» ?

Attention avec cette histoire du plus grand nombre.

Vous préférez que l’on dise que vous ne parlez qu’à l’élite ?

Non pas du tout. Mais si un mot rare ou difficile me paraît nécessaire, je l’emploie ; si une référence historique n’est pas connue de tous, je l’utilise aussi, en l’explicitant au maximum, mais j’essaie de ne jamais simplifier.

Il y a une récurrence chez vous, et Cohn-Bendit vous qualifie d’homme du XIXe siècle, c’est l’idée que «tout fout le camp», et qu’avant c’était sinon mieux, du moins différent. Or souvent vous citez d’illustres intellectuels de jadis faisant sur leur époque le constat que vous faites sur la vôtre.

Non. Je suis sensible aux différences. Je ne dis pas que tout fout le camp, je vois le monde changer. Et quand Daniel Pennac, dans Chagrin d’école, nous explique que depuis toujours il y a des cancres, depuis toujours les pauvres parlent fort, depuis toujours les professeurs se plaignent du niveau, il suscite un soulagement et un attendrissement général, mais au prix de la vérité. Le cancre appartient à l’époque «sergent-major» où le bon élève n’était pas un «intello» ou un «bouffon», et la violence du rap ou la langue des banlieues n’ont rien à voir avec l’argot de Casque d’or.

A vous entendre, on va tout droit au chaos.

Rien n’est sûr. L’avenir n’est pas écrit. Je pense à ce film diffusé récemment sur Canal + : l’Education nationale, un grand corps malade. Une professeure de français, dans un collège de banlieue, disait qu’elle persistait, sans tenir compte des nouveaux programmes, à enseigner le Cid à ses élèves car ils aiment le dépaysement de «Va, cours, vole et nous venge». Mais si notre société qui n’a que l’Autre à la bouche continue à tenir l’actualité, c’est-à-dire le proche, l’identique, le pareil au même, pour seule capable de susciter l’intérêt des élèves, on s’enfoncera un peu plus, non dans le chaos, mais dans l’uniformité rugissante.

Daniel Pennac, dans «Chagrin d’école», cite une phrase du «Jeu de l’amour et du hasard» de Marivaux : «Dans ce monde, il faut être un peu trop bon pour l’être assez.»

Il vaut toujours mieux ne pas être méchant, mais ce n’est pas la bonté, ce n’est pas l’amour des élèves qui résoudra le problème de la misère linguistique en milieu adolescent. C’est la responsabilité du monde et l’amour intraitable de la langue dans lesquels on veut les faire entrer. On a tellement sentimentalisé l’école qu’on en est venu à criminaliser les notes. Si vous ne faites pas la différence entre l’élève et l’enfant, donner une mauvaise note à l’élève, c’est insulter l’enfant.

Vous êtes souvent et sincèrement en colère, comme si ce que vous analysez vous agressait personnellement. N’êtes-vous pas finalement d’abord un moraliste ?

Non, mais je pense effectivement quand je pense affectivement. «Les idées, disait Proust, sont des succédanés des chagrins.»

(1) Libération du 11 janvier 2006. Karen Montet-Toutain avait été poignardée par un de ses élèves.