28/01/2008
La vie philosohique
Emmanuel Picavet
Un regard en arrière sur le contexte de mes travaux publiés.
Si l'on oublie mes textes dans des publications étudiantes, mes travaux publiés les plus anciens remontent à 1993. La plupart des textes publiés depuis cette époque concernent la théorie politique, certains articles relèvent des sciences économiques, d'autres encore concernent des questions de méthode et d'épistémologie. Ce qui suit est un regard en arrière très rapide sur les circonstances de la rédaction de ces textes. Mon travail a été très souvent le résultat de rencontres, de discussions, de sollicitations amicales ; je voulais que cette invitation à commenter mon parcours soit surtout l'occasion d'en porter témoignage.
Courants d'idées au temps de mes études
On peut dire que j'appartiens à une génération marquée par l'espoir né de l'effondrement des dictatures des pays de l'Est et par l'horizon d'un règne effectif des droits de l'homme. C'était l'idéal de ma génération et c'est encore le mien. Par contraste, je me sentais plus éloigné des principes du néolibéralisme d'inspiration hayékienne - l'autre pilier des idées politiques au temps de mes études. Hayek m'intéressait, mais Marx également.
Personnellement, il m'a toujours semblé important de maintenir l'attachement à des idéaux de droits personnels, de satisfaction des besoins par une organisation efficace, de développement individuel, de participation de tous à la marche des idées, de la culture et de la connaissance ; je pense avoir choisi des voies de recherche qui privilégient ces éléments - probablement d'une manière indirecte et épurée. Mes sympathies personnelles et aussi ma curiosité intellectuelle penchent de ce côté, plutôt que du côté des idées élitistes, corporatistes, culturalistes, populistes, néo-conservatrices ou ultra-libérales - présentes les unes et les autres à droite comme à gauche - que j'ai appris à connaître sans grand plaisir et dont je suis avec une certaine inquiétude les effets sur la société française.
Peu engagé en politique, au temps de mes études, j'étais cependant spécialement intéressé par les questions politiques et économiques. D'une manière générale, j'avais en horreur la violence politique, qui était pour moi un sujet de réflexion central. Vivement impressionné par la lecture du Zéro et l'infini d'Arthur Koestler, je m'intéressais aussi beaucoup à la guerre, à la paix - suivant par exemple avec une passion toute particulière les étapes des processus de désarmement ou de contrôle des armements entre les Etats-Unis et l'Union soviétique. Certaines de mes curiosités en théorie politique viennent de là : l'observation des dernières phases de la guerre froide et de la dernière vague du « pacifisme » européen. De très bonne heure, les problèmes de l'action collective, les difficultés de la concertation entre pouvoirs et l'aspect stratégique des décisions retinrent mon attention. Les questions géostratégiques m'intéressaient, et je devais avoir ensuite l'occasion, en tant qu'appelé du contingent, de travailler sur des questions d'économie de la défense. Ce fut la source de mes travaux conjoints avec Jean-François Jacques, qui nous conduisirent à utiliser des tests de causalité conçus pour les séries chronologiques, et à étudier ensemble les problèmes épistémologiques de la détection de la causalité (dans le cadre de l'équipe de macro-économie de l'Université Paris-I).
La formation de ma réflexion politique a aussi été marquée, je pense, par les étapes de l'interaction israélo-palestinienne, par les échos de la résistance aux régimes autoritaires d'Amérique Latine, par le drame du Cambodge, par de très nombreux autres problèmes politiques. Très tôt, la politique m'a semblé être un théâtre d'oppression et de violence autant que d'aspirations à la paix et à la prospérité - et l'étude de l'histoire renforçait en moi ce sentiment, comme devaient le faire aussi, plus tard, mes conversations avec Bertrand Saint-Sernin.
Lorsque j'ai abordé l'étude professionnelle de la chose politique, je n'ai jamais perdu de vue cette certitude qu'il s'agit d'une chose utile, mais fondamentalement dangereuse. Au fond, je n'ai jamais eu envie d'y projeter des rêves ou d'en traiter sur le mode utopique. Je l'étudie comme j'étudierais, j'imagine, les procédures de sécurité dans une centrale nucléaire. Aussi n'étais-je pas spécialement attiré par l'espèce de nostalgie des utopies des années 1960 qui était encore perceptible au quartier latin au temps de mes études. C'est seulement plus tard que certains aspects de ces utopies ont rejoint mes centres d'intérêt, par des voies indirectes. Dans le domaine des sciences humaines, le centre de la vie intellectuelle à Paris au temps de mes études (la seconde moitié des années 1980 et la première moitié des années 1990) était naturellement la Sorbonne, lieu de confluence de plusieurs grandes universités. A Paris-1, où je faisais mes études, l'atmosphère était particulièrement studieuse et ne laissait guère de place à l'activisme politique, tandis que la réflexion politique et les débats culturels, moraux, politiques et religieux avaient toute leur place dans la vie estudiantine en dehors du cursus universitaire.
Le département de philosophie était encore auréolé du prestige de la Résistance, associée aux noms de certains maîtres. L'histoire de la philosophie y était cultivée avec rigueur, mais on aurait tort de réduire l'enseignement de la philosophie à la Sorbonne, vers cette époque, à cette seule dimension. Les tendances les plus diverses étaient présentes, à l'exception - assez curieusement - de celles qui, à l'étranger, sont aujourd'hui considérées comme typiques de la « philosophie continentale ».
L'enseignement de François Dagognet et celui de Louis Sallas-Molins, comme plus tard la présence de Jean-Pierre Séris (qui accompagna mes premiers pas dans l'enseignement conjointement avec François Rivenc, Michel Fichant et Etienne Balibar) et d'Anne Fagot-Largeault, devaient imprimer un tournant « appliqué » aux travaux philosophiques, les ouvrant très largement sur les métiers, les pratiques et la confrontation aux réalités historiques ou sociales. Rétrospectivement, cela me semble avoir eu un effet déterminant sur le progrès ultérieur de mes travaux.
Depuis ce temps, j'ai concentré mon attention surtout sur les problèmes (nés des efforts de compréhension) et sur les aspirations (révélées dans les pratiques ou les conflits). Un peu moins sur les doctrines, bien qu'elles m'intéressent aussi. Après une maîtrise dans le champ de l'histoire de la philosophie, j'avais aussi pris le parti de séparer assez rigoureusement les entreprises proprement philosophiques et les travaux historiques ou rétrospectifs (sans renoncer tout à fait à écrire sur les auteurs, d'ailleurs). Plus tard, dans la continuité des leçons reçues de Paulette Carrive notamment, je devais m'intéresser à nouveau aux rapports entre théorie et histoire des doctrines, surtout dans le champ de la pensée politique. Yves-Charles Zarka et Franck Lessay, Tom Sorell et Luc Foisneau ont contribué à jeter des ponts, que j'apprécie beaucoup, entre les entreprises théoriques et le regard rétrospectif sur l'histoire des doctrines. Je me suis associé plusieurs fois, modestement, à leurs efforts ; ce fut notamment le cas dans le programme de recherche franco-britannique sur Hobbes et la théorie politique du XXème siècle. Cela se voit dans mes textes sur Hobbes, Kant et Pareto.
Ce que je voulais absolument éviter, c'était de concevoir mon travail comme articulé à des époques ou à des sphères culturelles particulières. Je voulais éviter aussi le culte irrationnel du « grand auteur » et toute manière de faire de la philosophie qui consisterait en un « retour à… » ou une « reprise de… ». Je trouvais incompréhensible la fascination comme le rejet dont l'école américaine en philosophie était tour à tour l'objet.
J'ai conservé, je crois, cet état d'esprit : la philosophie est pour moi une activité théorique ou argumentative, souvent collective, à prétention universelle, très faiblement liée aux idées de personnages particuliers. Je constate sans déplaisir que les étudiants, aujourd'hui, ne semblent plus du tout embarrassés par le maniement simultané de thèses, de méthodes et d'arguments issus de plusieurs courants ou traditions. J'encourage autant que je le peux la défiance à l'endroit du « grand auteur », du « courant dominant » ou des « traditions ».
En sciences économiques, à Paris-1, certaines évolutions étaient sensibles au temps de mes études parallèles dans ce domaine. Le reflux des aspirations collectivistes ou planistes était perceptible à vu d'œil, au moment même où s'écroulait le mur de Berlin (au beau milieu d'un cours sur les méthodes de la planification socialiste !). Les étudiants semblaient séduits par les thèses néolibérales, admiraient le courant des nouveaux classiques et désertaient les cours d'économie publique (si bien que la licence d'économie publique, qui avait permis à plusieurs d'entre nous de se familiariser avec le droit, cessa bientôt d'exister).
Dans le contexte de l'Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales, où je préparais ensuite un diplôme d'études approfondies en économie, la période de transition dans les pays de l'Est était aussi au centre des préoccupations et suggérait de nombreuses pistes de recherche dans le milieu des chercheurs du DELTA, proche des centres de décision internationaux. Comme dans le pôle rival de Paris-1, les étudiants avancés étaient formés dans le voisinage direct de la recherche. Au contact de Richard Portes, qui faisait des recherches très perspicaces sur la transition à l'Est et à propos des institutions financières, je cherchais la confirmation d'une orientation méthodologique plutôt inductiviste et d'un institutionnalisme bien tempéré. C'était aussi le lieu de discussions stimulantes, tantôt théoriques, tantôt politiques, notamment avec Francisco Huanacune-Rosas (qui devait fonder plus tard, au Pérou, le magazine Generaccion).
Les intérêts, les pouvoirs et la philosophie
Aujourd'hui, l'horizon des droits de l'homme semble activement contesté, principalement parce qu'il est identifié à ce qui est perçu comme l'impérialisme américain. Egalement, parce que les idéaux de respect dignité humaine sont perçus comme des menaces pour les carrières et pour la rentabilité financière dans certains secteurs (étroitement circonscrits mais influents) de la recherche biomédicale et des biotechnologies. Enfin, les droits de l'homme gênent les relations entre Etats, notamment celles qui impliquent la Chine populaire. Ils sont devenus subversifs.
Mon parcours en philosophie m'a permis de constater que le discours philosophique, comme les autres discours d'experts, constitue un enjeu parce qu'il peut être utile à certains intérêts et en contrarier d'autres. Au fil des années, il m'est apparu absolument essentiel de chercher à comprendre cela avec rigueur, pour mettre à distance du travail proprement philosophique (même lorsqu'il concerne la société ou la politique) les enjeux pragmatiques propres à certains segments de la population, en particulier dans les milieux dirigeants. Pierre Bourdieu, lors d'une visite dans notre université, nous avait dit qu'il jugeait utile aux philosophes de chercher à « objectiver » les conditions de la production de leur discours. J'interprète cela comme voulant dire à peu près : n'oubliez pas que vous pouvez être utilisés, que vous l'êtes certainement déjà ; sachez à quoi vous devez les compliments qu'on vous envoie… Il m'est arrivé d'avoir des échanges (parfois même un travail commun) avec des responsables politiques ou avec d'anciens responsables. Ainsi, Anne Fagot-Largeault m'avait fait participer aux Etats généraux de la santé. J'accomplis un travail commun avec Nicole Questiaux lorsque je fus invité à participer aux travaux de la commission « Progrès technique et modèle de société » au Comité consultatif national d'éthique pour les sciences biomédicales. J'eus aussi l'occasion de participer à une rencontre organisée par Jack Lang autour de l'enseignement de l'économie et des rapports de cette discipline avec les disciplines voisines. Je dois participer en janvier 2006 au séminaire du CERC placé sous la présidence de Jacques Delors.
J'apprécie beaucoup ces rencontres et je trouve heureux que les responsables français consultent régulièrement les milieux universitaires, mais je ne pense pas que la philosophie politique doive s'adresser prioritairement aux responsables politiques (à la manière des anciens « miroirs des princes »). Je n'éprouve aucune fascination personnelle pour le pouvoir, qui est pour moi un objet d'étude. Ce qui reste fascinant pour moi, c'est l'architecture des pouvoirs, non pas la détention du pouvoir par tel ou tel. Je suis intéressé par la contribution de la philosophie à la clarification des choix possibles, à la pleine compréhension des revendications, des conflits de valeurs et des désaccords qui existent dans la société. De plus, je tiens beaucoup à ce que mes contributions ne portent la marque d'aucune orientation idéologique identifiable dans les termes du débat public familier. Cela ne me demande pas d'effort particulier : la recherche d'une meilleure compréhension des choses est par nature distincte de l'engagement militant, même lorsque l'objet d'enquête est sociétal ou politique. J'utilise volontiers mes propres convictions comme révélateurs de conflits de valeurs intéressants et persistants, et comme source d'idées politiques, mais je ne crois pas écrire, en règle générale, pour promouvoir les causes que je crois justes. Au reste, je crois utiliser à peu près de la même manière, à titre de révélateurs de problèmes et d'aspirations, les convictions que je trouve en moi et celles qui me sont étrangères. Je m'intéresse aux convictions ; je ne cherche pas à les neutraliser.
Si les choses sont claires d'un point de vue personnel, elles sont indéniablement plus compliquées dans le travail collectif. Il existe plusieurs manières légitimes d'articuler recherche, analyse et convictions dans le champ des études politiques. Plusieurs manières personnelles de placer le curseur indiquant où finit la recherche, où commence l'engagement militant. J'eus plusieurs fois l'occasion de m'en apercevoir dans les débats au sein et autour de la revue Cités et dans les controverses passionnées qui agitent de loin en loin le microcosme des enseignants de philosophie (à propos de Martin Heidegger et de Carl Schmitt, par exemple, ou encore à propos de l'Islam et de la laïcité à la française). N'étant pas personnellement un fervent de la neutralité, je pense qu'il faut vivre avec ces débats, au lieu d'essayer d'y mettre fin. L'orientation partisane des textes que je lis ne me met pas mal à l'aise en général et ne m'empêche pas de trouver intérêt à ce que je lis, même si je tiens, en ce qui concerne mes propres travaux, à distinguer rigoureusement doctrine et théorie. La neutralité politique ne me paraît pas un idéal mobilisateur : au lecteur de trier ce qui l'intéresse et ce qui ne l'intéresse pas dans ce qu'il lit. On s'instruit d'ailleurs toujours, me semble-t-il, en considérant la manière dont les auteurs défendent leurs idées personnelles.
Le séminaire interuniversitaire de philosophie des sciences
Inscrit en doctorat de philosophie à l'Université de Paris-Nanterre (avant de terminer ma thèse à l'Université Paris-IV), sous la direction de Bertrand Saint-Sernin, je devenais par là même un participant régulier au séminaire de philosophie des sciences, que mon directeur de thèse animait avec Anne Fagot-Largeault. J'avais lu un peu plus tôt, avec passion, les Mathématiques de la décision de Bertrand Saint-Sernin Daniel Andler devant se joignit ultérieurement à cette équipe, dont les travaux sont assez fidèlement reflétés dans les volumes de Philosophie des sciences récemment parus. Je retrouvais là mon ami Nicolas Aumonier et je fis la connaissance de Paul-Antoine Miquel, d'Alain Leplège et d'autres jeunes philosophes avec qui je devais continuer ensuite à collaborer (je retrouvai certains membres du séminaire plus tard au sein de la Société française de philosophie).
L'atmosphère était ouverte et internationale ; nous avions le sentiment que si nous avions des choses à présenter, nous pouvions les présenter, et que toute cette machinerie interuniversitaire était destinée à nous permettre de progresser rapidement et d'aller aussi loin que possible dans nos travaux. La collaboration entre enseignants et entre établissements (les universités Panthéon-Sorbonne, Paris-Sorbonne, Paris-Nanterre et l'Ecole normale supérieure) autour de la préparation de diplômes universitaires préfigurait, comme la liaison visible entre enseignement et recherche, le système européen, à dominante universitaire, finalement rejoint par la France.
L'organisation très méthodique des séances, les synthèses minutieuses d'acquis et de problèmes, ainsi que l'ouverture très large aux sciences de la nature et aux sciences sociales, faisaient notre admiration. C'était aussi le lieu d'une confrontation systématique avec les enjeux sociétaux des sciences et des techniques, dans le prolongement des activités d'Anne Fagot-Largeault en éthique médicale et de celles de Bertrand Saint-Sernin dans le domaine des politiques de la recherche. Ce fut enfin un lieu de tensions largement non dites, mais intenses, autour d'enjeux éthiques. J'observai qu'elles ne compromettaient pas les rapports d'amitié ou de reconnaissance de disciple à maître (ce qui me suggérait, dès cette époque, quelques idées anti-consensualistes en matière politique).
Progressivement, la question des rapports entre l'anthropologie philosophique et les approches naturalistes (volontiers réductionnistes) avait pris de l'importance dans les travaux de ce séminaire. A l'occasion de réunions avec Nicolas Aumonier et Antoine Danchin dans un laboratoire de l'Institut Pasteur, je m'étais aperçu de la réalité des transferts de méthodes entre sciences de la nature et sciences humaines, surtout autour de la théorie de l'information et de la théorie des jeux. J'en avais déjà eu un aperçu en suivant l'enseignement d'André Orléan aux Hautes-études. Le tabou entourant la sociobiologie et ses errements de jeunesse était tombé depuis longtemps.
Mon intérêt pour le travail d'Allan Gibbard, la lecture de certains travaux de Gordon Tullock et de nombreux échanges avec des collègues de plusieurs disciplines devaient aussi éveiller en moi le sentiment d'une collaboration possible sans réductionnisme entre sciences de la vie et sciences de la nature. Si l'on admet que le rapport critique à des normes fait partie de la réalité anthropologique, il n'y a aucun inconvénient à mettre en communication, d'un domaine à l'autre, les concepts d'information, de coordination, de coopération et de répartition des rôles. Mes références occasionnelles à des recherches qui se situent à la croisée des sciences sociales et de la biologie proviennent plutôt de cet intérêt pour des méthodes partagées que d'une quelconque idéologie « naturaliste » - ou, pour employer le terme classique, matérialiste. Il me semble qu'il y a un aspect libérateur dans la prise de conscience des servitudes de l'organisation sociale telles qu'elles peuvent exister à la fois, et sous des formes voisines, dans les sociétés animales et dans les sociétés humaines. Enfin, certaines performances remarquables de certaines sociétés animales - en particulier, en ce qui concerne la limitation des conflits - peuvent être un objet de méditation. Toutefois, mes travaux personnels laissent peu de place à l'importation directe de méthodes issues de la biologie, parce qu'ils se concentrent sur des interactions politiques dans lesquelles la part de la délibération, de la discussion, du rapport réflexif aux normes est prédominante.
Je n'ai jamais eu d'attirance pour le projet - qui me paraît se profiler logiquement à l'horizon des approches naturalistes les plus cohérentes - consistant à chercher à remplacer une partie des études philosophiques (comprises dans le périmètre actuel de la philosophie) par des études relevant des sciences de la nature. Plus généralement, je n'ai jamais partagé ces rêves de dissolution des problèmes philosophiques qui, curieusement, sont surtout l'apanage des philosophes eux-mêmes (fascinés tour à tour par la biologie, les mathématiques ou la psychologie). S'il y a des problèmes à étudier en philosophie et s'ils peuvent servir de fil conducteur à une certaine forme d'investigation de la réalité, il ne me semble pas approprié de déserter ce terrain, qui est celui de certaines questions, de certaines recherches d'explications. J'ai sur ce point des vues très classiques, qui peuvent passer aujourd'hui pour conservatrices. Outre une certaine habitude de l'interdisciplinarité, le séminaire de philosophie des sciences me donna l'exemple d'une liaison forte entre enseignement et recherche. Mes travaux ont toujours été liés à l'enseignement - l'enseignement reçu, puis l'enseignement dispensé et aussi le dialogue avec les étudiants. Ainsi, mes Approches du concret (Ellipses, 1995, préface par J.-P. Séris) provenaient dans une large mesure de mes cours d'épistémologie en Deug lorsque j'étais jeune moniteur à l'université Paris-1 ; on y trouvait aussi la trace de questions d'épistémologie générale avec lesquelles je m'étais familiarisé dans mes premiers travaux sous la direction d'Yves Michaud et aussi dans le séminaire « Méthodologie de la science empirique » qu'animaient avec passion Philippe Mongin et Alain Boyer à l'Ecole normale supérieure, dans un esprit nettement poppérien.
Plus tard, les étudiants ont largement partagé ma curiosité pour le positivisme juridique et pour la théorie morale et politique fondamentale. Ils ont du faire face à mes prétentions systématiques en théorie politique, ainsi qu'à mes hésitations théoriques concernant la conceptualisation des droits et des pouvoirs. Ils ont partagé ou contesté mes interprétations de nombreux auteurs classiques et contemporains (notamment Hobbes et Kant chez les classiques, Kelsen, Hart et Rawls du côté des contemporains). Tout cela se reflète assez fidèlement, je crois, dans mes publications.
L'individualisme méthodologique et la théorie du choix rationnel
Ma thèse de doctorat (publiée ensuite aux PUF dans une version remaniée et plus brève - Choix Rationnel et vie publique, 1996) était très largement une enquête sur la norme de rationalité, saisie en particulier dans la transition de l'échelon individuel à l'échelon collectif. Reprendre la question de la rationalité pratique et ses prolongements politiques à la lumière de la théorie de la décision pouvait sembler ambitieux. A tout le moins, cela illustrait une posture franchement théorique en philosophie, aujourd'hui banale, mais qui avait tendance à passer au second plan dans les travaux de l'époque au profit de plusieurs autres tendances : l'enquête de type historique ou « archéologique », l'insertion directe dans les « débats de société » ou le « débat éthique », ou encore la « philosophie analytique » qui devait s'infléchir progressivement (dans le contexte français tout au moins) en « philosophie exacte », tournée vers les systèmes formels considérés pour eux-mêmes à la faveur d'une sorte de fusion entre philosophie et mathématiques. Pour ma part, je voulais reprendre l'analyse proprement philosophique de problèmes intéressant la pratique et l'organisation collective, au moyen de méthodes suffisamment complexes, et en réfléchissant sur ces méthodes.
La fin de ma période de doctorat, à l'Université Paris-IV, m'avait naturellement amené à fréquenter le milieu de l'individualisme méthodologique français, qui gravitait autour de Jean Baechler, François Chazel et Raymond Boudon. Je fis la connaissance de ce dernier lors de ma soutenance de thèse (qu'il présidait). Raymond Boudon était déjà très engagé dans la critique de la méthodologie du choix rationnel, dont il trouvait dans ma thèse une sorte de célébration. Je pense que mon intérêt spécifique pour des formes argumentées et calculées d'interaction politique et politico-économique me rend moins sensible que les sociologues (fussent-ils individualistes) aux questions d'opinion publique, de normes socio-culturelles et de conformité à des « valeurs » diffuses dans la société. Mais je voulus prendre au sérieux les réticences de Raymond Boudon, qui privilégie lui aussi jusqu'à un certain point une perspective critique et réflexive des agents sociaux eux-mêmes sur les normes sociales ou éthiques.
Je ne voulais pas prendre la tangente en immunisant d'emblée les approches en termes de choix rationnel contre toute critique, comme on le fait lorsqu'on veut les réduire à une approche formelle ou mathématique. Je devais donc revenir à une étude des raisons de l'action et des raisons dans le rapport critique aux normes, ce qui fut le thème dominant d'une large part de ma production dans les années qui suivirent. Ce type d'investigation devait croiser notamment les thèmes de recherche développés à l'Université de Franche-Comté, dans le laboratoire de recherches philosophiques sur les logiques de l'agir, autour de la rationalité, de la décision collective et de l'expertise.
Cette attention renouvelée aux raisons des acteurs de la décision dans des contextes sociaux prolongeait mes lectures, mais aussi de longues discussions avec Renaud Fillieule et Pierre Demeulenaere, qui étaient également doctorants à Paris-IV, au sein d'une nouvelle Ecole doctorale qui favorisait une collaboration effective entre philosophie et sciences sociales (concrétisée notamment par une impressionnante série de colloques associant les deux branches disciplinaires). Nous avions les uns et les autres le souci de ne pas nous laisser impressionner par les effets d'annonce des programmes théoriques ou par l'appareil de modélisation mobilisé dans certains secteurs de la recherche. J'étais toutefois, probablement, le plus impressionnable des trois, à cause de ma quête de structures décisionnelles invariantes, qui me rendait réceptif, en quelque sorte par principe, aux tentatives théoriques les plus abstraites.
Mes co-équipiers sociologues (avec qui je devais éditer en 1998, conjointement avec B. Saint-Sernin, le recueil Les Modèles de l'action aux PUF) avaient un point de vue plus critique que moi sur ce qu'ils percevaient comme la dérive formaliste de la méthodologie du choix rationnel et sur l'évolution des sciences économiques et d'une partie des sciences politiques et de la philosophie politique. Mais c'est seulement en lisant attentivement la thèse de doctorat de P. Demeulenaere (publiée ensuite aux PUF - Homo oeconomicus. Enquête sur la constitution d'un paradigme, 1996) que je pris véritablement la mesure des efforts à développer pour rapprocher les modèles généraux de la rationalité des raisons accessibles aux agents dans des contextes particuliers et évolutifs d'imbrication des intérêts, de conflits et de rapprochements entre les valeurs, d'inégalités de pouvoir.
La prise de connaissance des progrès importants obtenus dans les sciences sociales et l'analyse politique à partir de perspectives institutionnalistes, notamment dans les écoles allemandes et d'Europe du Nord, devait par la suite me rendre sensible l'intérêt d'un enrichissement du paradigme du choix rationnel par une attention fine au fonctionnement des interactions inscrites dans des contextes institutionnels. Mes échanges approfondis avec des chercheuses telles que Bénédicte Reynaud, Maria Bonnafous-Boucher et Laurence Brunet, ainsi que ma collaboration régulière avec Sandra Laugier, me suggéraient aussi que c'était dans le rapport critique et réflexif aux normes que se situaient les éléments critiques à rechercher pour fournir des explications satisfaisantes des rapports d'autorité, des conflits ou des modalités de coopération.
J'avais d'ailleurs depuis longtemps acquis la conviction que l'échelon des normes publiques ne devait pas être abordé simplement comme le lieu de concrétisation de valeurs morales et politiques ; il a son épaisseur propre, sa logique et même une certaine complexité stratégique à cause de l'élément calculé dans le rapport individuel et institutionnel aux règles. Dire que l'on trouve que quelque chose est juste, cela est très éloignéde tout jugement sur les manières de faire ou les manières de s'organiser, même si les deux problématiques doivent être mises en relation. Je m'en suis souvent renducompte en participant à des débats, ou même à de simples conversations, sur des sujets éthiques.
Economie normative et éthique sociale
Pendant plusieurs années, mon enseignement à Paris-1 s'est adossé aux discussions et aux thèmes de recherche qui traversaient le séminaire d'éthique sociale et d'économie normative qui, sous divers noms et dans plusieurs configurations successives, était la suite logique, pour plusieurs de ses anciens étudiants, du séminaire de Serge-Christophe Kolm à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Lieu de passage des plus grands noms de l'éthique sociale, de l'économie normative et de la théorie des choix collectifs, le séminaire accompagna la spécialisation dans ce domaine du département d'économie de l'Université de Cergy-Pontoise, où Philippe Mongin et moi avions eu l'initiative d'un éphémère Centre « économie et philosophie » qui, d'une certaine manière, s'inscrivait dans le courant d'idées qui devait mener plus tard en France à l'organisation du secteur de recherche et d'enseignement aujourd'hui connu sous le label de la « philosophie économique ». Serge-Christophe Kolm était évidemment la figure centrale de ce groupe, au sein duquel je côtoyais plusieurs économistes de grand talent.
Le séminaire, qui se tint successivement à l'Institut international de Paris-La Défense, à l'université Paris-Dauphine et à l'Université de Cergy-Pontoise, constitua pendant plusieurs années une sorte de contrepartie parisienne à l'important pôle de recherche de l'Université de Caen sur les choix collectifs (avec lequel des échanges réguliers existaient). Parmi les philosophes, Sandra Laugier, Bertrand Saint-Sernin et Jean-François Kervégan firent partie des orateurs.
A la différence de certains membres du groupe, je n'étais pas venu à ces questions à partir de préoccupations égalitaristes. De plus, il me semblait assez difficile de séparer les intuitions éthiques de l'étude des mécanismes de concrétisation institutionnelle - ce qui est pourtant la manière de faire habituelle en théorie des choix collectifs. Je m'intéresse à ce domaine d'étude surtout à cause de ce qu'il révèle sur la manière de faire coexister différentes conceptions dans le cadre de procédures s'imposant à un groupe ou une société. Tout n'est pas possible ; il y a des raisons tantôt logiques, tantôt liées aux contraintes de la vie en société, qui limitent le domaine de ce qu'il est possible de vouloir et de choisir démocratiquement. C'est cela qui m'intéressait et qui m'intéresse encore, bien davantage que le vieux rêve de l'articulation par une élite pensante de règles « éthiques » susceptibles de régir l'ensemble de la vie sociale et « concrétisables » ensuite par des mécanismes sociaux.
C'est ce qui explique aussi mon attention spécifique, dans plusieurs articles (tour à tour historiques et théoriques) au « principe de Pareto » de l'éthique sociale et de l'économie normative - un principe qui ramène justement l'évaluation collective au constat de l'accord des jugements, lorsqu'il intervient. Dès cette époque, j'inclinais fortement en faveur d'une approche pluraliste de l'évaluation sociale - une approche privilégiant l'étude des modalités de convergence éventuelle (ou de recoupement partiel) des points de vue, plutôt que l'identification du bon modèle de la société. J'appelais cela une approche « multilatérale » ; je n'hésite plus aujourd'hui à parler d'un relativisme de méthode, permettant de renforcer (pour les rendre plus crédibles, plus conformes à la nature des choses) les hypothèses pluralistes de la philosophie politique contemporaine.
Une collaboration se noua avec Nicolas Gravel, qui déboucha sur un article commun dans L'Année sociologique, visant à doter de fondements conséquentialistes certaines thèses répandues sur la spécificité de la rationalité axiologique, qui avaient déjà donné lieu à des tentatives de systématisation, en particulier dans les travaux de Raymond Boudon. Je pense que cet article, peut-être par notre faute, n'a pas toujours été parfaitement compris. En appliquant aux exemples privilégiés de conflit entre une « rationalité instrumentale » et une « rationalité axiologique » la logique d'universalisation des raisons dans des contextes de coopération problématique (une logique préalablement éprouvée dans des travaux de Bordignon, Bilodeau et N.Gravel lui-même), nous ne voulions pas sous-estimer en quoi que ce soit l'importance du problème du passager clandestin. Nous ne voulions pas dire sur le mode prédictif que des agents confrontés à des problèmes de sous-optimalité de leurs comportements « rationnels » conjoints allaient choisir spontanément un comportement « moral » conforme à l'intérêt commun.
Ce que nous cherchions à caractériser - et nous avions le sentiment d'y être parvenus dans des cas limités - c'était la manière dont des agents rationnels pouvaient utiliser les propriétés de symétrie et leur propre connaissance de la situation d'interaction pour identifier les comportements qu'ils pourraient vraiment vouloir, sous l'hypothèse d'une identité des raisons de l'action chez les uns et les autres (au point de vue près). Mais identifier ce qui est rationnel en un certain sens est une chose, s'engager à agir de cette manière en est une autre. Il nous semblait important de caractériser en termes suffisamment généraux ce type spécial de rationalité, qui systématise ce qui est à l'œuvre dans des raisonnements courants qui jouent en effet un rôle dans l'action (par exemple : « si chacun faisait… », « si personne ne faisait… », « se croit-il différent des autres, pour s'autoriser à agir ainsi ?… »). Nous cherchions dans cette direction quelque chose d'utile pour l'instruction civique.
Mes investigations parallèles avec Nicolas Gravel dans le champ de la théorie des droits - qui utilisaient les développements de la théorie des formes de jeu, développée notamment par Bezalel Peleg et par mon collègue mathématicien de Paris-1, Joseph Abdou - demeurèrent inachevées et nous eûmes le sentiment de ne pas parvenir - pour le moment au moins - à résorber l'écart subsistant entre les méthodes des économistes et les efforts argumentatifs de la philosophie politique à ce sujet. Je poursuivais de mon côté des recherches sur la logique des droits et des pouvoirs, notamment à partir du fameux « paradoxe libéral » de Sen, et en liaison avec une reprise (motivée par les besoins de mon enseignement) des analyses classiques d'Hohfeld et de son école.
Avec Nicolas Gravel, nous avions d'abord essayé sans succès de traduire dans les termes de la théorie des choix collectifs et dans la théorie des formes de jeu ma perspective initiale - celle d'une justification rationnelle axiologiquement neutre des droits individuels à partir de conditions de compatibilité et d'absence de déploiement arbitraire de la contrainte (telle que je l'avais exposée dans mes articles des années 1995-1997). J'avais cherché dans cette direction une voie d'argumentation plus convaincante que l'appel dogmatique à une sphère privée des individus. Mais au cours de cette collaboration, nous découvrîmes que, dans les termes de la théorie formelle de la décision, il y avait en fait une très grande symétrie entre des choses que l'argumentation politique distingue vigoureusement : l'action et l'empêchement de l'action d'autrui ; la jouissance de garanties quant au résultat de nos propres actions et la possession d'assurances concernant ce qui pourrait résulter de l'action des autres. Dès lors, il m'était difficile de prétendre inscrire dans une purement formelle ou fonctionnelle le type d'argument que j'avais d'abord avancé, qui reposait réellement sur une certaine catégorisation traditionnelle de l'action imputable à un agent, et susceptible de faire face à des empêchements causés par autrui.
Ces difficultés m'amenèrent par la suite à étudier de plus près la manière dont se construit, à la faveur de controverses et de conflits, la délimitation concrète des aspects de la vie sociale qui sont considérés à la fois comme le résultat d'actes imputables aux agents (et susceptibles de rencontrer des obstacles suscités par autrui) et comme l'objet possible d'assurances données par l'organisation politique. Mes travaux sur ces questions ne sont pas achevés et me conduiront sans doute à une nouvelle formulation de mes propositions initiales, qui avaient suscité tour à tour l'enthousiasme et le scepticisme.
Contrairement à ce que l'on semble parfois avoir cru, ces propositions n'étaient d'ailleurs pas destinées à amener la théorie des droits de l'homme avec l'étude technique de l'évitement des conflits au moyen de normes pacificatrices. J'avais pu donner cette impression, je pense, parce que je partais du constat que les normes règlent des conflits en séparant le domaine des intentions qui peuvent être suivies d'effet et celui des intentions qui doivent être frustrées. Mais c'était pour moi une manière de partir d'un constat : c'est ce que font les normes. Je ne prétendais pas qu'il y eût là une fonction ou une destination des normes. J'étudiais cette opération et j'observais ce que l'on pouvait tirer de certaines conditions a priori sur la manière d'encadrer le système des normes par des principes d'arrière-plan (typiquement, des principes moraux ou politiques). Je retrouvai par mes propres moyens ce qui m'avait au demeurant semblé important de longue date : le principe universel du droit de Kant, et la logique kantienne de la dissymétrie entre le fait de consacrer une faculté d'action et le fait de réprimer un empêchement à l'action. Mais le fait troublant demeure la difficulté de donner corps aux arguments formulés en termes d'intentions ou de maximes d'action dans le contexte des analyses formelles actuelles des droits et des pouvoirs.
Mes travaux avec Alain Leplège - philosophe et médecin - sur l'efficacité et la qualité de vie reflétaient aussi le souci de l'usage des méthodes d'analyse décisionnelles et normatives pour aborder des questions d'éthique sociale. J'ai retrouvé plus tard certains de mes co-équipiers du séminaire d'éthique sociale dans le cadre du programme de philosophie économique de l'Université d'Aix-Marseille et au bureau de la Revue de philosophie économique. Le comité de rédaction de Theory and Decision m'a également donné l'occasion de collaborer avec les économistes, de même que le Cercle d'épistémologie économique de Paris-1 et nos rencontres entre philosophes et économistes lors de la conception des nouveaux « masters » s'inscrivant dans la rénovation européenne de l'enseignement supérieur.
Règles, normes, organisation et rationalité
Au cours de mes travaux à l'Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST - Université Paris-1 et Cnrs, plus tard également rattaché à l'Ecole normale supérieure) sur les règles et les organisations avec Sandra Laugier et Otto Pfersmann en particulier (et la participation régulière de nombreux collègues des universités françaises ou étrangères et d'autres institutions), le travail prit assez vite la forme d'un effort organisé d'une recherche « lourde » de type cumulatif, internationale, orientée vers les réalisations collectives. Antérieurement, l'intérêt de plusieurs membres de l'équipe pour la théorie de la décision (qui avait une histoire en ces lieux) et le séminaire « Le mental et le social » coordonné par Christiane Chauviré et Sandra Laugier avaient donné une impulsion à la philosophie des sciences sociales dans ce contexte. Etant devenu enseignant-chercheur en philosophie politique, je tenais par ailleurs à ne pas me désintéresser d'une réflexion critique sur les méthodes d'analyse. Sous l'influence d'auteurs tels que James Buchanan, James Coleman et Raymond Boudon, je ne voyais pas de raison de séparer par principe (i.e. abstraction faite des besoins propres à différents programmes de recherche) les méthodes des sciences sociales et celles de la théorie politique (je suis d'ailleurs largement resté fidèle à ce point de vue). De plus, l'invitation à l'Université Paris-I de conférenciers ou professeurs invités tels que Jürgen Habermas, Jules Coleman, Hans-Jorg Sandkühler, Michael Sandel et Thomas Scanlon était un puissant stimulant du mouvement des idées autour de la théorie des normes.
De nombreux projets apparaissaient et disparaissaient ; certains prenaient figure dans nos travaux respectifs. Le projet « Dynamique des normes et rapport aux institutions », retenu au titre de la politique scientifique de l'Université Paris-1, illustra cette dynamique collective, orientée vers la construction de schèmes explicatifs ou descriptifs systématiques, dans le souci de l'identification des méthodes adaptées à un champ de recherche spécifique. La collaboration maintenue avec de nombreux sociologues et économistes ainsi que les apports de la philosophie wittgensteinienne donnaient à nos rencontres une vitalité particulière. Le projet franco-canadien sur la rationalité, dont je m'occupais avec Jacques Dubucs, et auquel prit part également le philosophe américain John Vickers, permit par ailleurs de resserrer les liens entre les approches logiques, décisionnelles et probabilistes de la rationalité. L'apport de nos collègues d'Outre-Atlantique fut déterminant surtout autour des thèmes de philosophie générale ; sur le vieux continent, il me semble que la plupart des contributions tiraient leur intérêt du dialogue entre philosophie et sciences sociales autour de questions de modélisation et de méthode.
Le mot d'ordre de la réorientation des travaux de l'IHPST vers l'étude directe des objets scientifiques, saisis au niveau des principes et des questions de méthode, avait eu un effet d'entraînement sur nos travaux. Cela avait certainement brouillé, pendant un certain temps au moins, la distinction entre science et philosophie et conduisait à pratiquer la philosophie des sciences d'une manière essentiellement « interne », dans le but d'être directement utile au progrès des sciences spécialisées. Comme nous avions choisi comme objets d'étude les règles et les organisations, cela nous conduisit - fort logiquement - dans le voisinage de l'étude directe de ces objets telle qu'elle est pratiquée en philosophie politique ou en philosophie sociale.
L'apport le plus important de cette période est certainement, pour moi, l'habitude prise d'une collaboration régulière et substantielle entre philosophes et checheurs des sciences sociales autour d'enjeux réellement partagés et tolérant une diversité d'approches. Cela nous permit de réaliser plus profondément que par le passé l'imbrication des apports de la philosophie et des sciences sociales dans les domaines de l'ontologie sociale et de l'étude des processus sociaux, économiques ou politiques. La dernière phase de mon travail à l'IHPST en tant que responsable du pôle de philosophie des sciences sociales (je suis désormais membre associé de l'équipe) se superposait à l'implication dans le programme européen Applied Global Justice (dirigé par Jean-Christophe Merle), dans lequel prit véritablement forme, me semble-t-il, une communauté de recherche en philosophie politique à l'échelle européenne.
Un rapprochement avec la pensée sociale critique
En tant qu'individu, je suis vivement ému par la pauvreté évitable, par les situations de famine et l'absence de soins aux enfants et aux malades dans certains pays, par la condition des personnes privées de domicile, et par d'autres aspects dramatiques de l'existence. Pour autant, je ne peux pas me présenter comme un critique de longue date de la société capitaliste, même si l'inaptitude de nos mécanismes institutionnels (nationaux et internationaux) à gérer ce type de problème saute aux yeux. Je n'ai jamais éprouvé devant la « société de consommation » l'espèce de fatigue mêlée de réprobation que l'on rencontre souvent dans les milieux contestataires. J'ai tendance à rechercher dans les faiblesses de l'organisation politique et politico-économique, plutôt que dans l'économie de marché en tant que telle, la racine de nos plus grands maux. Je dois confesser que mon attitude typique est plutôt une admiration très réelle pour les mécanismes institutionnels et économiques complexes qui ont permis un développement économique remarquable et une prospérité largement partagée dans nos démocraties occidentales depuis la période d'après-guerre.
Pourtant, à mesure que je voyais se durcir un discours néolibéral manifestement dirigé contre de nombreux droits sociaux et contre les formes élémentaires de l'égalité des chances, je me suis incontestablement rapproché des voix critiques qui se font aujourd'hui entendre. N'étant pas hostile par principe à l'économie de marché, mon cheminement personnel vers une pensée critique a essentiellement pris la forme d'une réaffirmation des droits de la pluralité démocratique face aux discours officiels qui se prévalent du soutien souvent fort ambigu de l' »éthique » ou de la « théorie économique », ou encore (aujourd'hui comme hier) du « progrès ». Mes longues discussions avec Cyrille Michon et Jocelyn Benoist et les écrits de ce dernier sur la politique, comme aussi les travaux de Sandra Laugier sur la logique sociale et politique de la revendication et ceux de Christian Arnsperger, avaient fait évoluer mon point de vue sur la critique sociale, dans le sens d'une appréciation plus positive. J'en vins à considérer comme tout à fait naturel que nos sociétés soient le lieu de coexistence de points de vue mutuellement incompatibles et qui n'ont pas vocation à se fondre dans un consensus « éthique » décrété par les instances dirigeantes de la société ou dans les salons philosophiques. Face au réquisit rawlsien de rassemblement de la société autour d'une conception partagée de la justice, et devant l'évidence de la coexistence prolongée de conceptions antithétiques de la justice, j'en vins à formuler en mon for intérieur, à propos de nos sociétés pluralistes, quelque chose comme un : « Et pourtant, elles sont stables… ». Parallèlement, je reconsidérais avec un intérêt renouvelé les thèses de certains auteurs de la tradition marxiste au sujet de l'idéologie et de l'appareil d'Etat, alors même que le « marxisme analytique », qui évoluait en direction d'une théorie normative du mérite, en laquelle je ne croyais pas (j'avais été convaincu par la critique du mérite développée par Rawls) m'intéressait finalement assez peu.
Mon indignation au spectacle de la « bioéthique » et mes doutes grandissants sur le sérieux des constructions intellectuelles inspirées par le néolibéralisme furent les sources d'une sympathie nouvelle, vers la fin des années 1990, pour les formes critiques d'examen du discours idéologique et du comportement stratégique des institutions d'Etat. Par ailleurs, mes travaux sur le positivisme juridique (sur Kelsen, Hart et Eisenmann en particulier) m'avaient fait comprendre l'intérêt d'un relativisme de méthode dans l'examen des rapports entre normes publiques et convictions éthiques. En bref, à partir de plusieurs séries de raisons, j'étais mal disposé à l'endroit des approches « consensualistes » dominantes.
Je devais développer cette piste dans des conférences, à Varsovie et à Graz notamment, et aussi, dans une collaboration avec Christian Arnsperger, visant à réévaluer les chances du « compromis » en théorie politique, situé à égale distance du consensus éthique et du simple modus vivendi. Christian Arnsperger s'était lui-même rapproché de cette zone d'investigation à partir d'une relecture des maîtres de l'école de Francfort et d'une réflexion sur la coexistence de groupes animés de convictions éthiques irréductiblement distinctes au sein des sociétés libérales. Après la publication de notre article conjoint dans Social Science Information, nous avons acquis une meilleure perception des liens existant entre notre approche et celle d'autres auteurs, en particulier Bernard Dauenhauer et Richard Bellamy dans la sphère anglophone. Ce travail sur le compromis devait orienter mes travaux vers une prise en compte plus explicite de l'évolution des interprétations de normes et des rapports d'autorité dans la vie publique.
Les projets collectifs dans le cadre de NoSoPhi
Mes travaux se concentrent sur l'étude des normes et des institutions, dans le contexte de l'équipe NoSoPhi de la Sorbonne (Paris-1), en liaison avec des institutions françaises et étrangères. Notre programme collectif « Delicom », lancé sous les auspices de la nouvelle Agence nationale de la recherche, concerne la manière dont se délimite concrètement le pouvoir légitime des institutions politiques dans des processus d'interaction et de communication entre les institutions. Des processus qui, pensons-nous, sont à la fois stratégiques et argumentatifs, et doivent être étudiés (aussi bien philosophiquement qu'empiriquement) en tenant compte simultanément de ces deux aspects et de leur imbrication. Les institutions communiquent entre elles, selon des modalités complexes qui engagent aussi le pouvoir effectif des institutions elles-mêmes - ce que nous étudions dans le prolongement de quelques aperçus remarquables d'études théoriques et empiriques antérieures à nos travaux.
Par ailleurs, la collaboration avec l'université de Strasbourg autour de la philosophie du libéralisme confirme l'intérêt d'une collaboration entre philosophes et économistes autour de la question des droits et des libertés. Nous reprenons aussi dans ce contexte le projet, conçu jadis à l'IHPST en liaison avec Caroline Guibet-Lafaye et Antoinette Baujard, d'un répertoire analytique des normes d'éthique sociale devant offrir une clarification des repères éthiques disponibles dans différents champs d'interaction, et susceptibles d'être mobilisés pour orienter de telle ou telle façon l'organisation collective. Nous développons tout d'abord ce type d'approche dans le champ de l'analyse des droits, pouvoirs et libertés - autrement dit, autour des notions que nous trouvons par ailleurs mobilisées, avec un rôle structurant, dans des interactions politiques ou sociales que nous étudions et dont nous cherchons à nous instruire pour mieux comprendre ce qu'est en réalité la délimitation des pouvoirs et des droits.
11:50 Publié dans La vie des idées | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.