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15/11/2009

In memoriam

IN MEMORIAM

Le dernier des Mohicans. À propos de Claude Lévi-Strauss : un étrange maître

Claude Karnoouh

Novembre 2009

 

La disparition dans la nuit du samedi 31 octobre au 1er novembre de Claude Lévi-Strauss, retentit pour moi comme la fin d’une époque. Avec le philosophe-sociologue Henri Lefebvre et le philosophe Gérard Granel, il compose le triptyque des maîtres de mon apprentissage des humanités. Ces deux derniers disparus depuis longtemps, Claude Lévi-Strauss qui fut chronologiquement le second, représentait aujourd’hui le dernier nom d’une généalogie d’anthropologues, héritiers directs des fondateurs les plus glorieux de cette discipline qui, en sa définition théorique et pratique inaugurale, n’existe plus, parce qu’en l’espace de trois-quarts de siècle les derniers sauvages ont totalement disparu de la surface de la terre, la plupart s’étant transformés en lumpen de bidonville ou marionnettes exotiques pour touristes ignares en goguette… Devenue soit une sociologie d’une grande médiocrité, soit lorsqu’il s’agit des syncrétismes postmodernes les anthropologues, dans leur écrasante majorité, repoussent l’essence de la dynamique de la modernité techno-économique, ce que la vulgate médiatico-universitaire nomme la globalisation, aussi vieille que la conquête de l’Amérique, qui a totalement intégré, d’une manière ou d’une autre, l’ensemble des sociétés humaines non occidentales dans le « village global » occidental. Que ce soit sous forme d’élites mimétiques et très occidentalisées dans l’efficacité programmatique de la techno-économie (Japon, Chine, Inde, Brésil, Iran), d’élites compradores, simples concierges locaux du capital impérialiste ou, enfin, que ce soit, plus spectaculairement sinistre, les dizaines de millions d’hommes miséreux qui occupent les bidonvilles tentaculaires aux marges de villes tout aussi tentaculaires : tous appartiennent à la modernité tardive distribuée à ses deux pôles qui en constituent l’essence : le pôle de la misère, de l’extrême pauvreté, le pôle de la richesse, de l’extrême richesse ; bidonvilles de Bombay versus les quartiers protégés de la Californie, de la Floride, ou cet obscène Disneyland du super-capitalisme tardif, situé dans ce « nowhere » nommé Dubaï, avec ses grattes ciel monstrueux, ses centres commerciaux gigantesques voués à l’or et aux gadgets, ses îles artificielles pour milliardaires côté face, et, côté pile, sa main-d’œuvre étrangère quasi esclave venue d’Asie (Inde, Philippines, Indonésie) !1

Une fois passées les louanges insensées, les dithyrambes ignorants, les rodomontades médiatiques, les interviews et les biographies de scribouillards serviles où cet anthropologue, certes fort important dans l’histoire de la discipline, est présenté comme l’un des plus grands esprits du XXe siècle (Le Monde du 5 novembre 2009 titre : « Un géant de la pensée », mais alors quid de Bergson, Wittgenstein, Freud, Walter Benjamin, Martin Heidegger, Adorno, voire même de Sartre ou de Derrida ! Ce ne sont plus des géants, mais des demi-dieux, voire pour deux ou trois d’entre eux des dieux !). Une fois donc passé l’ouragan de l’enflure grotesque, on peut essayer de tirer rapidement un premier bilan d’une très longue vie consacrée à l’interprétation de la pensée et des pratiques sociales et cultuelles des peuples sauvages, essentiellement des Amérindiens et des Australiens d’une part, et, de l’autre, à méditer sur le devenir de l’espèce humaine en général.

Ce que l’on doit d’abord mettre en exergue, c’est le côté toujours modéré de Claude Lévi-Strauss. Dans les faits, il a fait fort peu de terrain, moins de trois mois en plusieurs séjours2, mais orienté par une bonne intuition et habité d’une empathie certaine à l’égard des sauvages, Nambikwara et autre Bororo, il put saisir certaines choses importantes de leur organisation sociale. De plus, doué d’un excellent talent narratif, d’une grande élégance d’écriture et du sens de la formule, il sut, au bon moment, populariser une posture en partie nouvelle à l’égard des sauvages. « Je hais les voyages et les explorateurs », ainsi commençait, par un oxymore, Tristes tropiques, son ouvrage de vulgarisation qui lui a assuré un large succès, très au-delà des cercles savants de la discipline, le faisant reconnaître auprès d’un vaste public a priori peu intéressé aux problématiques de l’anthropologie… Toutefois, n’étant pas en cette matière un amateur, lorsque je me remémore son œuvre en sa totalité, il me semble que son chef œuvre demeure Les Structures élémentaires de la parenté (sa thèse publiée en 1949, PUF, Paris), auquel il convient d’ajouter deux petits ouvrages essentiels, Le Totémisme aujourd’hui (Paris, PUF, 1962) d’une part, et La Geste d’Asdiwall (École Pratique des Hautes Études, Section des Sciences religieuses, Annuaire, Paris, 1958) de l’autre, ce dernier petit opuscule exposant et interprétant un mythe des Indiens du Nord-Ouest des États-Unis dans le cadre d’une analyse structuralo-phénoménologique qui malheureusement sera étendue, comparée et généralisée à l’ensemble du continent américain dans quatre lourds volumes, sans une connaissance directe des langues très différentes parlées par des dizaines de peuples. Or pendant les années où il dirigeait, parallèlement à son cours magistral du Collège de France, son séminaire dans le cadre du Laboratoire d’Anthropologie sociale qu’il avait créé, Claude Lévi-Strauss ne cessait d’inviter ses auditeurs, de jeunes universitaires et jeunes chercheurs, à faire de longs séjours de terrain en y apprenant la ou les langues parlées par les indigènes, seule approche empathique d’une culture… Il y avait là une contradiction jamais soulevée ni traitée par le maître…

Il y a toujours eu chez cet esprit élevé dans le champ d’une vaste culture classique, la personnalité d’une sorte de Rousseau modéré par un positivisme néokantien aporétique en ce que d’un côté, dans le regard et l’approche sentimentale, Lévi-Strauss manifestait une indéniable sympathie pour ces hommes étranges en voie d’extinction, tandis que du côté de l’intellect, il faisait passer la « pensée sauvage » à la moulinette des catégories a priori de la logique binaire propre à la cybernétique, lesquelles ont fort peu à voir avec la vie de l’esprit de cette pensée, avec ses ambiguïtés, ses paradoxes, ses polysémies, ses contradictions, ses niveaux et ses jeux de langue. Méthode et théorie incapables de mettre en évidence, en raison de la réduction à un jeu formel, l’innovation inouïe que représente la modernité dans l’histoire de l’humanité, quel que soit le nom qu’on lui donne, métaphysique du Capital ou métaphysique de la Technique. Ce qui se dégageait de cette posture n’était, au bout du compte, qu’une version, certes « soft », d’un universalisme sans Dieu, sans Divine providence ni Raison dans l’histoire, encore moins de dialectique, une sorte de monstre froid éradicateur des différences ontologiques au profit d’une combinatoire de facteurs identiques. De fait, nous avions affaire à l’une des résurgences du fond de la pensée de l’Occident : d’un côté, l’un des aspects caractéristiques de la soumission à une sorte d’ordre transcendant de la loi, ici de la loi des combinatoires (aspect profondément kantien de sa pensée), de l’autre une version du nihilisme généralisé propre à la modernité inscrit au cœur même de la prétendue scientificité des humanités.

Penseur paradoxal donc, car pendant longtemps il défendit bec et ongles la scientificité des sciences humaines, allant jusqu’à susciter des recherches afin d’élaborer les modèles mathématiques des structures de parenté telles qu’il les avait représentées, refusant avec dédain, comme son prédécesseur Émile Durkheim, les « creux bavardages » de la philosophie sur les essences, en particulier les approches de la phénoménologie, il surprit son monde un jour tardif de sa longue carrière quand le 8 octobre 1991, dans une interview donnée au journal Le Monde, il énonça cette profession de foi : « Les < sciences humaines > ne sont des sciences que par une flatteuse imposture. Elles se heurtent à une limite infranchissable, car les réalités qu’elles aspirent à connaître sont du même ordre de complexité que les moyens intellectuels qu’elles mettent en œuvre. » En d’autres mots, les objets de l’anthropologie sont des hommes doués d’une langue qui énonce, comme celle de celui qui les interroge, des abstractions. Ainsi Lévi-Strauss, sans le dire explicitement, en terminait tardivement avec la pensée sauvage comme « bricolage » (cf. Anthropologie structurale I). En effet, si les moyens d’énonciation de l’observateur et du sujet observé ressortent d’une même catégorie de la communication, la langue dans ses diversités grammaticales et ses multiples sens concrets et abstraits, ce sont donc deux conceptions du monde qui se font face, et souvent sans se comprendre, aussi la célèbre affirmation quant au bricolage qui serait la marque de la pensée sauvage doit-elle s’effacer, car, selon la proposition tardive du maître, les moyens intellectuels étant les mêmes chez l’observateur et l’observé (qualité ontologique de la langue-pensée), le bricolage est présent aussi bien chez l’un que chez l’autre. A cette unité ontologique des langues, il convient d’ajouter la différence ontique propre au rapport entre de deux langues, à savoir que la langue de l’observé est prise dans l’incertitude des approximations « domestiques » de celui qui l’observe (celle avec laquelle s’élabore le discours anthropologique) comme l’avait si justement remarqué et souligné Derrida. Dès lors que l’on tient compte en premier lieu de la capacité de conceptualisation de la langue de l’autre, la compréhension en devient de plus en plus énigmatique, de plus en plus cryptique, de plus en plus limitée à ce que nous pouvons formuler d’une pensée qui ne nous pense point, nous Occidentaux, et pour laquelle nous n’avons souvent pas de syntagmes nominaux et verbaux ou de foncteurs logiques équivalents. Donc, à 82 ans, Lévi-Strauss énonçait, un peu à l’emporte pièce, quelque chose que l’on savait depuis belle lurette, depuis les critiques de Nietzsche proférées contre les interprétations des présocratiques avec les moyens de la raison logique de la philosophie postplatonicienne, puis, cinquante ans plus tard, avec les critiques formulées par le second Heidegger sous le nom de « critique de la philosophie des valeurs », avec, à la même époque, les remarques subtiles de Werner Sombart promoteur en sociologie d’une empathie interne (Verstehen) entre sujet et objet, plutôt qu’une compréhension (Begreifen), enfin avec les insolentes et stimulantes remarques de Wittgenstein sur Le Rameau d’Or de Frazer. La prétendue scientificité des humanités ou des sciences de l’esprit n’a jamais été autre chose qu’un mauvais décalque des sciences de la nature. Jamais les humanités n’eussent dû quitter le terrain de l’herméneutique, domaine de l’interprétation qui commence dès l’observation et la détermination de l’objet, en bref, les laisser à ce rapport unique d’interrogations inquiètes (Sorge) que les hommes en leurs multiples voies et manières singulières entretiennent avec eux-mêmes, les autres et le monde qu’ils créent. Renvoyées à l’anthropologie, ces interrogations présentent en de multiples guises ce qui ferait de l’être-là de l’homme (Das Dasein) un événement unique dans le monde animal, sans que jamais il soit possible d’assigner une universalité à ce que nous pouvons entendre des interrogations des sauvages, sauf à les modeler sur les Weltanschauungen de notre Occident conquérant. Occident qui a déployé la conquête du monde sous l’égide d’une onto-théologie inaugurale (la philosophie grecque de Platon et d’Aristote) et ses incarnations successives : le tour chrétien (catholique et réformé), le tour des Lumières (la Raison transcendante), le premier tour économique (la première et la seconde colonisation), le second tour économique (la décolonisation pour une mise en dépendance de tous les dominés grâce à la dette) et, enfin, le tour politique (l’imposition de nos modes de pensée politique et de nos institutions comme le meilleur des mondes possibles, alors que les Sauvages, si j’en crois les meilleurs voyageurs, s’intéressaient essentiellement à cultiver leur jardin ou à guerroyer entre eux). Si la non-scientificité des sciences humaines est l’état indépassable des énoncés anthropologiques, alors ce sont des rayons entiers de bibliothèques, des centaines de kilogrammes d’ouvrages qu’il convient de jeter aux poubelles de l’histoire… Il semble que, selon son habitude de modération, le vieux maître n’ait pas osé aller plus avant dans la mise en cause de la « flatteuse imposture scientifique »… et cette attitude prudente fut toujours sa manière d’être tant dans le monde académique que dans la cité…

Certes, directeur d’études à ce qui se nommait alors la VIe section de l’EPHE, devenue plus tard l’EHESS, il n’a jamais été professeur à la Sorbonne lorsque ce titre avait encore une haute valeur symbolique… Ces travaux d’alors, ses recherches sur la structure sociale des Indiens Bororo et sur les éléments primaires de la parenté, manifestaient quelque chose de sulfureux pour le frileux establishment sorbonnard de l’époque, quoiqu’il fût pendant la guerre, le secrétaire de l’EPHE libre réfugiée à New York… Cependant, en le cantonnant à l’EPHE, puis en le faisant élire professeur au Collège de France en 1959, l’establishment se protégeait de son enseignement novateur tout en laissant manifester l’originalité de sa pensée (l’analyse structurale des faits de parenté et des faits sociaux des sauvages plus généralement) et en le maintenant éloigné des cursus des étudiants. Chacun y trouvait son compte, car son travail novateur ou paraissant tel était hautement valorisé par son poste dans l’Institution d’enseignement la plus prestigieuse de France fondée par François Ier en 1530 (à l’époque le Collège Royal), et cependant déliée de la délivrance de tout diplôme.

En dépit de ce début de carrière intellectuellement brillante parce qu’il allait y produire son chef œuvre publié en 1949 (et de manière surprenante non repris dans la collection de la Pléiade) et institutionnellement remarquable (en dépit de la Sorbonne), le professeur Lévi-Strauss se montra toujours d’une circonspection attentive à ne jamais s’opposer au courant général dans ses prises de positions sur les événements politiques majeurs de ce bas monde. Ainsi on ne lui connaît aucune protestation lors de la guerre française au Vietnam, ni au cours de la guerre d’Algérie bien plus proche et sensible pour l’ensemble du peuple français, ni enfin lors de la guerre étasunienne au Vietnam avec les moyens chimiques redoutables qu’elle mit en œuvre (napalm, défoliant ou Yellow rain dont les séquelles se font sentir encore aujourd’hui). Certes, Lévi-Strauss protesta contre le traitement destructeur des Indiens d’Amazonie dû à l’impéritie économique des autorités brésiliennes au cours des années 1960-1980, mais cela n’engageait ni le citoyen français, ni le professeur se rendant fréquemment aux États-Unis, car les Indiens étaient depuis fort longtemps des peuples sans pouvoir réduits à vivre dans des réserves : il s’agissait là d’une philanthropie sans danger aucun. À la même époque, un jeune anthropologue américain qui devait réaliser une brillantissime carrière institutionnelle, Marshall Shalins, s’était rendu à Hanoï, au Nord Vietnam, écrasé sous les bombes étasuniennes, ce qui à son retour lui valut la confiscation de son passeport et sa mise à l’index par les autorités étasuniennes jusqu’à la fin du conflit. Bref, Claude Lévi-Strauss s’est toujours gardé de tout excès d’engagement pour la défense des causes morales qui occupent souvent les intellectuels bien intentionnés (pas ceux qui pratiquent la morale à géométrie variable), avec certes les risques de se tromper, et parfois lourdement (errare humanum est !), voire même de se brûler, mais en s’ouvrant la possibilité de demeurer dans l’histoire comme témoin lucide et prémonitoire… C’est la différence fondamentale avec celui qui était son alter ego concurrentiel sur la scène publique française pendant les années 1950-1975, Jean-Paul Sartre, qu’il commença à fustiger dès lors que l’étoile de l’existentialisme commença à pâlir au profit de celle du structuralisme. C’est en raison de cette attitude mesurée et respectueuse des institutions, de cette discrétion toujours courtoise et distante, qu’il fut le premier et le seul anthropologue élu à l’Académie française. Or, là aussi, je ne crois pas que son élection comme membre de cette institution très mondaine (comme celle de Dumézil pour laquelle il mit en jeu son aura intellectuelle et son poids institutionnel) augmentât son grand prestige international ni ne diminuât les controverses tenues sur ses interprétations théoriques.

La gloire intellectuelle de Claude Lévi-Strauss est due à la mise en œuvre d’une méthode et de ses résultats théoriques que les ignorants et les flatteurs ont présentés plus ou moins comme sa propre invention : le structuralisme, un système ou des systèmes de combinatoires de catégories paradigmatiques binaires (nature et culture, le cru et le cuit, endogamie et exogamie, exemples fondateurs) ou ternaires (le triangle de la parenté fort bien explicité dans l’Anthropologie structurale I). Or ce que les spécialistes savent, c’est qu’elle a pour source les travaux linguistiques de Baudouin de Courtenay, Ferdinand de Saussure, ceux des formalistes russes, Troubetzkoy et Jakobson, et pour ce dernier l’influence directe qu’il exerça sur L-S fut déterminante dans son exil new-yorkais, entre 1940 et 1944, à la New School où tous deux enseignaient. Certes, l’originalité de Lévi-Strauss c’est d’avoir étendu l’axiomatique et la méthode structurale aux domaines de la parenté d’abord, de la mythologie ensuite. L’ensemble s’articulait, selon son postulat général et universel, valable pour toutes les sociétés humaines, autour de l’opposition nature/culture envisagée comme le fond ontologique de toute relation de parenté dans toute culture sous l’enjeu de l’inceste/non-inceste et de structure narrative mythologique. En déployant le général ou l’universel après une analyse de la parenté australienne, considérée comme le cœur des structures élémentaires de la parenté tant pour ce qui concerne l’alliance symétrique que pour l’alliance asymétrique, L-S ouvrait là la théorie à une interprétation générale et globale du devenir des sociétés humaines selon le modèle de la théorie des jeux qu’il consigna dans Race et histoire. Et c’est cette interprétation qui fit problème et engendra de violents débats avec tous les philosophes et les sociologues marxisants d’un côté, Gurvitch et Lefebvre, et, de l’autre, avec les phénoménologues philosophes ou anthropologues, Sartre, Levinas, Derrida, Guidieri. En effet, selon L-S, l’évolution tenait en quelque sorte au fait que telle société possédait de bonnes cartes et d’autres de mauvaises (comment et pourquoi ? Cela il ne le dit pas !) et que les unes les battaient d’une manière, les autres d’une autre manière et qu’ensuite certaines s’en tiraient mieux que d’autres. C’en était fini de toute dimension historique de la culture, de toute problématique liée à la lutte de classe, au fait que certaines avaient été colonisées et d’autres les colonisateurs, et donc à l’intégration des combats pour l’indépendance nationale. Le monde représenté par le structuralisme, sur le modèle de l’analyse linguistique structurale était donc un monde non pas anti-historique, mais ahistorique, car la linguistique structurale étant synchronique, elle ne s’intéresse pas à la philologie, ni au sens, ni à l’évolution contrastée des sens. Et Derrida, à coup sûr l’un des meilleurs critiques français du structuralisme, remarqua très tôt que : « […] le relief et dessin des structures apparaissent mieux quand le contenu, qui est l’énergie vivante, est neutralisé. »3

En linguistique, c’est pendant la Première Guerre mondiale en Russie lors de la fondation du Cercle linguistique moscovite, puis, après la Révolution, durant l’exil tchécoslovaque, avec l’École de Prague, que le structuralisme (parfois pour confirmer les buts civilisationnels de la théorie eurasiatique4 à laquelle adhéra Jakobson jusqu’à son émigration aux États-Unis) commencerait à devenir une approche essentielle de la langue comme fait social. Mais les linguistes de Prague étaient aussi accompagnés dans leur exil d’un autre émigré, un ethnographe, Piotr Bogatyrev qui publia à Bratislava l’article fondateur de la méthode : « Prispevek k strukturálni etnografii » (Pour une ethnographie structurale), in Slovenská miscellanea, Bratislava, 1931, suivi quatre ans plus tard par « Funkcno-strukturálna metoda a iné metody etnografie a folklorisiky », (Méthodes fonctionnelles, structurelles et autres en ethnographie et folklore), in Slovenske pohl’ady 51, 1935.5 Quant aux prédécesseurs de l’analyse structurale des alliances élémentaires asymétriques, de manière fort étrange, Lévi-Strauss, et c’est quelque peu gênant, fait un quasi-silence sur l’École de Leyde, De Josseling de Jong, van Ossenbruggen, et le plus important, van Wouden (Sociale structuurtypen in de Groote Oost, Ginsberg, Leyde, 1935. Traduit en anglais par Rodney Needham, Types of Social Structure in Eastern Indonesia, Nijhoff, La Haye, 1967).6 Quoiqu’ils puissent apparaître peut-être oiseux pour certains, ces détails ne sont pas, loin s’en faut, insignifiants, à tout le moins pour celui qui, comme moi, a enseigné l’histoire de la pensée anthropologique en France, et surtout à Cluj pendant 12 ans. En effet, ces détails rendent compte de la place relative de l’innovation lévistraussienne dans le champ des analyses anthropologiques de la parenté. Comme il est aussi véridique que pendant les années 1950-1980, la controverse sur les problèmes du sens entre Claude Lévi-Strauss et les anthropologues britanniques était plus que vive, au point que le maître finit par refuser de répondre aux remarques critiques de Leach et surtout à celles de Needham qui était pourtant son traducteur en anglais et un éminent spécialiste des problèmes de parenté et de croyance. À Paris, au séminaire du maître, la rupture fut définitivement consommée lors de la publication de l’ouvrage de Needham, Belief, Language and Experience (Basil Blackwell, Oxford, Angleterre, 1972), ouvrage dans lequel l’auteur critiquait fermement, selon l’optique wittgensteinienne des jeux de langage, mêlée à la sémantique de certaines langues indigènes de Bornéo dont il était un spécialiste réputé, la manière dont Lévi-Strauss avait fait du concept d’inceste tel qu’il est défini, de facto et de jure par le droit romain, un concept universel sans tenir compte des significations singulières que telle ou telle prohibition exprime ici ou là ; et, par-delà et simultanément, la critique du même procédé d’universalisation appliqué au rapport nature/culture fondateur de l’ensemble des développements théoriques de son œuvre. En effet, pourquoi, par exemple, ce qui définissait le rapport nature/culture dans le champ de la philosophie des Lumières eût-il été et serait-il un concept universel ? Déjà lorsqu’on se penche sur les conceptions grecques on rencontre une « autre nature » que notre nature. Là, dans le monde qui court d’Hésiode à Aristote, la nature ou mieux la physis n’a pas grand-chose à faire avec notre conception, puisque pour l’homme grec, la Polis tient aussi de la physis où les dieux et les demi-dieux habitent, souvent proches des hommes, parfois en symbiose avec eux ! Pour Saint Thomas d’Aquin aussi, la cité est dans l’ordre de la nature, sauf que, pareil à cette nature elle-même, elle est réalisée par le Dieu unique créateur et incréé. Que pourrait-on dire alors des sauvages ? Pour lors, dans un style très français, disciples ou simples groupies maintiendront le silence, et la critique, source enrichissante d’approfondissement de la pensée, se clôtura sur une sorte d’omertá : faire carrière en anthropologie dans certaines institutions françaises exigea de repousser les positions de Needham, voire celles de Leach, ou mieux encore, de les taire… Le maître, en cela très et trop humain, n’appréciait point les controverses où ses interprétations pouvaient être sérieusement mises à mal.

Ce qui faisait de Lévi-Strauss un professeur et un maître différent de nombreux autres, c’est qu’il manifestait un réel souci pour les chercheurs qui travaillaient dans son laboratoire et pour les doctorants qu’il choisissait, peu nombreux, usant de tout son poids institutionnel afin de leur trouver les fonds nécessaires à l’exercice leur talent aux quatre coins du monde… De ce point de vue, avec sa mort, un monde de grands mandarins universitaires distants et soucieux, hautains et courtois, savants certes, parfois très savants, mais retenus par peur de l’excès qui brise les grandes carrières institutionnelles, disparaît, remplacé majoritairement par des cliques d’hommes et de femmes sans envergure, des cohortes de bureaucrates affairés, enfilant les clichés les plus dénués de bon sens, toujours à l’affût de la dernière mode, soumis au pouvoir politico-bureaucratique, papillonnant dans tous les directions offertes par les voyages aériens, grands amateurs de « colloquite » et de tourisme universitaire, et, deçà delà, cahin-caha, ad nauseam, répétant les mêmes banalités de bistrot.

Grand amateur de musique – les Mythologiques ne sont-elles point composées comme la partition d’une fugue –, amateur éclairé d’art antique, d’objets et de maquillages sauvages (l’un de ses plus beaux textes concerne les quelques lignes consacrées à la description de l’effet érotisant que faisaient sur son imaginaire les maquillages des visages des femmes Caduveo d’Amazonie) ; admirateur d’art classique, son père n’avait-il pas été peintre ? Or son rejet de l’art depuis le cubisme (avec une parenthèse pour le surréalisme de Breton) s’inscrit dans sa vocation à se tenir toujours dans le juste milieu, c’est pourquoi je pense qu’il était peu en phase avec l’hybris des arts contemporains, peut-être n’avait-il pas tort, encore eût-il fallu qu’il en explicitât la raison.

Il est vrai, n’en déplaise à certains esprits chagrins, que je dois à Claude Lévi-Strauss ma vocation première d’anthropologue. En effet, c’est en lisant le Totémisme aujourd’hui dans le laboratoire de chimie organique où je surveillais d’un œil ennuyé une série d’expériences sur la neutralisation de la quinoléine (1-azanaphthalène), que je décidai en 1965 d’abandonner les odeurs méphitiques des solvants benzéniques, pour reprendre des études en sciences sociales et plus précisément d’anthropologie, de sociologie, d’économie et de linguistique. Un peu plus tard, en 1970, c’est fasciné par la statue du commandeur que je pénétrais pour la première fois dans l’antre sacré du séminaire, et c’est aussi là, pendant les controverses avortées, en observant la servilité et les mensonges des uns, la rugueuse critique d’une infime minorité bientôt renvoyée (je pense, en dépit de mes différents, à Pierre Clastre trop tôt disparu), que j’ai compris combien la critique du maître pouvait être une source d’enrichissement de ma pensée tout en sachant reconnaître ma dette. C’est encore, faut-il le rappeler, en dépit de toutes les réserves post-factum que j’ai formulées tout au long de ce texte, parce que Lévi-Strauss était un authentique maître que la critique pouvait, malgré lui, vivre pleinement, y compris en s’en éloignant pour toujours : en vérité, penser contre Lévi-Strauss, c’était toujours authentiquement penser. Mais à l’heure du départ définitif de celui qui sera dorénavant un voyageur de l’éther éternel, je dirai ce que l’on dit entre Tisa et Danube, quand la finalité de la vie a accompli son labeur ultime : Sà-i fie tàrina usoarà (que la terre qui l’ensevelit lui soit légère)…

Claude Karnoouh

Paris novembre 2009

1 Voir la force roborative de Mike Davis, Le Stade Dubaï du capitalisme, Les Prairies ordinaires, Paris, 2007.

2 L’une des antithèses à Lévi-Strauss en matière de terrain est représentée par le grand Malinowski. Cf., A Diary in the Strict Sens of the Term, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1967.

3 Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, p. 13.

4 Cf. l’ouvrage de synthèse de Patrick Sériot sur le thème du structuralisme russe et l’Eurasie : Structure et totalité. Les origines intellectuelles du structuralisme en Europe centrale et orientale, P.U.F, Paris, 1998.

5 En Roumanie, un chercheur connaissait parfaitement cette généalogie, le Professeur Mihai Pop qui avait fait sa thèse d’ethno-linguistique à Prague avec Bogatyrov et Jakobson, d’où il tira plus tard ses interprétations des variations culturelles en termes de grammaire des cultures. Cf., M. Pop & P. Ruxàndoiu, Folclor litterar românesc, Bucarest, 1976

6 Le lecteur curieux trouvera tous les détails de ces rappels historiques essentiels pour comprendre le développement historique des analyses structurelles de la parenté dans l’ouvrage sous la direction de Rodney Needham, Rethinking Kinship and Marriage, Tavistock, Londres, 1971.

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