15/10/2012
Le petit prince est mort
Florence Compain, Le Figaro, 15 octobre 2012
Norodom Sihanouk, mort ce lundi à Pékin à l'âge de 89 ans, a profondément marqué l'histoire de son pays.
«Lutin bondissant», «Néron asiatique», «playboy de Phnom Penh», «prince d'opérette»: pas un sobriquet ne lui a été épargné. Il en était un qu'il abhorrait par dessus tout: celui de «petit prince». «Norodom Sihanouk n'avait qu'une obsession: celle de ne pas être balayé par l'Histoire», confiait récemment au Figaro, Julio Jeldres, son biographe officiel. Il a réussi à mystifier la planète entière, à dompter les grands, à la seule fin de revenir et régner. «Sihanouk est incoulable», déclara-t-il, un jour de 1979 aux Nations unies.
L'histoire moderne du Cambodge s'est confondu avec le destin personnel du «lionceau protégé du Bouddha», depuis qu'adolescent il fut arraché aux bras des jeunes dames de Saïgon et à son latin du lycée Chasseloup-Laubat pour être placé sur le trône par les autorités françaises en 1941. Ce jour où il monta sur le trône doré en costume de brocart, coiffé de la tiare d'or à longue pointe, «le vent souffla sur le cierge royal allumé par les bonzes», raconte-t-il dans ses Souvenirs doux et amers. Mauvais présage dans un pays où bonzes et devins priment sur les experts et les hommes politiques.
«Roi maudit» rendu responsable par certains de bien des malheurs de son pays, il s'est incarné successivement en «croisé de l'indépendance», en dirigeant progressiste du tiers monde, en champion du non-alignement et de la neutralité du Cambodge, en «prince rouge» pactisant avec les maquisards khmers rouges, en patriote anti-vietnamien allié aux mêmes Khmers rougesqui avait martyrisé son peuple, enfin en «père de la nation», artisan de la réconciliation nationale et arbitre suprême du «marigot politique cambodgien».
Comment ce lycéen effacé, amateur de crème glacée, placé sur le trône pour faire de la figuration par l'amiral Decoux, gouverneur de l'Indochine rallié à Vichy, s'est-il forgé un tel rôle? «Quand j'étais dans le fracas du monde, comme je me suis démené», lui faisait dire Hélène Cixous dans la pièce d'Ariane Mnouchkine dans l'histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk au Cambodge. «J'ai tout vécu, tout gagné, tout perdu, j'ai vu juste, j'ai vu faux, j'ai vu trop tôt, je n'ai pas vu le poignard dans mon dos, je me suis trompé, j'ai souvent menti, j'ai beaucoup dit la vérité, beaucoup trop».
Le «prince changeant»
Au jeu des volte-face les plus déconcertantes et des alliances les plus incongrues, certains auraient fini par éprouver le vertige de l'équilibre, le «prince changeant», comme il se surnommait, parvenait toujours à garder le fil de sa pensée à travers ses méandres.
Ce destin fracassant a commencé dans une école de filles où Sihanouk était affublé de robes à dentelle car «mes parents ne purent se résoudre à me confier à un établissement scolaire pour garçons de peur que je fusse brutalisé par les enfants turbulents». Et il y eut le temps des palanquins, des tapis rouges, des pluies de pétales de roses et des amours frivoles: il était alors chanteur de charme, réalisateur de films mélodramatiques toujours primés par un jury royal, acteur jouant systématiquement les amants magnifiques. Mais à la mort d'une de ses filles en 1952, Sihanouk décida de se «consacrer à son peuple». L'indépendance qu'il arracha après des manœuvres incessantes à la France en 1953, six mois avant Diên Biên Phu, ne fut qu'un premier pas vers la postérité. Sihanouk s'improvisa «artiste en diplomatie», expert en fausses confidences et vraies colères, jouant de ses imprécations modulées sur une octave suraiguë et de ses moues inimitables.
En 1955, Sihanouk descendit du trône en abdiquant en faveur de son père. Redevenu le prince, il était libre de participer aux élections. C'était un coup de maître. Il fonda son propre parti, le Sangkum, d'inspiration socialiste, «régime dictatorial et dorloteur», estime Élisabeth Becker dans Les larmes du Cambodge. Le prince Sihanouk «avait tissé un cocon de mythes rassurants et de légendes désuètes pour protéger son peuple et son pays de la guerre d'Indochine ainsi que de tous les maux pouvant se cacher aux portes du paradis qu'était le Cambodge». Mais les louvoiements neutralistes pouvaient de moins en moins conjurer le spectre de la guerre. Cette «neutralité» vantée par de Gaulle en 1966 dans son fameux discours de Phnom Penh était en train de sombrer.
Le 18 mars 1970, Sihanouk, alors en cure d'amaigrissement sur la Côte d'Azur, fut déposé par un coup d'État pro américain. Paris, au courant du complot, ne lui souffla mot. Zhou Enlai, lui, offrit une seconde patrie au prince sans royaume et tissa avec lui l'alliance ignominieuse dont la Chine avait besoin pour circonvenir le Vietnam: Sihanouk accepta de prendre la tête d'un front de résistance entièrement dominé par les Khmers rouges. Il devint leur caution morale posant devant les photographes en 1973 en zone libérée. Et «la Voix du Cambodge libre» grâce à Radio Pékin.
Un chef d'État sans pouvoir
De retour à Phnom Penh en septembre 1975, six mois après l'entrée victorieuse des Khmers rouges dans la capitale, Sihanouk était devenu un chef d'État sans pouvoir, prisonnier dans son palais, exhibé parfois dans son pyjama noir devant les esclaves des rizières et les villes mortes et comptant ses proches qui disparaissent. Il perdit 5 enfants et 14 petits-enfants et ne dût la vie sauve qu'à l'influence de ses amis chinois sur Pol Pot. Le premier ministre Zhou Enlai avait averti le futur président du Kampuchea démocratique, Khieu Samphan: «Gardez Sihanouk, le pays n'a pas encore de conscience politique: c'est Sihanouk qui est le lien entre le peuple et la révolution».
Aux accusations de cécité criminelle, d'ambiguïté, Sihanouk répond inlassablement d'une seule et même façon: «avant tout être là avec mon peuple. Je ne rentrais donc pas par ambition personnelle mais par amour pour mon peuple, un amour charnel, d'autant plus qu'il est martyrisé», écrit-t-il dans Prisonnier des Khmers rouges, minutieux témoignage de sa captivité. Le 6 janvier 1979, à la veille de l'entrée des troupes vietnamiennes dans Phnom Penh, un avion chinois le ramena à Pékin. Mais il ne s'amenda pas, n'en démordit pas de son inlassable ambition à rassembler les frères ennemis khmers.
Et se lança dans une campagne pour libérer son pays du joug vietnamien quitte à s'allier avec ses anciens geôliers khmers rouges. Jusqu'en avril 1991, où Chinois et Vietnamiens normalisèrent leurs relations donnant le feu vert à un règlement cambodgien. Signé la même année à Paris, un accord international déboucha sur une intervention massive de l'ONU qui organisa les élections de 1993. Dans la foulée, la monarchie, constitutionnelle, fut restaurée. Et ce fut seulement en juin 1993, lorsque le parlement le rétablit dans ses fonctions de chef d'État, que l'ignominie du putsch du général Lon Nol, à ses yeux un crime de lèse-majesté, fut complètement effacée.
Diabétique, atteint d'un cancer puis d'une tumeur au cerveau, il ne sortait guère du Palais, quand il n'était pas à Pékin pour y suivre des traitements médicaux. Même les inaugurations de ses «réalisations personnelles pro-peuple» (écoles, puits, distributions de vivres aux pauvres) ne se faisaient plus que sur présentation du portrait du roi devant lequel le «petit peuple» se prosternait.
Un animal politique redoutable
Amaigri, vieilli, «Samdech Ta», Monseigneur Grand père, était tout de même resté un animal politique redoutable. Marginalisé lors de la crise politique qui avait suivi les législatives de juillet 2003, ligoté par son statut de «monarque qui règne mais ne gouverne pas», le roi du Cambodge avait trouvé une pirouette pour distribuer ses piques assassines aux dirigeants politiques cambodgiens: il s'était créé un double sulfureux et publiait dans son bulletin mensuel, à diffusion confidentielle, les lettres que lui envoyait Ruom Ritt, un mystérieux «ami d'enfance ancien dentiste vivant dans les Pyrénées», précisait le monarque. Comme Sihanouk, ce «vieil ami» avait abondamment recours aux superlatifs, à une ponctuation extravagante et à un curieux mélange de français et d'anglais. En moquant tous les personnages de la vie politique cambodgienne, «Sihanouk était toujours en piste», selon une de ses expressions favorites. Son dernier coup: en abdiquant en octobre 2004, il parvint à régler sa succession comme il l'entendait et imposer son fils Sihamoni, malgré la constitution de 1993, qui ne prévoit ni l'abdication du roi ni la nomination par le monarque d'un prince héritier.
«Après avoir vécu toutes ces déceptions, ces humiliations, complots, trahisons, je suis un homme foudroyé», disait-il pour justifier sa décision. Le «devaraja», héritier des dieux-rois d'Angkor demandait à son entourage de «ne plus me montrer d'écrits qui me manquent de respect». Il ne voulait plus être que «le Grand Roi-Héros, Père de l'Indépendance, de l'intégrité territoriale et de l'unité nationale», selon le titre que lui avait donné l'Assemblée nationale, celui qui a su donner au peuple cambodgien un sentiment d'identité et de continuité. Sihanouk qui avait eu un destin estimait avoir vécu trop longtemps: «cette trop longue longévité me pèse comme un poids insupportable», confiait-il en 2009, sur son site internet.
08:54 | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
Je vous félicite pour votre exercice. c'est un vrai état d'écriture. Poursuivez .
Écrit par : MichelB | 13/08/2014
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