31/07/2008
Charles Baudelaire à contrenuit
Les Fleurs du mal.
par
Jules Barbey d'Aurevilly
I
S’il n’y avait que du talent dans Les Fleurs du mal de M. Charles Baudelaire, il y en aurait certainement assez pour fixer l’attention de la Critique et captiver les connaisseurs ; mais dans ce livre difficile à caractériser tout d’abord, et sur lequel notre devoir est d’empêcher toute confusion et toute méprise, il y a bien autre chose que du talent pour remuer les esprits et les passionner... M. Charles Baudelaire, le traducteur des œuvres complètes d’Edgar Poë, qui a déjà fait connaître à la France le bizarre conteur, et qui va incessamment lui faire connaître le puissant poète dont le conteur était doublé, M. Baudelaire qui, de génie, semble le frère puîné de son cher Edgar Poë, avait déjà éparpillé, çà et là, quelques-unes des poésies qu’il réunit et qu’il publie. On sait l’impression qu’elles produisirent alors. A la première apparition, à la première odeur de ces Fleurs du mal, comme il les nomme, de ces fleurs (il faut bien le dire, puisqu’elles sont les Fleurs du mal) horribles de fauve éclat et de senteur, on cria de tous les côtés à l’asphyxie et que le bouquet était empoisonné ! Les moralités délicates disaient qu’il allait tuer comme les tubéreuses tuent les femmes en couche, et il tue en effet de la même manière. C’est un préjugé. A une époque aussi dépravée par les livres que l’est la nôtre, Les Fleurs du mal n’en feront pas beaucoup, nous osons l’affirmer. Et elles n’en feront pas, non-seulement parce que nous sommes les Mithridates des affreuses drogues que nous avons avalées depuis vingt-cinq ans, mais aussi par une raison beaucoup plus sûre, tirée de l’accent, — de la profondeur d’accent d’un livre qui, selon nous, doit produire l’effet absolument contraire à celui que l’on affecte de redouter. N’en croyez le titre qu’à moitié ! Ce ne sont pas les Fleurs du mal que le livre de M. Baudelaire. C’est le plus violent extrait qu’on ait jamais fait de ces fleurs maudites. Or, la torture que doit produire un tel poison sauve des dangers de son ivresse.
Telle est la moralité, inattendue, involontaire peut-être, mais certaine, qui sortira de ce livre, cruel et osé, dont l’idée a saisi l’imagination d’un artiste ! Révoltant comme la vérité, qui l’est souvent, hélas ! dans le monde de la Chute, ce livre sera moral à sa manière ; et ne souriez pas ! cette manière n’est rien moins que celle de la Toute-Puissante Providence elle-même, qui envoie le châtiment après le crime, la maladie après l’excès, le remords, la tristesse, l’ennui, toutes les hontes et toutes les douleurs qui nous dégradent et nous dévorent, pour avoir transgressé ses lois. Le poète des Fleurs du mal a exprimé, les uns après les autres, tous ces faits divinement vengeurs. Sa Muse est allée les chercher dans son propre cœur entr’ouvert, et elle les a tirés à la lumière d’une main aussi impitoyablement acharnée que celle du Romain qui tirait hors de lui ses entrailles. Certes ! l’auteur des Fleurs du mal n’est pas un Caton. Il n’est ni d’Utique, ni de Rome. Il n’est ni le Stoïque, ni le Censeur. Mais quand il s’agit de déchirer l’âme humaine à travers la sienne, il est aussi résolu et aussi impassible que celui qui ne déchira que son corps, après une lecture de Platon. La Puissance qui punit la vie est encore plus impassible que lui ! Ses prêtres, il est vrai, prêchent pour elle. Mais elle-même ne s’atteste que par les coups dont elle nous frappe. Voilà ses voix ! comme dit Jeanne d’Arc. Dieu, c’est le talion infini. On a voulu le mal et le mal engendre. On a trouvé bon le vénéneux nectar, et l’on en a pris à si haute dose, que la nature humaine en craque et qu’un jour elle s’en dissout tout à fait. On a semé la graine amère ; on recueille les fleurs funestes. M. Baudelaire qui les a cueillies et recueillies, n’a pas dit que ces Fleurs du mal étaient belles, qu’elles sentaient bon, qu’il fallait en orner son front, en emplir ses mains et que c’était là la sagesse. Au contraire, en les nommant, il les a flétries. Dans un temps où le sophisme raffermit la lâcheté et où chacun est le doctrinaire de ses vices, M. Baudelaire n’a rien dit en faveur de ceux qu’il a moulés si énergiquement dans ses vers. On ne l’accusera pas de les avoir rendus aimables. Ils y sont hideux, nus, tremblants, à moitié dévorés par eux-mêmes, comme on les conçoit dans l’enfer. C’est là en effet l’avancement d’hoirie infernale que tout coupable a de son vivant dans la poitrine. Le poète, terrible et terrifié, a voulu nous faire respirer l’abomination de cette épouvantable corbeille qu’il porte, pâle canéphore, sur sa tête, hérissée d’horreur. C’est là réellement un grand spectacle ! Depuis le coupable cousu dans un sac qui déferlait sous les ponts humides et noirs du Moyen Age, en criant qu’il fallait laisser passer une justice, on n’a rien vu de plus tragique que la tristesse de cette poésie coupable, qui porte le faix de ses vices sur son front livide. Laissons-la donc passer aussi ! On peut la prendre pour une justice, — la justice de Dieu !
II
Après avoir dit cela, ce n’est pas nous qui affirmerons que la poésie des Fleurs du mal est de la poésie personnelle. Sans doute, étant ce que nous sommes, nous portons tous (et même les plus forts) quelque lambeau saignant de notre cœur dans nos œuvres, et le poète des Fleurs du mal est soumis à cette loi comme chacun de nous. Ce que nous tenons seulement à constater, c’est que contrairement au plus grand nombre des lyriques actuels, si préoccupés de leur égoïsme et de leurs pauvres petites impressions, la poésie de M. Baudelaire est moins l’épanchement d’un sentiment individuel qu’une ferme conception de son esprit. Quoique très-lyrique d’expression et d’élan, le poète des Fleurs du mal est, au fond, un poète dramatique. Il en a l’avenir. Son livre actuel est un drame anonyme dont il est l’auteur universel, et voilà pourquoi il ne chicane ni avec l’horreur, ni avec le dégoût, ni avec rien de ce que peut produire de hideux la nature humaine corrompue. Shakespeare et Molière n’ont pas chicané non plus avec le détail révoltant et l’expression quand ils ont peint l’un, son Iago, l’autre, son Tartufe. Toute la question pour eux était celle-ci : " Y a-t-il des hypocrites et des perfides ? " S’il y en avait, il fallait bien qu’ils s’exprimassent comme des hypocrites et des perfides. C’étaient des scélérats qui parlaient, les poètes étaient innocents ! Un jour même (l’anecdote est connue), Molière le rappela à la marge de son Tartufe, en regard d’un vers par trop odieux, et M. Baudelaire a eu la faiblesse... ou la précaution de Molière.
Dans ce livre, où tout est en vers, jusqu’à la préface, on trouve une note en prose qui ne peut laisser aucun doute non-seulement sur la manière de procéder de l’auteur des Fleurs du mal, mais encore sur la notion qu’il s’est faite de l’art et de la poésie ; car M. Baudelaire est un artiste de volonté, de réflexion et de combinaison avant tout. " Fidèle, dit-il, à son douloureux programme, l’auteur des Fleurs du mal, a dû, en parfait comédien, façonner son esprit à tous les sophismes comme à toutes les corruptions. " Ceci est positif. Il n’y a que ceux qui ne veulent pas comprendre, qui ne comprendront pas. Donc, comme le vieux Gœthe, qui se transforma en marchand de pastilles turc dans son Divan, et nous donna aussi un livre de poésie, — plus dramatique que lyrique aussi, et qui est, peut-être, son chef-d’œuvre, — l’auteur des Fleurs du mal s’est fait scélérat, blasphémateur, impie par la pensée, absolument comme Gœthe s’est fait Turc. Il a joué une comédie, mais c’est la comédie sanglante dont parle Pascal. Ce profond rêveur qui est au fond de tout grand poète s’est demandé en M. Baudelaire ce que deviendrait la poésie en passant par une tête organisée, par exemple, comme celle de Caligula ou d’Héliogabale, et Les Fleurs du mal, — ces monstrueuses, — se sont épanouies pour l’instruction et l’humiliation de nous tous ; car il n’est pas inutile, allez ! de savoir ce qui peut fleurir dans le fumier du cerveau humain, décomposé par nos vices. C’est une bonne leçon. Seulement, par une inconséquence qui nous louche et dont nous connaissons la cause, il se mêle à ces poésies, imparfaites par là au point de vue absolu de leur auteur, des cris d’âme chrétienne, malade d’infini, qui rompent l’unité de l’œuvre terrible, et que Caligula et Héliogabale n’auraient pas poussés. Le christianisme nous a tellement pénétrés, qu’il fausse jusqu’à nos conceptions d’art volontaire, dans les esprits les plus énergiques et les plus préoccupés. S’appelât-t-on l’auteur des Fleurs du mal, — un grand poète qui ne se croit pas chrétien et qui, dans son livre, positivement ne veut pas l’être, — on n’a pas impunément dix-huit cents ans de christianisme derrière soi. Cela est plus fort que nous ! On a beau être un artiste redoutable, au point de vue le plus arrêté, à la volonté la plus soutenue, et s’être juré d’être athée comme Shelley, forcené comme Leopardi, impersonnel comme Shakespeare, indifférent à tout, excepté à la beauté comme Gœthe, on va quelque temps ainsi, — misérable et superbe, — comédien à l’aise dans le masque réussi de ses traits grimés ; — mais il arrive que, tout à coup, au bas d’une de ses poésies le plus amèrement calmes ou le plus cruellement sauvages, on se retrouve chrétien dans une demi-teinte inattendue, dans un dernier mot qui détonne, — mais qui détonne pour nous délicieusement dans le cœur :
Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !
Cependant, nous devons l’avouer, ces inconséquences, presque fatales, sont assez rares dans le livre de M. Baudelaire. L’artiste, vigilant et d’une persévérance inouïe dans la fixe contemplation de son idée, n’a pas été trop vaincu.
III
Cette idée, nous l’avons dit déjà par tout ce qui précède, c’est le pessimisme le plus achevé. La littérature satanique, qui date d’assez loin déjà, mais qui avait un côté romanesque et faux, n’a produit que des contes pour faire frémir ou des bégaiements d’enfançon, en comparaison de ces réalités effrayantes et de ces poésies nettement articulées où l’érudition du mal en toutes choses se mêle à la science du mot et du rhythme. Car pour M. Charles Baudelaire, appeler un art sa savante manière d’écrire en vers ne dirait point assez. C’est presque un artifice. Esprit d’une laborieuse recherche, l’auteur des Fleurs du mal est un retors en littérature, et son talent, qui est incontestable, travaillé, ouvragé, compliqué avec une patience de Chinois, est lui-même une fleur du mal venue dans les serres chaudes d’une décadence. Par la langue et le faire, M. Baudelaire, qui salue, à la tête de son recueil, M. Théophile Gautier pour son maître, est de cette école qui croit que tout est perdu, et même l’honneur, à la première rime faible, dans la poésie la plus élancée et la plus vigoureuse. C’est un de ces matérialistes raffinés et ambitieux qui ne conçoivent guère qu’une perfection matérielle, — et qui savent parfois la réaliser ; mais par l’inspiration il est bien plus profond que son école, et il est descendu si avant dans la sensation, dont cette école ne sort jamais, qu’il a fini par s’y trouver seul, comme un lion d’originalité. Sensualiste, mais le plus profond des sensualistes, et enragé de n’être que cela, l’auteur des Fleurs du mal va, dans la sensation, jusqu’à l’extrême limite, jusqu’à cette mystérieuse porte de l’infini à laquelle il se heurte, mais qu’il ne sait pas ouvrir, et de rage il se replie sur la langue et passe ses fureurs sur elle. Figurez-vous cette langue, plus plastique encore que poétique, maniée et taillée comme le bronze et la pierre, et où la phrase a des enroulements et des cannelures ; figurez-vous quelque chose du gothique fleuri ou de l’architecture moresque appliqué à cette simple construction qui a un sujet, un régime et un verbe ; puis, dans ces enroulements et ces cannelures d’une phrase qui prend les formes les plus variées comme les prendrait un cristal, supposez tous les piments, tous les alcools, tous les poisons, minéraux, végétaux, animaux ; et ceux-là les plus riches et les plus abondants, si on pouvait les voir, qui se tirent du cœur de l’homme, et vous avez la poésie de M. Baudelaire, cette poésie sinistre et violente, déchirante et meurtrière, dont rien n’approche dans les plus noirs ouvrages de ce temps qui se sent mourir. Cela est, dans sa férocité intime, d’un ton inconnu en littérature. Si à quelques places, comme dans la pièce La Géante ou dans Don Juan aux enfers, — un groupe de marbre blanc et noir, — une poésie de pierre, di sasso, comme le Commandeur, — M. Baudelaire rappelle la forme de M. V. Hugo, mais condensée et surtout purifiée ; si a quelques autres, comme La Charogne, la seule poésie spiritualiste du recueil, dans laquelle le poète se venge de la pourriture abhorrée par l’immortalité d’un cher souvenir :
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés,
on se souvient de M. Auguste Barbier, partout ailleurs l’auteur des Fleurs du mal est lui-même et tranche fièrement sur tous les talents de ce temps. Un critique le disait l’autre jour (M. Thierry, du Moniteur) dans une appréciation supérieure : pour trouver quelque parenté à cette poésie implacable, à ce vers brutal, condensé et sonore, ce vers d’airain qui sue du sang, il faut remonter jusqu’au Dante, magnus parens ! C’est l’honneur de M. Charles Baudelaire d’avoir pu évoquer, dans un esprit délicat et juste, un si grand souvenir !
Il y a du Dante, en effet, dans l’auteur des Fleurs du mal, mais c’est du Dante d’une époque déchue, c’est du Dante athée et moderne, du Dante venu après Voltaire, dans un temps qui n’aura point de saint Thomas. Le poète de ces Fleurs, qui ulcèrent le sein sur lequel elles reposent, n’a pas la grande mine de son majestueux devancier, et ce n’est pas sa faute. Il appartient à une époque troublée, sceptique, railleuse, nerveuse, qui se tortille dans les ridicules espérances des transformations et des métempsychoses ; il n’a pas la foi du grand poète catholique qui lui donnait le calme auguste de la sécurité dans toutes les douleurs de la vie. Le caractère de la poésie des Fleurs du mal, à l’exception de quelques rares morceaux que le désespoir a fini par glacer, c’est le trouble, c’est la furie, c’est le regard convulsé et non pas le regard, sombrement clair et limpide, du Visionnaire de Florence. La Muse du Dante a rêveusement vu l’Enfer, celle des Fleurs du mal le respire d’une narine crispée comme celle du cheval qui hume l’obus ! L’une vient de l’Enfer, l’autre y va. Si la première est plus auguste, l’autre est peut-être plus émouvante. Elle n’a pas le merveilleux épique qui enlève si haut l’imagination et calme ses terreurs dans la sérénité dont les génies, tout à fait exceptionnels, savent revêtir leurs œuvres les plus passionnées. Elle a, au contraire, d’horribles réalités que nous connaissons, et qui dégoûtent trop pour permettre même l’accablante sérénité du mépris. M. Baudelaire n’a pas voulu être dans son livre des Fleurs du mal un poète satirique, et il l’est pourtant, sinon de conclusion et d’enseignement, au moins de soulèvement d’âme, d’imprécations et de cris. Il est le misanthrope de la vie coupable, et souvent on s’imagine, en le lisant, que si Timon d’Athènes avait eu le génie d’Archiloque, il aurait pu écrire ainsi sur la nature humaine et l’insulter en la racontant !
IV
Nous ne pouvons ni ne voulons rien citer du recueil de poésies en question, et voici pourquoi : une pièce citée n’aurait que sa valeur individuelle, et il ne faut pas s’y méprendre, dans le livre de M. Baudelaire, chaque poésie a, de plus que la réussite des détails ou la fortune de la pensée, une valeur très-importante d’ensemble et de situation qu’il ne faut pas lui faire perdre, en la détachant. Les artistes qui voient les lignes sous le luxe et l’efflorescence de la couleur percevront très-bien qu’il y a ici une architecture secrète, un plan calculé par le poète, méditatif et volontaire. Les Fleurs du mal ne sont pas à la suite les unes des autres comme tant de morceaux lyriques, dispersés par l’inspiration, et ramassés dans un recueil sans d’autre raison que de les réunir. Elles sont moins des poésies qu’une œuvre poétique de la plus forte unité. Au point de vue de l’art et de la sensation esthétique, elles perdraient donc beaucoup à n’être pas lues dans l’ordre où le poète, qui sait bien ce qu’il fait, les a rangées. Mais elles perdraient bien davantage au point de vue de l’effet moral que nous avons signalé au commencement de ce chapitre.
Cet effet, sur lequel il importe beaucoup de revenir, gardons-nous bien de l’énerver. Ce qui empêchera le désastre de ce poison, servi dans cette coupe, c’est sa force ! L’esprit des hommes, qu’il bouleverserait en atomes, n’est pas capable de l’absorber dans de telles proportions, sans le revomir, et une telle contraction donnée à l’esprit de ce temps, affadi et débilité, peut le sauver, en l’arrachant par l’horreur à sa lâche faiblesse. Les Solitaires ont auprès d’eux des têtes de mort, quand ils dorment. Voici un Rancé, sans la foi, qui a coupé la tête à l’idole matérielle de sa vie ; qui, comme Caligula, a cherché dedans ce qu’il aimait et qui crie du. néant de tout, en la regardant ! Croyez-vous donc que ce ne soit pas là quelque chose de pathétique et de salutaire ?... Quand un homme et une poésie en sont descendus jusque-là, — quand ils ont dévalé si bas, dans la conscience de l’incurable malheur qui est au fond de toutes les voluptés de l’existence, poésie et homme ne peuvent plus que remonter. M. Charles Baudelaire n’est pas un de ces poètes qui n’ont qu’un livre dans le cerveau et qui vont le rabâchant toujours. Mais qu’il ait desséché sa veine poétique (ce que nous ne pensons pas) parce qu’il a exprimé et tordu le cœur de l’homme lorsqu’il n’est plus qu’une épongé pourrie, ou qu’il l’ait, au contraire, survidée d’une première écume, il est tenu de se taire maintenant, — car il a des mots suprêmes sur le mal de la vie, — ou de parler un autre langage. Après Les Fleurs du mal, il n’y a plus que deux partis à prendre pour le poète qui les fit éclore : ou se brûler la cervelle... ou se faire chrétien !
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29/07/2008
Le beau Déon
1.
Le roi Louis est sur son pont,*
Tenant sa fille en son giron;
Elle se voudrait bien marier
Au beau Déon, franc chevalier.
2.
" Ma fille, n'aimez jamais Déon,
Car c'est un chevalier félon;
C'est le plus pauvre chevalier
Qui n'a pas vaillant six deniers.
3.
— J'aime Déon, je l'aimerais,
J'aime Déon pour sa beauté.
Plus que ma mère et mes parents,
Et vous, mon père, qui m'aimez tant.
4.
— Ma fille, il faut changer d'amour,
Ou vous entrerez dans la tour.
— J'aime mieux rester dans la tour,
Mon père, que de changer d'amour.
5.
— Et vite, où sont mes estafiers,
Mes geôliers, mes guichetiers,
Qu'on mette ma fille en la tour :
Elle n'y verra jamais le jour. "
6.
Elle y fut bien sept ans passés
Sans que personne la put trouver.
Au bout de la septième année,
Son père vint la visiter :
7.
" Bonjour, ma fille, comment vous va ?
— Hélas, mon père, il va bien mal :
J'ai un côté mangé des vers,
Et les deux pieds pourris ès fers.
8.
Mon père, avez-vous de l'argent,
Cinq à six sous tant seulement ?
C'est pour donner au geôlier,
Qu'il me desserre un peu les pieds.
9.
— Oui-da, ma fille, nous en avons,
Et des mille et des millions:
Nous en avons à vous donner,
Si vos amours voulez changer.
10.
— Avant que changer mes amours,
J'aime mieux mourir dans la tour.
— Eh bien ma fille, vous y mourrez,
De guérison point vous n'aurez. "
11.
Le beau Déon, passant par là,
Un mot de lettre lui jeta:
Il y avait dessus écrit :
" Belle, ne le mettez en oubli;
12.
Faites-vous morte ensevelir,
Que l'on vous porte à Saint-Denis;
En terre, laissez-vous porter,
Point enterrer ne vous lairrai. "
13.
La belle n'y a pas manqué,
Dans le moment a trépassé;
Elle s'est laissée ensevelir,
On l'a portée à Saint-Denis.
14.
Le roi va derrière en pleurant,
Les prêtres vont devant en chantant :
Quatres-vingts prêtres, trente abbés,
Autant d'évêques couronnés.
15.
Le beau Déon passant par là :
" Arrêtez, prêtres, halte-là !
C'est m'amie que vous emportez,
Ah ! laissez-moi la regarder ! "
16.
Il tira son couteau d'or fin
Et décousit le drap de lin :
En l'embrassant, fit un soupir,
La belle lui fit un souris :
17.
" Ah ! voyez quelle trahison
De ma fille et du beau Déon !
Il les faut pourtant marier,
Et qu'il n'en soit jamais parlé.
18.
Sonnez, trompettes et violons,
Ma fille aura le beau Déon.
Fillette qu'a envie d'aimer,
Père ne l'en peut empêcher ! "
19.
Quatre ou cinq de ces jeunes abbés
Se mirent à dire, tout haut riant :
" Nous sommes venus pour l'enterrer,
Et nous allons la marier ! "
04:41 Publié dans le beau Déon | Lien permanent | Commentaires (0)
28/07/2008
Edgar Poe
Les Histoires extraordinaires.
par
Jules Barbey d’Aurévilly
Le Réveil, 1865
I
C’est le roi des Bohêmes ! Edgar Poe est bien le premier et le meilleur, à sa manière, de cette littérature effrénée et solitaire, sans tradition et sans ancêtres... prolem sine matre creatam, qui s’est timbrée elle-même de ce nom de Bohême qui lui restera comme sa punition ! Edgar Poe, le poète et le conteur américain, est à nos yeux le Bohême accompli, le Bohême élevé à sa plus haute puissance. Né dans ce tourbillon de poussière que l’on appelle, par une dérision de l’histoire, les États-Unis* ; revenu, après l’avoir quittée, dans cette auberge des nations, qui sera demain un coupe-gorge, et où, bon an mal an, tombent cinq cent mille drôles plus ou moins bâtards, plus ou moins chassés de leur pays, qu’ils menaçaient ou qu’ils ont troublé, Edgar Poe est certainement le plus beau produit littéraire de cette crème de l’écume du monde. Et c’était logique et justice que le plus fort de tous les Bohêmes contemporains naquît au sein de la Bohême du refuge et du sang-mêlé de toutes les révoltes !
* Depuis que ceci est écrit, on a vu s’ils l’étaient. Les États-Unis ! On peut les appeler maintenant les États-Déchirés.
Individuel comme un Américain, n’ayant jamais vu que le moi par lequel il a péri, comme ils périront eux aussi, Edgar Poe fut. parmi ses compatriotes démocrates, le Bohême de l’esprit aristocratique. Dans le pays de la plus cynique utilité, il ne vit que la beauté, la beauté par elle-même, la beauté oisive, inféconde, l’art pour l’art. Rien ne peut se comparer à l’amour violent qu’il eut pour elle. M. Victor Hugo, traître à cet art pour l’art qui ne fut jamais pour lui qu’une religion de préface, et qui, en vieillissant, a livré sa Muse à de bien autres préoccupations ; M. Victor Hugo, même aux plus chaudes années de sa jeunesse, est bien tiède et bien transi dans son amour fanfaron de la forme et de la beauté, en comparaison d’Edgar Poe, de ce poëte et de cet inventeur qui a la frénésie patiente, quand il s’agit de donner à son œuvre le fini... qui est son seul infini, hélas ! A coup sûr, jamais les doctrines, ou plutôt l’absence de doctrines que nous combattons : l’égoïsme sensuel, orgueilleux et profond, l’immoralité par le fait, quand elle n’est pas dans la peinture et dans l’indécence du détail, le mépris réfléchi de tout enseignement, la recherche de l’émotion à outrance et à tout prix, et le pourlèchement presque bestial de la forme seule, n’ont eu dans aucun homme de notre temps, où que vous le preniez, une expression plus concentrée et plus éclatante à la fois que dans Edgar Poe et ses œuvres.
Étudier la Bohême sur cet homme, ses livres et ses procédés, c’est donc étudier la maladie sur le plus puissant organisme qu’elle ait ruiné en quelques jours. Que nous servirait de l’étudier sur quelque impuissant ou quelque noué ? Prenons-la où elle fit vraiment un ravage. Pour mieux montrer l’abjection de la Bohême littéraire, nous choisirons son plus beau cadavre. On verra plus nettement la cause de la ruine sur cette noble chose démolie. C’est là presque un deuil, en vérité, car Edgar Poe pouvait être quelque chose de grand et il ne sera qu’une chose curieuse. Il y a plus triste que le talent foudroyé, c’est le talent qui se fourvoie, et qui meurt de s’être fourvoyé.
II
Il était né poëte, Edgar Poe. Tels qu’ils sont, violemment manqués, mais portant la trace à toute page d’une force inouïe, les livres que la traduction de M. Baudelaire nous a fait connaître, ne permettent pas d’en douter. C’était, de nature, un vrai poëte, une incontestable supériorité d’imagination, faite pour aller ravir l’inspiration aux plus grandes sources ; mais il n’est pas bon que l’homme soit seul, a dit le saint Livre, et Poe, ce Byron-Bohême, vécut seul toute sa vie et mourut comme il avait vécu, — ivre et seul ! L’ivrognerie de ce malheureux était devenue le vice de sa solitude. Quoique marié (son biographe ne nous dit pas à quel autel) quoique marié à une femme qu’il aima, prétend-on, — mais nous savons trop comment aiment les poëtes, — la famille ne créa point autour de lui d’atmosphère préservatrice. Or, comme le talent, ne nous lassons point de le répéter, est toujours moulé par la vie et la réverbère, Edgar Poe, l’isolé, exploita pendant toute la sienne les abominables drames de l’isolement. Sous toutes les formes que l’art — cette comédie qu’on se joue à soi-même, — cherche à varier, mais qu’en définitive il ne varie point, Edgar Poe, l’auteur des Histoires extraordinaires, ne fut jamais, en tous ses ouvrages, que le paraboliste acharné de l’enfer qu’il avait dans le cœur, car l’Amérique n’était pour lui qu’un effroyable cauchemar spirituel, dont il sentait le vide et qui le tuait.
Au milieu des intérêts haletants de ce pays de la matière, Poe, ce Robinson de la poésie, perdu, naufragé dans ce vaste désert d’hommes, rêvait éveillé, tout en délibérant sur la dose d’opium à prendre pour avoir au moins de vrais rêves, d’honnêtes mensonges, une supportable irréalité ; et toute l’énergie de son talent, comme sa vie, s’absorba dans une analyse enragée, et qu’il recommençait toujours, des tortures de sa solitude. Évidemment, s’il avait été un autre homme, il aurait pu combler, avec des affections fortes ou des vertus domestiques, cette solitude qui a fait pis que de dévorer son génie, car elle l’a dépravé. Seulement, pour cela, il lui eût fallu le bénéfice et le soutien d’une éducation morale quelconque, et l’on se demande avec pitié ce que fut la sienne, à lui, le fils d’une actrice et de l’aventure, dans une société qui a trouvé, un beau matin, les Mormons, au fond de ses mœurs !
On se le demande, sans pouvoir y répondre. Le biographe d’Edgar Poe ne le dit pas et peut-être ne s’en soucie guère ; mais le silence de sa notice sur l’éducation morale, nécessaire même au génie pour qu’il soit vraiment le génie, genre d’éducation qui manqua sans doute à Edgar Poe ; et d’un autre côté, le peu de place que tiennent le cœur humain et ses sentiments dans l’ensemble des œuvres de ce singulier poëte et de ce singulier conteur, renseignent suffisamment, — n’est-il pas vrai ? — sur la moralité sensible ou réfléchie d’un homme qui, après tout, avec une organisation superbe, ne fut accessible qu’à des émotions inférieures, et dont la pensée, dans les plus compliquées de ses inventions, n’a jamais que deux mouvements convulsifs, — la curiosité et la peur.
III
Était-ce donc la peine d’avoir tant de facultés en puissance ? La curiosité et la peur ? Quoi ! dans ces Histoires extraordinaires, qui le sont bien moins par le fond des choses que par le procédé d’art du conteur, sur lequel nous reviendrons, et qui est, à la vérité, extraordinaire, il n’y a rien de plus élevé, de plus profond et de plus beau, en sentiment humain, que la curiosité et la peur, — ces deux choses vulgaires ! — La curiosité de l’incertain qui veut savoir et qui rôde toujours sur la limite de deux mondes, le naturel et le surnaturel, s’éloignant de l’un pour frapper incessamment à la porte de l’autre, qu’elle n’ouvrira jamais, car elle n’en a pas la clef ; et la peur, terreur blême de ce surnaturel qui attire, et qui effraye autant qu’il attire ; car, depuis Pascal peut-être, il n’y eut jamais de génie plus épouvanté, plus livré aux affres de l’effroi et à ses mortelles agonies, que le génie panique d’Edgar Poe !
Tel est le double caractère du talent, de l’homme et de l’œuvre que la traduction française, qui est très-bien faite, nous a mis à même de juger : la peur et ses transes, la curiosité et ses soifs, la peur et la curiosité du surnaturel dont on doute, et, pour l’expliquer, toutes les folies d’une époque et d’un pays matérialiste qui effraye autant qu’il attire. Tout cela est agité, orageux, terrible, presque fou, et peut faire passer un frisson sur la peau et sur l’âme, mais n’y entre pas, si l’on a une croyance solide, une foi religieuse, une certitude. Tout cela, — des contes d’ogre pour des enfants qui se croient des hommes, — n’a qu’une prise d’un moment sur l’imagination du lecteur, et manque, comme impression d’art, de profondeur et de vraie beauté. Ce n’est point là la peur, la peur cabrée, renversée, glacée de Pascal. La peur de Pascal ne déshonore point cet épouvanté sublime. Elle vient d’une grande chose, de la foi qui lui montre l’enfer à œil nu et de l’indignité sentie, qui lui dit qu’il y peut tomber, tandis que la peur d’Edgar Poe est la peur de l’enfant ou du lâche d’esprit, fasciné par ce que la mort, qui garde le secret de l’autre monde, quand la religion ne nous le dit pas, a d’inconnu, de ténébreux, de froid. C’est l’application du mot de Bacon : " les hommes ont peur de la mort comme les enfants ont peur de l’ombre. "
Cette peur des sens soulevés prend mille formes dans les Histoires de Poe ; mais soit qu’elle se traduise et se spécifie par l’horreur qu’il a d’être enterré vivant, ou par le désir immense de tomber, ou par quelque autre hallucination du même genre, c’est toujours la même peur nerveuse du matérialiste halluciné. Edgar Poe excelle à créer ces hallucinations, et il les savoure et les réfléchit, tout en en frémissant ou se pâmant d’effroi. Sans aucun doute, dans ce jeu bizarre où l’auteur devient de bonne foi, et, comme l’acteur, se fascine soi-même, il y a (et la Critique doit l’y voir) un naturel de poëte dramatique qui, tiré de toutes ces données, sujets habituels des contes d’Edgar Poe : le somnambulisme, le magnétisme, la métempsycose, — le déplacement et la transposition de la vie, — aurait pu être formidable. Mais il y a aussi, — il faut bien le dire, — le Perrault. Il y est caché au fond du grand poëte ; et parce qu’il y est, faute de sujets moraux et grands, faute d’idées, faute de grandes croyances, faute d’imposantes certitudes, on peut dire hardiment que c’est le Bohême qui l’y a mis !
IV
Ainsi, en plein cœur de son propre talent, pour le diminuer et le piquer de sa tache, voilà que nous rencontrons le Bohême, c’est-à-dire l’homme qui vit intellectuellement au hasard de sa pensée, de sa sensation ou de son rêve, comme il a vécu socialement dans cette cohue d’individualités solitaires, qui ressemble à un pénitentiaire immense, le pénitentiaire du travail et de l’égoïsme américain ! Edgar Poe, le fils de l’aventure et de l’aventure infortunée, est aussi le plus souvent un aventurier d’inventions malheureuses, quoiqu’il y ait quelques-uns de ses contes qui, le genre admis de cette littérature matérialiste et fébrile, semblent réussis. Au lieu de se placer au-dessus d’elles, comme les penseurs originaux, il pille les idées de son temps, et ce qu’il en flibuste ne méritait guère d’être flibusté. Doué de la force de cette race de puritains qui se sont abattus d’Angleterre comme une bande de cormorans affamés, ce qu’il prend aux préoccupations contemporaines ne vaut pas la force qu’il déploie pour se servir de ce qu’il a pris ; et ici nous arrivons à ce qui l’emporte, selon nous, dans Edgar Poe, sur les résultats obtenus de sa manière, — c’est-à-dire l’application de son procédé.
V
Et, en effet, l’originalité vraie d’Edgar Poe, ce qui lui gardera une place visible dans l’Histoire littéraire du dix-neuvième siècle, c’est le procédé qu’on retrouve partout dans ses œuvres ; aussi bien dans son roman d’Arthur Gordon Pym que dans ses Histoires extraordinaires, et qui fait du poëte et du conteur américain ce qu’il est, c’est-à-dire le plus énergique des artistes volontaires, la volonté la plus étonnamment acharnée, froidissant l’inspiration pour y ajouter. Ce procédé d’Edgar Poe est l’analyse, que jamais personne peut-être ne mania comme lui. Nous l’avons indiqué : maigre d’invention, exploitant seulement deux ou trois situations (pas plus !) de la même série excentrique, Poe fait son drame avec presque rien, et c’est tout.
Mais pour le faire, ce drame, pour grossir cet atome en le décomposant, il se sert d’une analyse inouïe et qu’il pousse à la fatigue suprême, à l’aide d’on ne sait quel prodigieux microscope, sur la pulpe même du cerveau. Positivement, le lecteur assiste à l’opération du chirurgien ; positivement il entend crier l’acier de l’instrument et sent les douleurs. Edgar Poe applique ce quelque chose, qu’on peut nommer l’impatience dans la curiosité, le procédé du travail en matière d’horlogerie. Il établit le tour du cadran de l’analyse sur le pivot de son mouvement interne. Il a une patience qui attaque les nerfs, une patience furieuse qui se met des freins à elle-même, et qui a dû sacrifier souvent tout un mois en simples préparatifs pour faire bouillir son public une heure. Machiavélique côté de son génie, qui touche ici à la rouerie profonde du jongleur, et où le poëte, le poëte, ce Spontané divin, expire dans les exhibitions affreuses du charlatan et du travailleur américain !
VI
Car il est Américain, quoi qu’il fasse, cet homme qui détestait l’Amérique, et que l’Amérique, mère de ses vices et de sa misère, a poussé au suicide contre elle. Fatalité de l’origine et de la race ! On n’efface jamais à son front sa nationalité ou sa naissance. Edgar Poe, le Bohême de génie, n’est après tout ni plus ni moins qu’un Américain, l’énergique produit et l’antithèse du monde américain des États-Unis ! Il y aurait quelque chose de plus à faire que ses Contes, ce serait sa propre analyse, mais pour cela, il faudrait son genre de talent... Quand on résume cette curieuse et excentrique individualité littéraire, ce fantastique, en ronde bosse, de la réalité cruelle, près duquel Hoffmann n’est que la silhouette vague de la fumée d’une pipe sur un mur de tabagie, il est évident qu’Edgar Poe a le spleen dans des proportions désespérées, et qu’il en décrit férocement les phases, la montre à la main, dans des romans qui sont son histoire.
Ce spleenétique colossal, en comparaison de qui lord Byron, ce beau lymphatique, ne nous apparaît plus que comme une vaporeuse petite maîtresse ; ce spleenétique colossal, malgré l’infiltration morbide de son regard d’aliéné, a les lucidités flegmatiques et transperçantes du condamné qui se sait sur son échafaud. Il n’a pas que le spleen de la vie, il a aussi celui de la mort ! Spirituellement parlant, la question de l’autre monde a toujours étrangement pesé sur cet homme de l’autre monde, comme nous disons géographiquement. Elle revient de toutes parts dans ses livres. Revanche de la pensée, cette force spirituelle contre l’immoralité fangeuse de la vie, ce fut sa grande anxiété, à cet Hamlet américain ! Ce fut la seule chose vraie de ces livres, construits comme des mensonges immenses ; la seule émotion dont il n’aurait pas trafiqué ! Tout le reste est voulu, arrangé, menti dans ses œuvres, qui ne sont probablement que les pamphlets de son esprit, des pamphlets atroces, des vengeances contre la vie. Il empoisonnait ses empoisonneurs.
Historiquement, il finit par s’empoisonner lui-même. Le suicide, un suicide préparé depuis longtemps, dit très-bien M. Baudelaire, un suicide, la mort bohême, finit la vie bohême d’Edgar Poe. " Un malin, dans les ténèbres du petit jour, raconte amèrement M. Baudelaire, un cadavre fut trouvé sur la voie, est-ce ainsi qu’il faut dire ? non, un corps vivant encore, mais que la mort avait marqué de sa royale estampille. Sur ce corps, dont on ignorait le nom, on ne trouva ni papier ni argent, et on le porta dans un hôpital. C’est là que Poe mourut, le 7 octobre 1849, à l’âge de trente-sept ans, vaincu par le delirium tremens, ce terrible visiteur qui avait déjà hanté son cerveau une ou deux fois... " Hélas ! une ou deux fois, ce n’est pas assez dire. Poe ne mourut pas seulement du delirium tremens, il en avait vécu ! Sa vie tout entière, à ce robuste et malade génie, fut, jusqu’à sa dernière heure, un délire et un tremblement !
VII
Cruelle et lamentable histoire ! Le traducteur qui l’a racontée dans la passion ou la pitié qu’il a pour son poëte, a fait de l’histoire et de cette mort d’Edgar Poe une accusation terrible, une imprécation contre l’Amérique toute entière ! C’est la vieille thèse, la thèse individuelle, et il faut bien le dire, puisque c’est la même chose, la thèse bohême contre les sociétés. Nous eussions de M. Baudelaire, d’une tête qui a parfois la froide lucidité de Poe, attendu une thèse plus virile.
Il pouvait être le frère de charité, l’ensevelisseur des restes d’un homme de génie, sans les jeter à la tête de tout un pays qui, en définitive, ne l’a point volontairement assassiné. Edgar Poe s’est chargé seul de cette besogne : il s’est assassiné lui-même... Moralement, l’Amérique et Edgar Poe se valent; ils n’ont point de reproche à se faire ; ils ont tous les deux le même mal, monstrueux et mortel dans l’un comme dans l’autre, le mal de l’individualité. Edgar Poe répond donc seul à l’histoire de sa destinée, et le poids qu’il porte devant elle ne peut être allégé par rien. Dieu lui avait donné des facultés singulièrement belles, puissantes et rares ; il n’en tira point le parti qu’il en eût pu tirer. Nous l’avons dit, il se fourvoya avec l’effort qui ferait monter un homme aux astres.
A nos yeux, à nous qui ne croyons pas que l’Art soit le but principal de la vie et que l’esthétique doive un jour gouverner le monde, ce n’est pas là une si grande perte qu’un homme de génie; mais nul n’est dispensé d’être une créature morale et bienfaisante, un homme du devoir social; c’est là une perte qu’on ne rachète point ! Or, Edgar Poe ne le fut pas. Pour lui donner force à l’être pourtant, Dieu, après le génie qui est aussi une lumière pour le cœur, lui avait donné des affections domestiques. Le Robinson de la poésie, dans son île d’Amérique, eut mieux que Vendredi, pour supporter et partager la vie. Il épousa une femme qui lui apporta en dot une mère*.Eh bien, cette dernière affection d’une mère, qui ne lui manqua jamais et qui lui survécut, ne l’arrêta point dans la consommation de ce long suicide par l’alcool qu’il accomplit sur sa personne. Voilà ce qui le rend plus coupable qu’un autre de cette Bohême sinistre et funèbre, dont, par la supériorité de ses facultés et de ses fautes, il est actuellement le roi !
* Mme Clemm, la belle-mère de Poe.
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27/07/2008
Qui est juif? par Gershom Scholem
Ce discours fut prononcé lors de la 81e convention de la Conférence Centrale des Rabbins américains, tenue à Jérusalem du 6 au 10 mars 1970. Il a été publié dans le Central Conference of American Rabbis Yearbook, 80 (1970), p. 134-139. La version en hébreu a été publiée dans Devarim bego, p. 591-598. La question " Qui est Juif ? " fit l’objet de débats houleux au parlement israélien les 9 et 10 février de la même année, sous le gouvernement de Mme Golda Meïr, qui aboutirent au vote d’un amendement de la loi du retour de 1950, définissant un juif comme " étant né de mère juive, ou converti au judaïsme et ne pratiquant pas une autre religion ", et renouvelant ainsi le statu quo d’un ancien accord politique entre Ben-Gourion et les partis religieux à la veille de la création de l’État d’Israël. Sur cette question de l’identité juive, Scholem est revenu dans son entretien avec Ehud Ben Ezer dans le volume Unease in Zion, p. 281-286 : " Le gouvernement [israélien] - écrit-il - n’est pas en droit de trancher par une loi une question qui relève du processus naturel d’évolution de la conscience historique du peuple, qui est au centre de la pensée sioniste et du conflit qui oppose ses deux courants antagonistes ; au centre de cette dialectique de la continuité et de la révolte, issue de sources inconnues et qui contribuent toutes deux à l’élaboration de notre identité collective. C’est une erreur fatale que de trancher aujourd’hui par une loi le cours d’un processus d’évolution de la conscience historique de la nation qui devrait pouvoir s’élaborer de lui-même. " (trad. fr. de Sionismes, p. 773 sq.) [Bibliographie 497].
En abordant la question : " Qui est Juif ? ", je ne m’exprimerai pas en tant qu’homme d’État ou en tant que politicien. Je ne suis ni juriste, ni rabbin. Je parle en tant qu’historien. Et je pense qu’il ne s’agit pas seulement d’une question strictement philosophique, mais d’une question historique ou, si vous préférez, historio-sophique. Je parle en tant que Juif persuadé que le judaïsme est un phénomène spirituel, un organisme vivant.
Il semble évident pour beaucoup de gens, y compris quelques savants, que le judaïsme est un système fermé de concepts définis, mais, à mon avis, cette conception n’est plus valable. Avec le retour du peuple juif à sa propre histoire et à sa propre terre, le judaïsme est devenu pour la majorité d’entre nous un organisme ouvert, vivant et non défini. C’est un phénomène qui change, qui se transforme au cours de sa propre histoire. Les recherches érudites de notre génération ont permis de découvrir des dimensions nouvelles de profondeur et de vie en mouvement dans ce que nous appelons le judaïsme ou la judéité.
L’identification totale entre l’appartenance juive et le fait d’être un Juif religieux de tel ou tel mouvement, dont parlent les défenseurs du judaïsme traditionnel, a été un phénomène historique, résultant de développements historiques, et soumis au changement historique. Elle s’est cristallisée dans ses grandes lignes après la destruction du Temple et a prévalu dans la galout avant l’ère de l’Émancipation.
C’est un fait largement négligé aujourd’hui, particulièrement parmi les défenseurs de cette identification, qu’il était possible d’imposer cette conformité aux normes de la Halakhah, et que celle-ci l’a été effectivement, en faisant usage du herem (l’interdit ou l’excommunication), lequel était une arme très puissante, contraignant les individus à choisir entre la conformité à certaines normes ou l’abandon de leur communauté. Lorsqu’à la fin du dix-huitième siècle, le pouvoir rabbinique du h5erem fut rompu, une certaine diversité vit le jour. Et nous pouvons nous demander aujourd’hui si ce pouvoir de l’excommunication, en dépit de son côté positif qui permit de faire respecter une certaine conformité, n’eut pas aussi des conséquences assez désastreuses et ne fut pas l’un des aspects les plus désolants de notre histoire.
Avec l’ère de l’Émancipation, un processus nouveau fut lancé sous l’effet de forces internes et externes. Extérieurement, afin d’obtenir l’émancipation, Juifs et non-Juifs s’efforcèrent de séparer le judaïsme en tant que religion de sa spécificité ethnique, bouleversant ainsi la conception ethnico-religieuse unifiée, que tous les Juifs - même en Occident - avaient soutenue avant 1820. Intérieurement, du fait de l’effort de certains groupes au sein du judaïsme, qui cherchèrent une expression légitime pour différentes hétérodoxies.
Les porte-parole officiels du judaïsme - aussi bien chez les orthodoxes que dans le camp de la Réforme - mirent exclusivement l’accent sur les définitions religieuses. Ceux qui insistèrent sur un concept unitaire du peuple et de la religion étaient marginaux et embarrassaient à la fois les orthodoxes et les Juifs libéraux et assimilationnistes. Le combat contre l’autorité rabbinique existante, de quelque tendance qu’elle soit, mené par ceux qui cherchèrent à rétablir notre identité nationale et notre dignité en tant que peuple, était soutenu par des forces pour lesquelles le problème de l’identité juive, telle que la définissaient les orthodoxes, n’existait pas. Ceux qui œuvraient pour la régénération et la renaissance du peuple juif et qui étaient les principaux porteurs du message sioniste ne s’intéressaient pas aux définitions des rabbins. Ils ne s’en préoccupaient tout simplement pas.
Au cours des cent dernières années, qui suivirent le plein accomplissement de l’Émancipation dans le monde occidental, aux alentours de 1860, s’est développé un nouveau processus historique, qui a profondément modifié notre définition de nous-mêmes par rapport à celle de la Halakhah. Jusqu’à cette époque, les définitions halakhiques de l’identité juive étaient acceptées. Et ceci pour une raison toute simple. Jadis, les mariages mixtes étaient un phénomène très rare. Ceux qui envisageaient de faire un mariage mixte, ou de se convertir à une autre religion, étaient ceux qui voulaient abandonner l’identité juive, et ne se préoccupaient pas de ce que l’on pouvait dire à leur sujet. Personne ne posait de questions à propos de ces cas marginaux ; le problème de leurs relations avec les autres Juifs se posait à peine.
Les difficultés commencèrent aux alentours de 1870, lorsqu’un nombre toujours plus grand parmi ces individus voulut conserver des liens avec la communauté juive. La question est de savoir si les définitions données dans les livres sacrés sont réellement décisives pour la plupart des Juifs, concernant la détermination de l’appartenance à la communauté juive. À mon avis, elles ne le sont plus, sauf pour les plus orthodoxes, avec lesquels il est inutile de discuter, puisqu’ils ont une conception arrêtée de ce qu’ils croient être l’essence du judaïsme et de ses lois, immuables et intemporelles, et qu’ils utilisent des catégories très différentes de celles auxquelles ont recours les historiens. Le problème concerne ceux qui ne partagent pas les idées des orthodoxes, et qui constituent peut-être la grande majorité des Juifs aujourd’hui : que pensent-ils de leur propre conscience juive et de sa définition ?
Parmi ceux qui prirent la plus grande part dans la construction d’Israël, seule une très petite minorité adhérait aux vieilles définitions de l’identité juive. La plupart de ceux qui vinrent ici avec des motivations sionistes ne se préoccupaient pas de la halakhah. Ils s’attendaient à ce que leur communauté fonctionne sur la base de lois promulguées dans un pays libre pour un peuple libre, pouvant y prendre ses propres décisions, tout en restant à l’intérieur des limites de la conscience historique de ce peuple.
Jadis, si quelqu’un se trouvait en désaccord avec l’autorité rabbinique, il abandonnait le judaïsme. Il n’avait pas le choix ! Il devait se conformer ou partir. Plus tard, à l’époque de l’Émancipation, ce départ s’amorçait à travers l’assimilation. Mais, peu à peu, il devint très fréquent que des individus, faisant partie de la communauté, se marient en dehors d’elle.
La définition traditionnelle dans le cadre de la loi juive - pour laquelle la société juive était construite depuis les temps anciens sur des bases patriarcales - avait paradoxalement recours à des critères matriarcaux pour définir l’identité juive. Pour moi-même et pour beaucoup de gens qui vivent dans ce pays, cette définition halakhique, qui s’est maintenue pendant si longtemps, a perdu toute signification et toute pertinence psychologique.
Dans le cas d’un mariage mixte, nous sommes bien plus enclins à considérer le fils d’un père juif et d’une mère non juive comme étant juif que le contraire. En général, je dirais que la définition rabbinique n’a plus beaucoup de pertinence pour la majeure partie des Juifs en Europe ou en Amérique. Il est certain qu’au cours des quarante dernières années, si le fils d’un Juif voulait être reconnu comme Juif, que ce soit par la religion ou par l’appartenance nationale, il était accepté comme tel d’un commun accord. Personne n’aurait même posé de questions. Ainsi, lorsque la fille de mon frère, qui avait épousé une non-juive, revint dans la communauté juive berlinoise après le génocide et déclara : " Je veux faire partie de la communauté juive ", elle ne fut pas rejetée. Ils l’acceptèrent parmi eux. Elle était la fille d’un Juif bien connu, et ils ne tinrent pas compte des complications halakhiques.
D’ailleurs, la question ne s’applique pas seulement au fait d’intégrer une synagogue ou une communauté. C’est le problème de la réaction publique générale, et je ne perçois aucun signe indiquant que l’ancienne définition rabbinique du Judaïsme fasse l’objet d’une préférence ou d’une insistance particulière. Il y a eu un changement psychologique important, et cela détermine la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Autrefois, quatre-vingt-quinze pour cent ou plus des individus qui contractaient des mariages mixtes, ou en étaient issus, ne cherchaient pas à conserver une identité juive, encore moins à la souligner. Au cours des quarante dernières années, nous avons assisté à un renversement complet. À travers les vicissitudes de l’histoire, à travers le destin tragique qui fut celui de notre peuple, ils prirent la ferme décision de se compter au nombre des Juifs. Et quand quelqu’un disait : " Je veux être admis comme juif ", chacun était heureux de pouvoir l’accueillir comme tel, et personne ne rétorquait : " Vous n’êtes pas l’un des nôtres. " À mon avis, il est très important que nous prenions connaissance de tels faits historiques et psychologiques .
Le processus d’émancipation, et plus tard le combat, et la nécessité de ce combat, pour la reconstruction d’une vie nationale qui nous soit propre, ont mené à ce changement d’attitude, qui ne dépend plus des catégories de la halakhah. Il y a un accord général pour considérer comme Juifs un certain nombre d’individus qui ne sont pas reconnus comme tels par la loi rabbinique. Et c’est d’autant plus vrai dans le cas de ceux qui sont venus en Israël pour vivre ici en tant que juifs.
À notre époque, la conscience juive a été soumise à une rupture bien définie, dont nous devons reconnaître l’existence : à savoir, la rupture entre une vision religieuse du judaïsme et une vision laïque. Le sionisme les a accueillies toutes deux en son sein. Les gens étaient libres de décider s’ils voulaient une identification laïque avec le peuple juif, une identification religieuse, ou les deux à la fois. C’était une lutte d’idées, une lutte pour l’organisation, mais personne ne disait que vous ne pouviez pas venir ici à moins d’accepter les contraintes halakhiques.
C’est un aspect du problème. L’autre aspect est que certaines personnes conservaient des opinions religieuses avec une conviction passionnée - ce qui est un droit légitime. Il nous est impossible, à la lumière de l’histoire juive du dix-neuvième et du vingtième siècle, de parler du judaïsme comme d’un phénomène unilatéral.
Les deux définitions, laïque et religieuse, existent. Elles peuvent et elles doivent être développées. Je dis cela en tant qu’historien. Je dis cela en tant que Juif qui s’identifie avec l’ensemble du judaïsme comme phénomène historique, un phénomène qui pourrait atteindre un niveau religieux nouveau, avec une inspiration nouvelle, et se développer en quelque chose que nous ne pouvons pas encore définir. Nous avons appelé les gens à participer dans ce pays à une entreprise créatrice, qui n’est pas définie par les livres de loi, mais par une expérience historique vivante - et cette expérience historique vivante doit être décisive.
Il fut un temps où, pour les gens dont l’identité était douteuse d’un point de vue halakhique, le judaïsme était un fardeau et non un privilège. Il était facile, et c’est parfois encore le cas aujourd’hui, de se débarrasser de ce fardeau. Il y a aujourd’hui un grand nombre de gens qui veulent partager la destinée juive et qui veulent être comptés au nombre des Juifs. C’est un phénomène dont nous sommes tous conscients, et que nous ne devons pas traiter à la légère.
Il y a beaucoup de définitions sensées de ce qu’est un Juif. Il y a la définition orthodoxe et, pour une communauté orthodoxe, elle est parfaitement pertinente et elle conserve son importance. Il y a la définition selon laquelle un Juif est quelqu’un que les autres considèrent comme juif. Nous ne pensons pas que cette définition, très à la mode, soit la meilleure pour ce qui nous concerne, puisque nous voulons autre chose que des gens qu’on nous impose simplement parce que les autres les considèrent comme Juifs. Nous ne pensons pas que ce soit le type le plus désirable de Juif, et je ne pense pas non plus que nous devions y attacher une grande importance.
Il y a des gens qui pensent qu’est juif quiconque se considère lui-même comme Juif1. Et il y a la définition selon laquelle est juif celui qui est né d’un parent juif et se considère lui-même comme juif en assumant le fardeau et le privilège d’être juif. C’est la définition à laquelle je voudrais souscrire, et qui est, selon moi, la conception partagée par la plupart des Juifs d’Europe et d’Amérique.
Il y a de célèbres exemples qui illustrent le paradoxe des définitions traditionnelles. Léopold Bloom, le héros de l’Ulysse de James Joyce, est considéré comme juif par l’auteur, par lui-même, et par tous les autres, mais pas par la halakhah.
Il y a les exemples des enfants de mariages mixtes. Je me souviens du cas d’un physicien célèbre. À la fin de sa vie, il fut en proie à une violente crise de conscience et il découvrit son origine juive. Il était le fils d’un père juif et d’une mère non juive. Il ressemblait à vingt-huit juifs à lui tout seul et se comportait comme deux mille. Il avait l’esprit d’un juif. Sa manière de penser était celle d’un rabbin du Talmud. Cependant, selon la halakhah, il n’était pas juif, et cela le perturbait considérablement. Il avait coutume de nous demander à Mme Scholem et à moi-même : " Que suis je ? " On aurait pu lui répondre : " Vous n’êtes rien ; vous avez découvert que vous n’êtes pas allemand, vous n’êtes pas un autrichien ; vous vous considérez comme juif, mais vous n’êtes pas un juif religieux dans le sens de la halakhah, puisque votre mère n’est pas juive et que vous-même avez été baptisé. " De tels cas sont légion à notre époque. Ces gens devraient-ils être exclus ?
Je ne pense pas que l’origine juive soit le seul élément. Le prosélytisme sera toujours, et devra être, un phénomène marginal. Si quelqu’un veut s’identifier à nous par un acte rituel, je ne vois aucune objection à cela. S’il ressent quelque doute à ce sujet, c’est qu’il ne doit pas le faire. Nous avons émis des critiques envers les Juifs qui se faisaient baptiser dans l’intérêt de leur carrière ; nous avons considéré cela comme de l’hypocrisie. Nous devons être suffisamment honnêtes pour dire que cela s’applique également à notre cas, et que nous ne devrions pas forcer des individus à faire quelque chose qu’ils considèrent comme hypocrite.
Je pense que la menace de division du peuple juif, dont nous entendons tellement parler, est largement exagérée. Il pourrait même en être tout autrement : à savoir que cette division pourrait être le fait de l’autre bord. Au dix-neuvième siècle, en Hongrie, il y avait deux formes différentes de judaïsme officiellement reconnues - le judaïsme réformé, ou néologue, et le judaïsme orthodoxe. Je recommande à chacun de lire la triste histoire du schisme hongrois, provoqué par les orthodoxes, qui déclarèrent qu’ils considéraient les Juifs réformés comme non-Juifs.
Je pense que le gouvernement israélien a commis une grave et malheureuse erreur de jugement en soumettant la présente proposition de loi au Parlement. Je pense qu’elle est malheureuse, parce qu’ils essayent d’imposer des conditions qui sont rejetées par l’opinion publique. C’est une démarche que je déplore profondément et qui ne peut avoir que de fâcheuses conséquences pour la communauté tout entière. Il me semble qu’en donnant le pouvoir aux rabbins, il y a plusieurs années et pour des raisons de commodité politique, M. Ben-Gourion porte une grande part de responsabilité. Ce n’est pas le gouvernement de Golda Meïr qui a commis ce péché originel, mais celui de Ben-Gourion, qui n’aurait d’abord jamais dû accepter de présenter devant la Knesset [le parlement israélien] ?un pun projet de loi imposant la loi rabbinique aux Juifs qui n’en veulent pas, créant, dans un état démocratique comme Israël, une situation qui ne permet pas le mariage civil et n’admet pas que les mariages entre Juifs puissent être célébrés par des rabbins non orthodoxes.
Je ne pense pas que ce que certains appellent des considérations politiques, et que je préfère appeler des compromis politiques, doivent constituer un facteur décisif dans des affaires d’une telle importance. Je ne pense pas que l’État d’Israël, ou toute autre entité juive où que ce soit dans le monde, ait un litige avec les Juifs orthodoxes qui prennent leur tradition au sérieux, en tant qu’héritage sacré, et souhaitent y adhérer ; ils doivent être absolument libres de le faire. Aucune démarche ne peut être entreprise par le peuple juif, que ce soit ici ou ailleurs, qui pourrait de quelque manière leur imposer quelque chose contre leur volonté. Mais je ne peux pas comprendre pourquoi notre peuple doit être soumis, dans sa grande majorité, à une loi qui n’a aucune racine dans notre conscience historique et juive.
Enfin, si vous me demandez de vous donner un conseil, je vous dirais : gardons nos cœurs et nos esprits ouverts aux nouvelles forces qui cherchent à s’exprimer dans notre histoire ; en tant qu’individus juifs, soyons conscients du caractère éphémère de toutes les métamorphoses présentes de la vie juive ; et écoutons la voix qui pourrait bien concevoir et chercher une articulation - cette voix dans laquelle, si nous croyons en Dieu, comme j’y crois moi-même, nous pourrions reconnaître la continuité de ce que nous appelons la voix du Sinaï.
Je définis le sionisme comme un retour utopique des Juifs à leur propre histoire. Avec la réalisation du sionisme, des sources ont jailli du plus profond de notre être historique, libérant de nouvelles forces en nous. Dans l’acceptation de notre propre histoire comme un domaine à l’intérieur duquel poussent nos racines, s’insinue la conviction que les Juifs, après la terrible catastrophe de notre siècle, sont en droit de se définir eux-mêmes en accord avec leurs propres besoins et motivations ; et que l’identité juive est quelque chose non pas de fixe et de statique, mais de dynamique et même de dialectique, puisque dans ses aspects spirituels, non moins que dans ses aspects sociaux et politiques, elle implique un organisme vivant et créateur d’individus qui se nomment eux-mêmes Juifs.
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18/07/2008
Le droit des enfants de voter
Qu'est-ce que le suffrage universel? La question a été régulièrement posée depuis que le principe et sa différance, forment l'horizon de notre démocratie. Au nom du peuple, oui, mais lequel? Condorcet avait déjà fait ce rêve, fou, de vouloir reconnaître le droit de suffrage aux femmes et de préparer les enfants, ce véritable dauphin démocratique, à leurs charges futures. Au nom du droit des génération future, cette anticipation de la souveraineté populaire, à la pointe de la flêche du temps, un groupe de députés allemands. Intitulée "Donner une voix à l'avenir Pour le droit de vote dès la naissance", a introduit une motion introduite au Bundestag proposant le droit de vote des nouveaux-nés. Les 46 élus sociaux-démocrates (SPD), conservateurs (CDU-CSU) et libéraux (FDP) demandent que le gouvernement soumette une proposition de loi pour mettre fin à une situation où "14 millions de citoyens allemands sont exclus du droit de vote, et ce en raison de leur âge uniquement". Il appartiendrait aux parents de l'exercer en leur nom jusqu'à ce que les jeunes se sentent assez "mûrs".
L'idée n'est pas nouvelle. Elle a pour la première fois été esquissée par Carl Friedrich Goerdeler (un résistant antinazi décapité en février 1945), dans un manifeste sur l'avenir politique de l'Allemagne rédigé en prison. Elle participe d'une volonté d'émancipation des enfants qui va de l'abaissement de la majorité sexuelle, au droit des enfants d'avoir des relations sexuelles avec des adultes (Pays-Bas) ou du droit pour les enfants malades en stade terminal de décider de leur euthanasie (Pays-Bas encore). Bref, elle participe d'une émancipation des enfants et d'une relativisation de leur minorité (en l'occurence, il n'y en aurait plus).
Mais en Allemagne cette revendication des enfants pour l'exercice des droits civiques complet a fait l'objet de recours devant la Cour constitutionnelle. En 1995, Benjamin Kiesewetter et Rainer Kintzel, qui avaient alors 15 et 12 ans, ont saisi la Cour constitutionnelle d'une plainte dans laquelle ils faisaient valoir que la limitation de l'âge du droit de vote à "dix-huit ans révolus" dans l'article 38 de la loi fondamentale contredisait l'article 20, de portée plus générale, aux termes duquel "tout pouvoir d'État émane du peuple", en arguant qu'ils étaient aussi "du peuple". La discrimination contre les jeunes de leur naissance à leur majorité était ici mise en cause. Les juges de Karlsruhe avaient refusé d'examiner leur plainte, mais pour des raisons de forme, la contestation d'une loi devant intervenir au plus tard un an après son adoption.
Nouvel essai en 1998, avant les législatives. Robert Rostoski, avant ses 18 ans, essaie de se faire inscrire sur les listes électorales à Berlin. Il fait appel du refus et, cette fois-ci, la Cour constitutionnelle le déboute sur le fond.
Le Bundestag entre en jeu en 2003 lorsque 47 députés dont le président Wolfgang Thierse (SPD) relancent l'idée. Ils font notamment valoir l'inéluctable vieillissement démographique de la population qui, disent-ils, conduira les responsables politiques à délaisser les intérêts des jeunes pour satisfaire les desiderata d'un électorat vieux de plus en plus important. "Il y a deux cents ans, relevait alors le député FDP Klaus Haupt, personne ne pouvait imaginer que tout citoyen mâle aurait le droit de vote, il y a cent ans personne ne pensait que les femmes allaient l'obtenir."
La discussion au Bundestag qui a suivi cette initiative, tout comme l'introduction d'un projet de loi en 2005 par le même groupe n'ont cependant pas fait avancer la cause de ceux que l'hebdomadaire Der Spiegel a appelés les "électeurs en Pampers". Sauf miracle, ce sera encore le cas cette fois-ci.
Si le droit de vote était un jour reconnu aux enfants, plusieurs conséquences paradoxales en découleraient. D'abord, l'exercice de ce vote, du moins pour les plus petits, serait assuré par les parents ou par le titulaire de l'autorité parentale. On ressuciterait l suffrage plural, en vigueur en Belgique en 1899, et permettant au chef de famille de voter plusieurs fois, selon un coéficient qui égalerait le nombre de ses enfants. Dans l'hypothèse d'un divorce, la femme étant le plus souvent titulaire du droit de garde, exercerait le droit de vote, de sorte que l'on aboutirait à une féminisation du vote contraire au principe de la parité. Mais surtout, ne serait-on pas ammené à étendre le droit de vote aux embryons, en application de l'adage bien connu et ici même rappelé il y a quelques semaines: infans conceptus pro nato habetur, l'enfant conçu est présumé né (chaque fois qu'il y va de son intérêt). Ainsi, ce ne sont plus les morts que l'on ferait voter, comme autrefois Barrès, ce ventriloque des tombeaux, ou, avec moins de talent, Tiberi, mais des âmes sans corps, de purs esprits invoqués le jour du suffrage, des idées d'enfants. Isoloirs, isoloirs, avez-vous donc une âme? La fiction de la démocratie apparait enfin au grand jours...
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16/07/2008
Le droit de porter la burqa
"La burqa est-elle incompatible avec la nationalité française ?" Posée ainsi, comme le fait Le Monde dans son édition du jour, la question est polémique. Mais ainsi: "une certaine pratique de la religion est-elle incompatible avec les principes de la République ?" La réponse est évidente. Pas besoin d'être bon républicain ou militant laïcard pour y répondre. Une Marocaine de 32 ans, mariée à un Français et mère de trois enfants nés en France, s'est récemment heurtée à cette barrière conceptuelle et s'est vue refuser la nationalité au motif qu'elle "a adopté, au nom d'une pratique radicale de sa religion, un comportement en société incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment le principe d'égalité des sexes". Ce n'est pas la première fois que le degré de pratique religieuse est pris en compte pour se prononcer sur la capacité d'assimilation d'une personne étrangère, mais c'est la première fois qu'une pratique purement privée, sans menace de trouble à l'ordre public, est prise en compte de manière aussi caractérisée. Jusqu'à présent seules des personnes jugées proches de mouvements fondamentalistes ou ayant publiquement tenu des propos relevant de l'islam radical se sont vu refuser la nationalité française. Mais dans le cas de Faiza M., ce sont sa tenue vestimentaire et sa vie privée qui sont seules prises en considération pour lui refuser la nationalité française. Alors que depuis son arrivée en France elle n'a jamais "jamais cherché à remettre en cause les valeurs fondamentales de la République ", qu'elle n'a pris aucune position publique, qu'elle ne s'est pas non plus refusé à être examinée par un gynécologue homme lors de ses deux grossesses, mais sur le seul fait objectif de son adhésion aux principes de l'islam radical, M. M. se voit refuser l'acquisition de la nationalité française alors que, par ailleurs, elle remplit toutes les autres conditions, y compris de maîtrise de la langue française. La liberté de conscience trouve ici sa limite dans un défaut d'assimilation qui lui est reproché.
Quels sont les éléments constitutifs de ce défaut d'assimilation? D'après le commissaire du gouvernement, Emmanuelle Prada-Bordenave, la tenue de Faiza M est un premier élément. A trois reprises, Faiza M. se serait présentée "recouverte du vêtement des femmes de la péninsule arabique, longue robe tombant jusqu'aux pieds, voile masquant les cheveux, le front et le menton et une pièce de tissu masquant le visage et ne laissant voir les yeux que par une fente". Par ailleurs, le couple reconnaît "spontanément" son appartenance au salafisme. Mais c'est peut être l'évolution même de Faiza M. qui a retenu l'attention du commissaire du gouvernement, une évolution personnelle qui ne va pas dans le sens d'une adhésion aux principes de la République. Faiza M. a en effet reconnu qu'elle n'était pas voilée quand elle vivait au Maroc et a indiqué "qu'elle n'a adopté ce costume qu'après son arrivée en France à la demande de son mari et qu'elle le porte plus par habitude que par conviction". Enfin "D'après ses propres déclarations, a souligné la commissaire du gouvernement, elle mène une vie presque recluse et retranchée de la société française. Elle n'a aucune idée sur la laïcité ou le droit de vote. Elle vit dans la soumission totale aux hommes de sa famille ." Faiza M. semble "trouver cela normal et l'idée même de contester cette soumission ne l'effleure même pas", a ajouté Mme Prada-Bordenave, estimant que ces déclarations sont "révélatrices de l'absence d'adhésion à certaines valeurs fondamentales de la société française".
Cette décision montre bien que la liberté de conscience, comme l'ensemble des libertés, que l'on présente généralement comme des droits fondamentaux, inaliénables, naturels, intangibles, irrévocables, etc, ne sont que des permissions de l'Etat. D'un Etat plus ou moins tolérant, certes, plus ou moins libéral, mais qui n'accorde de libertés qu'autant qu'elles sont compatibles avec l'ordre public, lequel ne s'entend pas seulement comme un ordre matériel mais comme un ordre spirituel. La brave Faiza M. ne fait de tort à personne en vivant chez elle recluse et soumise, mais elle porte atteinte aux consciences et à l'ordre public spirituel qui découle de nos principes républicains et cette seule interférence avec le monde des idées suffit à justifier son exclusion de la communauté nationale.
On ajoutera que dans la présente affaire, la nationalité française a été refusée à Faiza M. mais que rien, absolument rien ne s'opposerait demain à ce que la nationalité française soit retirée à une personne portant un tel trouble à l'ordre public spirituel et aux consciences. Toute communauté, pour se définir comme communauté, génère ses propres limites et trace une frontière spirituelle qui réfute tous les cosmopolitismes. Le Conseil d'Etat vient de retrouver ainsi, dans les méandre d'une jurisprudence compliquée mais en pleine évolution, le vieux principe de la constitution des solidarités: Mme Faiza n'est pas des nôtres. Il n'en a pas tiré les conclusions qu'il aurait pu en tirer parce que la velléité succède à la décision: "sa vie n'est pas ici". Mais, dans la stupeur de notre déclin, il a rappelé le vieux principe de l'amitié et de l'inimitié.
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