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05/02/2007

Une fascination française

Une fascination française

(Article du Monde du 26 01 07).
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Il y a bien une énigme Heidegger, mais ce n’est pas celle qu’on croit. Sa compromission politique avec l’Allemagne nazie est une affaire entendue. Quantité de preuves irréfutables - archives, témoignages des contemporains, travaux d’historiens - ne laissent aucun doute sur la réalité de l’engagement résolu du professeur auprès des autorités hitlériennes et des institutions du IIIe Reich. Les autorités alliées, à la Libération, avaient pris en pleine connaissance de cause la décision d’interdire définitivement tout enseignement public à Martin Heidegger. De longue date, Lukacs avait nommé Heidegger le « SA de la pensée », et Theodor Adorno jugeait sa doctrine «fasciste » de fond en comble. De nombreux auteurs ont abondamment confirmé ces jugements, textes à l’appui, ces vingt dernières années - notamment Pierre Bourdieu, Victor Farias, Hugo Ott, Arno Münster, et dernièrement Emmanuel Faye (1). 

La véritable énigme, c’est la fascination sans équivalent que cet auteur a exercé en France depuis soixante ans. Aucun autre pays en Europe ni ailleurs - à part le Japon - n’a vu ses librairies submergées de tant de publications de ou sur Heidegger, ses étudiants abreuvés de tant de cours inspirés par Heidegger, ses intellectuels animés, pour la plupart,
de tant de pieuse ferveur envers le guetteur de la Forêt-Noire. Sans cette sacralisation, cette piété, cette singulière connivence dans l’admiration extatique, jamais le rappel des activités nazies du professeur de Fribourg, bien connues de tous, ne déclencherait de réactions hystériques. Cette fascination française est loin d’être vraiment élucidée. Deux volumes publiés par le philosophe Dominique Janicaud, en 2001, dans Heidegger en France, ont posé des jalons importants pour cette histoire (2).

Il reste, malgré tout, beaucoup à explorer. Comment et pourquoi Heidegger est-il parvenu à se refaire très
vite, de ce côté-ci du Rhin, une virginité politique et une légitimité intellectuelle ? Dans l’immédiat après-guerre, des communistes comme Henri Lefebvre dénonçaient le « nazi Heidegger », des catholiques fervents comme Gabriel Marcel le brocardaient. Sartre a joué un rôle crucial en choisissant de réduire l’engagement hitlérien du philosophe à une vague
faiblesse de caractère. Malgré tout, les polémiques se sont poursuivies dans sa revue, Les Temps modernes, sur plusieurs numéros, en 1947 et 1948, avec entre autres les attaques de Karl Löwith et d’Eric Weil contre les dangers de la pensée heideggérienne. Le sacre français fut l’oeuvre de Jean Beaufret, puis de René Char. Le professeur et le poète, si différents, avaient en commun d’être d’anciens résistants. Tout ce qui était trouble et pouvait troubler fut temporairement enterré. Malgré quelques turbulences, comme la découverte et la publication par Jean-Pierre
Faye, en 1961, de plusieurs proclamations nazies du philosophe de l’Etre, la fascination pour cette oeuvre demeura un des axes de la réflexion française. Aussi divers que soient les penseurs - de Sartre à Derrida, en passant par Axelos, Levinas, Ricoeur ou Lacan -, beaucoup eurent en commun de travailler, chacun à sa manière, en relation de proximité, plus ou moins grande, avec la démarche de Heidegger.


Ce qui demeure mystérieux, c’est précisément cette attention multiforme, obnubilée ou distante mais presque toujours dépourvue de vrai sens critique. Heidegger professe que seuls le grec et l’allemand sont des langues philosophiques, invente à tour de bras des étymologies farfelues, multiplie les contorsions verbales, fabrique une gnose poético-écologico-religieuse catastrophiste et incantatoire, désertifie l’histoire de la pensée en retenant quelques philosophes et en passant les autres sous silence, affirme que « la science ne pense pas », affiche continûment sa haine du cosmopolitisme et de la modernité, son mépris pour la rationalité, sa détestation de la technique, sa surestimation abusive du rôle des poètes. Ces aberrations bien connues n’intéressent pas grand monde entre Berkeley et Pékin.


Comment se fait-il qu’elles aient retenu l’attention, au pays de Descartes, de tant de penseurs dissemblables mais estimables ?Si des historiens parviennent un jour à répondre à cette question, ils feront aussi comprendre par quels tours étranges, après une vingtaine d’années de preuves de toutes sortes de ses affinités avec le nazisme, l’oeuvre de
Heidegger suscite, dans la patrie de Jean Moulin et de Gaulle, plus de déférence et de respect qu’elle n’en
rencontre dans ce qui fut, un temps, la patrie de Goebbels. Du moins chez ses thuriféraires purs et durs, dernier quarteron francophone de pâtres guerriers, qui s’imaginent encore que toute critique de leur Guide confirme l’existence d’un hideux complot pour étouffer le renouveau de l’humanité. Il n’est évidemment pas certain que des historiens parviennent au terme de cette élucidation. Mais toute analyse qui avancera assez loin dans ces questions touchera
inéluctablement à des éléments cruciaux de l’identité culturelle française, de son évolution, de sa singularité. Peut-être faudrait-il ajouter de son déclin.

ROGER-POL DROIT

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