30/06/2011
La démondialisation absurde et impossible
Une récente étude a confirmé une fois de plus l'exceptionnelle impopularité auprès de l'opinion publique française de l'ouverture des marchés. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que l'appel à relever les droits de douane se trouve massivement plébiscité par l'opinion. Il n'est pas non plus étonnant que le thème provocateur de la démondialisation prenne comme un feu de brousse. Cette thèse va bien au-delà des thèses de la régulation de la mondialisation, puisqu'elle envisage une forme de déconnexion par rapport à l'économie mondiale au travers de la réduction des échanges commerciaux et l'autocentrage économique.
Pour vivre heureux, vivons cachés ! Comment expliquer une telle méfiance de l'opinion vis à-vis de l'ouverture des marchés ? Pourquoi, néanmoins, la démondialisation est-elle une idée absurde qui n'a de surcroît aucune chance de voir le jour ? Comment, néanmoins, répondre politiquement aux problèmes sociaux que pose l'intensification de la globalisation.
Il faut tout d'abord admettre que la défiance vis-à-vis du libre-échange n'est absolument pas spécifiquement française. Il y a un an, une étude américaine rappelait que 70 % des Américains considéraient que les accords de libre-échange signés par les Etats-Unis avaient été dommageables à l'emploi et que 60 % de ces mêmes Américains étaient favorables à des restrictions commerciales.
En réalité, aujourd'hui, dans la plupart des pays occidentaux, la préférence pour le libre-échange est extrêmement faible, contrastant avec sa singulière expansion dans les pays en développement, pour qui commerce et développement ne sont que les deux faces d'une même réalité. Comment donc expliquer cette défiance ? Trois facteurs jouent. Le premier résulte du fait que les avantages indiscutables de la libéralisation des échanges sont lents et diffus, tandis que ses coûts sont immédiats et visibles.
Personne ne s'extasie de la baisse des prix des produits de consommation courante qui découlent pourtant de la mondialisation. En revanche, tout le monde est spontanément porté à incriminer la mondialisation lorsqu'une usine ferme ses portes au prétexte qu'elle ne peut plus supporter la concurrence étrangère.
La seconde raison tient au fait que l'ouverture des marchés n'est pas socialement neutre. Elle crée des gagnants et des perdants. Les gagnants, ce sont évidemment les consommateurs, c'est-à-dire nous tous, ainsi que les personnes qualifiées travaillant sur des créneaux spécialisés, tandis que les perdants sont souvent les travailleurs non qualifiés des secteurs à faible valeur ajoutée faisant appel à une forte main-d'oeuvre substituable.
Or autant il est facile d'accepter l'idée que les pays développés doivent abandonner les créneaux à faible valeur ajoutée pour se concentrer sur les créneaux à forte valeur ajoutée, autant il est difficile d'organiser cette transition. On peut penser à la reconversion et à la requalification. Mais, pour les personnes peu qualifiées et âgées, une telle démarche paraît souvent très difficile, ce qui explique d'ailleurs pourquoi la plupart des programmes de compensation existant aux Etats-Unis depuis 1962 ou en Europe depuis le milieu des années 2000 n'ont pas produit de résultats très convaincants.
La troisième explication à cette méfiance réside dans le fait que, au sein même des gagnants, la répartition des gains de la mondialisation demeure très inégale. Les multinationales en profitent plus que les petites entreprises et les actionnaires bien davantage que les salariés. Mais pourquoi, en dépit de tous ces éléments, la libéralisation des échanges s'intensifie-t-elle ? D'abord, parce que, plus le commerce mondial se développe, plus la croissance mondiale s'intensifie. Ce fait historique est attesté et personne ne le conteste.
Mais il y a une autre explication, encore plus concrète. La réalité du commerce mondial est en effet très éloignée de l'idée que l'on s'en fait. Tout le monde s'imagine que le commerce s'effectue entre des Etats, alors qu'en réalité il s'effectue d'abord et avant tout entre des entreprises et leurs filiales. Il n'y a pratiquement plus de produits fabriqués dans un pays et achetés dans un autre.
Lorsqu'on dit par exemple que la Chine exporte pour 2 milliards de dollars (1,39 milliard d'euros) d'iPhone vers les Etats-Unis et que ses exportations accroissent le déficit américain, il faut savoir que, sur ces 2 milliards, 4 % seulement reviennent aux Chinois, alors que 96 % de la valeur ajoutée du produit va dans des pays aussi différents que l'Allemagne, le Japon, la Corée et bien entendu les Etats-Unis. Le produit est exporté de Chine, mais, en réalité, il est fabriqué à travers le monde ! Ce qui signifie bien évidemment que la notion de déficit commercial devient aujourd'hui difficile à cerner, compte tenu de la dispersion planétaire de la chaîne de valeur.
Cette réalité a deux conséquences. La première est qu'elle rend de plus en plus difficiles, voire quasi impossibles, des mesures de protection dans un secteur, car, en protégeant un secteur, on en pénalise forcément un autre. Prenons un exemple : lorsque les Américains ont voulu pénaliser les importations d'acier européen pour protéger leur sidérurgie malade, ils ont immédiatement provoqué la colère des industriels de l'automobile, qui ont vu le prix de l'acier augmenter et brandi la menace de licenciement dans ce secteur. C'est la raison pour laquelle, d'ailleurs, quand des députés appellent à acheter Airbus plutôt que Boeing, ils croient qu'Airbus est intégralement fabriqué en Europe et Boeing intégralement fabriqué en Amérique.
Mais, en réalité, 50 % de la valeur ajoutée d'Airbus et de Boeing proviennent de sous-traitants qui se situent à travers le monde. Ce qui veut dire que beaucoup de sous-traitants français profitent de la fabrication de Boeing, tandis que beaucoup de sous-traitants américains profitent de la fabrication d'Airbus ! En achetant plus d'Airbus, on ne protège pas nécessairement plus l'emploi européen. Ce seul exemple démontre l'absurdité de la thèse de la démondialisation, car elle s'appuie sur un schéma commercial qui prévalait au XXe siècle, mais plus au XXIe siècle. Est-ce à dire pour autant qu'il n'y a rien à faire ? Certainement pas.
Il y a aujourd'hui deux grands sujets de régulation importants. La régulation financière et la régulation environnementale. Sur la régulation financière, les progrès sont ambigus et limités, malgré l'ampleur de la crise financière. A travers l'affaire grecque, on voit d'ailleurs que certains Etats, dont la France, continuent à vouloir protéger les banques, ce qui montre à quel point nous continuons à vivre dans une économie où les gains financiers sont privatisés, mais où les pertes sont socialisées. Nous payons pour les fautes des banques. L'autre grande question concerne la prise en compte de la protection de l'environnement dans les échanges commerciaux. Pour avancer sur cette voie, la taxation aux frontières est parfaitement contre-productive, car elle est très difficile à mettre en oeuvre et peut conduire très facilement à des mesures de rétorsion.
En revanche, la mise en place d'une taxe carbone s'appliquant indifféremment aux produits nationaux et aux produits importés a l'avantage de pénaliser ceux qui ne font pas d'efforts en matière d'environnement sans pour autant créer de discrimination entre nationaux et étrangers. La démondialisation, c'est la thèse de la préférence nationale appliquée à l'économie. Elle est économiquement inefficace et politiquement effrayante.
Zaki Laïdi, directeur de recherche à Sciences Po (Centre d'études européennes)Article paru dans l'édition du Monde le 30.06.11
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