22/04/2011
Iconoclasme
"Un prétexte à l'expression du refus de l'art contemporain"
| 21.04.11 | 15h19
Vous codirigez, au Collège des bernardins, un séminaire sur la relation entre la foi et l'art contemporain. Comment expliquez-vous le retour des thèmes chrétiens dans ce domaine ?
Je vois moins un retour qu'une certaine continuité. Les avant-gardes d'abord, l'art moderne, l'art contemporain sont traversés d'un questionnement très radical par rapport à la tradition chrétienne dont on ne doit jamais oublier qu'elle trouve ses origines dans un grand conflit lié à l'image.
La question de la représentation a été vécue d'une manière dramatique dans les premiers siècles chrétiens. Un clivage s'est produit au VIIIe siècle, au moment du concile de Nicée II : l'Eglise orientale a figé les règles de la représentation religieuse, alors que l'Eglise occidentale, au contraire, a estimé que l'invisible étant irreprésentable, il était tout à fait bon et licite de le représenter.
Ce paradoxe est à l'origine de la liberté artistique extraordinaire qui n'a cessé de se développer en Occident. On ne peut pas comprendre l'aventure de l'art occidental sans voir qu'il y a, au départ, une question théologique qui, dès le Moyen Age, est tranchée d'une façon toute particulière. A partir du romantisme, au début du XIXe siècle, l'art semble s'affranchir de la religion. Mais, en réalité, elle lui reste très liée en profondeur. De là viennent les scandales à répétition auquel on a pu assister.
Les polémiques ne sont-elles pas plus nombreuses actuellement ?
Francis Picabia, avec son éclaboussure apposée sur une page blanche et appelée La Vierge Marie, a choqué. Dans les années 1960, l'actionniste viennois Günter Brus a fait scandale avec des christs présentés dans des situations terribles. Il n'avait pourtant aucun compte à régler avec la foi chrétienne de son enfance. Mais il était stimulé par une recherche de limites associée dans son esprit au sacré.
Depuis les années 1980, la médiatisation donne aux polémiques une portée nouvelle. Sans doute celles-ci sont un peu plus nombreuses, mais cela doit nous inciter à nous interroger sur la vigueur des thèmes religieux dans une époque où l'on dit l'Eglise marginale.
Quelle est votre réponse ?
Pour moi, il s'agit d'un retour du refoulé. Le christianisme a été la religion, qui, de tout temps, a posé la question de la limite du représentable. Comme l'art contemporain est sans cesse à travailler cette limite, donc à chercher la transgression, les artistes, même ceux qui ne le savent plus, le ressentent. Qu'ils soient attachés au christianisme, comme l'étaient Warhol et tant d'autres, ou ignorants de cette tradition, quelque chose du refoulé agit.
Lorsque, en plus, les artistes sont croyants, comme Serrano, il y a un écart incroyable entre l'intention et la réception des fidèles. Selon moi, plus que d'être choqués, ils trouvent là le prétexte à l'expression de leur refus d'un art contemporain auquel ils ne comprennent rien, un art porteur d'immoralité, de transgression... Ils ne comprennent pas que c'est en réalité intimement lié au paradoxe de la foi.
La hiérarchie catholique, elle, n'est pas aussi ignorante ?
La hiérarchie n'est pas mieux avisée. Elle est passée complètement à côté de l'aventure formidable de l'art contemporain, n'en a pas mesuré les enjeux. Elle s'est contentée d'un jugement sur les apparences, sans chercher à comprendre la démarche des créateurs. Il y a quelques années, une oeuvre de Martin Kippenberger a fait scandale : une grenouille crucifiée avec une chope de bière dans une main et un oeuf dans l'autre. Le curé d'une petite ville du nord de l'Italie, où l'oeuvre était présentée après la mort de l'artiste, a ameuté tout le monde, et la hiérarchie l'a suivi. Cette oeuvre se moquait du Christ...
En réalité, il suffisait de lire son titre, Autoportrait en délire profond, et de savoir que Kippenberger était mort alcoolique pour comprendre. La vie, la mort, la crucifixion, oui, mais aucune moquerie, sinon de lui-même.
Peut-on faire un parallèle avec les crispations enregistrées dans le monde musulman ?
Je le crains. Sauf que les musulmans sont en un sens pardonnables. Leur rapport à l'image est très différent du nôtre. Les chrétiens sont impardonnables, car ils ont une tradition qui a porté très haut la liberté créatrice, comme aucune autre civilisation ne l'a fait.
En théologien et en amateur d'art, comment réagissez-vous à l'affaire Serrano ?
Quand un artiste comme lui fait, dans les années 1980, la photographie d'un crucifix trempé dans un bain d'urine et de sang, je vois une très belle image et je vois qu'une fois de plus un artiste signale qu'il est très concerné par la crucifixion. En théologien, je dois ajouter que le scandale autour de cette oeuvre est d'abord celui du crucifié lui-même. Le grand scandale auquel, hélas, la piété et la vénération s'habituent, c'est de porter un innocent sur cet instrument de torture ignoble qu'est la croix.
Aucune oeuvre d'artiste, si volontairement blasphématoire soit-elle, n'atteint le niveau de scandale qu'est le Christ crucifié.
Propos recueillis par Nathaniel Herzberg
Article paru dans l'édition du 22.04.11
09:11 Publié dans Droit des religions | Lien permanent | Commentaires (0)
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