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03/04/2010

Le cheval de Caligula

caligula-1.jpgCaligula est cet empereur romain qui nomma son cheval consul (quelque chose comme premier ministre). Cette désignation est restée le symbole ou la caricature de la suprématie de la politique sur la compétence. Certes, nous n'en sommes pas là. M. Sarkozy n'est pas Caligula, et M. Migaud n'est pas un cheval. Nous sommes même moins avancés que l'Italie, où le premier ministre promeut des jeunes femmes pour leurs mensurations et l'usage qu'elles en font. Mais nous y allons à petits pas. La France est plus que les autres grandes démocraties le pays du tout-politique. Elle en est malade. On en donnera quatre exemples.

Le premier concerne les récentes nominations au Conseil constitutionnel et à la Cour des comptes. Elles ont bien entendu concerné des personnalités honorables. Mais elles ont d'abord été motivées par des raisons et des objectifs politiques, ou pour mieux dire politiciens : caser celui-ci, amadouer celui-là. Dans les deux cas, il s'agissait pourtant de désigner des magistrats, des juges au-dessus de tout soupçon de partialité. On a choisi des anciens ministres, c'est-à-dire des militants politiques. Aucun autre grand pays ne fait cela. Considérons les juges de la Cour suprême des Etats-Unis. Certes, le président qui les nomme n'ignore pas leurs sensibilités socio-culturelles. Mais ils sont tous – et toutes - des juristes de grand mérite, qui ont pratiqué le droit, et seulement le droit, depuis des dizaines d'années ; ils se sont tous illustrés par des arrêts motivés qui ont établi leur réputation, et leur compétence pour la fonction.

Le second se rapporte à l'élimination du pouvoir de l'administration. Pendant longtemps, la haute administration française, basée sur le mérite, a représenté une force d'analyse et de proposition avec laquelle les politiques devaient compter. En simplifiant un peu, on avait d'un côté les directeurs de ministère, qui incarnaient la compétence, et de l'autre les membres des cabinets ministériels, qui représentaient le politique. Les premiers comprenaient qu'ils devaient essayer de suivre les orientations du ministre relayées par son cabinet ; les seconds savaient qu'ils devaient compter avec la connaissance des réalités des directeurs ; les uns et les autres trouvaient un équilibre finalement heureux pour le pays. Cet équilibre a été rompu, au seul profit des politiques. La quasi-totalité des directeurs sont aujourd'hui d'anciens membres de cabinets ministériels. L'administration ainsi politisée n'est plus que la voix de son maître.

Ce phénomène a été aggravé par la décentralisation. Dans les administrations des grandes villes, des départements et des régions, à peu près tous les postes de direction sont le plus officiellement du monde confiés à des militants politiques proches du parti au pouvoir. On se croirait en Amérique latine. L'affaire de la désignation du président de l'EPAD (Etablissement public d'aménagement de la Défense), le plus important centre d'affaires d'Europe, n'est que l'illustration caricaturale de cette dérive. Jean Sarkozy, en dépit de son inexpérience évidente, était parfaitement qualifié pour le poste puisqu'il était un politicien élu. Ce qui était en cause, c'était la logique française du tout-politique bien plus qu'un éventuel népotisme.

Le troisième exemple, qui est une conséquence des autres, est la professionnalisation de la politique. Autrefois, on faisait d'abord carrière dans le secteur privé ou public, avant de devenir politicien. Plus maintenant. De Julien Dray à Jean Sarkozy, beaucoup de nos élus n'ont jamais rien fait d'autre et ne savent rien faire d'autre que "de la politique". Ils ont milité dans les associations d'étudiants ou de jeunes contrôlées par des partis, manifesté, collé des affiches, géré des associations prétendument neutres et souvent partisanes, obtenu des sinécures, puis des sièges électoraux grâce notamment aux scrutins de liste. Aux récentes élections régionales, dans à peu près tous les partis, les deux tiers des candidats étaient définis non pas par leur métier, mais par leurs seules fonctions électives ou associatives. Autrefois, la politique était une passion. Aujourd'hui, elle est une profession. Elle était animée par le seul désir du bien commun, elle l'est dorénavant par le souci des carrières personnelles.

Le dernier cas est une preuve autant qu'un exemple de cette extrême politisation de la France : c'est la confusion de la fonction politique avec la profession d'avocat. De Dominique Strauss-Khan à Dominique de Villepin en passant par Rachida Dati, beaucoup de politiciens (sur le banc de touche ou même encore sur le terrain) s'inscrivent au barreau. Certains n'ont pas de connaissances juridiques ; d'autres n'ont pas le temps d'étudier les dossiers ; d'autres encore n'ont ni les compétences ni le temps. Ce qu'ils ont, et qui compte plus que le reste en France, c'est un "beau carnet d'adresses". Jolie formule pour ce qui est partout ailleurs dans le monde appelé trafic d'influence : j'ai été ministre, j'ai donc des obligés, et si vous voulez bien me payer, je peux leur demander des décisions ou des faveurs.

Ces constatations ne visent pas tel parti plutôt que tel autre. Elles en sont d'autant plus amères. La dernière pirouette de nos hommes politiques a consisté à nous répéter à satiété que la crise financière marquait le triomphe du volontarisme politique sur la raison économique et technique – leur justification, en somme. Heureusement que nous sommes là pour faire des miracles ! Le résultat net est que jamais les marchés n'ont été aussi puissants. La Grèce, un pays encore plus malade de la politique que la France, en sait quelque chose. Elle est, dit-on, sauvée grâce à la France. Mais qui sauvera la France lorsqu'elle sera dans la situation de la Grèce ? Caligula a mal fini. L'histoire ne dit pas ce qui est arrivé à son cheval.

 

Rémy Prud'homme

LEMONDE.FR | 02.04.10 | 19h02

Rémy Prud'homme est professeur émérite des universités.

Commentaires

Je vous vante pour votre paragraphe. c'est un vrai exercice d'écriture. Poursuivez .

Écrit par : cliquez ici | 11/08/2014

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