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19/06/2009

Le Pen en détail

LePen-1.jpgIl marche et attire sur lui tous les regards. Son pas est lent, un brin claudicant. Il a le poitrail bombé d'un volatile de combat, moulé dans un long manteau bleu nuit. Le visage rond, fripé, la crinière blanche et humide. Il dégage le coude, refusant l'aide de son garde du corps. Grogne. De lui émane une force terrienne, indestructible. Jean-Marie Le Pen bouge encore. Plus sémillant et provocant que jamais. Avec sa légendaire (et grivoise) repartie, le président du Front national, bientôt 81 ans, confie n'avoir qu'une ride et « être assis dessus »...

On le retrouve à l'aéroport de Roissy, un matin de mars. Des voyageurs le croisent et l'évitent avec une gêne mêlée d'effroi ; d'autres, plus rares, lui décochent des sourires complices. Il se rend à Toulon, en région Paca, où il est candidat aux européennes. Assis en salle d'embarquement, lunettes sur le front, il scrute de son oeil valide (le droit) un sondage paru dans Libé , puis une photo de Sophie Marceau ( « Elle a un nez un peu fort »). Autour de lui, le silence. Les passagers du vol AF7512 ne sont plus passagers, ils sont spectateurs. Ils écoutent, grimacent, écarquillent les yeux devant... devant qui, d'ailleurs ? N'a-t-on pas chacun notre Le Pen ? Nationaliste, xénophobe, défenseur de la patrie, anti-immigrationniste, nostalgique de l'Algérie française, histrion de la politique... De tout ça-et de pire encore-il est affublé. Image enténébrée par cinquante ans de carrière politique. Jalonnée de condamnations, de bagarres, d'épreuves et de provocations. Ses guerres, l'Indochine et l'Algérie, ses mots, « détail » -prononcé encore récemment devant le Parlement de Strasbourg, en réponse à ses détracteurs qui veulent l'empêcher de présider la prochaine session inaugurale, en tant que doyen-et « Durafour crématoire », lui ont bâti une sombre légende. « Quand je parle du "détail", je n'y vois rien d'agressif. Quant au "Durafour crématoire", c'était un banal jeu de mots. Quand je l'ai dit, il existait encore 30 000 fours crématoires en France. » Des regrets, aucun. Tant qu'il sera en activité, il n'écrira pas ses Mémoires. « Par paresse », glisse un de ses proches. Mais aussi parce que, écrire, c'est dire, et dire, pour lui, Le Pen, c'est ne rien garder, tout déballer. Compromettre. Un affreux gâchis pour les éditeurs, nombreux, qui le courtisent, chéquier entre les dents. D'autant que sa mémoire est sans faille. Et qu'il suffit de le lancer pour que les anecdotes lui reviennent comme de vieilles chansons.

« Lex lepenia ».

L'intéressé nous livre celle-ci, en rapport avec ces moues nauséeuses que provoque, parfois, sa simple apparition : « Un jour, dans les années 60, le cinéaste Louis Malle m'invite à déjeuner afin, me dit-il, de faire connaissance. J'accepte bien volontiers. Une fois chez lui, il m'avoua ceci : "Mon invitation n'est pas innocente, M. Le Pen. Je dois vous dire que je prépare un film sur la Seconde Guerre mondiale et que je souhaiterais avoir votre expertise, celle d'un ancien Waffen SS !" » Dans un éclat de rire, le député qu'il était alors nia tout passé SS. Et quarante ans plus tard, c'est la même histoire : « Plantu me dessine toujours avec un brassard et un baudrier, alors que je n'ai jamais été habillé de la sorte », soupire-t-il, presque résigné. Jouant la victime. Feignant de ne pas comprendre les procès qui lui sont intentés : « On applique à mon encontre la "Lex lepenia". » Lors de son dernier passage devant la justice, pour des propos sur l'occupation allemande, il supplia, mains jointes, la présidente du tribunal de lui infliger de la prison ferme, arguant que c'est une expérience qu'il n'a « encore jamais connue ». Il sera finalement condamné à trois mois avec sursis. Est-ce dans sa nature de braver ainsi le système et ses interdits ou est-ce un visage qu'il se donne à dessein ? Des rencontres l'ont façonné, d'autres l'ont conforté dans l'idée qu'il se fait de « l'establishment ».

De celle avec Pierre Poujade, le responsable de l'Union de défense des commerçants et artisans, en septembre 1955, est né le populisme conceptualisé-anti-fisc, notables, intellos...-dont il se réclame encore aujourd'hui. Il n'avait jamais, jusqu'ici, fait de confidence sur ce lien fondateur. C'était l'époque des bagarres au Quartier latin et des beuveries boulevard Saint-Germain. Des manifestations pour une Algérie française sur les Champs-Elysées, où « les policiers nous dispersaient à coups de crosse ». Alors gaillard, il a à peine 30 ans et se prénomme seulement Jean. Il se fait rapidement connaître du Tout-Paris et s'entoure de partisans, fascinés par son charisme et sa parole meurtrière. « Le président des Anciens d'Indochine me trouve et me dit : "Vous devriez rencontrer Poujade, qui est à la tête d'un mouvement qui secoue la France". » Très vite, une rencontre est organisée dans une brasserie parisienne, le Zimmer. « Je suis un patriote, ma femme est pied-noir et je défends une Algérie française » : ainsi se présenta « Pierrot » Poujade dans ses habits de crooner italo-américain. Le jeune Breton hésite à pactiser, pourtant séduit par la marginalité de cet ancien goudronneur. « Je parle à Blois, dans quatre jours, venez m'y entendre », lui propose Poujade. Le Pen raconte la suite : « Il y avait 3 000 personnes installées dans une église. C'était un régiment d'infanterie en civil ! Devant les notables, au milieu, les commerçants et, derrière, les agriculteurs et les ouvriers. On n'entendait que la faconde méridionale de Poujade. A la fin, il vient me voir et me dit : "Alors ?" Je lui réponds : "On est prêts à marcher avec vous." »

L'ennemi Chirac...

1956 : Le Pen surfe sur la vague populiste, devient député de Paris. Epigone de Poujade, il remplit des salles entières, donne des meetings dans toute la France, rode son discours nationaliste. La même année, il croise pour la première fois la route de François Mitterrand, sous une halle de Nevers, qui prononçait un discours devant un parterre de « prolos ». « J'y étais avec un groupe de poujadistes. Nous l'écoutions quand, soudain, il s'est évanoui sur scène. La tribune était vide. J'ai donc bondi pour prendre sa place et pour présenter notre programme devant son public. » On peine à le croire. « Si, si, c'est vrai », jure l'intéressé, qui savoure encore son exploit. A l'entendre, jamais Mitterrand ne l'a injurié ni ostracisé. Là, on veut bien le croire. Et pour cause : ces deux redoutables « joueurs d'échecs » ont su se servir l'un de l'autre. Il n'est que de se souvenir du soutien apporté par le président socialiste, en 1982, au leader d'extrême droite qui lui réclamait un traitement « équitable » dans les médias, pour cerner cette « entente » non dite. Le Pen se rappelle d'ailleurs parfaitement leur dernière rencontre. C'était quarante ans après cette folle histoire de Nevers : « Il prononçait son dernier discours devant le Parlement européen de Strasbourg. Il était mourant. Et c'est là qu'il dit : " Le nationalisme, c'est la guerre." » A la fin de la session, des eurodéputés sont conviés à la sous-préfecture du Bas-Rhin pour un pot autour du président de la République. Le leader du FN est de ceux-là. Mitterrand arrive, suivi d'un long cortège. Voyant Le Pen dans un coin de la salle, Mitterrand change de trajectoire et se dirige vers lui. « Il me serre la main et je lui dis : "Alors, comme ça, le nationalisme, c'est la guerre ?" Il me répond à l'oreille : "Avouez que je vous ai bien eu !" » Encore aujourd'hui, Le Pen exprime une révérence pour Mitterrand, l'homme. A qui il doit, outre un meilleur traitement médiatique, une élection aux législatives, à la faveur d'un scrutin à la proportionnelle instauré par Laurent Fabius, Premier ministre.

1986 : revoilà donc ce tribun fou à l'Assemblée nationale, tout nouveau tout beau : « Changement de costume, de cravate et de coupe de cheveux. » C'est sa nouvelle femme, Jany, qui lui impose ce look moins grisâtre. Souvenir : « Un jour, lors d'un débat sur le budget, je prends la parole à la tribune durant trente minutes, sans notes. A la fin de mon discours, je me tourne vers le banc du gouvernement et me mets à chanter : "Mitterrand est roi, Chirac est sa reine, la la la..." Balladur, qui était ministre des Finances, ne savait plus où se mettre. » Dans l'Hémicycle, toujours : il se remémore ce blâme adressé à Jean-Claude Gaudin, alors député UDF : « Citoyen Gaudin, au nom de mon groupe, je vous cite au tribunal de l'Histoire ! » Il se bidonne, nostalgique... Merci, Mitterrand.

De Valéry Giscard d'Estaing il garde le vague souvenir d'un... collègue de groupe. Qui se rappelle qu'ils ont tous deux appartenu, quelques mois durant, en 1962, au groupe du Centre national des indépendants et paysans (CNI) ? Entre eux, ce fut courtois, sans plus. Dans l'esprit du président Giscard, le FN n'a jamais existé, bien que le parti ait eu un candidat à la présidentielle de 1974. « 0,74 %, c'était mon score cette année-là », souligne malicieusement celui qui arborait, naguère, un bandeau sur l'oeil gauche. « Un comble, l'anti-gaulliste, c'était Giscard ! L'OAS l'avait soutenu... » Il s'en pince encore, amer. Mais son ennemi n'est pas VGE, non. Le premier de ses rivaux, celui qu'il aurait rêvé d'affronter dans un duel à fleurets non mouchetés et pour qui il voue une haine démesurée, est Jacques Chirac. « Aaah, Chirac... » : sa mâchoire claque, comme s'il voulait mordre, quand il prononce le « ac » de Chirac. « Il a décrété qu'il était "déshonorant" de me serrer la main ! » L'ex-président a en effet dit ça, lui qui tira avantage, en 2002, du vote « Le Pen-No pasaran ». « C'est quand même lui qui m'invita à Matignon lorsqu'il était Premier ministre [1986]. » Pas faux. Il y eut également cette photo, datée de 1987, témoignant d'une poignée de mains entre les deux hommes. « Un coup monté ! » jura Claude Chirac, qui fut longtemps chargée de la communication de son père. « Ah bon ? rétorque le leader frontiste. J'étais dans un club de vacances avec le député Charles de Chambrun [FN]. Chirac descendait du bar, ses chaussures à la main, et il est venu vers moi pour me dire bonjour. Il m'a serré la main, souriant. » Dans ses Mémoires, Charles Pasqua revient sur une rencontre secrète entre les deux tours de la présidentielle de 1988. Le Pen confirme : « C'était dans un appartement, non loin des Champs-Elysées. Etaient présents Pasqua, le général Pierre de Bénouville et Chirac, qui m'a dit qu'il ne ferait pas de concessions au programme du Front national. Je lui ai donc répondu que je ferais voter Jeanne d'Arc. »

« Je suis un mythe »

Dans l'échange, un autre nom revient quand on évoque avec lui ses adversaires les plus « sectaires » : Bernard Tapie. 1989 : « Je devais débattre sur TF1 avec des têtes de liste aux européennes. J'apprends, au dernier moment, que Tapie, seul, sera mon contradicteur... Tout ça était bien sûr monté. Les débats face à lui n'ont jamais été très intéressants, souvent trop crispés. Il avait menacé de me casser la figure, je lui ai répondu : "Viens, tu vas voir ce qu'est un poids lourd." » Epoque où les politiques redoutaient de débattre avec lui, bête de scène qui ne connaît aucune limite, autant verbale que physique. Il s'en vante. Et d'expliquer que certains ont usé de moyens déloyaux pour l'abattre en direct. Dans les coulisses d'une émission télé des années 80, tout juste avant son entrée sur le plateau, une femme, paniquée, lui glisse à l'oreille : « M. Le Pen, votre fille est à l'hôpital, c'est très grave ! » Tourneboulé, il souhaita annuler sa participation, jusqu'à ce qu'il aperçoive, assises dans le public, ses trois filles, pimpantes et souriantes : « C'était pour me déstabiliser... »

Sa conversation est jalonnée d'histoires, d'anecdotes et de proverbes en latin. Intarissable. Morceaux choisis. Il confie avoir présenté son équipier d'alors, Olivier de Kersauson, à Tabarly. Raconte, goguenard, ses années rugby, au PUC : « La veille d'un match, on mettait des filles gentilles dans les pattes de nos adversaires qui, le lendemain, avaient les genoux flageolants. » Il affirme avoir été irradié par le nuage de Tchernobyl, alors qu'il faisait bronzette sur une terrasse, à Cannes. Il se lance dans une parfaite imitation de Charles Pasqua. Digresse encore, parle du métier d'avocat qui a perdu de son « romantisme » depuis l'abolition de la peine de mort. S'il n'écrit pas ses Mémoires, il les récite, les chante.

Manifestement, une certaine France reste accro à l'esbroufe et à la rhétorique de ce trompe-la-mort politique. A Toulon, plus de 300 personnes avaient fait le déplacement pour l'écouter, parmi lesquelles des déçus de Nicolas Sarkozy. « Sarkozy ? » : voilà encore un nom qui l'inspire. Il raille « l'acrobate en talonnettes » et rejette toute comparaison avec Napoléon : « L'Empereur, lui, savait monter à cheval. » Assure qu'il n'a pas tué le FN : « Le parti n'est pas mort parce qu'un candidat d'origine étrangère a été élu. »

Il ne se présentera pas à la présidentielle de 2012. Jamais son physique ne supportera le rythme que lui impose sa fougue intérieure. Ce sera, sauf cataclysme, Marine, sa fille, qui défendra les couleurs du Front. Est-ce qu'il est dur de devoir quitter le bal après cinquante ans de vie politique tumultueuse ? « Non », assure-t-il. Retraite est d'ailleurs un mot qu'il tient en horreur. La mort l'inspire davantage. Encore aujourd'hui, dès qu'il a cinq minutes à tuer, il se balade dans un cimetière où il se plaît à lire le nom des morts sur les pierres tombales : « Enfant, j'aimais m'asseoir la nuit sur les tombes et regarder la lune. » Appréhende-t-il la mort, la sienne ? Il se dit impassible face à cette échéance : « En Bretagne, on habitue les enfants très tôt à la mort. Je n'en ai pas peur. » A Toulon, le public l'a accueilli au son du « Longo maï », un chant provençal qui signifie « longtemps encore » . Jean-Marie Le Pen ne doute pas de laisser une trace dans l'Histoire : « Au fond, je suis un mythe », dit-il. Ou un détail.

 

Source:

Publié le 02/04/2009 N°1907 Le Point

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Confidences. Après un demi-siècle de bagarres et de provocations politiques, le leader du FN livre ses derniers secrets.

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