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28/02/2007

Desert de la pensée juridique

Aujourd’hui, l’étude du droit comme raison forte, comme fondement objectif de la coexistence humaine, est abandonnée. Il ne subsiste qu’une étude purement formelle du raisonnement juridique comme raison faible, une raison qui ne s’intéresse pas à la vérité des normes mais se préoccupe seulement de la question de leur validité formelle au regard d’un ensemble d’autres normes. Le droit est devenu une science formelle qui s’attache principalement à des problèmes de procédure mais sans plus rechercher de véritable fondement à la norme juridique. C’est sans doute une principale manifestation de cette désertion du droit par la pensée. Le droit ne répond plus aux interrogations fondamentales et s’est mis en situation de ne plus pouvoir y répondre.

Noma

Le principe de NOMA » (non-recouvrement des magistères) prône le respect mutuel, sans empiètement quant à la pulsion humaine à comprendre le caractère factuel de la Nature (le magistère de la Science) et le besoin de trouver du sens à sa propre existence et une base morale pour toute action (le magistère de la Religion)" (Et Dieu dit : "que Darwin soit",p.163).

Au nom de ce principe, Gould fustige les fondamentalistes religieux pour qui le texte de la Bible a la même valeur que les Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS). Mais il réprouve également les scientifiques qui, en raison de leur athéisme, attaquent les croyances religieuses.

27/02/2007

Effet Matthieu

L’effet Matthieu, en référence à l’évangile selon Matthieu, est énoncé ainsi dans l’évangile : " À celui qui a, il sera beaucoup donné et il vivra dans l’abondance, mais à celui qui n’a rien, il sera tout pris, même ce qu’il possédait. " (25:29). C’est un principe fréquemment invoqué pour expliquer les cercles vicieux ou les cercles vertueux. Par exemple, de nombreuses études établissent que le temps consacré à lire par l'enfant est un déterminant essentiel du niveau de lecture. Or, ce dernier influence positivement le premier en retour par le biais du développement de l'intérêt pour la lecture. De fait, l'écart entre les pratiques ou les représentations de la lecture se creuse très facilement entre les jeunes qui lisent et ceux qui ne lisent pas, les premiers pouvant être confrontés à 5 millions de mots par an, les seconds à moins de 10 000. Les milieux familiaux et scolaires ont de ce point de vue un rôle fondamental à jouer en tant que déclencheurs possibles de la lecture précoce des enfants.

18/02/2007

L'ennemi de la démocratie

Jean-Claude Monod, philosophe, analyse l'engouement de certains penseurs d'extrême gauche pour le juriste allemand,rallié à Hitler en 1933. Pour lui, ces philosophes postmarxistes trouvent chez Schmitt les outils d'une critique radicale de l'"idéologie démocratique libérale". Il est interrogé par Eric Aeschimann

Libération, samedi 17 février 2007



Qui était Carl Schmitt ?Juriste allemand, né en 1888 et mort en 1985, Car Schmitt était considéré comme l'un des grands constitutionnalistes e théoricien du droit de la période de la République de Weimar, juste avan l'avènement du régime nazi. Après avoir développé avant 1933 des analyse qui ont pu être lues comme des appels à l'interdiction du parti nazi, il s'es rallié à Hitler lorsque celui-ci est devenu chancelier, et il s'est employé justifier les pires aspects de la législation nazie. Pour lui, loin d'être u simple système de normes préservées de toute influence politique, le droi dépend essentiellement d'une décision politique, la décision d'un souverain un monarque, un dirigeant ou un gouvernement disposant de pouvoir spéciaux ­ de maintenir ou de suspendre la législation en vigueur pou instaurer un état d'exception ou pour établir une nouvelle Constitution. L droit dépend de la politique. Ce qui l'a amené à s'intéresser à toute un série de phénomènes politiques exceptionnels, de situations limites, comm l'état d'exception, la dictature, les "guerres justes", la guerre no conventionnelle, les guérillas, le combattant irrégulier, dont l'actualit récente n'a pas cessé de nous fournir des exemples

Pourquoi est-il l'objet d'intenses polémiques en France ?

Jusqu'à une période récente, Carl Schmitt n'était lu en France que dans des cercles assez restreints, plutôt marqués à droite ou parmi les juristes. René Capitant, l'un des inspirateurs de la Constitution de la Ve République, s'est servi des travaux de Schmitt. Mais peu de livres avaient été traduits, son antisémitisme était ignoré et son adhésion au nazisme interprétée comme une courte parenthèse opportuniste. Il se trouve que, depuis une dizaine d'années, de nouvelles oeuvres de Carl Schmitt ont été publiées, notamment son journal de l'après-guerre, le Glossarium (1), montrant la force et la persistance de son antisémitisme. Or dernièrement, Schmitt est devenu une référence centrale pour des philosophes d'extrême gauche comme Gorgio Agamben, Toni Negri (mais le "marxisme schmittien" est un phénomène plus ancien en Italie), Jacques Derrida ou Etienne Balibar. Ces penseurs ont trouvé chez Schmitt des outils pour penser les limites de ce que l'on peut appeler "l'idéologie démocratique libérale" telle qu'elle se manifeste depuis la chute du mur de Berlin. C'est un peu Carl Schmitt après Karl Marx et certains y ont vu un rapprochement entre les deux extrêmes.

Qu'est-ce que Carl Schmitt apporte aux penseurs d'extrême gauche ?

Un politiste américain a dit que Schmitt était l'antidote au consensus libéral, car c'est une destruction talentueuse des grandes convictions libérales par la mise à jour de leurs effets pervers. La critique schmittienne du libéralisme a l'avantage de sonner de manière nouvelle par rapport à une rhétorique marxiste qui, à tort ou à raison, paraît usée. Schmitt attire l'attention sur les contradictions de l'Etat libéral, ces points-limites, ces "états d'exception" où l'idéologie démocratique tomberait le masque et montrerait son visage de puissance et d'arbitraire comme ce serait le cas aux Etats-Unis depuis le 11 septembre. Un philosophe comme Agamben construit à partir de Schmitt l'idée que c'est lorsqu'il devient policier et violent que l'Etat libéral montre sa vraie nature. De même, Schmitt intéresse l'extrême gauche quand, dans le Concept de politique (2), il met l'accent sur la nécessaire distinction de l'ami et de l'ennemi et dénonce les tentatives du libéralisme de noyer les conflits sociaux par un discours irénique où il n'y aurait plus de lutte. Schmitt écrit que le libéralisme mène "une politique de dépolitisation" ­ une formule reprise littéralement par Pierre Bourdieu, mais j'ignore si celui-ci en connaissait l'origine face à laquelle il est bon de rappeler que tout le monde n'est pas ami sur terre, qu'il existe et existera toujours des intérêts radicalement divergents.

Le passé nazi de Schmitt ne disqualifie-t-il pas ses analyses ?

Hannah Arendt rappelle, à propos des intellectuels qui ont soutenu le IIIe Reich, qu'il faut opérer une distinction élémentaire entre ceux qui, avant l'avènement des nazis, étaient reconnus comme des sommités dans leurs domaines, et les petits idéologues qui n'ont dû leur carrière éphémère qu'au régime. Schmitt appartient à la première catégorie. Dans les années 20, il a été reconnu comme un interlocuteur de premier plan, y compris par ses détracteurs. Bien sûr, il incarne une droite assez radicale, mais il a offert des armes théoriques contre les nazis avant leur accession au pouvoir. Une fois les nazis devenus la nouvelle "autorité légale", il a "nazifié" sa pensée et est allé jusqu'à cautionner de son prestige juridique la législation antisémite. A travers son exemple, il me semble qu'on voit où peuvent mener certaines convictions politiques dans des circonstances extrêmes. D'abord, le rejet des droits de l'homme, auxquels Schmitt était totalement imperméable. Ensuite, une conception de la politique valorisant absolument la "décision" contre la discussion, qui a préparé le terrain à son idée du Führer comme source de tous les droits. Enfin, une conception potentiellement xénophobe de la démocratie, déjà perceptible chez lui avant l'adhésion au nazisme. Il faut faire droit aux deux faces du personnage : Schmitt n'a pas toujours été nazi et a écrit des choses intéressantes, mais une partie de sa pensée a rendu possible son adhésion au nazisme.

Schmitt est souvent utilisé par ceux qui critiquent les interventions américaines, en particulier en Irak.

Dans le Nomos de la terre (1950) (3), Schmitt souligne la grande difficulté que représente la guerre pour les démocraties libérales. Leur "humanisme" proclamé les oblige, quand elles déclarent la guerre à un pays, à le diaboliser, à dire qu'elles mènent une guerre non pas pour leurs intérêts particuliers, mais pour le Droit, pour l'Humanité, voire pour en finir avec la guerre, pour la Paix... Mais, en détruisant l'ancien système de limitation de la guerre où l'on reconnaissait l'Etat adverse comme interlocuteur valable, y compris dans la défaite, la "guerre juste" a pour effet pervers une sorte d'illimitation de l'hostilité, qui va jusqu'à l'anéantissement total de l'Etat ennemi, disqualifié et criminalisé. Cette critique de la "guerre juste" est séduisante, mais il faut rappeler que, dans sa théorie, Schmitt passe totalement sous silence le génocide des juifs et que, alors qu'il écrivait le Nomos de la terre, il légitimait l'expansionnisme hitlérien. Il tient l'invocation de l'humanité pour intrinsèquement mensongère, or certaines "interventions" récentes (dans les Balkans, par exemple) avaient bien pour objectif d'empêcher des crimes contre l'humanité une notion décisive, rejetée par Schmitt. Néanmoins, Schmitt pointe avec une certaine justesse les risques de captation du titre de "l'humanité" par des puissances qui, au nom d'un droit d'urgence conçu comme supérieur au droit normal, se donnent toute liberté de transgresser le droit international. Ainsi est-ce au nom de la guerre contre les "ennemis de l'humanité" ­ selon l'expression de Bush à propos des terroristes qu'est apparue la doctrine des guerres préventives et que les Etats-Unis se sont affranchis des conventions de Genève sur la protection des prisonniers et l'interdiction de la torture. On peut parler d'un "droit international d'exception".

Paradoxalement, Schmitt a été également perçu comme l'un des inspirateurs des néoconservateurs américains et de l'administration Bush.

Il s'agit d'abord d'un argument rusé contre les néoconservateurs pour dire : regardez, ils s'inspirent d'un juriste ennemi déclaré des Etats-Unis. Il est exact qu'on trouve des analogies entre les raisonnements tenus par Schmitt durant la période nazie sur le Führer comme seule source de loi et les argumentations développées par les conseillers de Bush, notamment John Yoo, pour qui, en tant que commandant en chef des armées en temps de guerre contre le terrorisme, le président américain a le droit de faire tout ce qu'il veut, y compris d'ordonner la torture, précisément parce qu'il agit dans une situation exceptionnelle qui le libère de la contrainte des conventions internationales. Il n'est pas invraisemblable que Yoo ait lu Carl Schmitt (dont certaines traductions ont été publiées à Chicago par le même éditeur que les livres de Yoo), mais de là à en faire un inspirateur, il y a un pas à ne pas franchir. Il existe une tradition américaine de l'état d'exception : en 1942, des milliers de Japonais et d'Américains d'origine japonaise ont été placés dans des camps d'internement aux Etats-Unis. A contrario, pendant la guerre de Sécession, la Cour suprême avait dit que, même en cas de situation exceptionnelle, les Etats-Unis ne devaient pas prendre le risque de suspendre les droits fondamentaux. Ce sont ces précédents qui alimentent le débat juridique. Reste qu'on trouve des accents schmittiens dans la justification par l'administration Bush de sa manière de s'affranchir des conventions de Genève ou du droit constitutionnel à un procès équitable. Dès lors, il est légitime de l'interpeller pour dire qu'avec de tels raisonnements, elle s'engage dans une voie très périlleuse, dont on a vu et dont on voit où elle peut mener.

Comment se fait-il que la meilleure critique de "l'idéologie démocratique libérale" puisse venir d'un philosophe qui a eu sa carte au parti nazi ?

Ce n'est pas la meilleure critique, c'est seulement la lecture stimulante d'un ennemi intelligent, doté d'un grand sens de la synthèse historique et d'un art de la formule qui ont séduit des sensibilités politico-littéraires très variées, de Leo Strauss à Jacques Derrida en passant par Walter Benjamin. Mais son brio masque des raisonnements très lacunaires ou elliptiques, une mauvaise foi monumentale. Schmitt impute tous les maux à la logique universaliste des droits de l'homme et minore systématiquement les effets destructeurs des logiques particularistes : le racisme, le nationalisme, le nazisme. Schmitt est un antihumaniste et le discours antihumaniste a toujours un effet décapant : il est payant de se montrer sceptique sur les grands discours, de se méfier des grandes promesses de fraternité, de réconciliation universelle, de paix, d'accomplissement du Bien. Dans une phrase fameuse, Schmitt dit : "Qui dit humanité veut tromper", et, de fait, face aux discours humanistes, l'antihumaniste peut facilement pointer les contradictions avec les actes, montrer l'envers du décor. Mais il faut rappeler l'envers du décor de ses propres théories et les effets épouvantables de l'antihumanisme pratique.

Jusqu'où peut-on se référer aux raisonnements de Schmitt sans se fourvoyer ?

Pour Schmitt, les libéraux et les marxistes commettent la même erreur : ils projettent un horizon de dépassement du conflit politique et rêvent d'émanciper l'humanité de la violence qui est en elle. Ces deux objectifs, Schmitt les juge inaccessibles. Pour lui, la véritable pensée politique est celle qui commence par diagnostiquer la dangerosité de l'homme pour l'homme, puis qui tente de la réguler. Mais surtout pas de la supprimer, car dès qu'on veut supprimer la violence de l'homme, on la déchaîne. Et il est un fait avéré que toutes les tentatives de dépassement du politique ont fini par déchaîner la violence. Schmitt n'a pas tort quand il souligne le risque d'éclatement d'une société totalement laissée à elle-même, sans Etat unificateur. Mais le risque inverse, c'est celui de la démocratie autoritaire et xénophobe. Car il se trouve que le souci d'unité de Schmitt s'est exprimé par le rejet des minorités, à commencer par les juifs. Cette tentation d'une démocratie débarrassée des droits de l'homme et hostile à ses minorités, on la voit à l'oeuvre en Europe aujourd'hui avec la progression de l'extrême droite. Dès lors, la question des droits de l'homme apparaît comme centrale. Si on peut suivre Agamben lorsqu'il se sert de Schmitt pour montrer que depuis le 11 septembre, les Etats-Unis sont dans un état d'exception continu, il est irrecevable de prétendre que les droits de l'homme n'ont jamais été qu'une pure fiction. Car, si l'on prétend que l'état d'exception est la norme cachée de toute la modernité politique, au nom de quoi va-t-on dénoncer et combattre, lors les tribunaux d'exception, le "traitement irrégulier" des "combattants ennemis" et les violations des Conventions de Genève ?

  1. Editions Vrin, 2003.
  2.  

  3. Champs-Flammarion, 1999.
  4.  

  5. PUF, 2002.
  6.  

J.C. Monnod, 36 ans. Agrégé, docteur en philosophie, membre du comité de rédaction de la revue Esprit, Jean-Claude Monod est chercheur au CNRS et enseigne à l'Ecole normale supérieure. Il est spécialiste de la philosophie allemande. Avec Penser l'ennemi, affronter l'exception, paru le mois dernier aux éditions La Découverte, il tire les enseignements de l'engouement d'une partie des intellectuels d'extrême gauche pour les travaux du philosophe allemand Carl Schmitt (1888-1985) et des vives polémiques qui s'en sont suivies, notamment en France.

 

10/02/2007

Pour en finir avec l'affaire Heidegger

Polémique

Par Patrice Bollon

Marianne, n° 507 Semaine du 06 janvier 2007 au 12 janvier 2007

Un ouvrage consacré à l'auteur d' "Etre et temps" dont la publication avait été annulée relance le débat sur celui qui fut à la fois l'un des plus grands philosophes du XXe siècle et un national-socialiste exalté.

C'est sans conteste le grand feuilleton de la philosophie contemporaine. Une controverse apparemment interminable, avec tous les ingrédients du genre, ses "révélations" successives, ses exclusives, ses procès d'intention, ses insultes: depuis 1945, partisans et adversaires de Martin Heidegger (1889-1976) rien finissent pas de s'affronter sur le sens à donner à son engagement (et, avant cela, sur son ampleur) dans le national-socilaisme. Si cette histoire fait naître tant de passion, c'est qu'elle ne concerne pas un philosophe parmi d'autres, un sans-grade, mais l'un des deux "grands" du XXe siècle, avec Wittgenstein, qui, chacun a sa manière, ont reorienté la philosophie, lui ont ouvert de nouveaux chemins. Un philosophe qui a exercé, en outre, une influence considérable sur des penseurs tels que Sartre, Foucault, Derrida, Levinas en France, Marcuse, Jonas ou encore Arendt aux Etats-Unis, etc. , qu'on ne peut guère classer, pour peu que ces, notions aient un sens en philosophie, à droite, dans le camp de la "réaction". Heidegger à plus forte raisonFayard, 2007., qui paraît ce mois-ci, est la dernière en date des péripéties du débat. Le livre a déjà toute une histoire derrière lui. Conçu comme une réplique aux attaques portées par Emmanuel paye dans son écrasant pamphlet de 600 pages Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophieAlbin Michel 2005., paru au printemps 2005, il s'agit d'un ensemble de "contributions", édité par un des meilleurs spécialistes français de l'auteur d'Etre et temps, François Fédier. Le recueil devait paraître en mars de l'année dernière chez Gallimard. Des épreuves en avaient même circulé dans les rédactions des journaux. Sa publication fut d'abord repoussée à la rentrée de septembre 2006, puis Fedier recevait, l'été dernier, une lettre recommandée annulant purement et simplement le contrat d'édition. Bien que Gallimard n'ait pas cru bon d'expliquer ce geste, on a pu comprendre que la maison qui a publié la majorité de l'oeuvre d'Heidegger, souvent traduite... sous l'égide de Fédier, reculait devant les menace s voilées des défenseurs de l'ouvrage de Faye, et de son auteur lui-même. Dans un entretien avec un journaliste du Monde, ce dernier déclinait toute responsabilité, tout en faisant. remarquer sournoisement que Fédier était plus ou moins coupable de négationnisme, puisqu'il défendait Jean Beaufret, l'introducteur en France de l'oeuvre d'Heidegger, qui avait défendu le droit à la liberté d'expression de Roben Faurisson en 1978!

Comme on le voit, la querelle est à son comble et fait feu de tombons. Les partisans d'Emmanuel Faye ne comptent d'ailleurs apparemment pas s'arrêter là. Lors de la publication de son livre, on avait déjà noté une étrange unanimité des commentateurs en sa faveur. Les rares critiques qui en avaient dénoncé les approximations ou les franches erreurs avaient même conduit une série d'intellectuels, dont l'historien Jean-Pierre Vernant, à signer une pétition pour soutenir le livre. Et, derrière cette pétition, s'annonçait une autre revendication, prolongeant les "conclusions" de Faye: l'oeuvre d'Heidegger devrait, selon certains, se voir tout simplement retirer des bibliothèques de philosophie pour être versée dans les fonds de documentation sur l'histoire du nazisme et de l'hitlérisme! L'éventualité d'un autodafé n'a pas encore été évoquée, mais on y viendra peut-être...

Pour remettre un peu d'ordre dans ce débat confus, le mieux est de revenir aux faits les plus incontestables. Heidegger s'est bel et bien engagé aux côtés du national-socialisme. D'avril 1933 à février 1934, l'auteur d'Etre et temps, paru en 1927 et demeurant un des "monuments" de la philosophie du XXe siècle, a rempli la fonction éminente de recteur de l'université de Fribourg-en-Brisgau qui, bien que procédant d'une élection, était impossible à occuper sans l'aval des nouvelles autorités politiques (Hitler fut nommé chancelier du Reich par Hindetiburg le 30 janvier 1933). A ce poste, il multiplia les discours et les appels en faveur du régime national-socialiste naissant, ponctués de vive Hitler! et de Sieg Heil! , participa le bras tendu à des cérémonies officielles, et prit solennellement sa cane du Parti nazi (NSDAP) le 1ermai 1933, dont il s'acquitta des cotisations jusqu'en 1945! Un passé qui lui valut de comparaître en 1946 devant une commission de "dénazification", qui l'interdit d'enseignement pour trois ans.
A partir de ces faits publics, appréciations et commentaires, comme on s'en dôme, divergent. jusqu'à quel point Heidegger a-t-il adhéré au nazisme? Quelle en fut la raison? Et dans quelle mesure cette participation entame-t-elle la valeur de sa pensée, voire la ruine-t-elle? Des réponses fort diverses ont été apportées à ces interrogations. Après une accalmie dans les années 60-70, la polémique est repartie en 1987, avec la publication de l'ouvrage du Chilien Victor Parias, Heidegger et le nazismeAlbin Michel 2005.. Ancien élève d'Heidegger, Parias apportait un certain nombre d'informations, certaines avérées, d'autres exagérées, révélant toutefois un degré d'implication du penseur très au-delà de ce qu'il avait lui-même avoué. Parias était bien obligé de reconnaître qu'on ne trouve aucune expression de racisme ou d'antisémitisme sous la plume d'Heidegger. Il suggérait pourtant que ce dernier avait baigné depuis sa jeunesse dans tout un courant d'idées chauvin, et que certains éléments de sa pensée entraient en "consonance" avec l'idéologie nazie.

Contestable, le livre de Farias a eu néanmoins le mérite d'inciter à préciser la nature de l'engagement d'Heidegger. Car Heidegger ne s'est pas rallié au nazisme par adhésion politique au sens strict, et pas plus, comme beaucoup, par opportunisme, pour faire carrière. Il a cru en la perspective d'une "révolution" portée par le "mouvement" qui a accompagné la montée d'Hitler. Proche des cercles d'étudiants dominés par les SA de Rhöhm, soit de la fraction prolétarienne-populiste du NSDAP ce maximaliste a vu dans la prise du pouvoir par le Führer l'opportunité d'un bouleversement spirituel complet, la possibilité pour l'Allemagne et les Allemands d'accéder à un "surcoît d'étant" , à un "devenir-manifeste de l'être": la réalisation, autrement dit, dans la société allemande de ce qu'il prônait au niveau individuel, quand il critiquait le règne du "on", de l'opinion, et lui opposait la notion d'"authenticité".

Pareil objectif n'allait pas, chez lui, sans un certain cynisme ou, du moins, pas mal de recul. A ses amis, surpris par son brusque amour pour le "petit caporal" Hitler, on sait ainsi qu'il avait coutume de répondre: "A bûche grossière, hache grossière!" Bref, Heidegger n'était pas un prohitlérien banal: c'était un exalté, qui a cru, naïvement, qu'il lui serait possible de ployer le nazisme vers ses propres fins, lesquelles en étaient fort éloignées, voire, à bien des égards, totalement opposées. Ce que montre sans ambiguïté le célèbre discours, tant commenté, de rectorat de mai 1933. Contre l'instrumentalisation idéologique que devait y introduire la phase de "mise au pas" hitlérienne de la société allemande, il y appelait en effet au maintien de l'université allemande en tant que telle, soit à la défense de son autonomie.
Heidegger appartenait, autrement dit, au courant multiforme, dont participait pour une paît le nazisme, de la "révolution conservatrice", de ceux qui, comme Ernst Jünger, militaient pour un ressourcement spirituel du peuple allemand et l'appelaient à renouer avec ses "origines". Si ce n'est que, pour Heidegger, celles-ci ne résidaient pas, comme pour l'idéologie hitlérienne officielle, dans un passé aryen fondé sur la race, mais dans la pensée grecque. Malgré les convergences avec l'hitlérisme, cela n'en fait donc pas un "nazi" au sens courant du terme. On peut être en désaccord avec lui sur l'opportunité et les fins d'une "révolution" telle qu'il l'envisageait; rien ne permet d'en induire qu'il a anticipé, et encore moins soutenu, la destruction des juifs.

Au demeurant, il dut très vite déchanter. Car les technocrates ont eu tôt fait d'évincer les activistes dans son genre, et d'évacuer peu à peu toute possibilité d'une " révolution spirituelle" ou "métaphysique" telle qu'il l'escomptait, D'ou sa démission du rectorat, en quelque sorte par "révolutionnarisme déçu", quelques mois seulement avant la Nuit des longs couteaux, du 29 au 30 juin 1934, soit l'élimination de tous ceux qui rêvaient, comme lui, de "poursuivre la révolution".

Contrairement à ce qu'il affirma devant la commission de dénazification de 1946 puis dans son entretien posthume paru dans l'hebdomadaire allemand Der Spiegel, Heidegger continua d'entretenir des liens avec le régime. Il ne fut jamais vraiment "mis à l'écart", ainsi que le soutiennent ses supporteurs les plus enflammés. S'il fut critiqué par certains nazis pour son "nihilisme", il bénéficiait, semble-t-il, de solides soutiens au sein d'une partie de l'appareil idéologique du IIIe Reich, qui était loin d'être unitaire. Son discours de rectorat ne cessa ainsi d'être réédité. Et il fut pressenti, un temps, pour diriger une école de formation des professeurs du Reich à Berlin, soit pour devenir l'idéologue des futurs Idéologues. Il reste qu'après cet intermède il n'exerça plus aucune influence politique majeure. Bien que resté fidèle à Hitler, il retournera à partir de 1934 à ses cours sur Nietzsche et Hôlderlin, et prendra de plus en plus de distance à l'égard du nazisme.

Voilà où on en était il y a un peu moins de deux ans, avant la publication du livre de Faye. Celui-ci soutient que dès Etre et temps la pensée même d'Heidegger aurait été prénazie, puis serait même devenue ultérieurement "négationniste" ou, plutôt, puisque le terme n'existe que depuis les années 70, "prénégationniste"! Les contributeurs rassemblés par Fédier n'ont, en réalité, guère de mal à déjouer les amalgames grossiers pratiqués par Faye, ses citations tronquées et ses contresens à répétition. Il faut, disons-le tout net, être assez familier avec la pensée d'Heidegger, et avoir fait de solides études d'allemand, pour suivre en détail les argumentations de ces réponses. Beaucoup mettent en effet enjeu des questions épineuses de traduction, à propos de termes tels que völkisch ("populaire", mais aussi "national") ou Boden ("sol"), courants en allemand, mais auxquels le IIIe Reich. expert en détournement linguistique, avait conféré un sens nouveau, trompeur. Contrairement à ce qu'insinue Faye, il est donc tout à fait possible de déplorer, avec Heidegger, le "manque de sol de la pensée", sans que cela révèle une quelconque collusion avec l'idéologie nazie du Blut und Boden, "du sang et du sol".
Si Heidegger à plus forte raison apporte nombre de précisions utiles, il n'est pas certain, en revanche, qu'il ramène toute la clarté souhaitable dans le débat de fond que soulève l'" affaire Heidegger". Car une fois admis que sa pensée n'entretient que des relations lointaines, comme une sorte d'"esprit du temps" commun, avec le nazisme, une fois même reconnu qu'elle lui est sur bien des points contradictoire (notamment par sa dénonciation du caractère antiphilosophique de la notion de Weltanschauung, de "vision" ou de "conception du monde", centrale dans le nazisme, qu'Heidegger devait critiquer dès 1938), il reste à comprendre ce qui a pu le conduire à interpréter l'hitlérisme comme une possible réalisation de ses thèses, ou un premier pas en sa direction. L'absence d'une théorie politique en bonne et due forme dans son oeuvre est un premier élément d'explication.

Heidegger croyait en effet que la philosophie devait, dans les moments exceptionnels, se rendre "maîtresse de son temps". En dépit de son entreprise de "destruction de la métaphysique", de dénonciation d'un discours "mort" pour retrouver par en dessous une pensée vivante, il continuait d'attribuer à la réflexion une fonction de pouvoir. Méprisant le sens commun, tel Platon, il privilégiait les apports de la théorie sur l'opinion, et n'hésitait jamais à pousser au bout ses raisonnements. En cela, Heidegger s'est fourvoyé autant par radicalisme que parce qu'il faisait de "la vérité" un absolu. En quoi l'"affaire Heidegger" offre l'opportunité d'un examen en profondeur des fondements de la pensée occidentale sur ce point, de ses présupposés platoniciens, tant sur le plan philosophique que politique.

De cette indispensable réflexion sur la place et le rôle de la pensée dans la vie de la cité et ses liens avec le sens commun politique, que mènera justement plus tard, en panant d'Heidegger, Hannah Arendt, on ne trouve, hélas! pas la moindre trace dans l'ouvrage édité par Fédier, qui se contente de répondre, pièce par pièce, aux accusations des "antiheideggeriens". En réduisant ainsi le débat à un conflit entre "pro" et "anti", on peut même se demander s'il ne contribue pas à l'enferrer encore plus. Car la "faute" d'Heidegger n'a pas une dimension que morale, mais proprement théorique; ce qu'elle met en jeu, c'est la conception même de la démocratie, ses conditions de possibilité. Si l'on veut cesser de penser en rond autour de cette affaire, il devient, en bref, urgent de s'en saisir d'un point de vue philosophique. Ce n'est qu'à ce prix qu'on pourra espérer sortir, un jour, de la vaine polémique, en tirer un vrai profit et rétablir à sa juste valeur, limites comprises, une des oeuvres parmi les plus profondes et les plus fécondes de la philosophie occidentale.

 

05/02/2007

Une fascination française

Une fascination française

(Article du Monde du 26 01 07).
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Il y a bien une énigme Heidegger, mais ce n’est pas celle qu’on croit. Sa compromission politique avec l’Allemagne nazie est une affaire entendue. Quantité de preuves irréfutables - archives, témoignages des contemporains, travaux d’historiens - ne laissent aucun doute sur la réalité de l’engagement résolu du professeur auprès des autorités hitlériennes et des institutions du IIIe Reich. Les autorités alliées, à la Libération, avaient pris en pleine connaissance de cause la décision d’interdire définitivement tout enseignement public à Martin Heidegger. De longue date, Lukacs avait nommé Heidegger le « SA de la pensée », et Theodor Adorno jugeait sa doctrine «fasciste » de fond en comble. De nombreux auteurs ont abondamment confirmé ces jugements, textes à l’appui, ces vingt dernières années - notamment Pierre Bourdieu, Victor Farias, Hugo Ott, Arno Münster, et dernièrement Emmanuel Faye (1). 

La véritable énigme, c’est la fascination sans équivalent que cet auteur a exercé en France depuis soixante ans. Aucun autre pays en Europe ni ailleurs - à part le Japon - n’a vu ses librairies submergées de tant de publications de ou sur Heidegger, ses étudiants abreuvés de tant de cours inspirés par Heidegger, ses intellectuels animés, pour la plupart,
de tant de pieuse ferveur envers le guetteur de la Forêt-Noire. Sans cette sacralisation, cette piété, cette singulière connivence dans l’admiration extatique, jamais le rappel des activités nazies du professeur de Fribourg, bien connues de tous, ne déclencherait de réactions hystériques. Cette fascination française est loin d’être vraiment élucidée. Deux volumes publiés par le philosophe Dominique Janicaud, en 2001, dans Heidegger en France, ont posé des jalons importants pour cette histoire (2).

Il reste, malgré tout, beaucoup à explorer. Comment et pourquoi Heidegger est-il parvenu à se refaire très
vite, de ce côté-ci du Rhin, une virginité politique et une légitimité intellectuelle ? Dans l’immédiat après-guerre, des communistes comme Henri Lefebvre dénonçaient le « nazi Heidegger », des catholiques fervents comme Gabriel Marcel le brocardaient. Sartre a joué un rôle crucial en choisissant de réduire l’engagement hitlérien du philosophe à une vague
faiblesse de caractère. Malgré tout, les polémiques se sont poursuivies dans sa revue, Les Temps modernes, sur plusieurs numéros, en 1947 et 1948, avec entre autres les attaques de Karl Löwith et d’Eric Weil contre les dangers de la pensée heideggérienne. Le sacre français fut l’oeuvre de Jean Beaufret, puis de René Char. Le professeur et le poète, si différents, avaient en commun d’être d’anciens résistants. Tout ce qui était trouble et pouvait troubler fut temporairement enterré. Malgré quelques turbulences, comme la découverte et la publication par Jean-Pierre
Faye, en 1961, de plusieurs proclamations nazies du philosophe de l’Etre, la fascination pour cette oeuvre demeura un des axes de la réflexion française. Aussi divers que soient les penseurs - de Sartre à Derrida, en passant par Axelos, Levinas, Ricoeur ou Lacan -, beaucoup eurent en commun de travailler, chacun à sa manière, en relation de proximité, plus ou moins grande, avec la démarche de Heidegger.


Ce qui demeure mystérieux, c’est précisément cette attention multiforme, obnubilée ou distante mais presque toujours dépourvue de vrai sens critique. Heidegger professe que seuls le grec et l’allemand sont des langues philosophiques, invente à tour de bras des étymologies farfelues, multiplie les contorsions verbales, fabrique une gnose poético-écologico-religieuse catastrophiste et incantatoire, désertifie l’histoire de la pensée en retenant quelques philosophes et en passant les autres sous silence, affirme que « la science ne pense pas », affiche continûment sa haine du cosmopolitisme et de la modernité, son mépris pour la rationalité, sa détestation de la technique, sa surestimation abusive du rôle des poètes. Ces aberrations bien connues n’intéressent pas grand monde entre Berkeley et Pékin.


Comment se fait-il qu’elles aient retenu l’attention, au pays de Descartes, de tant de penseurs dissemblables mais estimables ?Si des historiens parviennent un jour à répondre à cette question, ils feront aussi comprendre par quels tours étranges, après une vingtaine d’années de preuves de toutes sortes de ses affinités avec le nazisme, l’oeuvre de
Heidegger suscite, dans la patrie de Jean Moulin et de Gaulle, plus de déférence et de respect qu’elle n’en
rencontre dans ce qui fut, un temps, la patrie de Goebbels. Du moins chez ses thuriféraires purs et durs, dernier quarteron francophone de pâtres guerriers, qui s’imaginent encore que toute critique de leur Guide confirme l’existence d’un hideux complot pour étouffer le renouveau de l’humanité. Il n’est évidemment pas certain que des historiens parviennent au terme de cette élucidation. Mais toute analyse qui avancera assez loin dans ces questions touchera
inéluctablement à des éléments cruciaux de l’identité culturelle française, de son évolution, de sa singularité. Peut-être faudrait-il ajouter de son déclin.

ROGER-POL DROIT