30/12/2014
Bourbaki
Bourbaki. — On croit avoir fait l'éloge d'un général par le mot : bravoure. Cela dirait beaucoup pour un soldat, pour un colonel ; cela n'est rien pour un commandant d'armée. La bravoure (mépris du danger) est le mérite des gens qui n'ont pas d'autre mérite ; la plupart des animaux sont braves parce qu'ils sont inintelligents ; les bêtes stupides ne reculent jamais ; les bêtes frottées à l'homme cèdent et fuient dès qu'elles sentent leur infériorité. L'homme moyen d'aujourd'hui, et même le plus humble, a trop de nervosité pour être naturellement brave ; alors, le sentiment surmonté, la bravoure lui sera un mérite. Mais le général en chef a un autre devoir : l'intelligence, — et, ici, précisée : le coup d'œil, la décision, l'autorité. Bourbaki, brave colonel, fut un général misérable, comme tous ses contemporains. Faut-il dire : puisqu'il fut battu ? Presque, car la seule utilité sociale d'un général est d'être vainqueur. Les Romains, durs et logiques, dégradaient le général vaincu ; les Hollandais pendirent un amiral qui s'était laissé battre. Bourbaki, d'ailleurs, essaya de se tuer. L'intention était bonne — quoiqu'il eût mieux fait de tuer ses adversaires. On a vraiment abusé du noble gloria victis, de cette parole suprême qu'on n'a peut-être pas eu le droit de prononcer plus de trois ou quatre fois depuis le commencement de l'histoire. Proférée à propos des défaites de 1870, elle signifie simplement : gloire à l'incapacité.
Qui fera l'anthologie des sottises proférées sur ce sujet, depuis plus de vingt-cinq ans ? A quelles niaiseries, à quelles pauvretés verrait-on alors toujours accolée l'idée de patrie ! Il est incompréhensible que ce mot ne puisse jamais s'avancer seul, dans sa nudité significative. Je lisais hier : « En dehors de l'église, l'armée est le seul endroit où l'on parle encore de ces choses démodées qu'on appelle le dévouement, le désintéressement, l'abnégation, l'esprit de subordination et de sacrifice, où l'on apprend à un misérable, qui n'a souvent ni feu ni lieu, qu'il doit se faire tuer pour ceux qui possèdent, dans une soumission sublime à l'entité idéale intangible, qu'il ne comprend pas et qui s'appelle : patrie. » Cynisme ? Non. L'auteur de ces lignes est un publiciste catholique, honorable, estimé, M. A. de Ganniers, et l'opinion qu'il expose est très répandue. La phrase est anthologique ; j'espère qu'elle sera recueillie par les journaux populaires.
Rémy de Gourmont, 1897.
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09/12/2014
L'idée olympienne et le droit naturel
II résulte des exemples choisis dans les chapitres précédents que pour comprendre un grand nombre de phénomènes de l’époque contemporaine il faut adopter comme points de référence des idées et des principes appartenant à ce que nous avons l’habitude d’appeler monde de la Tradition. Ceci vaut également pour le domaine politique et social. Aujourd’hui, on ne se rend pratiquement plus compte du niveau auquel nous sommes tombés à cause des forces et des mythes qui mènent l’Occident moderne. La dimension intérieure et le sens profond de nombreuses structures et conceptions font défaut, en raison précisément de l’inexistence de points de référence corrects et de la distance qui est la condition de toute vision claire.
La décadence de l’idée d’État, l’avènement de la démocratie, l’idée « sociale » et même le nationalisme comme phénomène de masse rentrent dans ce cadre. On ne sait plus du tout ce que cela signifie. Ailleurs, nous nous sommes (1) occupé de cette question et nous avons rappelé que, pour s’orienter, il faut partir de la dualité entre « forme » et « matière ». Pour les Anciens, la « forme » a désigné l’esprit, la matière la nature, la première se rattachant à l’élément paternel et viril, lumineux et olympien (ce terme étant pris dans un sens qui deviendra clair pour le lecteur), la seconde à l’élément féminin, maternel, purement vital. L’État correspond à la « forme », le peuple, le demos, la masse correspondent à la « matière ». Dans une situation normale le principe forme, conçu d’une certaine manière comme doué de vie propre et transcendant, ordonne, freine, limite et dirige vers un niveau plus élevé ce qui se rapporte au principe matière. La « démocratie », dans son sens le plus large, implique non seulement la dissociation de cette synthèse entre les deux principes qui définit toute organisation supérieure, mais aussi l’autonomie et la prédominance du principe matériel – peuple, masse, société – vers lequel se déplace désormais le centre de gravité. De l’État il ne reste plus alors que l’ombre : c’est l’État vide de tout contenu, réduit à la simple structure « représentative » et administrative du régime démocratique, c’est l’État de droit dans lequel un ensemble de lois abstraites, dont le sens originel a été perdu, représente l’extrême point de référence normatif ; on a enfin l’« État socialiste du travail » ou des « travailleurs » et autres choses du même genre.
C’est de cette mutilation que dérivent le matérialisme foncier et le caractère purement « physique » des organisations sociales modernes. Toute base manque pour que chaque activité acquière un sens supérieur, pour que la « vie » tende à participer à ce qui est « plus-que-vie », selon les voies et les disciplines connues en d’autres temps. Quand on demande aujourd’hui à l’individu de servir, de ne pas envisager seulement ses intérêts personnels égoïstes, on le fait uniquement au nom de la « société », de la « collectivité », c’est-à-dire d’abstractions et, en tout cas, de quelque chose qui n’implique aucune rupture qualitative de niveau, le matérialisme n’étant certes pas refoulé avec le passage de l’individu à la société et à la collectivité, mais pouvant être au contraire renforcé par ce changement. On pourra trouver un développement de ces idées dans notre ouvrage mentionné plus haut.
Nous nous pencherons ici sur un point particulier, sur ce qu’on appelle le « droit naturel», droit qui a joué un rôle important dans les idéologies subversives modernes. Le fond même de cette idée, c’est une conception utopique et optimiste de la nature humaine. Selon la doctrine du droit naturel, ou jusnaturalisme, des principes immuables, innés chez l’homme et donc universels, existeraient au sujet du juste et de l’injuste, du licite et de l’illicite ; et ce qu’on appelle la « raison ordonnée » pourrait toujours les reconnaître. L’ensemble de ces principes vise à définir le droit naturel, qui revêt ainsi plus ou moins les caractères mêmes de la morale, de sorte qu’on voudrait lui attribuer une autorité, une dignité et une force profondément impérative que le « droit positif » – c’est-à-dire le droit défini par l’État – ne posséderait pas. A partir de là, on a pu mettre l’État en accusation ou du moins minimiser son autorité. Ses lois, en effet, ne seraient justifiées que par la pure nécessité, n’auraient pas de justification supérieure, devraient être mesurées, pour être légitimes, par le « droit naturel ». L’Église catholique elle-même a suivi cet ordre d’idées, non sans raison et sur un plan polémique, pour s’opposer au principe de la pure souveraineté politique au nom des « droits naturels de l’homme », qui s’identifient plus ou moins, sous leur forme moderne, aux « immortels principes » jacobins de 1789. L’Église a souvent été la gardienne et la vengeresse du droit naturel, pour s’arroger justement une position supérieure à celle de l’État.
Que l’on nage ici parmi les simples abstractions est prouvé par le fait qu’après des siècles et des siècles de controverses personne n’est jamais parvenu à donner une définition précise et univoque de la « nature humaine » au singulier, de la naturalis ratio, et du critère objectif pour estimer ce qui lui est vraiment conforme. En général, on n’a pu se référer qu’à quelques principes élémentaires réputés tacitement nécessaires pour que la vie en société soit possible (c’est ainsi que Grotius parle de « ce qui convient à la nature humaine raisonnable et sociable »). Mais c’est ici que l’équivoque se présente : divers types d’unité sociale sont en effet concevables et ont existé, et les prémisses « naturelles » des uns ne sont pas les mêmes, ou ne sont que partiellement les mêmes, que celles des autres. D’ailleurs, au moment d’abandonner la formule générale et de définir le droit naturel, qui devrait être unique et universel, on a tantôt ajouté, tantôt retranché tel ou tel principe, selon les auteurs et les époques.
Par exemple le jusnaturalisme des XVll et XVIII siècles s’est bien gardé de se rappeler certaines idées que les auteurs anciens incluaient à coup sûr dans le « droit naturel ; » on signalera seulement que dans l’Antiquité le droit naturel, bien souvent, n’excluait pas l’institution de l’esclavage.
II est cependant incontestable que partout où il est question de droit naturel on retrouve un certain dénominateur commun, un noyau aux caractéristiques typiques qui ne correspond pas du tout à la nature humaine en général, mais bien à une certaine nature humaine, par rapport à laquelle la « société » prend une forme et un sens tout à fait particuliers. Le droit naturel n’est en rien le droit au singulier, valable et évident partout et pour tous, mais seulement une forme du droit, la conception particulière du droit qu’eurent un type de civilisation et un type d’homme bien définis. Quant à l’idée selon laquelle ce droit, à la différence du droit politique, correspond à la volonté divine, ou qu’il est en lui-même normatif, ou encore qu’il est enraciné dans la conscience de l’homme en tant qu’être de raison, et ainsi de suite jusqu’à l’« impératif caté- gorique » de Kant, tout cela est mythologie pure, tout cela n’est qu’un appareil spéculatif au service de ceux qui défendent et cherchent à faire prévaloir ce qui répond à une mentalité donnée et à un certain idéal de la vie en société (2).
Le caractère éthique, pour ne pas dire sacré, conféré au droit naturel est nié au droit positif, né, dit-on, de la nécessité, voire même de la violence – et l’on en arrive en effet à concevoir parfois les institutions du droit politique positif comme magis violentiae quam leges. II est assez évident que tout cela est propre à la façon de voir d’une civilisation déjà entrée dans la phase laïque et rationaliste. II est établi en effet qu’aux origines il n’y eut jamais de loi purement politique, de droit purement « positif » ; aux origines le droit fut un ius sacrum, tirant l’essentiel de son autorité normative d’une sphère qui n’était pas simplement humaine.
Cela fut vrai dans le domaine des constitutions politiques les plus variées, pour les villes comme pour les États et les empires, et même la science moderne de l’Antiquité a dû le reconnaître. Cette situation devait déjà s’être obscurcie dans les consciences en raison d’un processus d’involution lorsqu’on opposa le droit naturel au droit positif, en réservant au premier et en refusant au second une origine et un caractère éthiques et spirituels. II faut donc relever en passant que nous sommes en présence d’un paradoxal renversement de valeurs : on distingue l’existence naturaliste des hommes qui vivent more barbarorum, en dehors de telle ou telle civilisation supérieure, des hommes qui vivent dans un ordre positif, bien articulé, hiérarchique, centré sur l’idée d’État, mais on en conclut que les premiers seraient avantagés sur les seconds. Eux seuls vivraient selon la naturalis ratio, eux seuls suivraient la « loi de Dieu écrite dans le coeur des hommes », tandis que les autres ne respecteraient que des normes créées par la nécessité, révocables, imposées à l’homme par l’homme.
Les apologistes du « bon sauvage », les Rousseau et compagnie se contentèrent de tirer les conséquences logiques de ce point de vue.
Étant établi que dans les lois particulières des États antiques il n’y avait pas d’opposition entre droit naturel et droit positif, que ce qu’on appelle le droit naturel ne possède aucune dignité spéciale mais n’est qu’une forme du droit visant à un certain type d’unité sociale, il faut maintenant envisager ce qui est en quelque sorte la « constante » de toutes les théories jusnaturalistes, à savoir l’égalitarisme. Tous les hommes seraient égaux selon le droit naturel ; selon Ulpien, l’égalité ne s’étendrait pas seulement aux êtres humains, elle serait également valable pour tous les êtres vivants. Le droit naturel proclame la liberté illimitée, intangible et innée de chaque individu. C’est pourquoi le même Ulpien, dans l’Antiquité, souligna l’absurdité juridique de la manumissio, c’est-à-dire de l’affranchissement des esclaves, l’état d’esclavage n’existant pas selon le droit naturel tel qu’il le concevait. Sous ses formes pures le droit naturel est lié à une conception communiste de la propriété – communis omnium possessio -, qui procède logiquement de l’idée selon laquelle le droit des égaux est égal. Mais relevons sans tarder un détail révélateur. Selon le droit naturel antique, l’enfant né d’unions naturelles, illégitimes, était considéré comme le fils, non du père, mais de la mère, et ce même dans les cas où il n’était pas difficile d’établir la paternité.
On doit à un spécialiste génial de l’Antiquité, J-J. Bachofen, presque totalement oublié par la culture actuelle, la définition de l’idée qui est à l’origine de cette façon de voir les choses. Bachofen l’a découverte dans la conception « physico-maternelle » de l’existence. Celle-ci se rapporte à un type de civilisation qui ne sut concevoir rien de plus élevé que le principe physique de la génération et de la fécondité naturelle, personnifié, sur le plan religieux et mythologique, par des divinités maternelles et surtout par la Terre Mère, Magna Mater.
Devant la Mère génératrice tous les êtres sont égaux. Son droit ignore exclusivismes et différences, son amour a horreur de toute limite, sa souveraineté n’admet pas que l’individu s’arroge un droit particulier sur ce qui appartient « par nature » collectivement à tous les êtres. Ce qui distingue l’individu, ce qui le rend différent d’un autre, est ici insignifiant. La qualité de « fils de la Mère » accorde à chacun un droit intangible, sacré et égal. A l’égalité s’associe l’intangibilité physique et, en général, un idéal spécifiquement fraternel et social de la vie organisée est affirmé comme « conforme à la nature ». Tout cela implique obligatoirement un matriarcat explicite. Les origines peuvent être oubliées, le fond religieux chthonien (lié à la « terre ») peut devenir totalement invisible, mais n’en subsister pas moins dans un esprit et un pathos précis, dans une conformation intérieure : ce qui est le cas lorsqu’on soutient abstraitement, de façon rationaliste, les principes du droit naturel.
On sait ce que le droit le plus ancien de Rome contient d’irréductible à cet ordre d’idées : la puissance paternelle, l’autorité virile du patriciat, du Sénat et des Consuls, la conception même de l’État et, enfin, la théologie de l’imperium. II y eut donc dans la Rome antique une opposition entre un droit et des institutions correspondant à ces orientations, et des formes particulières, s’appuyant sur certains cultes, appartenant aux couches de l’antique civilisation méditerranéenne généralement appelée pélasgienne, au centre de laquelle on retrouve, sous des expressions typiques, le culte des Grandes Mères de la nature, de la vie, de la fécondité. Si nous nous référons à l’origine du droit qui se concrétisa positivement dans l’État romain, nous avons comme facteur déterminant jusqu’à une certaine période et pour les strates supérieures de la romanité, une conception religieuse, de nouveau, mais opposée cette fois à la conception chthonienne : car la souveraineté de l’État et de sa loi exprima ce que l’homme antique d’origine indo-européenne attribua aux puissances paternelles de la Lumière et du ciel lumineux contre les divinités maternelles de la Terre ou du Ciel. C’est pourquoi Christof Steding a pu parler à juste titre des « divinités olympiennes du monde politique ». Nous avons déjà rappelé que les divinités ouraniennes et olympiennes furent aussi celles qui régissaient le monde conçu comme cosmos et ordo. La conception grecque du cosmos, d’un tout ordonné et articulé, qui équivaut à la notion indo-européenne de rta, revient dans l’idéal romain de l’État et du droit, et une correspondance étymologique (rta, ritus) nous permet de saisir le sens le plus profond du ritualisme sévère qui était la contrepartie du droit patricien romain.
Ce droit était différencié et, par opposition au droit naturel, avait en propre le principe hiérarchique. Au lieu de l’égalité des individus devant la Grande Mère, on avait le principe d’une dignité différenciée fondée sur une origine donnée, sur une position particulière occupée au sein d’une lignée, d’une gens, sur les rapports avec la res publica, enfin sur des vocations spécifiques. La plèbe, en revanche, posséda une forme de droit et un idéal communautaire où l’origine, la lignée, la distinction particulière de l’individu ne pesaient pas grand-chose. Dans les débuts la communauté fut d’ailleurs placée avant tout sous la protection de divinités féminines et chthoniennes vengeresses.
En réalité, dans l’État romain antique la plèbe avait surtout adoré, même en des temps assez reculés, des divinités de ce genre, et les plébéiens étaient précisément désignés, dans le langage du droit, « les Fils de la Terre ». La relation entre certaines particularités de ces cultes et l’atmosphère du « droit naturel » est également significative. Les fêtes mêmes, à Rome, en l’honneur de ces déesses comprenaient souvent une sorte de retour à l’état de justice tel que le concevait le droit naturel primordial, l’abrogation momentanée des critères du droit positif : on y célébrait le retour à l’égalité universelle qui ne connaît ni privilèges ni différences de lignée, de sang, de sexe et de caste. En outre, c’est dans le temple de Féronia. une de ces Mères, qu’était situé le trône de pierre sur lequel les esclaves s’asseyaient pour être affranchis, obtenant de la déesse la reconnaissance de leur parité naturelle avec les hommes libres ; Fides et Fidonia étaient deux autres divinités féminines analogues qui, comme l’a rappelé précisément Bachofen, protégeaient maternellement la plèbe contre les invida iura et les malignae leges (équivalant aux formes du droit positif politique et patricien), ce qui explique la présence d’un temple construit en leur honneur par les affranchis. Nous retrouvons d’autres divinités ou figures féminines légendaires liées aux premières revendications de la plèbe ; elles apparaissent aussi dans les cultes de l’Aventin, le mont si cher à la plèbe. Et lorsque Ulpien justifie par le droit naturel l’attribution à la mère des fils engendrés hors des normes du droit positif, il ne fait que reprendre un vieux point de vue matriarcal (resté très vivant parmi les Étrusques), selon lequel les enfants étaient avant tout enfants de la mère, non du père, et portaient le nom de la mère. Bien d’autres détails du même genre pourraient être allégués ; ils renvoient tous à la même perspective.
Les formes du « droit naturel » qui l’emportèrent toujours plus dans le cadre de la Rome tardive et décadente doivent donc être considérées comme le reflet de la domination alors exercée, à Rome, par les classes sociales inférieures et mêlées. II ne s’agit donc pas – il importe de le souligner – d’une école juridique précise, mais d’un ethnos donné et d’une civilisation donnée qui réapparurent durant la période de l’écroulement universaliste de l’Empire. Le personnage d’Ulpien, homme de sang phénicien, est d’ailleurs très probant. Le présumé « droit naturel » doit être jugé en fonction d’une phase de la contre-offensive menée par le monde méditerranéen asiatique et pélasgien contre Rome, et qui se faisait aussi par la diffusion croissante de cultes et de moeurs exotiques dans la romanité décadente. Sous différents aspects, le christianisme poursuivit cette action, et après la justification théologique donnée au principe de l’égalité de tous les hommes, il n’y a pas lieu de s’étonner de la place accordée par le catholicisme au droit naturel.
Sans aller plus loin dans le cadre de ces références aux origines, ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que les principes du droit naturel ne sont pas les principes indispensables à la vie en société, mais des principes qui visent à fonder et à légitimer un certain type de société. En langage moderne, ils correspondent à une « éthique sociale », opposée à une « éthique politique » . Un certain type d’homme existe, et a toujours existé, pour lequel ce qui est « conforme à la nature » , profondément impératif, c’est un ensemble de principes et de valeurs qui non seulement ne sont pas identiques à ceux du droit naturel, mais qui les contredisent partiellement, tout en conservant eux- mêmes un certain caractère d’uniformité et d’universalité. A la place de l’égalité, de la liberté et de la fraternité, on trouve ici au premier plan les principes de la différence, de l’inégalité, de la justice (au sens du suum cuique) et donc de la hiérarchie ; l’idéal d’une unité non fraternaliste, communautaire et naturaliste, mais héroïque et virile ; non l’éthique de l’« amour », mais l’éthique de l’« honneur ». Celui qui lira notre ouvrage Révolte contre le monde moderne y découvrira justement la récurrence d’orientations et de formes typiques possédant ces caractères, qui furent évidentes pour une certaine humanité et qu’elle reconnut sur des bases essentiellement spirituelles. pour en faire les fondements d’un autre type de civilisation et de société.
Mais on ne peut ignorer le fait que le « droit positif » a lui aussi revêtu, par la suite, des caractères qui l’ont souvent fait ressembler à ce qu’il aurait toujours été si l’on en croit les jusnaturalistes. II peut avoir représenté la codification de formes imposées par un pouvoir brutal, privé de toute légitimité ; encore plus souvent, il a été ramené au droit courant qui régit la société bourgeoise au niveau d’une routine (3) de l’État-administration.
Quant à l’État de droit, il repose, comme nous l’avons signalé, sur une sorte de fétichisme du droit positif, un droit positif vidé et sans âme, auquel on prétend attribuer une immutabilité et une validité absolues, comme s’il était descendu du ciel propre et net, comme s’il n’était pas la solidification d’une situation politique et sociale donnée, la création d’un certain groupe humain dans l’histoire. Toutes ces choses ne sont que sous-produits et déviations. Mais le reconnaître n’entame en rien ce que nous avons dit au sujet de toute revendication s’inspirant du « droit naturel » dans le cadre de la démocratie, de l’idéologie sociétaire et même d’un certain christianisme engagé dans une lutte contre l’idée politique et éthique de l’État.
Notre excursus, nécessairement sommaire, fait comprendre le sens profond de ces bouleversements subversifs : il ne s’agit pas ici de concepts abstraits et philosophiques, mais des indices signalétiques d’une régression, de l’apparition et de la victoire de l’homme d’une certaine race intérieure, du déclin d’un type d’homme supérieur, de ses symboles et de son droit. La crise du monde traditionnel a favorisé la renaissance d’un substrat foncièrement « matriarcal »et naturaliste aux dépens du prestige dont jouissait précédemment le symbole paternel, qui subsista dans les grandes dynasties européennes « de droit divin ». La « matière » qui se libère de la « forme » et qui devient souveraine : démocratie, masse, « peuple », « nation », communauté ethnique et de sang opposée à tout ce qui est État – ce sont autant de variantes de ce bouleversement ; ce sont les principes d’un idéal politique et d’un lien entre les individus qui ne sont plus virils et spirituels, mais qui se rapportent essentiellement à une substance naturaliste, au monde de la quantité et, éventuellement, aux sentiments collectifs irrationnels enflammés par des « mythes ».
La remarque d’un auteur déjà cité, Steding, selon laquelle ce sont les natures spirituellement féminines, « matriarcales », qui se déclarent pour le « peuple » et la «société», qui conçoivent la démocratie comme l’apogée de toute l’histoire mondiale, cette remarque garde une valeur incontestable.
Dans un autre chapitre nous verrons sur quel plan se situent certaines revendications contemporaines typiques touchant au domaine sexuel (la « révolution sexuelle ») ; et nous pourrons alors constater que d’autres courants de l’époque convergent aussi vers le même point que celui dont nous avons parlé.
Notes
(1) Dans notre livre Les hommes au milieu des ruines. Paris, 1972, chapitre III.
(2) Rappelons un exemple historique significatif de l’origine d’un certain droit naturel. La Couronne anglaise avait accordé progressivement aux citoyens certains droits dans le domaine purement politique, à la suite de différents conflits. Ces droits furent absolutisés par Locke et dans la déclaration américaine d’indépendance et ils reçurent carrément un fondement théologique : ces droits historiques furent transformés en « droits naturels » antérieurs et supérieurs à toute société politique, inaliénables et conférés par Dieu à la créature.
(3) En français dans le texte (N.D.T.).
Julius EVOLA, L'arc et la massue, chapitre VIII.
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