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21/03/2013

Droits des chimères


 

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Eléments de réflexions et d'analyse autour du statut juridique des "chimères réelles" et de l'animal, dans les xénogreffes et les biotechnologies

par Jordane SEGURA-CARISSIMI, docteur en Droit privé et sciences criminelles, juriste-chercheur, chargée d'études au CEPS/INSTEAD

1 - L'annonce récente, selon laquelle les députés britanniques ont autorisé des scientifiques à créer des embryons hybrides dédiés à la recherche médicale et issus de l'intégration d'ADN humain dans des ovules d'animaux, peut relancer l'interrogation et la réflexion portant sur le « mélange effectif» d'éléments biologiques d'origine humaine et animale.

2 - Le professeur Jean-Pierre Marguénaud s'est notamment intéressé à ces êtres vivants « dont on ne sait s'ils doivent ou devront être considérés comme des personnes humaines ou comme des choses animées, c'est-à-dire des animaux». Plus précisément, l'auteur envisage, d'une part, le cas des êtres considérés comme des monstres en raison de leur difformité et auxquels s'applique la règle selon laquelle la personnalité juridique est attribuée à des êtres humains nés vivants et viables et, d'autre part, le cas des êtres monstrueux qui vivent entre humanité et animalité  (2) . Ces êtres monstrueux vivant entre humanité et animalité relèvent déjà de la mythologie et des légendes anciennes, voire de la science-fiction et de la littérature fantastique. Ils sont le fruit de l'imagination ou de la croyance des hommes et n'entrent pas dans les préoccupations juridiques contemporaines. Cependant, outre la découverte d'êtres appelés les « enfants-loups», « enfants-animaux» ou « hommes sauvages»  (3) , vivant culturellement entre humanité et animalité, l'évolution de la science a rendu possible l'existence d'êtres réels, vivant entre humanité et animalité, et participant biologiquement des deux. La science peut donc donner naissance à des « chimères réelles». Ainsi, la création d'êtres hybrides hommes-singes est techniquement possible  (4) . En février 2005, un scientifique américain a réalisé une telle « chimère», en «mélangeant» un embryon humain et un embryon singe, plaçant l'Office américain des brevets face à la difficulté de déterminer la frontière entre l'homme et l'animal  (5) . De plus, depuis les années 1980, les scientifiques ont constaté qu'au début de son développement, alors que le système immunitaire n'est pas encore formé, un foetus animal pouvait recevoir des tissus provenant d'une autre espèce, sans les rejeter. Une fois né, l'animal constitue une « chimère», puisqu'il possède des cellules ayant les caractères génétiques d'une autre espèce animale. Cette technique pourrait être appliquée au foetus humain : « Les scientifiques sont convaincus que les recherches portant sur les foetus animaux et humains vont enfin offrir la possibilité de franchir la barrière des espèces dans les cas de transplantation d'organes animaux. Il suffirait pour cela de greffer des cellules animales sur l'organe malade du foetus humain, par exemple un coeur ou un foie, de façon à ce que ce dernier induise une tolérance. Sitôt après la naissance du bébé, on pourrait alors greffer un foie ou un coeur d'animal, sans risque de rejet. Sous réserve d'une manipulation dans l'oeuf, chacun d'entre nous pourrait subir une transplantation d'organe de porc ou de singe dans les premiers mois de sa vie»  (6) .

3 - Plusieurs critères peuvent être proposés afin de qualifier juridiquement l'être issu de la fusion de cellules humaines et animales, implantée dans l'utérus d'une femme. Biologiquement, l'être humain peut être appréhendé comme « le produit de la rencontre des gamètes d'un homme et d'une femme». Cela conduit le professeur Gérard Mémeteau à considérer la chimère comme un produit d'une autre nature, devant être reconnu comme un être non-humain, dépourvu de personnalité  (7) . Génétiquement, l'être humain peut se définir par rapport aux informations génétiques contenues dans son génome. Ainsi, la chimère, qui ne possèderait pas intégralement ces caractéristiques génétiques, serait là encore rejetée au-delà des frontières de l'humanité et assimilée à une chose. Cependant, ce critère génétique abandonne la définition juridique de l'homme aux seules données de la science, laissant de côté les dimensions culturelles, religieuses et philosophiques de l'être humain et permettant l'appropriation d'êtres se trouvant biologiquement entre l'humanité et l'animalité, mais dont on ne saurait totalement nier les caractéristiques humaines. Le professeur Eschbach nous invitait déjà, en 1847, à retenir comme critère le fait qu'un être doive être qualifié d'homme dès lors qu'il est issu d'une femme et ce, quelle que soit sa difformité  (8) . Même si cette solution est antérieure à l'évolution récente de la science et des techniques de recherche, elle demeure toujours relativement pertinente et permet d'accorder la personnalité juridique ainsi que la protection issue des droits de l'homme à la « chimère» réelle créée par les scientifiques. Le respect de l'éthique doit bien évidemment conduire l'homme de science à ne pas transgresser de façon absolue les limites posées par la nature, en créant des êtres totalement chimériques, rappelant les « monstres» du passé ou des légendes. Toutefois, la législation la plus stricte ne peut prévenir toute transgression. Dans ce cas, accorder la personnalité et reconnaître l'humanité de tels êtres chimériques peut apparaître comme la solution la meilleure. Néanmoins, dans le texte récemment voté par les députés britanniques et qui autorise la création d'embryons hybrides, il est prévu que ces embryons ne pourront pas être implantés chez un animal ou un humain et qu'ils devront être détruits dans les quatorze jours.

4 - L'existence de « chimères réelles» renvoie également à la pratique des xénogreffes. Très simplement, la xénogreffe peut se définir comme étant la greffe d'un organe animal chez l'homme, mais elle se caractérise par une certaine diversité de techniques et de pratiques. La xénogreffe est déjà couramment pratiquée comme dispositif médical, avec l'utilisation de tissus d'origine animale rendus non viables ou de produits non viables dérivés de tissus d'origine animale : utilisation habituelle de valves cardiaques porcines, d'implants de pontage coronarien, de tendons, d'implants cristalliniens d'origine animale, notamment. Plus précaire est encore la technique de la greffe d'organes, comme le foie ou le coeur, provenant d'un animal et envisagée comme une alternative à l'allogreffe, comme une solution à la pénurie d'organes humains et à la multiplication des trafics d'organes. De telles interventions ont été pratiquées dès le XIXe siècle de façon limitée et le XXesiècle consacra les premières véritables greffes animales chez l'homme, dont l'histoire de Baby Fae, bébé prématuré ayant survécu vingt jours avec un coeur de babouin, constitue une illustration très médiatique et dramatique, en 1985. Outre les questions relatives à la licéité et à la légalité de la xénogreffe  (9) , le développement de cette technique de greffe d'organes animaux soulève des questions portant sur la légitimité de la xénogreffe et concernant directement l'animal, porteur et donneur d'organes destinés à l'homme.

5 - La question des xénogreffes - et de leur légitimité - soulève ainsi, implicitement, la question du statut juridique de l'animal  (10) . Les principes d'utilité sociale et de subsidiarité justifient la légitimité des transplantations d'organes animaux chez l'homme. L'animal-chose, tel qu'il est reconnu par le Code civil qui le classe expressément dans la catégorie des choses juridiques, meubles par nature ou immeubles par destination  (11) , peut alors servir de réservoir d'organes pour l'espèce humaine et être sacrifié pour permettre la transplantation de ses organes chez un être humain.

6 - Toutefois, la reconnaissance de l'animal comme être vivant et sensible - par le Code pénal, notamment, qui le protège contre les atteintes à sa vie et à son intégrité - pose les limites de la pratique des xénogreffes. Ainsi, dans ce domaine, même si l'animal peut subir une atteinte volontaire à sa vie, dans la mesure où l'une des conditions premières de la réalisation de l'opération est le sacrifice de l'animal, celui-ci ne doit pas être exposé à des mauvais traitements, des actes de cruauté ou des sévices graves  (12) . Des considérations de protection animale peuvent donc limiter la pratique des xénogreffes. Par exemple, au Royaume-Uni, le Nuffield Council on Bioethics - le Comité national d'éthique du Royaume-Uni - a rendu, en 1996, un rapport suggérant la poursuite des travaux dans le domaine des xénogreffes, sous réserve du respect de règles rigoureuses assurant le bien-être des animaux  (13) . Le respect du bien-être animal est également prescrit par les conclusions et recommandations de la consultation sur les xénotransplantations tenue à Genève du 28 au 30 octobre 1997  (14) . L'éthique de l'expérimentation animale constitue aussi une limite à la pratique des xénogreffes qui nécessitera certainement une intensification du clonage des animaux ou, tout au moins, une modification génétique de ceux-ci. La modification génétique des animaux doit ainsi être justifiée sur le plan éthique et réalisée dans des conditions éthiquement acceptables, ce qui implique le devoir d'éviter ou de réduire la souffrance animale, l'animal ne devant pas être soumis à une souffrance injustifiée ou disproportionnée, ainsi que l'obligation de réduire et de remplacer, lorsque cela est possible, les expériences sur les animaux  (15) .

7 - La « pluralité» actuelle du statut juridique de l'animal constitue donc à la fois une légitimation (animal-chose du Code civil) et une limite (animal, être vivant et sensible juridiquement protégé) à la pratique des xénogreffes. Cette pratique contribue à permettre l'existence d'êtres hybrides qui soulève la problématique de l'ambiguïté du statut juridique de ces êtres et du statut juridique de l'animal dans les xénogreffes.

8 - D'une part, suite à une xénogreffe, un être humain va vivre en ayant, dans son corps, un ou des organes animaux. Cet être peut, a priori, être qualifié de « chimère réelle», car il correspond à un homme doté d'organes provenant d'une autre espèce. Toutefois, son statut ne fait aucun doute : il est un homme, sujet de droits, doté de la personnalité juridique. La présence d'organes animaux dans son corps ne remet pas en cause son statut juridique. Déjà aujourd'hui, les individus sur lesquels sont implantés des tissus ou des produits d'origine animale ne voient pas leur statut d'êtres humains, de personnes juridiques, remis en cause sur ce fondement. Il en est de même lorsque l'individu reçoit un organe d'origine animale, qui intègre la personne juridique et perd ainsi sa nature première animale. L'organe devient un élément du corps humain qui suit le régime juridique de la personne et peut alors être considéré, du fait de l'incorporation dans le corps de l'homme, comme une « personne par incorporation»  (16) .

- D'autre part, en amont de la xénogreffe, des animaux sont porteurs d'organes qui sont destinés à l'homme, destinés à devenir des organes humains. Là encore, la science utilise des êtres qui peuvent être qualifiés de « chimères réelles». Ces animaux seront, le plus souvent, modifiés génétiquement, de façon à limiter au maximum les risques de rejet de leurs organes par les receveurs humains. Ces êtres demeurent bien des animaux, même modifiés génétiquement. Cependant, leurs organes peuvent être appréciés comme des organes humains « par destination», puisque, organes animaux, ils sont destinés à devenir des organes de l'homme receveur. Le droit positif n'envisage pas particulièrement la situation juridique de ces animaux qui demeurent des choses. Mais la question de leur statut propre et de celui de leurs organes peut laisser subsister objectivement des zones d'incertitudes.

10 - En outre, un parallèle peut être établi avec les immeubles par destination. L'immeuble par destination a ou perd cette qualité selon qu'il est attaché ou non à l'immeuble par nature ; il est également nécessairement détachable, contrairement au meuble incorporé dans l'immeuble par nature. Or, l'organe animal est détachable de l'animal porteur. Mais, une fois incorporé dans le corps de l'homme receveur, cet organe ne sera plus détachable, sauf pour raison médicale. L'animal porteur de l'organe destiné à l'homme n'est pas une personne juridique. Et, alors que l'immobilisation par destination n'est effective que si le meuble et l'immeuble appartiennent au même propriétaire, l'homme n'est pas propriétaire de son corps, qui reçoit l'organe issu de l'animal. Les organes de l'animal porteur ne peuvent donc pas être considérés comme « personnes par destination», mais uniquement comme « organes humains par destination», ce qui ne correspond à aucun statut particulier, mais pourrait entraîner l'application des règles relatives aux organes humains, dans l'hypothèse des greffes  (17) . Une fois que l'organe est prélevé et incorporé dans le corps de l'homme, il devient «personne par incorporation», comme envisagé précédemment.

11 - Enfin, la question de la brevetabilité du vivant peut également se poser, en ce qui concerne les animaux transgéniques et la xénotransplantation, qui a pour but la transplantation d'un organe animal chez un être humain. Le porc, dont les organes ont une taille et une physiologie qui les rendent très semblables à ceux des humains, est l'animal utilisé comme fournisseur des organes destinés à la xénotransplantation. Afin d'augmenter les chances de réussite de l'opération, c'est-à-dire dans le but de rendre le patrimoine génétique de l'animal davantage compatible avec celui de l'homme et d'écarter au maximum les possibilités de rejet ou d'infections, le patrimoine génétique du porc subit des modifications génétiques. Des brevets portant sur l'animal transgénique utilisé à des fins de xénotransplantation peuvent être sollicités. Les réponses juridiques données au problème de la brevetabilité de cet animal éclairent le débat sur le statut de l'animal dans les biotechnologies  (18) . L'exemple du droit des brevets met en effet en exergue la réification continue de l'animal. La reconnaissance juridique de la brevetabilité du vivant entraîne une nouvelle considération de la vie, en raison du déplacement des critères, du vivant à l'activité de l'homme. Ainsi, le critère du vivant ne suffit pas à distinguer nettement l'animal des autres choses. L'animal, être vivant, est essentiellement appréhendé comme res, qui peut être l'objet de brevet. L'ensemble du débat tient alors au souci d'éviter l'appropriation du vivant, d'une espèce  (19) . Il s'agit d'empêcher que tous les individus d'une même espèce deviennent la propriété d'une seule société, titulaire d'un brevet. L'animal utilisé dans les xénogreffes et modifié génétiquement à cette fin n'apparaît plus que comme un réservoir d'organes pour l'homme. Les xénogreffes ont des justifications éthiques, morales, médicales. Il n'en demeure pas moins vrai que l'animal est alors toujours rapproché de la chose et traité comme une simple chose, afin de permettre de telles opérations et d'en assurer une exploitation lucrative par l'obtention de brevets  (20) .

Gazette du Palais, 30 décembre 2008 n° 365, P. 62 - Tous droits réservés

Commentaires

Je vous vante pour votre éditorial. c'est un vrai charge d'écriture. Développez .

Écrit par : cliquez ici | 11/08/2014

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