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03/07/2012

Kant et les extra-terrestres

KantExtraterrestre.pngJCM : Borges considérait la métaphysique comme une branche de la science fiction. Votre titre s’inscrit ouvertement dans cette brèche en renouvelant l’approche de Kant, un classique mis en présence des extraterrestres… C’est pour le moins surprenant, d’autant plus inquiétant qu’il ne s’agit pas d’un simple effet d’annonce, mais d’un titre qui se confirme au fil de la lecture. D’où vous est venue cette idée et comment en assumer la réception ?

 Peter Szendy : Vous avez raison de rappeler cette phrase de Borges, dans « Tlön, Uqbar, Orbius Tertius » (la première des fictions du « Jardin aux sentiers qui bifurquent »). On peut en effet y lire que « la métaphysique est une branche de la littérature fantastique ». Et je crois que ces mots que l’on cite souvent, il faut les lire dans leur contexte. Car ce n’est pas Borges qui formule, en son nom, un jugement. Il écrit : « Ils jugent que la métaphysique est une branche de la littérature fantastique » (je souligne). « Ils », ce sont « les métaphysiciens de Tlön », les philosophes de cette « planète inconnue » découverte par le narrateur dans une encyclopédie fictive qui a tout l’air d’être réelle. Ce que je veux donc simplement marquer, c’est que la phrase que justement vous rappelez n’est pas énoncée depuis une position de surplomb, depuis un lieu extérieur à la métaphysique et à la fiction, d’où l’on pourrait constater que celle-ci comprend et contient celle-là comme un sous-genre. Autrement dit : c’est encore depuis une certaine fiction qu’on peut affirmer le caractère fictionnel de la métaphysique. Cet inextricable entrelacement entre fiction et philosophie, c’est ce que j’ai appelé la « philosofiction », en me souvenant de ces mots de Derrida (je les cite dans le livre) : « on pourrait montrer que tout discours philosophique suppose une certaine fictionnalité».

 Quant à savoir d’où est venue l’idée du livre, je ne me souviens plus très bien. J’avais lu, il y a des années, la « Théorie du ciel » de Kant. Et j’avais été surpris, amusé de voir à quel point les extraterrestres – « les habitants de différentes planètes », pour être précis – étaient présents dans cet écrit de jeunesse dont ils occupent toute la conclusion. Du coup, je me suis mis à ouvrir l’œil et je les ai retrouvés aussi, certes un peu plus discrètement, dans presque tous les ouvrages majeurs de Kant. Lorsque, en 2007, mon ami Cyril Neyrat m’a invité à participer à un numéro de la revue « Vertigo » consacré aux « états de siège », j’ai repensé à ces « aliens » kantiens et j’ai commencé à nous imaginer, nous les Terriens, assiégés par les envahisseurs venus de l’espace. Non pas, toutefois, comme dans tant de scénarios de science-fiction bien connus, mais selon un siège bien plus radical, tel que Kant le décrit dans son « Anthropologie ». C’est même d’un état de siège structurel ou conceptuel qu’il s’agit : nous les hommes, dit Kant, nous ne pouvons nous définir en tant qu’espèce qu’en faisant appel à un comparant non terrien. Bref, de même que la philosophie est hantée par la fiction, de même, l’humanité est habitée par la figure de l’ « alien ».

Voilà pour l’idée, autant que je m’en souvienne. Mais qu’entendez-vous par « en assumer la réception » ?

Je découvre (et vous l’avez sans doute découvert tout autant) le numéro spécial de Philosophie magazine autour du « Cosmos des philosophes ». Je m’étonnais de ne pas y voir un seul mot de votre livre relativement à la multiplicité des mondes. Etrange silence qui fait de vous un extra-terrestre tout autant que du petit texte que je viens de publier sur les « Plurivers ». Voilà, je vous sens un peu comme un habitant de Tlön susceptible d’infecter le terrain. Un envahisseur philosophe, musicien, écrivain de Strangemag… J’avais commencé tout à l’heure par la citation de Borges ayant en mémoire cette contrée placée hors de notre cosmos… Et la manière dont se manifeste cet étrange envahissement tient à un texte retrouvé dans une encyclopédie contenant une page de trop, empreinte d’un « horla » qui se met à proliférer. Je me demandais si votre livre n’est pas un peu dans le même cas. Il repère chez Kant un texte qui prend de l’ampleur, se met à mousser terriblement, vous plaçant dans la position d’un dangereux suppôt de Kant… On dirait un Kant polymorphe sorti droit du labyrinthe, avec des doubles… C’est étrange et inquiétant cette fiction, non ?

Il y a, dans le numéro hors-série de « Philosophie magazine », un article d’Antoine Hatzenberger intitulé « Kant & les extraterrestres ». C’est un article documenté, sérieux, qui recense les lieux du corpus kantien où les « aliens » sont mentionnés. Et il est rare de voir que des philosophes se penchent sur ce genre de détails curieux (lorsque j’avais moi-même entrepris de le faire en 2007, c’était d’ailleurs pour une revue de cinéma). Mais précisément, il ne s’agit pas pour moi d’exhumer un reste archéologique remarquable. J’étais surpris de constater que ce qui est oublié dans le repérage d’Antoine Hatzenberger, c’est précisément pour moi le seul moment intéressant du débarquement d’E.T. sur la planète Kant, à savoir celui de l’ « Anthropologie », où l’espèce humaine est dite indéfinissable : « nous ne pouvons […] en désigner aucun caractère, parce que nous n’avons d’êtres raisonnables « non terrestres » nulle connaissance qui soit de nature à nous permettre d’indiquer leur propriété et ainsi de caractériser [l]es êtres terrestres parmi les êtres raisonnables en général ». C’est là que Kant introduit explicitement la nécessité structurelle d’un comparant qui reste pourtant introuvable : « Le problème d’indiquer le caractère de l’espèce humaine semble donc être absolument insoluble, étant donné que la solution devrait être obtenue à travers la comparaison de deux « espèces » d’êtres raisonnables à l’aide de l’expérience, ce dont cette dernière ne nous offre pas la possibilité. » L’humanité est ainsi inscrite dans l’horizon de ce que j’appelle une comparaison sans comparant. Une comparaison horizontale, justement, une comparaison dont je tente de soutenir qu’elle est constitutivement et proprement cosmopolitique, à la différence des comparaisons verticales impliquées par les traditionnelles définitions de l’homme, entre l’animal et le divin. Tel est donc pour moi, bien au-delà des anecdotes sur les étranges convictions de l’auteur des trois « Critiques », le nœud de la question extraterrestre chez Kant : elle est la clef de sa pensée cosmopolitique.

Or, si ce moment de la réflexion kantienne peut et doit être relu aujourd’hui (j’insiste : bien au-delà d’une simple curiosité historienne), c’est parce qu’il entre en résonance avec un tournant singulier de l’histoire de la Terre et de l’humanité : celui qu’on nomme confusément la mondialisation. Lus d’un certain œil, les propos de Kant sur les extraterrestres nous parlent d’une espèce humaine déterrianisée – dépossédée de sa planète et en voie de se redéfinir dans et par l’épuisement du monde. Voilà ce que la philosofiction kantienne a d’inquiétant. Et de nécessaire aussi. D’urgent, même.

Tel est sans doute le point où le cosmos de « Kant chez les extraterrestres » croise votre « Plurivers ». Même s’il y a bien sûr des différences visibles. Vous prêtez plutôt l’oreille, me semble-t-il, aux nanomondes (le monde, dites-vous, « se rétrécit comme un mouchoir de poche, mais dans cette poche, ce sont des grains d’univers qui s’ouvrent »), là où je me tourne vers ce que Carl Schmitt appelait le « nomos du cosmos », avec ses « cosmopirates » et ses « cosmopartisans ». Et lorsque vous vous penchez sur « Star Wars », vous y voyez une prolifération erratique de l’animalité en un « multiplexe de corps […] sans véritable organisme de pouvoir », là où je perçois plutôt une ultime tentative de la science-fiction pour préserver une représentation du politique fondée sur l’opposition ami / ennemi en voie de déconstruction.

Pour ma part, c’est donc en lisant Kant depuis Carl Schmitt que j’en arrive à l’idée de plurivers. Car, comme le dit Schmitt dans « La Notion de politique » : « Toute unité politique implique l’existence éventuelle d’un ennemi et donc la coexistence d’une autre unité politique. […] Le monde politique n’est pas un « universum », mais, si l’on peut dire, un « pluriversum ». » C’est à la fois avec et contre cette logique que je me débats. Et vous, d’où vous est venu le terme de plurivers ?

Il me semble en effet – et c’est tout l’intérêt de votre lecture de Kant- que le mode particulier d’intuition auquel correspond la nature humaine aurait besoin, pour se laisser situer, d’un point d’excentricité (d’inhumanité) qui manque à notre pouvoir de connaître. A moins de revenir autrement à la « Critique de la Raison pure » qui distingue l’intuition sensible de celle intellectuelle de Dieu pour lequel il n’y a plus d’extériorité, tout étant intériorisé sous son omniscience. Mais on peut supposer entre l’intuition finie de l’homme et celle de Dieu une variété de modes qui vont de l’animal aux personnages de la littérature. Comment ça sent, comment ça perçoit, une chauve-souris ?Que dire de la blatte en lisant « La Métamorphose » de Kafka ?

Comme vous, il y a pour moi le besoin de resituer l’homme dans un cadre qui n’est pas humain. Une multiplicité d’êtres différents pourrait montrer une forme d’humanité sans que cette communauté soit celle d’une espèce. Je pense à la manière par exemple dont Cro-Magnon et Neandertal, sans appartenir génétiquement à la même race, partagent des attitudes artistiques et techniques qu’on pourrait supposer possibles au-delà de ces deux exemples, en direction du singe ou de ces êtres bariolés composant la république de Star Wars non sans suivre une ligne de guerre dangereuse. Destruction de Neandertal par Cro-Magnon, planète des singes, air de fin du monde quand font rage des anges nanotechniques… C’est ce versant qui met l’anthropologie sur des pistes inhumaines auquel ma lecture de Derrida m’a rendu attentif (je veux parler de son dernier séminaire sur « La bête et le souverain »). Il faudrait relire sous ce rapport le texte de Von Uexküll « Mondes animaux et monde humain ».

J’ignorais tout du mot de Schmitt relatif au « pluriversum » mais cela montre que le concept a circulé de manière latente depuis quelques générations. La notion me semble particulièrement bien pressentie chez Tarde lorsqu’il met en scène le concept d’une pluralité de monde -une monadologie multiple et sans harmonie- capable d’entrelacer les structures sociales à celles du champignon ou à la composition des atomes, des étoiles... Il me semble que, de manière plus explicite encore, le concept était disponible dans la langue de William James qui comparait des groupes, évaluait le psychisme autant que les entités sociales selon des cartes dont les mêmes éléments vont prendre un sens différent en les recoupant autrement, en prise sur un cosmos fibré. Une logique de ce genre connaîtra des développements spectaculaires chez Whitehead et Deleuze, mais pour suivre un vocabulaire qui insiste davantage sur les multiplicités ou les variétés dont j’ai fait l’étude au début de mon existence philosophique.

C’est sans doute la lecture de Borges, la manière dont il compose des labyrinthes et des sentiers qui bifurquent qui m’a conduite à élaborer une logique nouvelle en l’enracinant dans la fiction comme modèle expérimental. C’est la fiction en tout cas –comment y aller autrement ?- qui permet de sortir de l’atmosphère pour rejoindre ce point extérieur, cette extra-terre qui fait la matière de votre livre si surprenant. Voilà sans doute qui motive mon intérêt pour la littérature et la mythologie que je note également dans votre travail de philofiction. Avant de replonger dans la terre, il y a chez vous une référence tout à fait inattendue à Husserl dont la page figure en marge de son œuvre comme un vieux papier retrouvé dans un dépôt. Une curieuse histoire d’une « arche volante ». Comment faire jouer cela avec Kant ? Comment se réalisent ces correspondances ?

Dans ses étonnantes notes rédigées en 1934 et publiées en français sous le titre « La Terre ne se meut pas », Husserl suppose qu’il est « transporté sur le corps lunaire ». Mais s’il s’imagine même « qu’il y a déjà, là-bas, des animaux et des hommes », s’il se représente « nos étoiles comme arches secondaires avec leur éventuelle humanité », ce n’est pas du tout pour les mêmes raisons que Kant. Au fond, les éventuels habitants des autres planètes ne l’intéressent en rien. Ce qui lui importe, c’est d’envisager, dans une expérience de pensée, en une sorte de variation éidétique, un transport sur un corps céleste depuis lequel on pourra dès lors affirmer, par un mouvement de retour et de rapatriement, que seule la Terre, en tant que porteuse première de l’humanité, est une « arche originaire » : « Il n’y a qu’une humanité et qu’une Terre… elle est l’arche qui rend […] possible le sens de tout mouvement et de tout repos ».

 Je dis quelque part, dans « Kant chez les extraterrestres », que Kant est le dernier représentant d’une longue tradition philosophique que je qualifie de « plurimondialiste » : d’Épicure à Fontenelle, de nombreux penseurs ont affirmé la pluralité des mondes habités, tandis que, après Kant, on ne trouve plus aucune trace d’éventuels extraterrestres, Hegel allant même jusqu’à dire, dans sa Philosophie de la nature, que seule la planète Terre est « la patrie de l’esprit ». Husserl, qui semble faire exception avec les étranges notes que je viens de mentionner, s’inscrit en réalité dans le même mouvement d’« oubli » de la question exobiologique, comme on dit aujourd’hui.

Toutefois, le mouvement d’aller-retour que décrit l’expérience husserlienne – on quitte en pensée notre planète, on quitte philosofictivement la Terre pour mieux revenir s’y ancrer, s’y archidomicilier par un amarrage structurel , ce geste de déterrianisation au bout du compte reterrianisante est intéressant en soi, pour ainsi dire dans sa forme circulaire ou circulante. On le retrouve aussi chez Kant, inscrit cette fois au cœur même de l’expérience esthétique, c’est-à-dire dans le sensible tel qu’il se configure depuis un dehors extraplanétaire. Et c’est ce dont nous faisons quotidiennement l’expérience, sans toujours le savoir, lorsque nous nous orientons avec un GPS, lorsque nous regardons la durée d’attente affichée pour le prochain bus, lorsque nous anticipons le temps qu’il va faire, lorsque notre accès au perçu, en somme, s’ouvre depuis des points de vue et d’écoute satellitaires que nous envoyons dans un espace extraterrien pour le contrôle duquel se livrent tant de batailles militaires, économiques et juridiques. Car, on le sait, le partage du cosmos, là-bas, devient de plus en plus un enjeu crucial de la cosmopolitique terrienne, avec ses retombées en termes de maîtrise de l’information, de surveillance des télécommunications ici-bas.

« Cosmos » voulait dire en grec à la fois le monde – l’univers – et le bel ornement. Et tel était aussi le cas pour la traduction latine de « cosmos », à savoir « mundus », qui désigne bien sûr le monde mais aussi ce qui a trait à la beauté, à la propreté, à la coiffure ou, comme dans l’expression « mundus muliebris », au maquillage des femmes. Ce sens de « mundus » ne survit aujourd’hui que négativement, dans l’adjectif « immonde ». Or, la politique étendue aux dimensions du « cosmos » ou du « mundus » (certains diraient : la mondialisation), cette cosmopolitique est aussi, d’emblée, une cosmétique : en tant qu’elle contrôle et détermine l’accès au sensible, elle en est la retouche, le maquillage qui toutefois ne s’oppose à nulle réalité nue à laquelle on pourrait accéder telle qu’elle est. Bref, il y va de ce qu’il m’est arrivé d’appeler, d’un mot-valise, la « cosmétopolitique ».

Peter Szendy / Jean-Clet Martin