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30/09/2010

Maçons

Source : Le nouvel Observateur

Jeudi 12 décembre 2002

De notre envoyé spécial à Nice, Claude Askolovitch

Nice

Affaires louches, réseaux, mafias, flics ripoux, juges complaisants, affairistes et politiciens en ronde complice: c’est l’image de la franc-maçonnerie à Nice. L’arrivée, en 1999, du procureur Eric de Montgolfier n’a, de ce point de vue, rien résolu, puisque les scandales judiciaires n’ont pas cessé. Pas plus que le clientélisme maçon, héritage de Jacques Médecin. Mais comme toutes les généralisations, celle-ci est tragiquement injuste. Enquête sur les «frères de la Côte »

Ce fut une plaidoirie scandaleuse. Un avocat mettant en cause l’indépendance de la justice, reprochant à une instruction mal menée d’avoir maquillé un crime en un simple accident. Et désignant les coupables de cet affront: des réseaux francs-maçons émanant d’une obédience, la Grande Loge nationale française (GLNF), déjà compromise dans les scandales locaux... C’était à la fin novembre, au tribunal correctionnel de Nice, qui se saisissait de l’affaire Vito: un homme d’affaires retrouvé mort en 1996 dans un laboratoire d’analyses médicales dont il était le financier masqué, et dont l’associé, le docteur Cosme, est soupçonné de lui avoir administré une piqûre de calmant mortelle...

Histoire sordide de mort inexpliquée, d’héritiers spoliés, de comptes trafiqués, de mesquineries juridiques, d’amitiés trahies... Et, entre tous les intervenants, un seul point commun: la maçonnerie. Maçons, Vito, la victime, et le docteur Cosme, l’accusé. Maçon, leur banquier Francis Tur. Maçon, un avocat de Cosme, Me Gaborit... Et maçon, surtout, un juge d’instruction qui ignora les réquisitions du parquet, écarta singulièrement l’hypothèse criminelle: Jean-Paul Renard, l’ennemi du procureur de Montgolfier. Renard, ce magistrat étonnant qui recopiait les casiers judiciaires d’impétrants à la GLNF. Renard, aujourd’hui en «exil», tout près de Nice, à Antibes, mais qui conserve des partisans...

En prononçant publiquement les mots qui fâchent, le jeune avocat Frédéric de Baets a rendu le sourire à un homme qui perdait la partie: Eric de Montgolfier, procureur de la République, sourit à nouveau. Son administration lui reprochait d’avoir fait beaucoup de bruit pour rien? Voilà une affaire qui sonne comme une piqûre de rappel... La croisade n’est pas achevée.

Francs-maçons de Nice. L’association est devenue sulfureuse depuis quelques années. Francs-maçons, réseaux, mafias, flics ripoux, juges complaisants, affairistes et politiciens en ronde complice. Comme toutes les généralisations, celle-ci est tragiquement injuste. La réalité peut coïncider avec le cliché. Mais elle est plus mouvante... Le mot maçon, lui-même, ne signifie rien. Maçon, mais dans quelle loge? Avec qui? De quelle obédience? De la Grande Loge nationale française, celle visée par le procureur et ses amis? Ou du Grand Orient de France (GODF), la loge majoritaire en France, qui accueilla à Nice le procureur Montgolfier pour l’inviter à s’expliquer? Ou de la Grande Loge de France (GLDF)? Ou du Droit humain, obédience mixte, où philosophe à ses heures Patrick Mottard, chef de l’opposition socialiste à la mairie? «Au conseil municipal, des maçons de droite me faisaient des avances, rivalisaient d’allusion sur notre supposée fraternité», se souvient Mottard. Vade retro! Le socialiste se fermait à ces frères qui n’en étaient pas. «Entretenir la confusion, c’est mauvais pour tout le monde – pour la maçonnerie, qui est un choix philosophique d’homme libre, comme pour la politique, qui a besoin de clarté et de respect.»

Confusion. Quel lien entre Marcel Giordanengo, alias la Salade, pittoresque condiment des affaires niçoises, mis en examen pour trafic d’influence, l’homme de tant de passe-droits et d’arrangements entre amis, ci-devant frère de la GLNF, et Gilbert Lévy, vétéran du Grand Orient, ancien membre du conseil de l’Ordre, pied-noir humaniste et maçon découvert, qui organise des universités populaires en se réclamant du prix Nobel de la paix, René Cassin? Tous deux maçons, pourtant... Comme est maçon Alain Bartoli, petit flic de la police de l’air et des frontières, qui consultait les dossiers de ses contemporains sur le fichier du Stic (Service de Traitement des Infractions constatées) pour assouvir sa mégalomanie et renseigner des frères de son obédience, la GLNF. Ainsi faisait Renard, sur les fichiers des casiers judiciaires... Mais maçon également, l’ancien doyen de la fac de droit, Robert Charvin, notable communiste et militant humaniste. Maçon, le GLNF Gilbert Stellardo, homme d’affaires, premier adjoint du maire UMP et ancien du Front national, Peyrat – aujourd’hui fâché avec lui. Maçon lui aussi, l’avocat Chauvet, conseiller municipal peyratiste, dont l’engagement auprès d’un notable d’extrême-droite a heurté certains frères du Grand Orient. Maçons encore, le conseiller général UMP Bernard Asso et le professeur de droit Christian Vallar, piliers de la droite dure, façon Grece ou Club de l’Horloge, respectivement à la Grande Loge et au Grand Prieuré des Gaules! Mais maçon également, Joseph Ciccolini, président de la Ligue des Droits de l’Homme, militant de gauche, ex-mao, ex-socialiste. Ciccolini, entré en maçonnerie en 1980, sous l’influence d’un professeur d’espagnol prosélyte, Gérard Roméo, qui faisait miroiter aux jeunes idéalistes la richesse intellectuelle des loges. Ciccolini charge les moulins à vent à chaque élection municipale, à la tête d’une liste «citoyenne». Il pourfend l’exception niçoise – ce patriotisme local transformé en enfermement – et plaide pour une Nice ancrée à nouveau dans la République.

On peut s’amuser longtemps à recenser les incompatibilités. Le maçon, au départ, veut transcender sa condition d’homme. Ce sont des discussions entre frères, dans un rituel formalisé incompréhensible au profane. Des jeux de l’esprit poussés jusqu’à l’extase, ou des rencontres intellectuelles, spirituelles, sociales, qu’on ne trouverait nulle part ailleurs. «J’ai découvert en maçonnerie la philosophie juive ou musulmane, que je confronte à ma foi chrétienne», explique le conseiller général UMP Jean-Pierre Mangiapan, rude bretteur gaulliste à la ville.

Ils sont quelques centaines de maçons en ville, quelques milliers dans la région, dont l’histoire n’est pas si laide. Ni juges ni voyous. Maçons simplement. Fiers d’être des frères, du grand Masséna, frère maçon au temps où des loges accrochaient Nice à la France révolutionnaire. Frères de Garibaldi, natif de Nice, initié en maçonnerie en Uruguay. Frères des maçons des années 1930, qui aidaient les Italiens persécutés au temps du fascisme. Qui, aujourd’hui encore, accueillent en leurs loges des fonctionnaires transalpins, véritables réfugiés puisque l’Italie confond tous les frères avec la loge P2... La solidarité n’est pas toujours mafieuse. Il existe une mémoire maçonnique, par-delà les affaires. Elle est affaire de famille, aussi, au bon sens du terme.

Dans les années 1920, un jeune Corse émigre à Marseille pour refaire sa vie. Il s’appelle Jean Leonetti. Farouchement laïque et républicain, il s’inscrit au Parti socialiste SFIO et se fait initier en maçonnerie au Grand Orient. En 1943, Leonetti s’en va voir un frère, maçon et socialiste comme lui, commissaire de police pour obtenir de vrais faux papiers à son fils, Paul-François, réfractaire au STO. Le fils sera donc sauvé, caché et puis héros, résistant. Puis journaliste vedette de « Nice-Matin », roi des faits-divers, des mains courantes ; et enfin maçon également dans la lignée de son père. A la fin des années 1970, le fils de Paul-François, Antoine, veut à son tour entrer en maçonnerie. Il est impétrant dans la loge de son père. C’est une démarche émouvante... En fait, une horrible déception. Le jour de son examen d’entrée en loge, Antoine est recalé. Des frères ont «fait la salle» et votent contre lui. «Parce qu’ils en voulaient à mon père, qui en a été terriblement marqué. Et parce que j’étais alors militant socialiste, ce qui ne devait pas plaire à quelques-uns. La mairie avait tissé des réseaux dans la maçonnerie, et voulait les protéger.»

C’est ici que l’affaire se gâte, déjà. Le cas de Leonetti est emblématique. A l’époque, la ville de Nice ronronne sous un parrain débonnaire. Monsieur le maire, Jacques Médecin, dit Jacquou, tient sa ville à l’affection. Nice est ainsi. La politique y est une affaire moins sérieuse que le cœur. Le père de Jacquou, Jean Médecin, a été maire avant lui, près d’un demi-siècle. Etait-il maçon? On le dit. Son fils, Jacques, lui, ne fut pas initié. Il se contentait de contrôler – cela lui suffisait... René Petruschi, lui, était initié. Petruschi était une clé de la mairie. Un pilier du système de clientélisme qui régulait la ville. Petruschi était au Grand Orient (puis, sur le tard, transféré à la GLNF, lieu de pouvoir et d’influence finalement plus intéressant). D’autres médecinistes également, dont Jean Sassone, notable local – dont le gendre, Christian Estrosi, est aujourd’hui député UMP, conseiller général, relais à l’Assemblée de son ami Nicolas Sarkozy! Et, un temps, maçon à la GLNF... La maçonnerie a toujours été une famille plurielle. Les médecinistes s’y intéressaient, parce qu’aucun réseau ne leur était étranger. C’était une culture. Celle de Nice.

C’est une chose à comprendre, essentielle, si l’on veut éviter de broder sur les «frères de la Côte» et de diaboliser toute une famille de pensée: la maçonnerie ne corrompt rien. Elle n’apporte rien de fondamentalement différent dans cette ville de tous les mélanges. C’est même son principal échec. «On a un maire venu de l’extrême-droite, une société civile travaillée par le communautarisme, et nous n’y pouvons rien, regrette le maçon républicain Joseph Ciccolini. Ni localement ni nationalement, nous n’avons d’influence. Nous planchons sur la laïcité, la religion. Mais ensuite, comment faire passer nos idées dans le domaine public? Nous ne savons pas résoudre cette question.» Les maçons travaillent, entre eux. Au fond, ils sont plus faibles que puissants. Le milieu extérieur les corrode. Ils sont perméables. En un sens, c’est presque rassurant... Mais, hélas pour eux ! à Nice, l’atmosphère a souvent eu le côté douceâtre des fleurs trop parfumées, de l’air trop capiteux.

Dans ces années 1970, quand Antoine Leonetti se fait refuser au Grand Orient par les amis de son père, d’autres personnages prospèrent en maçonnerie. Un jeune ambitieux, qui veut devenir roi des casinos, est maçon à la Grande Loge de France. Ce Jean-Dominique Fratoni est bien vu de la mairie. Bien vu également en ville, un brillant avocat, maçon du Grand Orient: Jean-Maurice Agnelet. Agnelet va séduire une héritière, Agnès Le Roux. Il la convaincra de trahir sa mère, de propulser contre elle Fratoni à la tête d’une affaire familiale, le casino du Palais de la Méditerranée... La sordide bluette finira mal. Argent détourné, commission occulte, Agnès Le Roux disparaissant en 1977, jamais retrouvée, assassinée sans doute. Agnelet s’en sortira grâce à des juges et des policiers singulièrement inattentifs – et, curieusement, maçons! La justice le guette encore aujourd’hui. L’affaire du Palais de la Méditerranée n’est pas close. Agnelet, Fratoni... Le début des affaires de la Côte. Elles ne sont pas un résumé de la maçonnerie. Celle d’Agnelet a le mérite de rappeler que tout n’a pas commencé dans les années 1980, ni avec la seule GLNF. Aucune obédience ne fut exempte de tripatouillages – ou pire si affinités. Le crime est une affaire individuelle. Et les loges sont diverses. Au temps de Médecin, un jeune écrivain de fort tempérament est aussi passé par le Grand Orient, sans y rester... A Nice, Max Gallo combat le système. Il sera député socialiste, presque maire, puis renoncera. Il montera à Paris, il écrira des livres et puis encore des livres et toujours des livres... Et deviendra le héraut de Jean-Pierre Chevènement, dans sa campagne présidentielle. A Nice, l’an dernier, Chevènement bénéficia du soutien de maçons locaux, qui se rappellèrent au bon souvenir de leur ex-frère Gallo. Parmi eux, l’avocat Ciccolini... Et Antoine Leonetti: le fils du journaliste! Le jeune impétrant blackboulé par le Grand Orient en 1978, qui a fini par rentrer, sollicité par des amis, dans une autre obédience, la Grande Loge de France. Quinquagénaire, il en est aujourd’hui le responsable provincial. Bon sang ne saurait mentir!

Dans les années 1980-1990, Leonetti, initié d’une obédience paisible, a assisté en spectateur effaré à la dérive de certains frères. Il se voit alors démarché, sollicité, tenté. «Viens chez nous, change d’obédience, tu progresseras», susurrent des frères à l’oreille des faibles. L’ini-tiation, cette magie de la maçonnerie, devient un avantage, une prébende. Leonetti: «On était effaré de voir ce qui se passait à la GLNF, des progressions spectaculaires, des politiciens devenus importants dans les loges, tout un jeu de pouvoir et de réseaux qui se mettait en place.» La GLNF est entrée dans l’engrenage, qui aboutira aux affaires contemporaines.

Pauvre GLNF – aujourd’hui de réputation ruinée... L’obédience affairiste, dit-on, comme si les ripoux n’étaient que d’une étiquette. Quelle différence entre cette obédience et les autres? Au départ, une seule, essentielle. Elle seule, en France, est reconnue par les grandes loges du monde anglo-saxon: celles de l’affirmation de puissance, de la prospérité, de la richesse. La GLNF, également, se veut déiste. On y débattra plus du rôle du divin, de la grâce, de la prédestination. On peut y voir de l’intelligence pure. Ou de l’exercice un peu vain. Pour certains, c’est le cache-sexe de pratiques inavouables. Dans les années 1980, la GLNF est prise d’une envie de croissance. Elle veut justifier de son importance. Affirmer sa puissance sociale. Renflouer ses finances à coups de cotisations – les capitations. Elle recrute donc. Sans trop de discernement.

Sur la Côte d’Azur, Bernard Merolli, un banquier d’affaires, est devenu grand maître de la Province Alpes Méditerranée. Il a de l’ambition et le tempérament des constructeurs. Il a été initié à la Grande Loge de France, à Cannes, quelques années plus tôt. Il a quitté l’obédience après s’être disputé avec ses frères. Il est revenu en maçonnerie à la GLNF, sollicité par des amis. Merolli est un bâtisseur. Il recrute. A tout va. C’est la consigne nationale. C’est son envie. La GLNF est faite pour flatter l’orgueil des hommes. Sa structure est hiérarchisée, pyramidale. On multiplie les grades et les hiérarchies, les petites commanderies, les invites au flicage. Si l’on se laisse tenter. Merolli aime l’autorité et l’amitié. Il a créé un club d’élite, Azur 50, qui organise des agapes conviviales de maçons de toutes obédiences, triés sur le volet... Il fait également de la politique. Au Parti radical, grand réservoir de maçons... Mais ces maçons-là – André Rossinot, pape du parti et maire de Nancy en tête – ne sont pas de son obédience, ils sont membres du GODF, tradition historique. Merolli ne sera pas reconnu au niveau national. A Nice non plus, il ne perce pas. Il s’oppose à Peyrat, qui vole la mairie en quittant le FN, au grand dam de la droite classique. Les maçons se divisent. «Il y avait des GLNF pro-Peyrat, des GLNF pro-Merolli, des anti, se souvient le gaulliste Jean-Pierre Mangiapan. Cela n’avait plus rien à voir avec ce que je recherchais. J’ai cessé d’aller en loge dans la région pour me rabattre sur une loge parisienne, pour échapper à ce grand mélange.»

Plus embêtant encore, Merolli se retrouve pris dans une guerre interne à son obédience. Sa position fait des envieux. Des ennemis. Un avocat antibois, François Stifani, est le rival attitré de Merolli. Entre eux, la lutte est parfois douteuse. Un responsable local du Front national, Norbert Battini (ami de Peyrat, qui l’a suivi aujourd’hui à la mairie), est un jour sollicité pour.... établir une fausse carte du FN au nom de Merolli, afin de le déstabiliser! Chaque camp compte quelques policiers, qui mélangent un peu leur service et les enjeux internes de l’obédience. Micros espions, pianotages de fichiers... La dispute n’est que le reflet de conflits au sommet de l’obédience. Merolli est un ami de Claude Charbonniaud, grand maître de l’Ordre –, qui finira par le lâcher. Stifani, un proche de Jean-Charles Foellner, qui veut succéder à Charbonniaud. La maçonnerie oublie la philosophie. Seul compte le pouvoir. Tout cela finira mal.

Le rêve des années 1980 va tourner au cauchemar. Ce n’est pas Nice qui est d’abord touchée, mais sa voisine: Cannes. Le cauchemar a la tête d’un sémillant politicien, Michel Mouillot, roi de la com devenu roi de Cannes. Au charme et au baratin, il a volé sa mairie à une vieille dame pompidolienne, Anne-Marie Dupuy. Il s’installe en maître. Mouillot croit aux réseaux. Il est initié à la GLNF, dans une loge parisienne. «Il faut créer des loges à Cannes pour soutenir Mouillot», entend-on dans la GLNF. Retape, débauchages... Quand Mouillot tombe, son système mis à bas, la GLNF est atteinte. Atteinte également quand Kornfeld, un affairiste devenu notable de l’obédience, est pris en flagrant délit d’escroquerie. Kornfeld, quelques années auparavant, avait été chassé du Grand Orient pour malhonnêté manifeste. La direction parisienne de la GLNF ne l’en avait pas moins accueilli. Merolli connaissait le dossier. Il avait demandé, en vain, que l’on chassât Kornfeld. Il tempête. La maison tremble.

Arrive alors Montgolfier. Eric de Montgolfier, procureur de la République, nommé à Nice en 1999. C’est un homme qui n’arrange rien dans une ville où tout s’arrange. Nice, la gentille, la tendre, où l’on ne voit pas le mal. Lui aurait tendance à voir le mal partout. Dans ces affaires avortées, surtout, dont on lui communique la liste à son arrivée. Nice est une, dix, cent rumeurs... Montgolfier cible bientôt un responsable. Jean-Paul Renard, le doyen des juges d’instruction, est de ces magistrats arrangeants dont les puissants n’ont pas souvent à se plaindre. Renard est maçon. De la GLNF. Tout part de là. Montgolfier vise le magistrat. Dénonce publiquement les «réseaux maçonniques» qui paralyseraient le palais de justice. Le scandale est là. La sortie du procureur choque les maçons niçois, qui se retrouvent tous placés dans le même sac. Le grand maître national du Grand Orient, Simon Giovannaï, rencontre une jour Elisabeth Guigou pour évoquer «l’affaire Montgolfier». Mais d’autres initiés tendent la main au procureur. Mottard l’estime. Gilbert Lévy, le vétéran de la maçonnerie, lui tend la main, l’invite à un débat de son université René-Cassin, puis à une «tenue blanche fermée», rue Bonaparte, au temple du GODF. Il faut séparer les bons maçons de l’ivraie...

La campagne du juge se greffe sur la guerre interne qui déchire la GLNF de la Côte d’Azur. Un clan va se servir de la justice pour éliminer ses adversaires. Des dénonciations arrivent à pic. Le pittoresque Marcel la Salade est arrêté pour trafic d’influence. Le policier Bartoli, le juge Renard sont bientôt mis en cause. Les comptes de la Province sont saisis... Le scandale est public. A l’arrivée, Merolli démissionne. Un architecte, Tanzer Ercann, assure l’intérim. A Paris, Jean-Charles Foellner devient grand maître de l’Ordre. Et bombarde son ami François Stifani grand maître régional. «J’ai renvoyé les frères dans les loges», dit-il. Les nouveaux messieurs se proclament les messieurs propres. Une équipe chasse l’autre. La vie continue. Ou presque. Car le feu couve toujours...

Dans les loges, des maçons secoués par la tempête s’astreignent à reprendre leurs travaux. Les frères de la GLNF saluent toujours le Grand Architecte de l’Univers, veulent oublier les déviations que l’on a commises en leur nom. Bernard Merolli, lui, veut laver son honneur. Il n’a pas renoncé à la maçonnerie, ce rêve d’une vie, qui lui a tant coûté. Il a rejoint une obédience italienne: la Grande Loge nationale italienne. Il se réunit avec ses frères au temple de la Grande Loge de France, près du port. Un conseiller général socialiste est devenu son avocat. Ses amis, en ville, affirment que Merolli a été abattu par les réseaux mêmes qui pourrissaient l’obédience; que son ennemi et successeur François Stifani fut le parrain en maçonnerie de Marcel la Salade, et que l’on peut trouver mieux comme garantie de renouveau... «J’ai certainement été utilisé pour des règlements de comptes internes», reconnaît Eric de Montgolfier, pas dupe mais obstiné dans sa volonté de remettre Nice sur le chemin républicain...

L’ami de Montgolfier, Gilbert Lévy, 75 ans de foi maçonnique, lui, ne renonce à aucun idéal. «J’ai aidé Montgolfier parce que je ne supporte pas l’injustice. Je voulais montrer que les maçons n’avaient pas peur de la vérité. Quand je suis entré en maçonnerie, en 1957, à Marrakech, j’étais dans des loges de colons, fermées. Quand je suis arrivé à Nice, j’ai retrouvé la même atmosphère de gens repliés sur eux-mêmes. Les maçons niçois avaient du mal à admettre les pieds-noirs. Aujourd’hui encore, on se coopte entre bourgeois. Beaucoup de maçons locaux ne m’aiment guère. J’ai même eu droit à des remarques antisémites... Moi, j’étais facteur, je suis un autodidacte, j’ai tout appris en maçonnerie. J’ai fini par découvrir le sens de mon engagement: l’intervention sociale, l’engagement public, politique, au sens plein du terme. C’est la seule chose qui m’intéresse, comment changer le monde, aujourd’hui encore, comment toucher le plus de gens...» Gilbert Lévy vit sur les hauteurs de Nice, en haut d’une colline. Il contemple le genre humain en croyant toujours qu’il deviendra meilleur. Combien de justes pour sauver une ville, pour sauver sa foi?

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