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04/09/2009

Colonisation positive

Milou.jpgRecensé : Marc Michel, Essai sur la colonisation positive. Affrontements et accommodements en Afrique noire (1830-1930), Paris, Perrin, 2009, 417 p., 22€.

Dans une étude-essai qui refuse les « procès en colonisation » comptabilisant méfaits et bienfaits, l’historien Marc Michel souligne l’ambiguïté fondamentale qui caractérisait la relation entre Européens et Africains, partagée entre guerre et palabres. Quant à l’administration coloniale, elle devait obtenir des indigènes un certain degré de consentement.

C’est d’abord par son titre que le dernier ouvrage de l’historien Marc Michel, grand connaisseur de l’Afrique sub-saharienne et plus particulièrement de l’« appel à l’Afrique » en 1914-1918, retient l’attention. Essai sur la colonisation positive : chacun aura reconnu l’allusion à la loi du 23 février 2005 prescrivant que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Mais on se tromperait en pensant que Marc Michel a décidé d’emprunter un chemin aussi simpliste. Tout d’abord, c’est d’Afrique subsaharienne qu’il s’agira, non de l’Afrique du Nord, et si la colonisation française est effectivement très présente dans l’ouvrage, les autres puissances impériales le sont également. En outre, le propos du livre est mieux indiqué par son sous-titre que par son titre : « Affrontements et accommodements en Afrique noire ». On comprend alors que c’est l’ambiguïté de la relation coloniale, telle qu’elle s’est nouée entre le début du XIXe siècle et l’apogée de la domination coloniale au début des années 1930, qui constitue l’axe de l’ouvrage.

À vrai dire, cet ouvrage est bien plus qu’un essai. Pour autant, il tient de l’essai lorsque Marc Michel choisit de ne pas cacher son agacement devant ce qu’il nomme des « sottises » contemporaines : ainsi du discours de Dakar de 2007, dans lequel le président de la République crut bon d’affirmer que « l’Afrique [n’était] pas un continent historique » ; ainsi l’assimilation, dénoncée à plusieurs moments du livre, entre colonisation et extermination, ou encore l’idée d’un « totalitarisme colonial » suggérée par le Livre noir du colonialisme [1]. En fait, l’historien se refuse absolument à tout « procès en colonisation » prétendant juger celle-ci au moyen d’une comptabilité simpliste opposant les méfaits aux bienfaits. C’est « l’ambiguïté fondamentale de cette relation [entre Européens et Africains], qui ne s’est jamais réduite à celle d’occupants/occupés, que nous voudrions faire sentir », écrit Marc Michel. Et disons-le sans détour : le livre y réussit brillamment.

Cette mise en exergue de l’ambiguïté, dans toute sa complexité, n’implique nulle complaisance. Notamment à l’égard de l’exercice de la violence : « L’installation coloniale est à l’évidence un acte violent », rappelle Marc Michel, qui commence son propos par la traite des esclaves et son remplacement par celle des produits. L’auteur consacre en outre un chapitre remarquable à la guerre, cette « modalité la plus courante des relations entre Africains et Européens » à partir des années 1880. Fort opportunément, il rappelle qu’au départ la victoire des Blancs n’était nullement acquise et que celle-ci fut lente, difficile, exténuante, souvent précaire. Par certains côtés, il confirme ce que l’anthropologie de la guerre primitive a su mettre au jour (on songe à l’ouvrage de Lawrence Keelay, War before Civilization, Oxford University Press, 1996.), tout en nuançant plusieurs de ses attendus : oui, nous dit Marc Michel, le déséquilibre des forces ne s’est fait sentir que tardivement, et les doctrines d’emploi des armes, la supériorité logistique, la maîtrise des communications ont joué un rôle au moins aussi important que la supériorité technologique proprement dites. Pour autant, l’auteur nuance et la thèse de l’incapacité des Africains à mener la guerre de siège et, plus encore, celle de leur incapacité à conduire une bataille, en rappelant que, sur trois grands affrontements livrés sur le continent africain, les Blancs en ont perdu deux. Un regret seulement ici : si l’auteur ne dissimule en rien la disproportion entre les pertes africaines, massives, et celles des Européens, on eût aimé qu’il évoquât les modalités de la guerre menée par le colonisateur allemand contre les Hereros, dans sa dimension effectivement exterminatrice et, également, concentrationnaire.

Sur la subtilité des relations qui se sont nouées entre le colonisateur et le colonisé, Marc Michel se montre à son meilleur : retenons un chapitre d’une sensibilité très fine sur « la parole comme enjeu » et la pratique des palabres dont deux exemples de l’année 1880 sont soigneusement analysés : celle de Gallieni avec Seydou Dieyla, le ministre du sultan Ahmadou, au Niger ; celle de Savorgnan de Brazza avec le roi des Batéké, au Congo. Marc Michel décrit ici superbement tout ce qui se joue dans rituel de ce type, avant que ne s’impose peu à peu la « palabre de commandement en situation coloniale ». Très finement aussi, l’historien décrit l’« effondrement du monde » subi par les Africains sous la poussée de l’ordre colonial, sans rien cacher de sa brutalité (l’indigénat, le fléau du portage ou encore les villages « cassés » lors des grandes révoltes contre le recrutement de 1914-1918, comme celle de l’Ouest Volta en 1916, cette « tache indélébile »), mais sans le réduire à celle-ci : on retiendra ainsi ses analyses précises des pratiques du colonisateur (de bien belles pages, notamment, sur le tournée de l’administrateur et sur les « mariages à la mode du pays »).

« On est loin de la vision simpliste d’une administration brutale et arbitraire », écrit l’auteur (p. 279), avant de préciser : « On ne saurait donc résumer les relations entre administrés et administrateurs à un rapport de forces sans nuances et sans intermédiaires. Le colonisateur eut besoin d’un certain consentement et dut entretenir avec les administrés des relations qu’aucun fonctionnaire d’autorité n’aurait entretenues en métropole » (p. 286). Bref, si un terme lui paraît résumer ce qui se joue vraiment dès lors que l’on sort d’une vision purement « carcérale » de l’ordre colonial, c’est bien celui d’« accommodement ».

Le spécialiste de l’Afrique pendant la Grande Guerre consacre à l’événement et à son impact des pages particulièrement convaincantes. C’est aussi le cas de celles consacrées à la sortie de guerre, dont il montre, là encore, toute la complexité : d’un côté, les colonisés émergent du conflit encore plus contrôlés qu’auparavant, la période de guerre ayant marqué, avec les ultimes révoltes, le terme des « résistances primaires » et « l’avènement réel de l’Etat colonial ». De l’autre, s’affirment de nouveaux regards en Europe, induisant un véritable renversement au sein des sciences humaines. On passe de l’« arrogance coloniale » au « doute » et, à ce titre, l’impression de triomphe dégagée par l’Exposition de 1931 est trompeuse. Le livre s’arrête à ce point d’inflexion. Voilà qui fait espérer un second essai de l’auteur sur la période suivante.

Stéphane Audoin-Rouzeau, La Vie des idées, 2009

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