05/07/2009
Le nom de Sarkozy provoque un pénible désir d'injure
Outrage. Le juriste Stéphane Rials explique la multiplication des offenses au Président :
Recueilli par ERIC AESCHIMANN
Professeur à l’université Panthéon-Assas, membre senior de l’Institut universitaire de France, Stéphane Rials a publié Oppressions et résistances (PUF, 2008). Pour Libération, il analyse la multiplication des poursuites pour «offenses au chef de l’Etat»,«outrages à fonctionnaires», voire «bruits et tapages injurieux».
N’est-il pas inquiétant de voir un citoyen poursuivi parce qu’il a crié dans une gare «Sarkozy, je te vois» ?
Notre société pénalise trop l’écrit et la parole. Elle fait feu de tout bois, jusqu’à recourir, dans le cas présent, même s’il y a relaxe, à une technique répressive inusuelle sanctionnant les «bruits et tapages injurieux» (art. R 623-2 du code pénal). Une communauté politique ne peut pas laisser tout dire. Elle peut choisir d’être plus restrictive lorsque le chef de l’Etat est visé. C’est au nom du sacré de la «majesté» qu’est né le délit d’offense envers le président de la République, institué par la loi de 1881 sur… la liberté de la presse, et utilisé par Nicolas Sarkozy dans l’étrange affaire du «Casse-toi…». Le juriste doit concilier des perspectives estimables. Mais dans une société de libertés, la liberté d’expression est éminente ; elle doit être défendue contre les puissances publiques et privées, les conformismes, la dilatation exagérée du sacré. C’est un élément d’équilibre, une garantie, un signe des institutions libérales.
La pénalisation croissante prend aussi la forme du délit d’outrage.
Il n’est pas absurde de défendre fonctionnaires et magistrats contre ce que l’article 433-5 du code pénal appelle «outrage» - l’outrage s’ajoute à deux délits envisagés de façon libérale, l’injure et la diffamation, visés eux aussi par la loi de 1881. Mais, du fait de certains aspects de ce délit, on va trop loin aujourd’hui avec 15 000 condamnations annuelles dont 3 000 assorties de peines de prison !
Comment comprendre la stratégie de Nicolas Sarkozy ?
Son comportement est plus révélateur de choses préoccupantes que réellement inquiétant en lui-même, même s’il n’est pas très… élégant - je pèse mes mots, vous le comprendrez. Comme l’écrivait l’avocat creusois Dareau au XVIIIe siècle, dans son Traité des injures,«il est digne de la majesté du Trône qu’on ne remarque pas» certains propos de peu d’importance… Au fond, avec ce prurit judiciaire, le «Trône» menace moins qu’il ne fait sourire.
Se distingue-t-il de ses prédécesseurs ?
La période gaullienne a été plus dure, avec environ 300 recours au délit d’offense et 130 condamnations. C’est que la définition de l’offense par la Cour de cassation est extensive. Il a fallu la volonté libérale de Pompidou et surtout de Valéry Giscard d’Estaing pour que tout change. Mais Giscard a payé sa largeur de vue - que l’on se rappelle l’injuste affaire des diamants ! D’un autre côté, la comparaison avec Mitterrand n’est pas, à cette heure, en défaveur de l’actuel président. Le recours trop systématique au juge vaut mieux que les Irlandais [de Vincennes, ndlr], le Rainbow Warrior, les écoutes, l’enlèvement, peut-être, pour le ridiculiser, du malheureux Jean-Edern Hallier…
S’agit-il alors pour lui d’illustrer le thème du retour à l’autorité ?
Le discours de la rupture s’accompagne chez le chef de l’Etat de comportements de rupture qui illustrent la crise du «respect» qu’il entend dénoncer. Le style présidentiel fait système avec l’époque : il y a quelque chose de circulaire dans l’irrespect et dans la brutalité de la lutte contre l’irrespect. Ce dont Sarkozy est le nom, il serait sage de s’en aviser, c’est de l’époque dans la plupart de ses aspects. Il réussit parce qu’il nous ressemble. Il a créé en particulier des souffrances, en affichant son mépris pour la littérature, les humanités, les chercheurs, etc. Il a aussi offensé les syndicalistes par son inutile ironie. L’effet de ces banderilles, c’est que l’on croise souvent désormais des gens raisonnables qui «disjonctent», comme on dit, dès que le nom de Sarkozy est prononcé. Il provoque chez beaucoup un pénible désir d’injure qui doit bien s’inscrire dans l’ensemble que domine sa façon de faire et de parler de la politique.
Le sarkozysme est-il un autoritarisme ?
Le sarkozysme accompagne une forme de révolution sociale, politique, culturelle qui rappelle, sous certains aspects, celle marquée par Andrew Jackson lors de son élection comme président des Etats-Unis en 1829. Jackson voulait en finir avec l’aristocratie à l’américaine. Sarkozy veut en finir avec plusieurs traits de l’exception française, notamment les restes d’un certain aristocratisme républicain qui trouve le marché vulgaire et lui préfère le service public et la véritable culture. Il veut abaisser l’élite des grands commis - la suppression du classement de l’ENA est une affaire importante. Il veut abolir le déclinant «pouvoir spirituel» des intellectuels. Il y a une dimension personnelle de cette entreprise. Mais le fond importe plus que la passion. Ce que veut le chef de l’Etat, quoi qu’on nous dise après le supposé «recentrage» de Versailles, c’est une économie globalement libérée du politique, étendue certes à l’écologie marchande, c’est aussi une politique rendue aux politiciens, avec promesse d’un système des «dépouilles» à l’américaine. Dans ce monde, la place des bons serviteurs de l’Etat ou de l’esprit sera étroite… Or ce combat n’est pas impopulaire. Comme Jackson, Sarkozy fait figure d’«ami de l’homme commun».
Un populisme autoritaire, alors ?
Oui, qui témoigne d’un irrespect particulier pour les formes parlementaires. Qui a besoin de taper sec, de faire un peu peur, de brouiller les cartes, de souligner la corruptibilité des hommes, de capter superficiellement les codes et les mots des autres, d’amuser la galerie (des Glaces…). Il fait tout cela. La lutte des classes, même lorsqu’il s’agit surtout de classes «supérieures» ou «moyennes supérieures», n’est jamais une partie de plaisir, et elle s’accompagne toujours d’un rideau de fumée !
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