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13/01/2006

Callicles

Il y a un dialogue de Platon qui s’appelle Gorgias, et que chacun peut lire. On y trouvera l’essentiel de ce qu’il y a dans Nietzsche, et la réplique du bon sens aussi, telle qu’on pourrait la faire maintenant, si l’on voulait réchauffer ceux que Nietzsche a gelés. Ces gens-là pensaient comme nous et parlaient mieux.

Donc on y voit un Calliclès qui se moque de la justice et qui chante une espèce d’hymne à la force. Car, dit-il, ce sont les poltrons qui ont inventé la justice, afin d’avoir la paix ; et ce sont les niais qui adorent cette peur à figure de justice. En réalité, aucune justice ne nous oblige à rien. Il n’y a que lâcheté et faiblesse qui nous obligent : c’est pourquoi celui qui a courage et force a droit aussi par cela seul. Que de Calliclès aujourd’hui nous chantent la même chanson ! – et que l’ouvrier n’a aucun droit tant qu’il n’a pas la force ; et que le patron et ses alliés ont tous les droits tant qu’ils ont une force indiscutable ; et qu’un état social n’est ainsi ni meilleur ni pire qu’un autre, mais toujours avantageux aux plus forts, qui, pour cela, l’appelle juste, et toujours dur pour les faibles, qui, à cause de cela, l’appellent injuste. Ainsi parlait Calliclès ; je change à peine quelques mots.

Quand il eut terminé ce foudroyant discours, tous firent comme vous feriez maintenant, si de semblables entretiens revenaient à la mode. Tous portèrent les yeux sur Socrate, parce que l’on soupçonnait assez qu’il se faisait une toute autre idée de la justice ; et aussi, sans doute, parce qu’on l’avait vu faire « non » de la tête à certains endroits. Lui se tut un bon moment, et trouva ceci à dire : « Tu oublies une chose, mon cher, c’est que la géométrie a une grande puissance chez les dieux et chez les hommes. » Et là-dessus je dirai, comme les joueurs d’échecs : « Bravo ! c’est le coup juste. »

Toute la question est là. Dès que l’on a éveillé sa raison, par la géométrie et autre chose du même genre, on ne peut plus vivre ni penser comme si on ne l’avait pas éveillée. On doit des égards à sa raison, tout comme à son ventre. Et ce n’est pas parce que le ventre exige le pain du voisin, le mange, et dort content, que la raison doit être satisfaite. Même, chose remarquable, quand le ventre a mangé, la Raison ne s’endort point pour cela ; tout au contraire, la voilà plus lucide que jamais, pendant que les désirs dorment les uns sur les autres comme une meute fatiguée. La voilà qui s’applique à comprendre ce que c’est qu’un homme et une société d’hommes, des échanges justes ou injustes, et ainsi de suite ; et aussi ce que sagesse et paix avec soi-même, et si cela peut être autre chose qu’une certaine modération des désirs par la raison gouvernante. à la suite de quoi elle se représente volontiers des échanges convenables et des désirs équilibrés, un idéal enfin, qui n’est autre que le droit et le juste. Par où il est inévitable que la raison des riches vienne à pousser dans le même sens que le désir des pauvres. C’est là le plus grand fait humain peut-être. Quant à ceux qui répliquent là-dessus que la raison vient de l’expérience, comme le reste, et de l’intérêt, comme le reste, ils ne font toujours pas que la raison agisse comme le ventre agit. Car l’œil n’est pas le bras, quoiqu’ils soient tous deux fils de la terre.

19 janvier 1935 

                               Alain, Propos, t.I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1956.

22:56 Publié dans Justice | Lien permanent | Commentaires (0)

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