15/11/2005
Au nom du peuple
Au nom du peuple
Qui a le dernier mot en matière constitutionnelle ?
Larry Kramer
Publié dans le numéro de février-mars 2004 de la Boston Review
trad. fçse Valentine Fouache
[Cet article de Larry Kramer, l’un des plus grands constitutionnalistes américains actuels, doyen de la Law School de l’Université de Stanford, offre au lecteur français une véritable réflexion sur le rôle de la Cour Suprême américaine ainsi qu’une violente remise en cause de son autorité. L’auteur ne se permet une telle remise en cause qu’au terme d’une étude approfondie de la conception du rôle de la Cour-Suprême aux Etats-Unis de 1787 à nos jours, fondée à la fois sur l’histoire, le droit, la politique et la doctrine. Larry Kramer constate en effet que l’ensemble du peuple américain accepte aujourd’hui que cette juridiction possède l’autorité ultime en matière constitutionnelle, ce qui lui permet de rendre des décisions dont les conséquences sur la vie quotidienne des américains sont essentielles. Mais il s’emploie à démontrer qu’une telle conviction est tout sauf ancrée dans son histoire et qu’elle a en réalité toujours été au service de ceux qui souhaitaient, pour des motifs idéologiques, refuser au peuple l’exercice du pouvoir. Selon lui, il est étonnant que, de nos jours, elle rencontre une telle adhésion et il invite par conséquent les américains à s’interroger sur leur rôle politique, ainsi que sur leur passivité à l’égard d’une juridiction dont l’autorité ultime en matière constitutionnelle n’est pas pour lui une nécessité.]
Qui a le dernier mot lorsqu’il s’agit de déterminer le sens du texte constitutionnel ? Qui décide en dernier ressort si un Etat est compétent pour réglementer ou interdire l’avortement ? Ou si le Congrès peut légiférer en matière de protection des personnes âgées ou des handicapés ? Qui détermine quel est le vainqueur d’une élection présidentielle contestée ? Sur ces sujets et bien d’autres, d’une importance essentielle pour la société, la réponse, ces dernières années, a été la Cour Suprême. En effet, si l’on en croit des études récentes, telle était, selon la plupart des individus, l’intention de nos Pères fondateurs. Et la plupart des américains semblent désireux, et même satisfaits, d’en rester là. Ce que les avocats dénomment la " suprématie judiciaire ", - c’est à dire l’idée selon laquelle les juges décident en dernier ressort et pour l’ensemble de la population ce que la Constitution signifie - rencontre aujourd’hui largement les faveurs du public. Bien sûr, d’autres intervenants ont leur mot à dire. Le sens du texte constitutionnel peut faire l’objet d’opinions de la part du Président, du Congrès, des Etats et des citoyens. Mais les juges décident si ces derniers ont raison ou tort, et les arrêts des juges sont censés régler les questions pour tout le monde, ne s’inclinant que devant la procédure formelle de l’amendement, impossible en pratique.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Au contraire, et étonnamment, la suprématie judiciaire n’est largement acceptée que depuis peu de temps, puisqu’il s’agit d’une évolution qui ne date véritablement que du début des années soixante et qui ne parvint à maturité que dans les années quatre-vingts. Il ne fait aucun doute que les hommes et les femmes qui vécurent à l'époque de l’élaboration de la Constitution n’auraient pas accepté – et n’acceptaient pas – l’idée que la Constitution soit confiée à une élite juridique, et auraient douté si on leur avait dit (ce que l’on nous dit fréquemment aujourd’hui) que la principale raison de s’inquiéter de l’issue de l’élection présidentielle était la possibilité offerte au vainqueur de contrôler les nominations des juges. James Madison songeait en 1788 que le fait de confier à un corps de juges non-élus une telle importance et de les traiter avec tant d'égards " rend le pouvoir judiciaire suprême dans les faits ", " ce qui n’a jamais été prévu et ne pourra jamais être approprié ". La Constitution de la génération qui fut le témoin de son élaboration était une Constitution populaire : la charte du peuple, élaborée par le peuple. Et elle était, selon les propres termes de Madison, " le peuple lui-même " - œuvrant par l’intermédiaire de ses représentants au gouvernement et leur répondant - qui " seul peut énoncer le sens véritable [de la Constitution] et imposer son respect ". L’idée de transférer cette responsabilité à des juges était tout simplement inimaginable.
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