11/11/2005
La stratégie kantienne de Rawls
Il est tout à fait remarquable qu'en publiant en 1971 son livre « Théorie de la Justice », livre qui a eu, tant aux Etats-Unis qu'en Europe maintenant, le retentissement considérable que l'on sait, John Rawls se soit placé délibérément sous le signe d'un retour à Kant, plus précisément à la théorie bien connue du contrat social, telle qu'on la trouve chez Locke, Rousseau et Kant. Rien ne pouvait être plus iconoclaste dans un pays où la culture dominante, à côté du pragmatisme, était l'utilitarisme, c'est-à-dire une doctrine qui justifie rationnellement le sacrifice d'une minorité au bien-être global du reste de la société, au nom du « plus grand bonheur au plus grand nombre ». En proclamant, au contraire, que « chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l'ensemble de la société, ne peut être transgressée », Rawls, de manière prémonitoire, anticipait à la fois sur le type de menaces que le « repli identitaire » fait peser chaque jour davantage sur les droits des minorités, sur la nécessité de réaffirmer la priorité de la justice sur le bien-être dans une société se voulant démocratique et, donc, sur l'urgence d'un « retour à Kant » pour mettre fin aux excès de la « démocratie de marché », pour reprendre l'expression de Ronald Dworkin. Il serait à la fois vain et hors de propos de tenter de prouver que Rawls est kantien d'un point de vue doctrinal. L'important n'est pas là. L'important est bien plutôt de comprendre comment, pour lui, aussi bien son projet que sa démarche sont inspirés par Kant.
A première vue, la théorie présentée par Rawls est éloignée de Kant. Elle a pour objectif de formuler systématiquement et de fonder en raison les principes de justice distributive, en particulier, l'égalité dans la protection des droits civiques et politiques, économiques et sociaux des citoyens, que, dans nos sociétés contemporaines, tout régime démocratique constitutionnel et soucieux de justice devrait adopter. Ce n'est donc pas une théorie morale générale que l'on pourrait comparer de ce point de vue à la doctrine kantienne. Son but est plutôt, conformément à la tradition juridique américaine, la mise en place de lignes directrices destinées aux décideurs politiques et sociaux pour éviter les dérapages possibles dans les nombreuses interprétations tant des lois que de la Constitution américaine que cette tradition autorise. Son rôle est donc surtout régulateur et elle se rapprocherait plus de la « Doctrine du droit » que des « Fondements de la métaphysique des mœurs ». D'autre part, elle a un domaine différent, celui des principes régulant la « structure de base de la société », et non la seule évaluation morale d'actions et de situations individuelles.
Ces deux principes normatifs sont, pour Rawls, les suivants :
1 - « Chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de bases égales pour tous, compatible avec un même système pour tous », principe qui est prioritaire lexicalement par rapport au suivant, à savoir que
2 - « les inégalités sociales et économiques doivent être telles qu'elles soient
2a. au plus grand bénéfice des plus désavantagés » (principe de différence) et que
2b. le principe d'une juste égalité des chances ait été respecté.
Il n'en demeure pas moins, malgré toutes ces différences d'ambition, de rôle et de domaine, que le projet se veut kantien. Tout d'abord, il s'agit, à la différence de l'utilitarisme, d'une théorie « déontologique » de la justice qui affirme, comme Kant, la priorité du juste sur le bien et celle de l'autonomie individuelle sur le bien-être. En effet, la caractéristique principale des utilitaristes comme Bentham et Mill, tout comme de leurs émules contemporains, les économistes de « préférences révélées » (Paul Samuelson), est d'avoir confondu l'efficacité (au sens du Pareto et la justice). Par composition des utilités individuelles, on arriverait à calculer l'utilité totale et à estimer alors si une situation est juste. Une telle doctrine ignore l'importance des aspects distributifs de la justice, à côté de ses aspects agrégatifs, parce qu'elle ignore la réalité de la personne et de ses droits. Rawls va donc montrer que le « principe d'efficacité ne peut être utilisé tout seul comme conception de la justice ». La même erreur avait été commise, selon Kant, par les moralistes de l'Antiquité, les conduisant à une doctrine idéologique, c'est-à-dire où le bonheur exerce sa tyrannie de l'extérieur de la liberté humaine, avec pour conséquence l''hétéronomie. Au contraire, pour Rawls comme pour Kant, c'est l'autonomie de toute personne vis-à-vis des impératifs du bien-être qui doit être protégée par la justice.
Mais, en faisant appel à la tradition du contrat social, à Rousseau et à Kant, Rawls va beaucoup plus loin qu'une simple application politique de l'idéal d'autonomie à la protection des droits. C'est sa méthode de justification des principes de justice, sa démarche elle-même, qui sont déterminées de l'intérieur par l'idéal d'autonomie. Les principes de justice, dit Rawls, sont « les principes mêmes que des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts, et placées dans une position initiale d'égalité, accepteraient et qui, selon elles, définiraient les termes fondamentaux de leur association ». Une théorie contractualiste et « constructiviste » de la justice ne suppose aucun concept du juste antérieur au contrat social et à la procédure de construction des principes de justice. Elle est donc profondément inspirée par l'antiréalisme de la « révolution copernicienne » de Kant. En d'autres termes, il n'y a pas de justice « en soi » distincte de notre idée de la justice telle que la procédure de sélection et de choix des principes nous la découvre. Encore faut-il que cette procédure soit correctement construite pour que le résultat en soit équitable. Il serait trop long d'expliquer ici l'ensemble de l'argumentation de la célèbre « position originelle » de Rawls qui constitue un des aspects les plus célèbres et les plus passionnants de son livre. Le point central en est l'hypothèse du « voile d'ignorance ». Nous devons « construire » nos principes de justice dans une situation contractuelle hypothétique, la « position » originelle », sans avoir accès aux informations habituelles concernant notre situation particulière, nos talents, etc., c'est-à-dire à tout ce qui relève des contingences naturelles et sociales. C'est cette condition, essentiellement, qui garantit l'équité de notre choix. L'équité des conditions du choix se transmettant au résultat même de choix, c'est la seule démarche possible pour avoir accès à la justice si nous posons que l'existence d'une « justice en soi », extérieure et antérieure à notre choix, serait incompatible avec notre autonomie de citoyen. Nous choisissons les principes de justice en adoptant, en quelque sorte, dit Rawls, le point de vue du sujet nouménal.
Il existe, bien sûr, une lecture non-kantienne de la démarche de Rawls qui consiste à voir dans le voile d'ignorance le meilleur moyen de protéger nos intérêts au sens de notre bien-être. Si nous faisons l'hypothèse du pire (argument du « maximin »), nous préférerons des principes qui, comme le principe de différence, protègent les plus défavorisés puisque nous risquons de nous trouver dans leur cas, plutôt que le principe utilitariste qui, lui, n'exclut pas le sacrifice des plus désavantagés si les autres en profitent.
Mais il y a une lecture kantienne du voile d'ignorance que les écrits plus récents de Rawls ont confirmé. Le voile d'ignorance permet d'atteindre l'impartialité, c'est-à-dire d'exclure des principes de justice qui seraient au service d'intérêts particuliers. Et les contractants qui choisissent les principes de justice voient bien en eux des impératifs catégoriques et non de simples impératifs particuliers de la prudence, tout comme ils se considèrent eux-mêmes, grâce au voile d'ignorance, comme des personnes morales dont ils respectent l'autonomie comme la rationalité, et pas seulement comme des consommateurs à la poursuite de leur bien-être. Il existe donc un « point de vue moral » au cœur même de l'entreprise démocratique qui ne peut se contenter de définir la justice de manière moralement « neutre » par la maximisation du bien-être, même si la tâche consistant à montrer que ce point de vue n'est cependant pas celui d'une vision morale particulière est loin d'être achevée.
Le tour de force de Rawls a été de transformer le problème classique de la justice en celui des conditions du choix des principes de justice de même que celui de Kant avait consisté à transformer la question de la vérité en celle des conditions d'un jugement d'objectivité. Il est devenu très à la mode, en ce moment, parmi les critiques « communautariens » de Rawls, aux USA et ailleurs, de critiquer sa théorie de la justice comme trop « formelle » et kantienne. Mais, comme ce fut le cas pour le « retour à Kant » après Hegel, lire Rawls face à ses critiques nous permet de comprendre que
« être kantien » veut dire sans doute avant tout mettre l'autonomie de la personne au centre d'un projet et d'une stratégie antiréalistes.
Catherine Audard, Le magazine littéraire, n° 309, avril 1993.
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