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11/06/2015

Heidegger et la question du "salut"

Montages-001.jpgHeidegger et la question du « salut »

MICHEL BEL

(16.12.2007)

Quand on lit Heidegger et qu’on regarde l’ensemble de sa production une question vient aussitôt à l’esprit : quel est le sens de cette œuvre ? Pourquoi Heidegger a-t-il tant écrit ? Et qu’a-t-il écrit, exactement ? Si « ce que l’on énonce en mots n’est jamais ce que l’on dit » comme il le fait remarquer dans son écrit sur « L’expérience de la pensée » (Questions III p.35) qu’a-t-il dit vraiment ? De quoi nous a-t-il entretenus pendant soixante ans de 1916 à 1976 ? Nous a-t-il parlé d’Aristote, de Platon, d’Anaximandre, d’Héraclite, de Schelling ? Ou bien nous a-t-il conduits à notre insu sur une voie où nous ne voudrions pas aller ? Si tel était le cas pourrait-on encore considérer Heidegger comme un philosophe ? Car il ne suffit pas de lire Heidegger en surfant sur ses concepts ou sur son pseudo concepts, il faut encore l’interroger. Il nous a invités à considérer ses écrits comme des « Chemins ». Mieux, comme des « Holzwege ».Que signifient chez lui les « Holzwege » ? A-t-on oublié son avertissement qui nous dit expressément que ces chemins forestiers sans issue apparente conduisent les bûcherons à leur lieu de travail ? (Chemins. NRF p.8). Qui sont ces bûcherons ? Sur quel lieu de travail doivent-ils se rendre ? Quelle forêt ont-ils en charge d’ « éclaircir » ? Quels bois sont-ils chargés d’extraire ? Par qui sont-ils contraints de le faire ? Est-ce par Heidegger, puisque lui seul semble être le commanditaire exclusif de la « chose »? Sinon à quel donneur d’ordres sont-ils sommés d’obéir ? Ces problèmes de fond posés par les écrits d’Heidegger sont loin d’être résolus.

 

Kant, dans un texte célèbre sur l’histoire avait comparé l’humanité à une forêt. La forêt qu’Heidegger se propose d’éclaircir en invitant les bûcherons à avancer sur ses « chemins » serait-elle aussi l’humanité ? A quelle fin l’ « éclaircissement » de la forêt doit-il conduire ? Quelle utilisation le commanditaire veut-il faire du bois extrait? Est-il destiné à être brûlé ? Où doit-il être préalablement stocké ? Quels critères ont-ils présidé à l’extraction ? Comment la sélection des essences a-t-elle été décidée, voire programmée ? De qui enfin le commanditaire, s’il n’est pas lui-même propriétaire de la forêt, s’est-il autorisé pour agir ainsi ? Pourquoi Heidegger veut-il que nous avancions sur ses chemins de coupe sans nous dire ce qu’il veut faire de son « bois » ni qui l’a autorisé à agir ainsi ?

 

Le premier « Holzweg » qu’il nous propose en 1950, lors de l’édition de son ouvrage alors qu’il est encore interdit d’enseignement par les Alliés est L’origine de l’œuvre d’art. Quelle est pour Heidegger la signification de la pratique artistique ? Pourquoi est-elle chez lui intimement mêlée à l’Histoire, au point de conduire cette dernière à un « éclatement » ou à un « recommencement », voire à une « reprise »? Pourquoi faudrait-il qu’Hölderlin, dont on sait qu’il considérait la « Germanie » comme « le cœur sacré des peuples », devienne « la puissance qui commande la réalisation de l’Histoire » ? Pourquoi celle-ci devrait-elle être considérée comme « le temps de la domination germanique de la planète ». Pourquoi l’Histoire devrait-elle être « l’éveil d’un peuple à ce qu’il lui est donné d’accomplir » ? (Chemins, NRF p. 61). Pourquoi Hölderlin devrait-il être « le poète de l’œuvre » dont il restait en 1935 et « dont il reste aujourd’hui encore », au dire de Heidegger, « aux Allemands à s’acquitter »? Si c’est de l’histoire allemande qu’il s’agit et de la domination planétaire d’un peuple-race sur tous les autres peuples devenus ses esclaves qu’avons-nous à faire de ces « Holzwege » ? Faire éditer cette conférence incitatrice au combat et à l’épuration après la découverte par les Alliés des charniers d’Auschwitz et de tous les abattoirs humains installés dans les territoires conquis de la Grande Allemagne par le régime nazi, a quelque chose de plus qu’indécent. Surtout quand on sait que les nazis assurant le commandement de la Wehrmacht ont été arrêtés dans l’accomplissement des millions de fois criminel de leur prétendue « mission » par la victoire des Alliés.

 

Qu’annonçait la conférence sur L’origine de l’œuvre d’art en 1935, l’année même où Heidegger légitimait l’Introduction de la violence la plus sordide dans sa « Métaphysique » ? – La « libération de la Terre  pour qu’elle soit une Terre ». (Chemins, NRF p.35). Qu’entendait-il par « libération » ? Visait-il la libération de la Terre des Juifs et de tous les peuples à ses yeux indésirables ? Si oui, que signifie la réitération de cette conférence en 1950 ? Quelle nécessité y avait-il à remémorer ces horreurs ? Quel intérêt Heidegger avait-il, la même année, à rejeter la raison de la pratique de la pensée, à la fin de sa conférence intitulée : Le mot de Nietzsche : « Dieu est mort » ? En vertu de quelle nécessité l’approche de l’être devrait-elle se faire exclusivement à partir de la Logique de Hegel ? Pourquoi l’accès à l’être est-il contraint de commencer en donnant à l’homme la « position de l’absolu » ? (Hegel et son chemin de l’expérience. Chemins p.127). En vertu de quelle autorité devons-nous être amenés à reconnaître que « ce qui demeure les poètes le fondent » ? A admettre que la prétendue « souche germanique », prétendument « parente de la « souche hellénique », selon Heidegger, avait besoin de poètes en temps de détresse et précisément d’Hölderlin ? A quelle exigence non avouée obéissent toutes les contingences qu’Heidegger voudrait nous faire prendre pour des nécessités ontologiques ?

 

Comment Heidegger, interdit d’enseignement à la demande du Sénat de l’Université de Fribourg, a-t-il osé braver l’interdiction de faire cours en publiant des principes de pensée et de vie contenus dans des cours des années trente et quarante qui ont servi de fondement à l’action des nazis : le rejet de la raison, la valorisation de la souche germanique, voire son absolutisation ? L’extraction du bois de la forêt ne signifiait-elle pas dans les années trente-quarante l’éradication des Juifs de la « forêt germanique » afin de pouvoir réaliser pleinement l’« habitat poétique » « planétaire » des Germains ? Quelle lecture faut-il faire de ces textes  aujourd’hui? Une lecture immanente, platement naïve, totalement aveugle à la réalité, comme il est de mode depuis 1950 dans certains milieux éducatifs, ou une lecture symptomale éclairante ? Les mots et les images employés par Heidegger sont-ils des signes renvoyant aux réalités habituellement visées par le langage courant ou sont-ils des signes lisibles seulement à partir d’un autre système d’encodage voire de plusieurs autres? Heidegger a enfin dit aux auditeurs de son cours sur Nietzsche, en 1937, que dans le cadre de son nouveau regard les mots fondamentaux avaient changé de sens. (Nietzsche I, p.133). Quant on sait que chez lui « les mots fondamentaux sont historialisants » (Ibid. p. 134) on est en droit de s’interroger sur la manière dont l’œuvre a été comprise jusqu’à ce jour par de prétendus spécialistes. Il n’a rien dit en revanche sur le sens des symboles qu’il employait, sur lesquels il a préféré « garder un silence total» se contentant de déclarer en 1935 dans son commentaire du Rhin de Hölderlin que chaque auditeur était « éloigné du secret différemment ». (NRF p.261). Mais on sait aujourd’hui, hélas ! en quoi consistait le « secret » de ce « bonheur lourd à porter » dont la « charge » avait été « confiée » par lui «  aux Allemands » de « souche » et présentée abusivement en termes de « mission ».

 

A la lumière de cette semi mise au point heideggérienne, on comprend mieux pourquoi dans son cours sur la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, en 1930, il a pu définir la « patience » comme « la vertu du philosopher » qui « comprend que nous devons constamment dresser le bûcher avec du bois approprié et choisi jusqu’à ce qu’il prenne enfin. » (NRF p.124). Pourquoi à la fin de ce même cours a-t-il dit aux étudiants : « Il ne peut y avoir qu’un seul véritable signe que vous ayez compris quelque chose à cet essentiel inexprimé qui a été constamment traité : c’est qu’en vous se soit éveillée une volonté de satisfaire à l’œuvre en ses requêtes les plus internes – chacun pour sa part, chacun selon ses forces et ses mesures ». (NRF p.228). On comprend mieux à la lumière de ces paroles pourquoi dans le commentaire des Hymnes de Hölderlin de 1934 à 1945 il n’a cessé de demander à ses auditeurs de participer à la « corvée de bûches », « d’accroître la charge de bûches » ; et pourquoi au début du semestre d’été 1942 il a estimé nécessaire de commenter le poème d’Hölderlin intitulé « Der Ister » en insistant particulièrement au début et à la fin du cours sur l’ordre donné par Hölderlin :« Jezt, komme Feuer ! ». La conférence de Wannsee venait d’avoir lieu en janvier, très exactement le 20. Le cours commença le 21 avril et se termina le 14 juillet. Les premiers bûchers ont commencé à crépiter à la fin de l’été comme en témoigne dans sa déposition le commandant d’Auschwitz. . Mais Auschwitz-Birkenau ne fut pas le seul site de stockage où eut lieu la « venue du feu ». A la même période les fours de boulanger améliorés commencèrent à être expérimentés à Belzec pour faire disparaître les traces d’anéantissement des indésirables, et particulièrement les cadavres entassés dans des fosses qui risquaient de s’avérer compromettants pour le régime. Comme par hasard les premiers fours crématoires commandés par les autorités nazies à la firme Topf et Fils venaient juste d’être livrés et étaient prêts à fonctionner à plein rendement. Est-ce un hasard si Heidegger, apparemment très bien informé, écrit dans Andenken au semestre d’hiver 1941-42 et répète au cours de l’année 1943 : « Le vent du Nord-est souffle Je l’aime entre tous, Car il annonce l’esprit de feu » … « Le vent du Nord-est devient le messager qui porte le salut » « L’envoi du salut est le retour dans le Propre de celui qui désormais reste où il est » (Approche p.102, 122-123).

 

Doit-on considérer l’œuvre écrite de Heidegger comme indépendante de cette réalité historique comme ont voulu le faire croire Jean Beaufret et son fidèle ami François Fédier ou comme le laisse croire aujourd’hui encore Peter Sloterdijk ? (La politique de Heidegger : reporter la fin de l’histoire, in Heidegger le danger et la promesse, Kimé 2006, p.179-180). Ou doit-on considérer que l’expression symbolique de cette œuvre a été choisie par l’auteur pour le mettre à l’abri de tout soupçon du fait de son engagement profond dans le processus d’extermination  envisagé comme le salut de la « race » pudiquement appelée la « souche germanique »? N’est-ce pas Heidegger en personne qui a dit dans ce même texte: « L’ombre ménage l’abri qui protège de l’excès du feu » « Le feuillage d’un bouquet d’arbres cache la grande porte ouverte sur la cour… » « Un mot peut bien n’avoir qu’une mince apparence, une « image » peut bien sembler n’être là que pour « faire plus poétique », le mot et l’image n’en font pas moins une parole de salut, qui parle selon la pensée fidèle et reprend dans la pensée l’étranger qui a été et le patrimoine qui vient selon la convenance qui les lie originellement l’un à l’autre » (Approche p.128-129).

 

Cette hypothèse est-elle absurde ou bien est-elle, au contraire, le véritable fil d’Ariane qui seul peut conduire le lecteur jusqu’au secret le plus intime du nazisme ? Comment faut-il comprendre une expression telle que : « L’œuvre libère la terre pour qu’elle soit une Terre » prononcée en novembre 1935, deux mois à peine après la promulgation des lois racistes de Nuremberg ? Comment faut-il comprendre :« L’homme est Dieu », « Le bien est le mal », « le mal est le bien », « la liberté est liberté pour le bien et pour le mal », paroles prononcées en 1936 dans le cours sur Schelling ? Ou cette autre proposition, émise dans les années trente « l’essence de la liberté qui est le problème fondamental de la philosophie » consiste à « devenir essentiel dans le vouloir effectif de sa propre essence ». « Le vouloir effectif implique toujours d’être au clair, de s’être mis au clair sur les motifs. » « Quiconque veut effectivement ne veut rien d’autre que le devoir de son Dasein » « L’essence nous demeure fermée tant que nous ne devenons pas nous-mêmes essentiels en notre essence » (De l’essence de la liberté humaine. NRF p.266, 276-277). De quelle essence peut-il bien s’agir lorsque l’impératif de la raison pratique de Kant a été rejeté comme impropre et qu’Heidegger déclare en 1935 dans le commentaire du Rhin que « l’histoire est toujours l’histoire unique de tel peuple(…) ici, l’histoire de la Germanie », que « le moment crucial de notre histoire est venu » (NRF p.264,269) et, en 1941, qu’:« il est nécessaire qu’en cet instant du monde les Allemands sachent ce qui pourrait à l’avenir être exigé d’eux si l’esprit de leur patrie doit être un cœur sacré des peuples ». (Concepts fondamentaux, NRF p. 24).

 

Comment croire dans ces conditions que malgré leur apparence philosophique les écrits d’Heidegger nous parlent exclusivement de philosophie ? N’est-ce pas Heidegger lui-même qui a décrété la mort de la philosophie et qui a invité à substituer à la philosophie un nouveau commencement de la pensée ? (La fin de la philosophie, Questions IV NRF p.116, 139). N’est-ce pas lui encore qui a déclaré à Jean Beaufret aux entretiens de Cerisy en 1955 qu’ « il n’y a pas de philosophie de Heidegger, et même s’il devait y avoir quelque chose de tel, je ne m’intéresserais pas à cette philosophie » (Essais et conférences. Préface. NRF p. VIII). Confrontés à de telles positions nous devons nous poser la question : que faisons-nous quand nous lisons Heidegger ? Comprenons-nous sa conception de l’être ? Adhérons-nous à cette conception ou nous contentons-nous de survoler ses écrits en recueillant l’écume des mots qui retiennent notre attention et en nous désintéressant de tout le reste ? Mais ce reste qu’en faisons-nous ? N’existerait-il plus pour nous parce qu’il ne sollicite pas notre intérêt ? Ne devons-nous pas au contraire nous interroger pour savoir ce qu’il contient réellement ? Dès lors la question se pose de savoir si pour lire Heidegger il faut faire appel à un seul encodage ou à plusieurs.

 

L’encodage du langage courant se double chez lui d’un encodage étymologique facilement lisible par tous (« aletheia », « poiésis », « pur », etc.). Mais on ne peut pas s’arrêter là. L’encodage étymologique se double à son tour d’un encodage propre à Heidegger (« o logos » est « to pur », « art » égale « intensification de la volonté de puissance » ; « habitat poétique » égale « Reich germanique » ; « justice » égale acte de « construire, d’éliminer, d’anéantir » ; « genos » égale « souche » et non « genre » ; « poiésis » signifie « traitement médical », etc.…Je passe sur tous les néologismes inventés par Heidegger pour adapter l’écriture de son monde à son imaginaire. On est forcé de constater que ces encodages conceptuels surnuméraires par rapport à l’expression philosophique courante sont encore enveloppés par un encodage symbolique (la charge de bûches, l’habitat poétique, le poème, la Hütte, la coupe en argent, le Geviert, la cruche, les Holzwege, la caverne, le tablier, etc. La plupart de ces symboles sont empruntés à des domaines ésotériques connus mais leurs signifiés ont été modifiés, ce qui fait de la symbolique ésotérique d’Heidegger une symbolique totalement originale d’apparence trompeuse au contenu ultra secret. Un contenu dont « chacun est éloigné par une distance plus ou moins grande » « en fonction de son degré d’accès au secret » au sein de la « communauté ». (De l’essence de la liberté humaine, NRF p.270 ; Le Rhin p.261; etc.).

 

Mais Heidegger ne se contente pas de jouer avec une large palette d’encodages, il prend encore plaisir à utiliser un foisonnement de « perversions de sens » qui dénaturent les œuvres de tous les auteurs qu’il étudie. Aristote, Platon, Descartes, Kant, Schelling, Leibniz, Nietzsche, Hölderlin ont tous été mutilés pour devenir conformes aux exigences de la « visée » heideggérienne (ontico-ontologique) de la totalité. Cette désubstantialisation heideggérienne des auteurs de toutes les traditions (philosophique, poétique, mystique, artistique, ésotérique, etc.) est devenue tellement proverbiale qu’Heidegger lui-même y faisait référence dans ses cours mais sans changer un iota à ce qu’il disait et quelquefois en faisant preuve d’une arrogance hautaine difficile à supporter : « nous affichons la prétention d’être « plus philologique » que cette mouture irréfléchie de « philologie scientifique » (Concepts fondamentaux , NRF p.126). On sait ce qu’il est advenu d’Anaximandre dans les Concepts fondamentaux entre les mains d’Heidegger. Le professeur était trop obnubilé par la brillance de sa pensée qui devait « rester,  disait-il, comme une étoile au ciel du monde » pour remettre en cause la validité de son regard abusivement qualifié par lui, à l’origine de sa pensée, de « phénoménologique ». Il eut été plus judicieux de dire « phénoméno-tragique » en se référant à son passage obligé par « l’être-en-faute » au sens que son ami le pangermaniste antisémite Max Scheler donnait à ce mot.

 

Quant à la suite d’une analyse assez longue on a repéré tous ces travers, qu’on les a identifiés, une question se pose à nouveau à nous: qu’y a-t-il réellement dans l’œuvre d’Heidegger? Quel message a-t-il voulu nous transmettre ? A qui s’est-il réellement adressé dans ses leçons, dans ses recueils et dans ses conférences ? Pourquoi a-t-il procédé à un ré encodage continuel des signes du langage ? Sommes-nous en présence d’un enrichissement de sens par rapport aux lectures philosophiques traditionnelles ? Ou avons-nous à faire à une production pathologique d’apparence savante dont les références culturelles masquent à la fois la physionomie et le contour ? Comment cette production s’insère-t-elle dans la production historique de l’époque ? En est-elle totalement séparée ? Se contente-t-elle de l’accompagner en la commentant comme l’œuvre de Hegel accompagna pour un temps la conquête de Napoléon ? Ou – et ce serait gravissime – trace-t-elle aux acteurs politiques les voies à suivre pout parvenir aux fins que nous savons et que je n’ose pas nommer ? Les philosophes français n’ont jamais voulu explorer cette voie ; à quelques rares exceptions près vilipendées aussitôt par des nuées d’acolytes du prétendu « grand homme ». Puisque de nombreux indices nous incitent à le faire nous allons prendre ce chemin oublié.

 

Pourquoi Heidegger se complaît-il tant à parler de la « libération des prisonniers de la caverne », à parler de « fournaise », de « bûcher », de « flamme », de « sacrifice », de « libation », d’ « offrande aux dieux » ? Pourquoi utilise-t-il de manière aussi ostentatoire la langue du « sacré » pour s’opposer au christianisme qu’il honnit ? Pourquoi se complaît-il à évoquer « les corps pleins de vie qui tombent en poussière », « la puissance du feu qui d’abord illumine et qui n’en finit pas de consumer jusqu’au blanchissement de la cendre » ? (Textes sur Abraham a Sancta Clara et sur Trakl postérieurs au génocide). Pourquoi, faisant référence au prédicateur antisémite Abraham a Sancta Clara dit-il que « la pensée est la pensée fidèle » treize ans après « Qu’appelle-t-on penser ?  Toutes ces positions nous interpellent. Et si nous nous étions complètement trompés sur le compte de Heidegger ! Si, au lieu d’être le philosophe qu’il paraît être au premier abord, il n’était en réalité qu’un sophiste « pipeur de consciences » selon l’expression de Nietzsche, cherchant à établir, in fine, « sans tracasseries ni démêlés », son règne sur la Terre, comme le firent avant lui, Alexandre le Grand, Napoléon ou César, et ce, en se fondant sur une idéologie de renversement des valeurs, sur une impitoyable sélection des souches humaines, en privilégiant l’une d’entre elles, la prétendue souche germanique, au détriment de toutes les autres, sans avoir peur de recourir au génocide qu’il nomme « l’anéantissement » sans autre précision, afin de n’être pas pris en défaut!

 

La négation de l’universalité du genre humain au profit de cette prétendue « race-souche » est affirmée dans toute son œuvre depuis le cours sur Le Sophiste en 1924 jusqu’au cours sur la Métaphysique de Nietzsche en 1940 où elle trouve son apothéose, en passant par Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie en 1927, les cours de l’année 1933 et l’Introduction à la métaphysique en 1935 Pour dire qu’Heidegger n’est pas raciste, il ne faut jamais avoir lu ses textes. Naturellement, il l’est de manière plus subtile que Drumont ou que Darré. Il met en avant les rapports logiques des conditions nécessaire et suffisante, il avance avec des souliers vernis de rhétoricien et non avec de gros sabots de bateleur de foire. Mais le fait est là. Sa lecture raciste de Platon diffère certes, de celles de Günther et de Julius Stenzel mais les « souches de l’être », les cinq « gene » n’en servent pas moins de « paradigme » grâce au principe d’analogie, pour l’affirmation de la « division en souches du Dasein ». Il y a la  « souche germanique », la « souche parente grecque » et « l’espèce dégénérée ». « Comparaison n’est pas raison » aurait dit Châtelet, mais qu’importe à Heidegger puisque son paradigme est pour lui vérité. Le « sang et le sol »  sont bien, chez lui, des principes fondateurs et non une simple concession de circonstance au régime nazi. Jaspers qui ne pouvait le croire en 1933 à la lecture du Discours de rectorat, l’a appris à ses dépens, dans les années suivantes, mais trop tard.

 

Savons-nous par ailleurs comment Heidegger a cherché à vivre l’idéal de Nietzsche : « Dionysos contre le crucifié » qu’il présente comme la seule compréhension authentique de Nietzsche dans son cours sur les Concepts fondamentaux de la métaphysique ? Si, au lieu de nous égarer dans des considérations oiseuses sur le « Da » de « Dasein », nous suivions cette piste à laquelle Heidegger s’est constamment référé depuis 1929, - Nietzsche lui « était déjà salutaire depuis 1909 », dit-il dans son cours sur Nietzsche de 1937 - peut-être découvririons-nous un Heidegger très différent de celui que ses thuriféraires nous ont présenté. Heidegger, en 1961, a déclaré avoir adhéré à la cause de Nietzsche dans la Préface de l’édition de ses cours sur l’auteur d’Ecce homo. Pourquoi ne pas vouloir prêter attention à sa parole ? Aurions-nous la prétention de savoir mieux qu’Heidegger, sans l’avoir lu attentivement, ce qu’Heidegger a pensé, simplement parce qu’il ne fallait à aucun prix qu’il ait été nazi pour certains philosophes français, ceci afin de ne pas ternir son image de marque inventée de toute pièce au mépris de l’évidence? C’est grotesque. Un penseur qui considère la guerre comme le père de toute chose, qui déclare son existence nécessaire pour assurer la partition de l’humanité en dieux et en esclaves, qui affirme sans broncher que la conception du bien issue du christianisme et de l’humanisme est un mal, qu’il faut appeler Bien le Mal, qui déclare froidement que l’humanité doit être soumise « à cette race qui possède l’aptitude essentielle à assumer sa domination sur la Terre entière », en « traquant sans cesse » « l’ennemi intérieur, au besoin en l’inventant » (Métaphysique de Nietzsche (1940); l’essence de la vérité (1933)), est un penseur qui ne relève pas de la philosophie ou alors nous ne savons plus ce que parler veut dire. Les « philosophes » heideggériens français ont profité de la méconnaissance des textes de Heidegger qui était celle de leurs auditeurs ou de leurs lecteurs pour affirmer des contre-vérités absolument irrecevables. Peut-être ont-ils été eux-mêmes victimes de leurs lacunes et de leurs illusions.

 

Intermédiaire entre « le poète » qui l’inspire et «  l’homme politique » qu’il dirige, le « philosophe » Heidegger – il se désigne lui-même ainsi en 1934 – trace les voies à suivre pour réaliser sa « phénoménologie de l’être » concrétisée en histoire et indique les étapes à franchir pour l’accomplir. Il s’agit de réaliser une « ré-volution » qui ne soit plus sujette à un retour en arrière et pour cela, Heidegger se devait d’éradiquer absolument « le Mal », - ce qui par lui était considéré comme tel, ce mal que Kant désignait par ces mots: « ces Palestiniens qui vivent parmi nous » - afin de laisser place nette à la seule édification du « Bien », entendons du Nouveau Bien, à savoir, l’ancien Mal. Aujourd’hui la radicalité de la décision énoncée en 1935 dans l’Introduction à la métaphysique, relue avec un recul historique de plus de soixante dix ans, fait frémir : « (…) nous affrontons » dit-il « la grande et longue tâche de dégager par déblaiement (« abzutragen ») l’origine d’un monde vieilli et d’en bâtir un vraiment neuf, c’est-à-dire situé dans l’histoire. (…)  Seul le savoir le plus radicalement historial peut nous faire sentir le caractère insolite de nos tâches et nous éviter de voir survenir à nouveau une simple restauration et une imitation stérile ». (Introduction à la métaphysique NRF p.134 ; Einführung, Niemeyer, 1987, p.96, 3° §)

 

Quel était ce « monde vieilli » (« altgewordene Welt ») qu’il n’appréciait guère? De toute évidence, celui qu’avait construit Abraham par sa foi et par son exil, celui qu’avait consolidé Moïse par sa Loi, celui qu’avait parfait le Christ par l’Evangile et qu’avaient diffusé ses disciples sur toute la terre habitée, à savoir : non pas seulement un monde d’idées mais la population juive dans son ensemble. Dès 1924 Heidegger dans son cours de Marbourg sur Le Sophiste avait assimilé, de manière « euphémisée » certes, mais bien réelle, le Juif Husserl à un « sophiste » et les sophistes au « Néant ». La référence au Néant était patente dans la Leçon inaugurale en 1929 et elle sera beaucoup plus marquée encore dans la conférence sur Abraham a Sancta Clara en 1964, mais seuls pouvaient comprendre ses propos ceux qui savaient dans les années trente –quarante ce que visait Heidegger, c’est-à-dire le « groupe de choc » qui l’avait accompagné à Marbourg et « l’escorte » déjà très abondante de ses disciples armés , à savoir, des « prisonniers de la caverne » que sa parole avait déjà « libérés ». Soit, dans l’esprit de Heidegger, ceux qui n’étaient déjà plus des « hommes » assujettis à la Loi de Moïse, ni contaminés par l’influence nocive de la « souche dégénérée » (« nicht arisch ») mais des « surhommes », c’est-à-dire des « demi-dieux » (Le Rhin 1935)

 

Nous savons aujourd’hui que ces paroles, prononcées trois ans à peine après la prise de pouvoir, en 1935, n’étaient pas simplement des mots jetés en l’air mais des décisions politiques réelles qui allaient s’accomplir sans tarder, de manière irréversible et, - n’hésitons pas à le dire -, ouvertement diabolique. La planète entière allait savoir ce que signifiait pour Heidegger : « Le «  Surhomme » est l’homme qui donne à l’Être un fondement nouveau – dans la rigueur du savoir et dans le grand style de la création ». (La volonté de puissance en tant qu’art, semestre d’hiver 1936-37, dernière parole du cours, Nietzsche I, NRF p.199). Trois ans plus tard, en 1940, il devait déclarer que « l’acte de créer » implique comme condition nécessaire « l’anéantissement ». « Construire ne va pas sans éliminer », dit-il. « Le penser constructif est à la fois éliminateur et anéantissant ».  « Chaque construire (en tant que créer) implique le fait de détruire. » (…) « L’élimination qui distingue et préserve, est la suprême manière de conserver ». « L’anéantissement est la suprême manière de la contre-essence pour la conservation et l’intensification ». « Le fait d’anéantir assure le penser contre la pression de toutes les conditions de déclin ». « Justice » [signifie] « l’intention de conserver quelque chose qui est plus que telle ou telle personne » « La justice » est conçue  « en tant que manière de penser constructive, éliminatrice, anéantissante » (La métaphysique de Nietzsche, (1940), Nietzsche II, NRF p. 257-260).

 

Ce qui avait été annoncé sous une forme encore euphémisée en 1935, mais qui, en fait était préparé depuis 1919, et avait commencé à se réaliser en 1933, allait trouver son accomplissement et, dans l’esprit de Heidegger, son plein achèvement, de 1942 à 1945 avec le génocide (Der Ister – Le Feu. Fin de parcours du fleuve nazi). Depuis la source (1919) le courant est maintenant arrivé à l’estuaire (1942). La mission aryenne du retour à la pure origine grecque est censée être terminée : « Ite missa est ». Pour l’anniversaire de sa mort Hölderlin doit trouver tout le travail réalisé, sa « prophétie » accomplie. Mais tout ne s’est pas passé comme prévu. L’alliance des communistes et des libéraux est venue brouiller les cartes. Il allait falloir recommencer en s’y prenant mieux. C’est ce qu’allait concrétiser la reprise des conférences et des publications destinées à la remobilisation du Dasein, reprise qui inaugure la deuxième vague de conditionnement à partir de 1949 (Regard sur ce qui est). Mais avant de nous intéresser à cette seconde vague continuons à nous intéresser aux effets de la première.

 

Que le « philosophe », depuis 1919, c’est-à-dire depuis qu’il a effectué la « mise en pratique de son regard phénoménologique » (Questions IV p.168) ait indiqué la voie à suivre et montré les étapes pour la réaliser, c’est ce que disent, chacun de son côté Heidegger et Hitler. Le premier dans les commentaires des Hymnes de Hölderlin et dans les « Chemins d’explication »(1937) notamment, le second dans de nombreux chapitres de Mein Kampf. On ne sera donc pas étonné que fondé sur cet accord et « assuré d’être obéi », comme il le dit dans ses cours sur Nietzsche (La volonté de puissance en tant qu’art, Nietzsche I, NRF p.59), Heidegger ait pu déclarer le 3 novembre 1933 que « Le Führer et lui seul est la vérité présente et future de l’Allemagne et sa loi. » Pourquoi « lui seul » ? Parce que de tous les « créateurs » et de tous les « gardiens » qu’il a formés, il est le seul qui lui obéisse au doigt et à l’œil du fait se sa confiance aveugle, de son absence totale de culture et de son fanatisme résolu. Heidegger aura maille à partir avec les autres « gardiens », - ce sera le deuxième « aiguillon » de sa vie après celui de la « foi des origines », mais avec Hitler, tout baigne dans l’huile. Avec lui il va pouvoir « poétiser » comme il l’entend car « commander » et « poétifier » sont désormais tout un. (Cf. La volonté de puissance en tant que connaissance, 1939, NRF p. 474). Les textes relatifs à la signification de l’acte de commander sont très nombreux chez Heidegger. Ils sont présentés essentiellement dans les cours sur Nietzsche, et les modes de commandement sont tellement bien explicités, chacun dans son essence propre, qu’on ne peut pas commettre d’erreur sur la nature de celui qui commande. (Nietzsche I, NRF pp.45, 59, 472-478,492-494 ; Chemins, NRF pp.192-193).

 

Quant à l’identification du philosophe qui a assuré le conditionnement d’Hitler, aucun doute n’est possible non plus compte tenu de tous les éléments que nous fournit Hitler sur la question. Cf. Mon combat, Nouvelles Editions Latines pp.109,168-176,209-222,293,330-368, 371-383, 450-477, 575-602). Il suffit de s’y reporter. Le nom d’Heidegger n’est jamais cité mais la « nouvelle conception du monde » de Heidegger est entièrement circonscrite et l’appel à la violence qu’elle implique, explicité. On ne peut cependant pas forcer à voir la réalité les porteurs d’encensoirs qui ne veulent pas voir. Il est sûrement plus enthousiasmant d’agiter l’encensoir pour faire de la fumée que de regarder la vérité en face. Quand on a compris la symbiose existant entre les deux partenaires associés on n’est plus étonné qu’en éditant en 1953 son cours de 1935 sur l’Introduction à la métaphysique Heidegger ait pu parler de la « vérité interne et de la grandeur du national socialisme » (mot à mot : « de ce mouvement ».NRF p.202) et qu’en faisant son cours sur les Questions fondamentales de la métaphysique durant le semestre d’hiver 1935-1936, pour illustrer la « mathesis », « l’acte d’apprendre », « dans son exercice même », Heidegger ait eu recours à des considérations sur le « maniement du fusil modèle 98 ». On voit tout de suite, n’est-ce pas, le lien nécessaire qui existe entre la vérité mathématique prise en elle-même et « l’usage des armes » tel qu’il est pratiqué par les nazis et par la Wehrmacht. (Qu’est-ce qu’une chose ? NRF p.83-85). Dans cette page qui est une véritable pièce d’anthologie du conditionnement nazi où Heidegger se transforme en maréchal des logis instructeur on reconnaît, hélas ! le même Heidegger qui le 25 novembre 1933 lors de la cérémonie d’immatriculation des étudiants avait fait office de sergent recruteur pour enrôler les étudiants dans les sections d’assaut : « l’étudiant allemand passe à présent par le service du travail ; il se tient aux côtés de la S.A. ; il est assidu aux sorties sur le terrain ». (Traduction adoucie de François Fédier, Ecrits politiques, NRF p.126). Heidegger exige, de plus, de chaque étudiant qu’il garde en mémoire pour le répéter « le sacrifice » d’ « Albert Léo Schlageter » (p.135). Si Boileau pouvait dire de Molière : « Dans ce sac ridicule où Scapin l’enveloppe Je ne reconnais pas l’auteur du Misanthrope », nous pouvons, à notre tour, dans un plagiat sans prétention, dire à propos d’Heidegger : « Dans ce cours affligeant d’un instructeur de guerre On voit l’effet pervers du génie de naguère. » « Les «  mathémata » sont les choses, dit-il, dans la mesure où nous les prenons dans la connaissance ». (p.84). Nous sommes très heureux d’apprendre durant le semestre d’hiver 1935-1936, que ces « choses » sont les fusils des SS et ceux de l’Armée allemande, destinés à « libérer » artistiquement «  la Terre pour qu’elle soit une terre ». Nous savons par ailleurs grâce au témoignage d’un professeur de médecine, rapporté par Hugo Ott, qu’Heidegger relevait en 1933 les rapports d’entraînement paramilitaire des étudiants, établis par l’ancien officier de carrière Georg Stieler, militant actif du Stahlhelm, en se rendant lui-même sur les lieux d’exercice, dans les glaisières du Schönberg, « comme si le recteur était le commandant en chef de ces associations ». (Hugo Ott, Martin Heidegger, Eléments pour une biographie, Payot, p.158).

 

Au vu de ces éléments bellicistes accablants qui structurent l’œuvre d’Heidegger et en constituent la charpente logique solidement ancrée dans Scharnhorst d’un côté, dans Clausewitz, de l’autre, (Cf. Le Discours de rectorat et le cours sur Schelling), il apparaît urgent de mettre en garde les lecteurs contre les tentatives laudatives des heideggériens français et autres qui s’emploient à faire accréditer la pureté d’intention de ce psychopathe aux visées impérialistes qui n’a jamais eu un mot de compassion pour toutes les victimes de ses conquêtes guerrières et, plus grave encore, pour celles de ses « extractions forestières ». En lisant le texte de 1937 sur l’appel des Français à la collaboration, les textes sur la métaphysique de Nietzsche et sur la justice de 1939 et de 1940 appelant à l’anéantissement peut-on encore en rester vis à vis de son action réelle à la seule attitude du soupçon ? Comment Heidegger s’il n’avait été très haut placé dans la hiérarchie nazie aurait-il pu annoncer en 1941 des « décisions immanentes » dans sa leçon sur les Concepts fondamentaux juste avant la conférence de Wannsee ? Pourquoi la profession de l’ordre hölderlinien de mise à feu répond-il, au printemps de l’année 1942, à la décision responsable d’effectuer des tâches insolites prise l’année précédente dans la leçon sur les Concepts fondamentaux, au cas où l’Allemagne serait « appelée à devenir un cœur sacré des peuples » ? Ces tâches insolites avaient été annoncées dans la leçon sur l’Introduction à la métaphysique en 1935. On comprend mieux maintenant pourquoi la leçon de 1941 a pu être intitulée : Concepts fondamentaux. Quelle place devait occuper Heidegger dans l’Allemagne nazie pour être au courant de ce grand secret et pour se permettre de donner l’ordre suprême de mise à feu en langage codé, à peine voilé ? La réponse s’impose d’elle-même.

 

En lisant les cours et les conférences des années 1940, 41, 42, 43, nous ne pouvons pas rester indifférents à ce que nous lisons. L’« anéantissement » est exigé pour « prévenir tout risque de déclin ». La révolution allemande heideggérienne ne doit pas se solder par une plate imitation des Grecs ou par les « basses eaux » d’un « vulgaire humanisme ». Heidegger voit plus grand. Dans son hymne « à la flamme et au feu » du solstice d’été 1933, il demandait à « l’ardeur de la flamme de faire savoir que la révolution allemande n’était pas endormie, et d’illuminer le chemin sur lequel il n’y a plus de retour ». (Discours politiques, traduction François Fédier, NRF p.117). « Plus de retour » ! Après la découverte par les Alliés de tous les charniers et de tous les camps d’extermination nazis ces paroles ne font pas seulement froid dans le dos. Elles glacent d’horreur ! Comment peut-on encore appeler philosophe quelqu’un qui a la monstruosité de penser une telle barbarie ? Disons-le encore plus clairement, d’instaurer sur Terre la puissance d’un enfer de flammes et de meurtres auprès duquel les turpitudes de Sade et les fureurs imaginaires de Dante ne sont que « des jeux d’enfants » littéraires. Un enfer politique de torture, de terreur et de meurtre pour mener à bien une domination impérialiste sans précédent visant non seulement la conquête de la Terre mais également la transformation de l’homme en profondeur au point de faire de tous les êtres humains des monstres sanguinaires sans frein dénués de tout scrupule et de toute autonomie spirituelle.

 

Dans le cours sur l’Essence de la vérité en 1933, il proclamait à nouveau la nécessité de la guerre comme il l’avait fait dans sa thèse sur Être et temps en 1927, mais cette fois il s’aventurait plus loin encore, il l’accompagnait d’une « chasse à l’ennemi intérieur » fût-il « enté sur les racines du Dasein germanique », visant par là les mariages mixtes, notamment celui de Jaspers dont l’épouse juive l’avait si gentiment hébergé pendant des années, et celui de Misch avec la fille de Dilthey – mariage que Dilthey , très apprécié d’Heidegger, ne voyait pas d’un bon œil. Comment peut-on encore considérer ses paroles comme anodines l’année même où il proclame que l’antisémite forcené Hitler est « la vérité présente et future de l’Allemagne et sa loi » ? Pourquoi, si les intentions de ce penseur avaient été pures, l’une des conférences qu’il fit en Italie en 1936, quelques mois à peine après la promulgation des lois de Nuremberg, aurait-elle été interdite aux Juifs ? Venait-il apporter à l’Italie le levain nazi de l’antisémitisme alors que ce pays en était exempt et n’avait nulle envie de le connaître ? Pourquoi, s’il avait été comme on a voulu le faire croire persécuté par les nazis pour ses idées aurait-il eu le droit de donner deux conférences en 1936, à Rome, l’une sur l’Essence de la poésie, quand on sait que la « poésie » sous sa plume désigne depuis 1924 le « traitement médical » du peuple allemand, l’autre sur l’Université allemande et l’Europe quand on sait quelle mission il a imposée à l’université allemande en tant que fer de lance du « Sturm » nazi ? Le Sénat universitaire de Fribourg ne lui a jamais pardonné d’avoir attelé l’Université au service du travail et au service des armes afin de réaliser son ambition démesurée de « Grandeur » antisémite pangermanique.

 

Heidegger a eu beau user d’euphémismes pour faire croire que son adhésion au nazisme avait été l’effet d’une illusion passagère, il faut bien un jour ou l’autre donner aux mots leur sens réel et les ajuster aux visées affichées, celles du « salut », de « l’épuration », de la « domination raciale », de la « grandeur planétaire » et du « bûcher ». Pourquoi le « salut » heideggérien  doit-il passer obligatoirement par l’usage du feu pour mettre un terme au prétendu « déracinement de l’Occident » ? Quand on lit Heidegger après avoir relu le Nouveau Testament on est conduit à se demander si Heidegger ne s’est pas attribué le rôle de la Providence tel qu’il est annoncé à la fin des temps, rôle qui consiste à « lier en bottes la mauvaise herbe et à la jeter au four » ? Les wagons à bestiaux conduisant sans égards les familles juives, tchèques, russes, tziganes, et autres aux chambres à gaz et à « l’anus mundi », ne peuvent-ils pas être assimilés à ces liaisons en bottes ? Heidegger rejetant totalement le christianisme mais s’attribuant les fonctions d’épuration dévolues à Yaweh se serait-il pris pour le Dieu Dionysos, (nom que Nietzsche avait donné à l’Anti-Christ, ne sachant comment le nommer), engendrant une nouvelle guerre et usant de son van – attribut traditionnel de Dionysos - afin de réaliser sa « mission salvatrice » consistant, pour lui , à libérer définitivement les prisonniers de la caverne ? C’est-à-dire l’Europe entière de la présence des juifs et du christianisme. Hitler, dans ce cas, n’aurait été que « l’homme politique » fantoche mettant en œuvre les visées du « grand homme » - terme par lequel il se plaisait à désigner dans Mein Kampf, le « grand philosophe » créateur d’une « nouvelle  vision du monde» qui était plus, disait-il, que le programme d’un parti politique. Quand on met en parallèle les écrits d’Hitler et ceux de Heidegger, on est frappé par l’identité de vues qui est exprimée derrière des vocabulaires différents, certes, mais aboutissant au bout du compte, au même résultat. Hitler nous dit dans Mein Kampf qu’un livre destiné aux foules ne doit pas être écrit de la même façon qu’un livre destiné à un public cultivé. Il est facile de voir que la division des tâches a été correctement exécutée.

 

L’ « homme politique » et le « penseur » qui dit avoir « forgé ses gonds en partant des énigmes de l’existence » (Chemin de campagne), s’harmonisent parfaitement comme une porte tournant sur ses gonds s’encastre dans son huisserie, ici, son cadre conceptuel. Le combat d’Hitler apparaît comme la réalisation de la « guerre » et de l’ « anéantissement » voulus par Heidegger pour imposer au monde sa conception de l’être. Voulus, mais révélés seulement de manière de plus en plus précise au fur et à mesure que le nécessitaient l’action et l’adaptation de la visée aux circonstances. Aujourd’hui que l’édition des œuvres assemblées par ses soins est pratiquement terminée aucun doute n’est plus possible sur les fins poursuivies par Heidegger. Il a déployé toute son énergie, durant toute sa vie, pour réaliser la « gigantomachie » qui devait aboutir à la « parousie » de sa « divinité » au sommet de sa « domination planétaire » effectuée par sa race « élue », celle qu’il a nommée le « Dasein germanique ». L’Introduction à la métaphysique et la Métaphysique de Nietzsche (1935-1940) se complètent on ne peut mieux sur ce point. Le slogan unitaire : « Ein Reich, ein Volk, ein Führer » n’était pas celui d’Hitler dont la fonction se limitait à celle d’un démiurge réalisant les plans de l’architecte placé au-dessus de lui, mais celui du « Grand architecte » « dictateur » dont Hitler avait révélé l’existence à la Deutsche Zeitung et aux auditeurs de ses discours au début des années vingt, sans dire son nom. Secret oblige, surtout à cette époque-là, en mai 1921 et en mai 1923 (Cf. Kershaw, Hitler, p. 260 et 281).

 

Il s’agissait pour ce penseur fou, pour ce pseudo philosophe « architecte » au sens pharaonique et platonicien du terme de subsumer la totalité dans l’Unité, non plus seulement de manière théorique comme avait tenté de le faire Spinoza mais de manière concrète, historique, « ontique » à la manière de Stirner mais sans la franchise abrupte de Stirner. On a beau lire et relire les textes d’Heidegger en pensant qu’on a pu se tromper pour chercher à n’y voir qu’une lutte théorique menée sur le seul plan des idées, les faits résistent à cette interprétation. Les mots et les symboles visant l’ « onticité » sont incontournables et ce, depuis 1927. «  L’ouverture en projet de l’être se transforme elle-même nécessairement en projet ontique », écrit-il en 1927 dans les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie (NRF p.387).Tous ceux qui refusent de voir le « projet ontique » de Heidegger réaffirmé en 1929 dans le cours sur Les concepts fondamentaux de la métaphysique (NRF Chapitre VI, Exposé thématique du problème du monde), ne parlent donc pas de Heidegger mais d’une espèce d’ectoplasme auquel ils ont donné ce nom. Il faut être vraiment aveugle et sourd pour ne pas entendre ce que nous dit Heidegger. Ainsi dans la même leçon de 1927, il écrit, page 334: « Le comprendre à titre de projet de soi, est le mode d’être fondamental de l’advenir historial (das Geschehen) du Dasein. Il constitue aussi, peut-on dire, le sens véritable de l’agir. Le comprendre caractérise l’advenir historial du Dasein : son historicité (Geschichlichkeit). Le comprendre n’est pas une espèce du connaître, mais la détermination du fond de l’exister. Nous parlons aussi de compréhension existentielle dans la mesure où l’existence, comme advenir du Dasein en son histoire, se temporalise à travers sa compréhension. C’est dans et par ce comprendre que le Dasein devient ce qu’il est, et il n’est à chaque fois que tel qu’il se choisit, c’est-à-dire tel qu’il se comprend soi-même dans le projet de son pouvoir-être le plus propre. »

 

Heidegger disait déjà en 1916, - il le répètera en 1927 dans Être et temps - qu’une philosophie qui ne s’incarne pas dans la chair de l’histoire est une « survivance métaphysique ». On a beau vouloir fermer les yeux sur le commentaire de Trakl paru en 1953 où il fait l’éloge du feu qui d’abord « illumine l’esprit » par intuition puis « n’en finit pas de consumer jusqu’au blanchissement de la cendre », cette phrase, vingt ans après l’hymne au feu du solstice d’été 1933, nous saute au visage comme une morsure de cobra. Il s’agit de la conception alchimique de l’ouroboros des « philosophes du feu » expérimentée grandeur nature non plus dans l’espace confiné d’un laboratoire mais dans l’espace historique de l’humanité planétaire où elle fait des ravages sans nombre. On a beau vouloir fermer les yeux sur son appel à la fidélité de la vocation énoncé en 1910 et réitéré à l’âge de 75 ans dans sa conférence de Messkirch sur Abraham a Sancta Clara, les faits historiques n’en demeurent pas moins là. On ne peut s’empêcher de constater que les pages qu’il a choisis avec soin dans les écrits d’Abraham a Sancta Clara lui permettent de se délecter de la vision mentale des « corps pleins de vie qui tombent en poussière et de poussière tombent au néant » ; morceaux choisis assortis en prime, pour que nous comprenions mieux l’allusion, d’une référence à Sachsenhausen, localité considérée ici - pudeur oblige- non comme le camp d’extermination de Sachsenhausen auquel on ne peut s’empêcher de penser en entendant ce nom, mais comme la proche banlieue de Francfort. Quand on veut s’exprimer à travers les paroles d’Abraham a Sancta Clara on ne peut guère faire mieux, il faut prendre ce qu’il a dit et inviter le lecteur qui le souhaite à faire les ajustements nécessaires. A trois siècles de distance un même énoncé sans rien changer à ce qui a été dit précédemment résonne d’un sens totalement différent. Heidegger était très friand de ce genre d’emprunts anachroniques dont la subtilité sémantique avait également été remarquée par Guillaume de Humboldt. « Sans changer la parole, disait le linguiste, le temps introduit en elle ce qu’autrefois elle ne possédait pas. Alors dans la même demeure un autre sens est placé, sous le même sceau quelque chose de différent est donné, en suivant les mêmes lois de liaison s’annonce un cours des idées autrement échelonné. Voilà ce qui est le fruit constant de la littérature d’un peuple, mais en cette dernière par excellence de la poésie et de la philosophie ». (Acheminement, Le chemin vers la parole NRF p.257). Quand on a compris la méthode d’expression utilisée par Heidegger l’allusion est évidente. Farias n’avait aucune raison de se rétracter dans le commentaire qu’il fit du texte d’Heidegger. C’étaient ses critiques qui, dans leur malveillance prétentieuse, étaient, sur ce point précis, tout simplement des ignorants.

 

Et que dire des allusions à « l’étranger qui va devançant », à « la race qui va se défaisant », « au chemin où s’est engagé l’Etranger qui écarte de la race dégénérée », etc., expressions mises en avant dans le commentaire de Trakl, en 1953, qui sont toutes un rappel de l’action passée destinée à ranimer la flamme de ceux qui ont participé à l’« Einsatz », du temps que le « pâtre tranquille» écoute « le doux hymne du frère contre la colline du soir ».

 

A partir d’un certain nombre de considérations de ce genre qui vont de l’énoncé du projet de « gigantomachie » à la délectation de l’acte et du résultat de l’extermination, le regard du lecteur finit par basculer. Le penseur qu’on avait bien voulu prendre avec une candeur ingénue pour un grand philosophe éclairé, apparaît au contraire, comme le chef d’orchestre rusé, à demi-dissimulé et pervers de la plus grande abomination de tous les temps.

 

On n’est plus étonné, dès lors, qu’il ait pu porter pendant de longues années, l’insigne nazi à la boutonnière et qu’il n’ait pas eu la délicatesse de l’ôter, en 1936, à Rome lors de sa rencontre avec son étudiant juif Löwith. Comment s’étonner qu’il soit venu faire une conférence sur Hölderlin et l’essence de la poésie, qui n’a de littéraire que l’apparence, dès lors que l’on sait qu’il considérait, déjà en 1934, la poésie d’Hölderlin comme la plus haute leçon de science politique. (Le Rhin, NRF p.198). Comment s’étonner qu’il ait voulu qu’Hölderlin par sa parole commande lui-même en 1942 l’embrasement des bûchers afin de le faire participer à ce qu’il avait, selon Heidegger, prophétiquement conçu ? Tel est le sens, semble-t-il, qu’il faut donner à la « puissance » qu’Heidegger attribue à Hölderlin lorsque dit qu’ « Hölderlin n’est pas encore puissance dans l’histoire de notre peuple. Il faut qu’il le devienne. Y contribuer est de la politique au sens le plus haut et le plus propre ». Faire donner des ordres par Hölderlin, c’est effectivement faire participer Hölderlin à la puissance politique. En lui faisant donner l’ordre d’embrasement Heidegger lui fait réaliser la puissance politique au plus haut sommet. Mais qu’est devenu Hölderlin entre les mains d’Heidegger ? Une marionnette. Rien de plus. En donnant l’illusion de laisser parler Hölderlin, Heidegger devenu marionnettiste à la manière de Kleist ne fait rien d’autre qu’une prestation de ventriloquie. On cherche en vain derrière cette pantomime l’exercice de la philosophie. Qu’il ait trouvé un être inculte comme Hitler pour croire à sa parole, on peut encore le comprendre, mais que tout un peuple dans ses sphères les plus cultivées l’ait suivi dans cette voie criminelle, voilà qui passe l’entendement. Bon nombre d’Allemands se considéraient-ils dans leur for intérieur comme les « prisonniers de la caverne » qu’Heidegger venait « libérer » ? Ou, après les arrestations et les emprisonnements massifs ont-ils été piégés par les modalités de la politique dictatoriale mise en place par l’Apostat et ses exécutants devenus les « travailleurs » et les « soldats » de son nouvel empire ? Cet empire qui était censé clore le « cycle de la métaphysique » par la réalisation du « Surhomme », lequel devait ouvrir la voie à la « Grandeur » inévitable « de la Germanie » sur le chemin cyclique de « l’Eternel Retour du Même ».

 

En voyant Heidegger mettre la vie des hommes, des femmes et des enfants en jeu pour satisfaire une foi aussi puérile et aussi peu étayée rationnellement, on ne peut qu’être effaré. Comment est-il possible qu’un être aussi cultivé ayant reçu une solide formation chrétienne ait pu en arriver là ? Comment a-t-il pu devenir un tyran aussi criminel, pire encore qu’Attila, en se faisant renégat de la foi de l’origine ? Aurait-il vécu trop près du christianisme comme le dit Nietzsche ? Mais qu’est-ce que vivre trop près du christianisme ? N’aurait-il pas plutôt vécu trop près d’un système institutionnel répressif qui n’aurait rien à voir avec le christianisme ? Système répressif et humiliant qui aurait créé chez lui une réaction antithétique encore plus oppressive. On ne peut guère s’expliquer un tel comportement que par les effets conjugués d’une surestimation de soi, d’une immense humiliation et d’une très grande frustration devenues indélébiles. Il semble que ce soit le retentissement de l’empreinte initiale sans cesse amplifiée qui l’ait conduit à cultiver cette « haine » prétendument « clairvoyante » dont il nous entretient dans le premier cours sur Nietzsche (NRF p.51), une haine jouxtant l’absoluité et ne laissant plus aucune place à l’amour du prochain, la haine-vengeance d’un amour contrarié et sublimé ne laissant à l’amour humain d’autre forme d’expression possible que l’amour de la patrie, le sacrifice de soi que l’on doit faire à la « mère patrie » (en allemand, « Vaterland » ou « Heimat »), afin de réaliser sa Grandeur dans l’Histoire. On est cependant en droit de se demander si cet appétit de « Grandeur » ne serait pas plutôt l’expression de la paranoïa du dictateur qui dirige cette ascension historique. La réalisation de cette dernière, en effet, n’est désormais possible, du fait de l’inversion des valeurs, que par le recours à l’assaut (« Sturm ») et donc aux méfaits produits par les sections d’assaut, les SS et la Wehrmacht, elle-même commandée par le chef suprême des autorités nationales socialistes, lui-même dirigé par le dictateur « sûr d’être obéi »faisant office de Providence.

 

Que proclamait Heidegger dans son discours de rectorat en 1933, « Alles Grosse steht im Sturm ».Et il ajoutait : « Nous voulons que notre peuple remplisse sa mission historique ». Quand on sait que cette mission consistait à exterminer le peuple Juif qui le gênait pour construire son « monde » on a vite compris quel est le sens de l’œuvre de Heidegger. Les Juifs d’Europe, les peuples d’Europe et la planète entière ont vite compris en treize ans à peine ce que signifiaient le « Sturm » et la « mission » heideggériens. Il ne faudrait surtout pas que nous l’oubliions aujourd’hui. Or il semble que ce soit, hélas ! ce que s’empressent de faire tous ceux qui encensent Heidegger sans comprendre réellement ce qu’ils font, pour certains, en ne le sachant que trop, pour d’autres. On se prend à redouter ce qui pourrait se produire demain si Heidegger redevenant le maître à penser d’une génération cherchant à nouveau le « salut de l’Occident » comme il le fut dans les années trente et quarante. On verrait alors la poésie chausser des bottes cirées et envahir les rues de ses bataillons de chemises brunes. Faute de rimes, on verrait resurgir des crimes, les corvées de bûches, la préparation zélée des bûchers et la remise en fonctionnement des fours de boulangers transformés en fours crématoires. Si c’est cela que certains veulent en encensant Heidegger, ils sont en bonne voie. Mais si ce n’est pas cela que nous voulons, alors il faut montrer dès maintenant aux jeunes générations où conduit l’heideggerianisme qu’on leur demande de vénérer et pourquoi il faut se méfier de ce faux philosophe, de ce faux ami et de ses affidés, qu’ils soient totalement incultes ou profondément cultivés, car, sur le plan de la frustration et de la surestimation de soi les extrêmes se rejoignent comme l’histoire du nazisme l’a amplement prouvé.

 

En commençant cette réflexion sur l’œuvre de Heidegger nous avons posé la question : quel est le sens de cette œuvre ? Aujourd’hui nous pouvons le savoir pour peu que nous voulions nous donner la peine d’analyser le ciment avec lequel il a construit sa cathédrale de haine et d’extermination. Si nous ne mettons pas en garde les générations à venir contre les dangers contenus dans sa « bible gnostique », dite de « dernière main », nous contribuons volontairement ou involontairement à la mise en place de la tyrannie politique des idées de ce penseur fou. Si nous voulons que demain le nazisme se répète il suffit de recommencer à diffuser son conditionnement. Celui qui, en 1937, dans son appel des Français à la collaboration prétendait « sauver l’Occident » en guidant la « volonté de rénovation de fond en comble» par le recours à des « décisions radicales », au sein du mouvement nazi, et qui « mesurait la singularité de l’instant historial », écrivait, aux côtés du maire national socialiste de Fribourg, Kerber et d’Alphonse de Châteaubriant, l’auteur de La gerbe des forces, dans le premier annuaire de la ville : « Si une authentique compréhension des positions philosophiques fondamentales réussit, si la force et la volonté d’y parvenir s’éveillent dans les deux pays, alors le savoir s’élèvera à une hauteur et à une clarté nouvelles. Ce qui se prépare, c’est une transformation des peuples, bien qu’elle soit au départ et souvent ensuite, longtemps invisible ». (Wege zur Aussprache, traduit par Chemins d’explication par Jean Marie Vaysse et Luc Wagner, Heidegger, Cahier de l’Herne, livre de poche 1983, p.76).

 

On a vu, en huit ans, de 1937 à 1945 en quoi consistait cette « rénovation de l’Occident de fond en comble » « anticipée et régie » par le « philosophe » et en quoi consistaient ces « décisions radicales ». Heidegger n’était pour rien dans cette barbarie osera-t-on dire ? Ecoutons plutôt ce qu’il dit en 1937 : « la méditation philosophique ouvre de nouvelles voies et fixe des critères nouveaux à tout comportement et à toute décision. De cette manière, la philosophie, dans sa fonction anticipatrice(…) régit la tenue et l’avancée de l’être-là historial de l’homme »  (Heidegger, Cahier de l’Herne (poche), p.74). Qui a donc conduit l’histoire du troisième Reich ? Au vu de ces déclarations, une seule réponse s’impose aujourd’hui à nous: Martin Heidegger assisté de son complice Hitler, l’architecte servi par son démiurge. C’est-à-dire celui qui se prenait pour le « dernier dieu », « le dieu à venir » accompagné de son collaborateur zélé devenu chancelier. En 1932, le photographe John Heartfield sur la couverture du numéro 42 de l’Arbeiter Illustrierte Zeitung (AIZ) a montré d’où venait l’argent nécessaire à la réalisation de ce prétendu « salut de l’Occident ». Le nerf de la guerre étant fourni par le patronat l’opération Heidegger pouvait commencer et la collaboration être sollicitée. Alphonse de Châteaubriant créa son journal collaborationniste catholico-raciste en Juillet 1940. Il avait pour nom : « La gerbe ». Il disparut en août 1944. A partir de cette date les ennuis commencèrent pour Heidegger. Sa « mission » « hellénico-germanique » était arrivée à son terme. L’ontocratie heideggérienne avait échoué. Le Dionysos germanique devait rendre des comptes. Il ne les a pas rendus.

10/06/2015

Collapsologie

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COLLAPSOLOGIE

« Nous sommes en train de vivre une mosaïque d’effondrements » : la fin annoncée de la civilisation industrielle

par Ivan du Roy - 8 juin 2015

Sur les neuf frontières vitales au fonctionnement du « système Terre », au moins quatre ont déjà été transgressées par nos sociétés industrielles, avec le réchauffement climatique, le déclin de la biodiversité ou le rythme insoutenable de la déforestation. Transgresser ces frontières, c’est prendre le risque que notre environnement et nos sociétés réagissent « de manière abrupte et imprévisible », préviennent Pablo Servigne et Raphaël Stevens, dans leur livre « Comment tout peut s’effondrer ». Rappelant l’ensemble des données et des alertes scientifiques toujours plus alarmantes, les deux auteurs appellent à sortir du déni. « Être catastrophiste, ce n’est ni être pessimiste, ni optimiste, c’est être lucide ». Entretien.

 

Basta ! : Un livre sur l’effondrement, ce n’est pas un peu trop catastrophiste ?

Pablo Servigne et Raphaël Stevens : [1] La naissance du livre est l’aboutissement de quatre années de recherche. Nous avons fusionné des centaines d’articles et d’ouvrages scientifiques : des livres sur les crises financières, sur l’écocide, des ouvrages d’archéologie sur la fin des civilisations antiques, des rapports sur le climat… Tout en étant le plus rigoureux possible. Mais nous ressentions une forme de frustration : quand un livre aborde le pic pétrolier (le déclin progressif des réserves de pétrole puis de gaz), il n’évoque pas la biodiversité ; quand un ouvrage traite de l’extinction des espèces, il ne parle pas de la fragilité du système financier… Il manquait une approche interdisciplinaire. C’est l’objectif du livre.

Au fil des mois, nous avons été traversés par de grandes émotions, ce que les anglo-saxons appellent le « Oh my god point » (« Oh la vache ! » ou « Oh mon dieu ! »). On reçoit une information tellement énorme que c’en est bouleversant. Nous avons passé plusieurs « Oh my god points », comme découvrir que notre nourriture dépend entièrement du pétrole, que les conséquences d’un réchauffement au-delà des 2°C sont terrifiantes, que les systèmes hautement complexes, comme le climat ou l’économie, réagissent de manière abrupte et imprévisible lorsque des seuils sont dépassés. Si bien que, à force de lire toutes ces données, nous sommes devenus catastrophistes. Pas dans le sens où l’on se dit que tout est foutu, où l’on sombre dans un pessimisme irrévocable. Plutôt dans le sens où l’on accepte que des catastrophes puissent survenir : elles se profilent, nous devons les regarder avec courage, les yeux grand ouverts. Être catastrophiste, ce n’est ni être pessimiste, ni optimiste, c’est être lucide.

Pic pétrolier, extinction des espèces, réchauffement climatique… Quelles sont les frontières de notre civilisation « thermo-industrielle » ?

Nous avons distingué les frontières et les limites. Les limites sont physiques et ne peuvent pas être dépassées. Les frontières peuvent être franchies, à nos risques et périls. La métaphore de la voiture, que nous utilisons dans le livre, permet de bien les appréhender. Notre voiture, c’est la civilisation thermo-industrielle actuelle. Elle accélère de manière exponentielle, à l’infini, c’est la croissance. Or, elle est limitée par la taille de son réservoir d’essence : le pic pétrolier, celui des métaux et des ressources en général, le « pic de tout » (Peak Everything) pour reprendre l’expression du journaliste états-unien Richard Heinberg. A un moment, il n’y a plus suffisamment d’énergies pour continuer. Et ce moment, c’est aujourd’hui. On roule sur la réserve. On ne peut pas aller au-delà.

 

Ensuite, il y a les frontières. La voiture roule dans un monde réel qui dépend du climat, de la biodiversité, des écosystèmes, des grands cycles géochimiques. Ce système terre comporte la particularité d’être un système complexe. Les systèmes complexes réagissent de manière imprévisible si certains seuils sont franchis. Neuf frontières vitales à la planète ont été identifiées : le climat, la biodiversité, l’affectation des terres, l’acidification des océans, la consommation d’eau douce, la pollution chimique, l’ozone stratosphérique, le cycle de l’azote et du phosphore et la charge en aérosols de l’atmosphère.

Sur ces neuf seuils, quatre ont déjà été dépassés, avec le réchauffement climatique, le déclin de la biodiversité, la déforestation et les perturbations du cycle de l’azote et du phosphore. L’Europe a par exemple perdu la moitié de ses populations d’oiseaux en trente ans (lire ici). La biodiversité marine est en train de s’effondrer et les premières « dead zones » (zones mortes) apparaissent en mer. Ce sont des zones où il n’y a carrément plus de vie, plus assez d’interactions du fait de très fortes pollutions (voir ici). Sur terre, le rythme de la déforestation demeure insoutenable [2]. Or, quand nous franchissons une frontière, nous augmentons le risque de franchissement des autres seuils. Pour revenir à notre métaphore de la voiture, cela correspond à une sortie de route : nous avons transgressé les frontières. Non seulement nous continuons d’accélérer, mais en plus nous avons quitté l’asphalte pour une piste chaotique, dans le brouillard. Nous risquons le crash.

Quels sont les obstacles à la prise de conscience ?

Il y a d’abord le déni, individuel et collectif. Dans la population, il y a ceux qui ne savent pas : ceux qui ne peuvent pas savoir par absence d’accès à l’information et ceux qui ne veulent rien savoir. Il y a ceux qui savent, et ils sont nombreux, mais qui n’y croient pas. Comme la plupart des décideurs qui connaissent les données et les rapports du GIEC, mais n’y croient pas vraiment. Enfin, il y a ceux qui savent et qui croient. Parmi eux, on constate un éventail de réactions : ceux qui disent « à quoi bon », ceux qui pensent que « tout va péter »…

L’alerte sur les limites de la croissance a pourtant été lancée il y a plus de 40 ans, avec le rapport du physicien américain Dennis Meadows pour le Club de Rome (1972). Comment expliquer cet aveuglement durable des « décideurs » ?

Quand un fait se produit et contredit notre représentation du monde, nous préférons déformer ces faits pour les faire entrer dans nos mythes plutôt que de les changer. Notre société repose sur les mythes de la compétition, du progrès, de la croissance infinie. Cela a fondé notre culture occidentale et libérale. Dès qu’un fait ne correspond pas à ce futur, on préfère le déformer ou carrément le nier, comme le font les climatosceptiques ou les lobbies qui sèment le doute en contredisant les arguments scientifiques.

Ensuite, la structure de nos connexions neuronales ne nous permet pas d’envisager facilement des évènements de si grande ampleur. Trois millions d’années d’évolution nous ont forgé une puissance cognitive qui nous empêche d’appréhender une catastrophe qui se déroule sur le long terme. C’est l’image de l’araignée : la vue d’une mygale dans un bocal provoque davantage d’adrénaline que la lecture d’un rapport du GIEC ! Alors que la mygale enfermée est inoffensive et que le réchauffement climatique causera potentiellement des millions de morts. Notre cerveau n’est pas adapté à faire face à un problème gigantesque posé sur le temps long. D’autant que le problème est complexe : notre société va droit dans le mur, entend-on. Ce n’est pas un mur. Ce n’est qu’après avoir dépassé un seuil – en matière de réchauffement, de pollution, de chute de la biodiversité – que l’on s’aperçoit que nous l’avons franchi.

Ne pouvons-nous pas freiner et reprendre le contrôle de la voiture, de notre civilisation ?

Notre volant est bloqué. C’est le verrouillage socio-technique : quand une invention technique apparaît – le pétrole et ses dérivés par exemple –, elle envahit la société, la verrouille économiquement, culturellement et juridiquement, et empêche d’autres innovations plus performantes d’émerger. Notre société reste bloquée sur des choix technologiques de plus en plus inefficaces. Et nous appuyons à fond sur l’accélérateur car on ne peut se permettre d’abandonner la croissance, sauf à prendre le risque d’un effondrement économique et social. L’habitacle de notre voiture est aussi de plus en plus fragile, à cause de l’interconnexion toujours plus grande des chaînes d’approvisionnement, de la finance, des infrastructures de transport ou de communication, comme Internet. Un nouveau type de risque est apparu, le risque systémique global. Un effondrement global qui ne sera pas seulement un simple accident de la route. Quelle que soit la manière dont on aborde le problème, nous sommes coincés.

Les manières dont l’effondrement pourraient se produire et ce qui restera de la civilisation post-industrielle est abondamment représentée au cinéma – de Interstellar à Mad Max en passant par Elysium – ou dans des séries comme Walking Dead. Cet imaginaire est-il en décalage avec votre vision du « jour d’après » ?

Parler d’effondrement, c’est prendre le risque que notre interlocuteur s’imagine immédiatement Mel Gibson avec un fusil à canon scié dans le désert. Parce qu’il n’y a que ce type d’images qui nous vient. Nos intuitions ne mènent cependant pas à un monde version Mad Max, mais à des images ou des récits que nous ne retrouvons que trop rarement dans les romans ou le cinéma. Ecotopia, par exemple, est un excellent roman utopiste d’Ernest Callenbach. Publié aux États-Unis en 1975, il a beaucoup inspiré le mouvement écologiste anglo-saxon, mais n’est malheureusement pas traduit en français. Nous ne pensons pas non plus que ce sera un avenir à la Star Trek : nous n’avons plus suffisamment d’énergies pour voyager vers d’autres planètes et coloniser l’univers. Il est trop tard.

Il y a une lacune dans notre imaginaire du « jour d’après ». L’URSS s’est effondrée économiquement. La situation de la Russie d’aujourd’hui n’est pas terrible, mais ce n’est pas Mad Max. A Cuba, le recours à l’agroécologie a permis de limiter les dégâts. Mad Max a cette spécificité d’aborder un effondrement à travers le rôle de l’énergie, et de considérer qu’il restera encore assez de pétrole disponible pour se faire la guerre les uns contre les autres. Les scientifiques s’attendent bien à des évènements catastrophistes de ce type. Dans la littérature scientifique, l’apparition de famines, d’épidémies et de guerres est abordée, notamment à travers la question climatique. L’émigration en masse est déjà là. Il ne s’agit pas d’avoir une vision naïve de l’avenir, nous devons rester réalistes, mais il y a d’autres scénarios possibles. A nous de changer notre imaginaire.

Existe-t-il, comme pour les séismes, une échelle de Richter de l’effondrement ?

Nous nous sommes intéressés à ce que nous apprennent l’archéologie et l’histoire des civilisations anciennes. Des effondrements se sont produits par le passé, avec l’Empire maya, l’Empire romain ou la Russie soviétique. Ils sont de différentes natures et de degrés divers. L’échelle réalisée par un ingénieur russo-américain, Dmitry Orlov, définit cinq stades de l’effondrement : l’effondrement financier – on a eu un léger aperçu de ce que cela pourrait provoquer en 2008 –, l’effondrement économique, politique, social et culturel, auxquels on peut ajouter un sixième stade, l’effondrement écologique, qui empêchera une civilisation de redémarrer. L’URSS s’est, par exemple, arrêtée au stade 3 : un effondrement politique qui ne les a pas empêchés de remonter la pente. Les Mayas et les Romains sont allés plus loin, jusqu’à un effondrement social. Cela a évolué vers l’émergence de nouvelles civilisations, telle l’entrée de l’Europe dans le Moyen Âge.

Quels sont les signes qu’un pays ou une civilisation est menacé d’effondrement ?

Il y a une constante historique : les indicateurs clairs de l’effondrement se manifestent en premier lieu dans la finance. Une civilisation passe systématiquement par une phase de croissance, puis une longue phase de stagnation avant le déclin. Cette phase de stagnation se manifeste par des périodes de stagflation et de déflation. Mêmes les Romains ont dévalué leur monnaie : leurs pièces contenaient beaucoup moins d’argent métal au fil du temps. Selon Dmitry Orlov, nous ne pouvons plus, aujourd’hui, éviter un effondrement politique, de stade 3. Prenez le sud de l’Europe : l’effondrement financier qui a commencé est en train de muter en effondrement économique, et peu à peu en perte de légitimité politique. La Grèce est en train d’atteindre ce stade.

Autre exemple : la Syrie s’est effondrée au-delà de l’effondrement politique. Elle entame à notre avis un effondrement social de stade 4, avec des guerres et des morts en masse. Dans ce cas, on se rapproche de Mad Max. Quand on regarde aujourd’hui une image satellite nocturne de la Syrie, l’intensité lumineuse a diminué de 80% comparé à il y a quatre ans. Les causes de l’effondrement syrien sont bien évidemment multiples, à la fois géopolitiques, religieuses, économiques… En amont il y a aussi la crise climatique. Avant le conflit, des années successives de sécheresse ont provoqué des mauvaises récoltes et le déplacement d’un million de personnes, qui se sont ajoutées aux réfugiés irakiens, et ont renforcé l’instabilité.

Même simplifiée, cette classification des stades nous permet de comprendre que ce que nous sommes en train de vivre n’est pas un événement homogène et brutal. Ce n’est pas l’apocalypse. C’est une mosaïque d’effondrements, plus ou moins profonds selon les systèmes politiques, les régions, les saisons, les années. Ce qui est injuste, c’est que les pays qui ont le moins contribué au réchauffement climatique, les plus pauvres, sont déjà en voie d’effondrement, notamment à cause de la désertification. Paradoxalement, les pays des zones tempérées, qui ont le plus contribué à la pollution, s’en sortiront peut-être mieux.

Cela nous amène à la question des inégalités. « Les inégalités dans les pays de l’OCDE n’ont jamais été aussi élevées depuis que nous les mesurons », a déclaré, le 21 mai à Paris, le secrétaire général de l’OCDE. Quel rôle jouent les inégalités dans l’effondrement ?

Les inégalités sont un facteur d’effondrement. Nous abordons la question avec un modèle nommé « Handy », financé par la Nasa. Il décrit les différentes interactions entre une société et son environnement. Ce modèle montre que lorsque les sociétés sont inégalitaires, elles s’effondrent plus vite et de manière plus certaine que les sociétés égalitaires. La consommation ostentatoire tend à augmenter quand les inégalités économiques sont fortes, comme le démontrent les travaux du sociologue Thorstein Veblen. Cela entraîne la société dans une spirale consommatrice qui, au final, provoque l’effondrement par épuisement des ressources. Le modèle montre également que les classes riches peuvent détruire la classe des travailleurs – le potentiel humain –, en les exploitant de plus en plus. Cela fait étrangement écho aux politiques d’austérité mises en place actuellement, qui diminuent la capacité des plus pauvres à survivre. Avec l’accumulation de richesses, la caste des élites ne subit l’effondrement qu’après les plus pauvres, ce qui les rend aveugles et les maintient dans le déni. Deux épidémiologistes britanniques, Richard Wilkinson et Kate Pickett [3], montrent aussi que le niveau des inégalités a des conséquences très toxiques sur la santé des individus.

Le mouvement de la transition, très branché sur les alternatives écologiques, s’attaque-t-il suffisamment aux inégalités ?

Le mouvement de la transition touche davantage les classes aisées, les milieux éduqués et bien informés. Les classes précaires sont moins actives dans ce mouvement, c’est un fait. Dans le mouvement de la transition, tel qu’il se manifeste en France avec Alternatiba ou les objecteurs de croissance, la question sociale est présente, mais n’est pas abordée frontalement. Ce n’est pas un étendard. La posture du mouvement de la transition, c’est d’être inclusif : nous sommes tous dans le même bateau, nous sommes tous concernés. C’est vrai que cela peut gêner les militants politisés qui ont l’habitude des luttes sociales. Mais cela permet aussi à beaucoup de gens qui sont désabusés ou peu politisés de se mettre en mouvement, d’agir et de ne plus se sentir impuissant.

Le mouvement de la transition est venu du Royaume-Uni où, historiquement, le recours à l’État providence est moins fort. « N’attendons pas les gouvernements, passons à l’action », est leur leitmotiv. Il s’agit de retrouver des leviers d’action là où une puissance d’agir peut s’exercer, sans les politiques ni l’État : une rue, un quartier, un village. Le rôle des animateurs du mouvement est de mettre chacun, individu ou collectif, en relation.

Le mouvement de la transition semble être configuré par les espaces où un citoyen peut encore exercer sa puissance d’agir : la sphère privée, sa manière de se loger ou de consommer, son quartier... Le monde du travail, où cette puissance d’agir est actuellement très limitée, voire empêchée, mais qui demeure le quotidien de millions de salariés, en est-il de fait exclu ?

Pas forcément. C’est ce qu’on appelle la « REconomy » : bâtir une économie qui soit compatible avec la biosphère, prête à fournir des services et fabriquer des produits indispensables à nos besoins quotidiens. Cela ne se fait pas seulement sur son temps libre. Ce sont les coopératives ou l’entrepreneuriat tournés vers une activité sans pétrole, évoluant avec un climat déstabilisé. Ce sont aussi les monnaies locales. Tout cela représente aujourd’hui des millions de personnes dans le monde [4]. Ce n’est pas rien.

La transition, c’est l’histoire d’un grand débranchement. Ceux qui bossent dans et pour le système, qui est en voie d’effondrement, doivent savoir que cela va s’arrêter. On ne peut pas le dire autrement ! Il faut se débrancher, couper les fils progressivement, retrouver un peu d’autonomie et une puissance d’agir. Manger, s’habiller, se loger et se transporter sans le système industriel actuel, cela ne va pas se faire tout seul. La transition, c’est un retour au collectif pour retrouver un peu d’autonomie. Personnellement, nous ne savons pas comment survivre sans aller au supermarché ou utiliser une voiture. Nous ne l’apprendrons que dans un cadre collectif. Ceux qui demeureront trop dépendants vont connaître de grosses difficultés.

Ce n’est pas un peu brutal comme discours, surtout pour ceux qui n’ont pas forcément la capacité ou la marge de manœuvre d’anticiper l’effondrement ?

La tristesse, la colère, l’anxiété, l’impuissance, la honte, la culpabilité : nous avons successivement ressenti toutes ces émotions pendant nos recherches. Nous les voyons s’exprimer de manière plus ou moins forte au sein du public que nous côtoyons. C’est en accueillant ces émotions, et non en les refoulant, que nous pouvons faire le deuil du système industriel qui nous nourrit et aller de l’avant. Sans un constat lucide et catastrophiste d’un côté, et des pistes pour aller vers la transition de l’autre, on ne peut se mettre en mouvement. Si tu n’es que catastrophiste, tu ne fais rien. Si tu n’es que positif, tu ne peux pas te rendre compte du choc à venir, et donc entrer en transition.

Comment, dans ce contexte, faire en sorte que l’entraide et les dynamiques collectives prévalent ?

Le sentiment d’injustice face à l’effondrement peut être très toxique. En Grèce, qui est en train de s’effondrer financièrement, économiquement et politiquement, la population vit cela comme une énorme injustice et répond par la colère ou le ressentiment. C’est totalement légitime. La colère peut être dirigée, avec raison, contre les élites, comme l’a montré la victoire de Syriza. Mais elle risque aussi de prendre pour cible des boucs émissaires. On l’a vu avec le parti d’extrême droite Aube dorée qui s’en prend aux étrangers et aux immigrés. Traiter en amont la question des inégalités permettrait de désamorcer de futures catastrophes politiques. C’est pour cela que les syndicats et les acteurs des luttes sociales ont toute leur place dans le mouvement de la transition.

Recueilli par Ivan du Roy

En une : déchets et pollution sur une plage de Malaisie / CC epSos .de

Photo de Pablo Servigne : © Marie Astier / Reporterre

Photo de Raphaël Stevens : © Jérôme Panconi

 

 A lire : Comment tout peut s’effondrer ; petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Ed du Seuil (collection anthropocène), avril 2015, 304 p. 19€.

 Face aux risques d’effondrement, découvrez notre carte des alternatives en France ainsi que notre rubrique Inventer.

Comparatif entre les prévisions du Club de Rome de 1972 et la situation actuelle en matière d’épuisement des ressources, de production agricole et industrielle, d’accroissement de la population, d’augmentation de la déforestation et de la pollution globale...

Notes

[1] Pablo Servigne est ingénieur agronome et docteur en biologie. Raphaël Stevens est expert en résilience des systèmes socio-écologiques. Ils sont tous les deux les auteurs de Comment tout peut s’effondrer, Ed. du Seuil, avril 2015.

[2] Entre 1995 et 2010, la planète a perdu en moyenne 10 hectares de forêt par minute, selon la FAO.

[3] Voir leur livre, traduit en français : « Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous ».

[4] Voir notre carte des alternatives en France ainsi que notre rubrique Inventer.

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