30/07/2013
Six naïvetés à propos du mot "race"
Par NATHALIE HEINICH Sociologue, CNRS
Libération du 25 juillet 2013
Le projet de suppression du mot «race» de la Constitution française repose sur plusieurs raisonnements implicites qui constituent autant de naïvetés, doublées d’un chantage sous-jacent à la rectitude morale. Tâchons d’y voir plus clair dans ces bêtises argumentatives.
1. S’insurger contre l’idée qu’existeraient des races humaines sous-entend que c’est leur réalité objective qui serait en question. Or, comme toute représentation, les races sont des conceptions de l’esprit humain consistant à agréger d’une certaine façon les faits observés (couleur de peau ou types de chevelures). Elles existent donc bien, mais seulement à titre de modes de catégorisation - exactement comme les «classes» sociales. Vouloir supprimer le mot pour tuer une chose qui n’existe que dans les esprits, c’est partir à la chasse aux fantômes (ou aux moulins à vent). Première naïveté.
2. Nier qu’il existerait des catégories «raciales» suppose de considérer que la notion de race renverrait à des regroupements non seulement réels (voir ci-dessus) mais aussi clairement différenciés, avec des frontières discontinues - de sorte qu’un être humain appartiendrait ou n’appartiendrait pas à telle ou telle race. C’est oublier qu’en matière de condition humaine les «catégories» sont rarissimes, alors qu’on a beaucoup plus souvent affaire à des «types», c’est-à-dire à des regroupements flous, de l’ordre du «plus ou moins» - de sorte qu’un être humain appartient plus ou moins à tel ou tel type racial (blanc, noir, asiatique, indien…). La notion de catégorie relève plutôt de la logique, alors que celle de type est plus adaptée à la réalité observée. Ceux qui «croient» à l’«existence» réelle de «catégories» raciales regardent aussi peu autour d’eux dans la rue que ceux qui n’y «croient» pas : les uns comme les autres confondent tant le type avec la catégorie que la réalité avec les représentations. Deuxième naïveté.
3. Vouloir supprimer le mot race parce qu’il ne renverrait pas à une réalité génétique, donc à un fait de «nature», n’a de sens qu’en vertu du raisonnement implicite selon lequel tout ce qui est «naturel» serait nécessaire et intangible, alors que tout ce qui est «social» serait arbitraire, donc modifiable. Pour pouvoir modifier un phénomène contraire à nos valeurs, il faudrait donc prouver qu’il est «socialement construit» - et donc, par exemple, que la race n’a aucun fondement génétique, ce qui rendrait cette notion arbitraire et le mot inutile. Classique méprise : en matière humaine, le «social», les institutions, les règles de vie commune, le langage etc., sont des réalités autrement plus contraignantes - ou «nécessaires» - que les réalités présumées «naturelles». Vouloir dénier tout fondement naturel à la perception des différences raciales (comme, sur un autre plan, des différences sexuées) n’enlève rien à la réalité, ni aux éventuels effets problématiques de ce phénomène social qu’est la perception des différences d’apparence. Troisième naïveté.
4. La dénégation des différences (de race, de sexe ou de catégorie sociale) repose sur un raisonnement implicite : toute différence impliquerait forcément une discrimination. C’est là la classique confusion entre similitude et égalité, qui plombe également une grande part du mouvement féministe actuel, persuadé qu’il faut nier la différence des sexes pour lutter contre les inégalités sexistes. Mais le racisme, contrairement à ce qu’on entend souvent, ne consiste pas à «croire que les hommes sont différents entre eux» : il consiste à croire qu’il existe entre eux des inégalités fondées sur la race. Vouloir remonter de l’inégalité à la différence pour mieux combattre la première est aussi intelligent que d’utiliser un marteau pour venir à bout d’une colonie de mouches dans un magasin de porcelaine. Quatrième naïveté.
5. Les opinions racistes ne sont pas fondées sur des arguments scientifiques, mais sur des affects, comme tout ce qui touche à l’amour et à la haine du prochain. Si ces opinions utilisent à l’occasion le langage de la «preuve» et la caution de la «science», ce n’est qu’à titre de rationalisation et d’argument de persuasion d’une opinion déjà constituée. Les spécialistes de psychosociologie des représentations savent bien qu’il ne sert à rien de combattre des croyances, des affects ou des rapports aux valeurs avec des contre-arguments scientifiques : on ne les combat qu’avec d’autres valeurs et, s’il le faut, avec des lois (qui, en matière de lutte contre le racisme, existent déjà). S’imaginer que la science génétique serait à même d’éradiquer le racisme est tout aussi irréaliste que d’imaginer qu’elle serait à même de le conforter. Cinquième naïveté.
6. Pour lutter contre une chose, il faut disposer de mots adéquats. Pour lutter contre la réalité du racisme, il faut bien pouvoir se considérer comme «antiraciste», stigmatiser les «racistes», et expliquer que quel que soit le degré d’existence ou de non-existence de différences fondées sur des types «raciaux», le comportement moral exige qu’on ne juge et traite les individus qu’en fonction des caractéristiques dont ils sont personnellement responsables, et non en fonction de propriétés avec lesquelles ils sont nés, telles que l’appartenance à un type racial, à un sexe, à une religion ou à un milieu social. Se priver de ces mots, c’est se priver des instruments pour combattre la chose. Sixième naïveté.
Arrivés à ce point, la conclusion s’impose : animé des meilleures intentions mais digne des pires régimes totalitaires, ce projet «politiquement correct» de modification autoritaire de la langue est simplement stupide.
Auteur du «Bêtisier du sociologue» (éd. Klincksieck, 2009). Dernier ouvrage paru : «Maisons perdues» (éd. Thierry Marchaisse).
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25/07/2013
La souveraineté européenne
Dans un article paru dans la revue Commentaire, il y a quelques années, Robert Kagan abordait de front l’opposition de l’Europe et des Etats-Unis au sujet de la représentation du statut de leur puissance. Il constatait avec lucidité que les cinquante dernières années, l'Europe a adopté un point de vue nouveau sur le rôle de la puissance dans les relations internationales, sous l’influence de la spécificité supposée de son histoire depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Rejetant les principes de la Machtpolitik des siècles de conquêtes qui ont fait sa grandeur, l’Europe a commencé à mettre l’accent surla négociation, la diplomatie et les liens commerciaux, la préférence donnée au droit international sur l'usage de la force, au multilatéralisme sur l'unilatéralisme. Cette évolution du discours stratégique européen s’accompagnait d’un ardent désir d’en finir à jamais avec la souveraineté, la hiérarchie, l’identité mais aussi la guerre, la peine de mort, l’autorité paternelle, la domination masculine…, c’est-à-dire avec toutes les déclinaisons de l’unilatéralisme d’une civilisation qui renonçait par-là à sa prétention à la supériorité, à l’impérialisme, à l’exemplarité ou à l’infaillibilité.
Ce renoncement a été longtemps mûri. Dans la poussière et les décombres d’une Allemagne sans autre identité que la défaite et la honte s’est forgée la terreuse pensée des vaincus de l’histoire : un attachement passionné aux droits fondamentaux et, comme on se méfiait tout de même de soi-même, la mise en place d’un dispositif interdisant d’y renoncer. La loyauté constitutionnelle est devenue le seul critère d’appartenance d’une nation qui a commencé par fêter la victoire de ses propres vainqueurs. L’orgueilleuse devise inscrite sur le fronton de l’Université de Fribourg-en-Brisgau, « Zum Ewigen Deutschtum », « A la germanité éternelle », faisait à présent officiellement honte aux Allemands.
Cet état d’esprit s’est progressivement propagé dans toute l’Europe occidentale.
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